Les questions du mode de vie

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Introduction[modifier le wikicode]


Introduction de l’édition française de 1976[modifier le wikicode]

Anatole KOPP.

Lorsqu'en 1923 sont publiées Les Questions du mode de vie, Trotsky est encore commissaire du peuple à l'armée et à la marine, il est encore le deuxième personnage de la vie politique de la Russie des Soviets. Si l'on ignore ce qu'est la situation de la Russie à cette époque, on peut s'étonner de voir Trotsky consacrer du temps à des questions en apparence secondaires : comportement humain en société, alcoolisme, rapports familiaux, émancipation des femmes, correction du langage quotidien, etc.

Certains ont expliqué l'attention que Trotsky portait aux "petites choses" par les traits de son caractère : précision, méticulosité, mais ces explications ne vont pas au fond de la question. Si en 1923, Trotsky estime nécessaire de mettre l'accent sur ces problèmes, c'est que la situation dans la Russie post-capitaliste des premières années de la N.E.P. a fait de ces problèmes des problèmes essentiels.

La N.E.P., ou Nouvelle Economie Politique, a été adoptée par le X° Congrès du Parti (8-16 mars 1921). Elle fait suite à la période dite du "Communisme de Guerre" caractérisée entre autres par l'effondrement quasi-total des forces productives, par la politique des réquisitions forcées à la campagne pour permettre aux villes de survivre, par la disparition totale de tout secteur privé, fabriques et usines, du fait de la fuite des anciens propriétaires. Cette situation amène à la collectivisation, souvent non souhaitée, de tous les secteurs de l'économie russe. La N.E.P. met fin à la politique des réquisitions. Elle autorise la reconstitution d'un secteur privé dans l'industrie et le commerce. Elle envisage la création de sociétés d'économie mixte associant des capitaux privés étrangers aux capitaux d'Etat. Les premiers résultats de cette nouvelle politique sont positifs. L'agriculture se développe et atteint rapidement une production égale aux trois quarts de celle d'avant- guerre. Les villes, qu'une grande partie de la population avait fuies pour se réfugier à la campagne, commencent à renaître. La production tend, pour la première fois depuis la Révolution, à augmenter. L'amélioration des conditions de vie est réelle.

Mais la N.E.P. – économiquement inévitable dans les conditions qui sont celles de 1921 – est en même temps lourde de menaces pour la Révolution. Elle permet à la campagne l'enrichissement inégal des paysans aboutissant rapidement à la constitution d'une catégorie de paysans riches, les "Koulaks", dont les domaines vont croissant et qui, de plus en plus, emploient des paysans pauvres ou " Biedniaks" comme ouvriers salariés. Dans les villes on assiste à une véritable mutation au sein de la classe ouvrière. Les cadres ouvriers de l'ancien parti bolchevique ont été décimés par la guerre civile. L'épuisement physique, les maladies, les missions, les affectations lointaines ont dispersé et réduit ce premier noyau de révolutionnaires prolétariens. Une nouvelle classe ouvrière se constitue. Issue de la paysannerie pauvre, elle est dépourvue de toute tradition politique prolétarienne et est, de ce fait, particulièrement sensible à l'influence de la nouvelle bourgeoisie engendrée par la N.E.P., qui, rapidement présentera aux yeux des masses, un modèle de "mode de vie" totalement étranger aux idéaux révolutionnaires. Ce mode de vie, ce luxe tapageur, ce goût du lucre joueront un rôle démoralisateur profond dans toutes les couches sociales défavorisées de la Russie des Soviets et particulièrement dans la classe ouvrière urbaine en contact avec ces nouveaux bourgeois que sont les "Nepmen", comme avec les anciens cadres administratifs et techniques qu'il a bien fallu réemployer faute d'avoir eu le temps d'en former de nouveaux.

Sur le plan strictement économique non plus la N.E.P. n'est pas un succès total. L'industrie légère dans laquelle les "privés" ont investi de préférence à la lourde, parce que les bénéfices y sont plus rapides, progresse plus vite et au détriment de cette dernière qui est, pour l'essentiel, restée secteur d'Etat. La hausse des prix des produits de l'industrie légère les rend inabordables pour la grande masse des paysans. C'est la crise dite "des ciseaux". Les prix industriels et les prix agricoles, après s'être recoupés, s'éloignent désormais. Cette crise renforce d'une part les phénomènes d'autarcie locale à la campagne; elle incite les industries d'Etat ou "Industries Rouges" à diminuer leurs frais et à augmenter leur productivité avec, comme effet immédiat, la stagnation des salaires et la croissance du chômage. L’inadéquation des salaires aux prix devient de plus en plus criante.

Il faut également tenir compte de la situation internationale. En 1923, une situation révolutionnaire explosive existe en Allemagne mais, fin 1923, la Révolution allemande est écrasée tandis que l'insurrection bulgare de septembre 1923 se termine en catastrophe. Ces événements font suite à la liquidation de la République des Soviets de Hongrie en août 1919, à l'échec de la grève générale italienne d'août 1922 et à l'arrivée en octobre 1922 de Mussolini au pouvoir. La Révolution russe se trouve isolée sur le plan international. Sur le plan intérieur, elle a à faire face à un danger que Lénine avait pressenti dès le lendemain d'octobre . celui de la montée de la bureaucratie. C'est ce même danger que Trotsky dénoncera dans sa lettre du 8 octobre 1923 au comité central. Il écrira:

"La bureaucratisation de l'appareil du parti s'est développée dans des proportions inouïes par l'emploi de la méthode de sélection (des cadres) par le secrétariat. Il s'est créé une large couche de militants entrant dans l'appareil gouvernemental du parti qui renoncent complètement à leurs propres opinions de parti ou, au moins, à leur expression ouverte, comme si la hiérarchie bureaucratique était l'appareil qui crée l'opinion du parti et ses décisions."

Cette même idée sera reprise et exprimée le 15 octobre 1923 par un groupe de 46 militants parmi lesquels certains des dirigeants les plus éminents du parti et vétérans de la guerre civile. Ce sera la "Lettre des Quarante-six" dans laquelle il sera dit :

" Le régime qui a été mis en vigueur dans le parti est absolument intolérable. Il tue toute initiative dans le parti, le soumet à un appareil de fonctionnaires appointés qui fonctionne indéniablement en période normale, mais fait inévitablement long feu en période de crise et menace d'aller à une banqueroute totale en face des événements sérieux qui se préparent. "

C'est cet appareil qui écrasera l'opposition aboutissant les -23-26 octobre 1926 à l'exclusion de Trotsky du bureau politique, à l'adoption de la "théorie" stalinienne de la "construction du socialisme dans un seul pays" et la construction de l'Etat soviétique par les méthodes bureaucratiques et autoritaires que Trotsky et les "Quarante-six" avaient dénoncées. C’est par rapport à tout ce contexte, que nous n'avons pu qu'esquisser dans les lignes qui précèdent, qu'il faut lire Les Questions du mode de vie.

La révolte de Cronstadt avait été écrasée tandis que se déroulait le X° Congrès qui allait décider de l'instauration de la N.E.P. En cette même année 1921, le pays connaît diverses insurrections. Souvent, comme à Cronstadt, des communistes se trouvent du côté des insurgés qui, pour la plupart sont, soit des paysans, soit des ouvriers fraîchement arrivés de la campagne. Nous avons vu plus haut que la guerre civile, les maladies, les diverses tâches révolutionnaires avaient décimé la classe ouvrière initiale, celle qui avait fait Octobre. L'avant-garde russe a également subi l'effet de l'épuisement de la vague révolutionnaire européenne d'après-guerre. l'Internationale communiste en a d'ailleurs tenu compte en modifiant sa tactique au cours de son III° Congrès (22 juin/12 juillet 1921), décidant d'entreprendre avant toute nouvelle action révolutionnaire d'envergure, la conquête de la classe ouvrière internationale.

La classe ouvrière russe, issue des mutations post- révolutionnaires, doit, elle aussi – les insurrections de Cronstadt et d'ailleurs l'ont montré – être conquise aux idées de la révolution. Les grèves "sauvages " des années 21 et 22 ont mis en évidence le bas niveau de conscience des masses russes privées de leur avant-garde révolutionnaire. Il faut d'urgence entreprendre une action en profondeur, selon Trotsky, une action culturelle au sens le plus large du terme, inséparable de l'action d'éducation politique pour aboutir à une prise de conscience par les masses des objectifs de la révolution, à une transformation de cette conscience en en extirpant tous les aspects négatifs hérités du régime pré-révolutionnaire. Cette action, que l'on nommera officiellement en Russie la "Perestroïka Byta" ou Reconstruction du mode de vie, constitue l'objectif principal de Trotsky lorsqu'il écrit Les Questions du mode de vie.

Face à l'influence désagrégatrice de la N.E.P., la création d'un "homme nouveau" est une question urgente. Face à la montée de la bureaucratie, il faut pouvoir opposer le plus rapidement possible non plus une masse amorphe et incapable de prendre en main ses propres affaires mais un nouveau prolétariat conscient de ses intérêts en tant que classe. Face au poids des habitudes et des traditions sur lesquelles les ennemis de la révolution prennent appui : religion, alcoolisme, subordination des femmes, il faut développer dans les masses d'autres valeurs, leur proposer d'autres idéaux. Enfin, il faut prendre conscience que la construction à long terme d'une société socialiste exige, pour la construire autrement que par des méthodes bureaucratiques et autoritaires, une large participation des masses passant par ce que l'on appelait alors en Russie une "révolution culturelle" dont la Reconstruction du mode de vie était l'un des instruments. En écrivant les articles qui constituent Les Questions du mode de vie, Trotsky opposait au schéma stalinien de construction du socialisme, une autre voie. Pour lui comme pour tous les marxistes, il ne suffisait pas de créer d'abord une industrie lourde puis une industrie légère, de mettre en place les bases économiques pour que, automatiquement en quelque sorte, apparaissent les superstructures idéologiques. C'est cette version du socialisme que Staline défendra dans Les Questions du Léninisme. Pour Trotsky, c'est en même temps qu'il faut édifier et les bases économiques et les rapports sociaux inséparables du nouveau mode de production.

Cette volonté d'agir en même temps sur les bases économiques et sur les rapports de production, donc sur le Mode de vie, est caractéristique de la période préstalinienne, de la période des années 20. Les écrivains, poètes et artistes regroupés au sein du L.E.F. (Front Gauche de l'Art) définissent le " byt" (le mode de vie) comme leur "nouveau front". A leurs yeux, l'art doit devenir un instrument de transformation sociale incitant à la pratique des nouveaux rapports sociaux. Il ne s'agit pas pour eux, comme pour ceux qui leur succéderont pendant la période du " réalisme socialiste " stalino-jdanovien de représenter pour l'exemple une société idéale débarrassée de tout conflit et peuplée de héros du travail, de mères-héroïnes, de familles sans problèmes, de brigades d'élite suivant avec enthousiasme et sans discuter les directives du représentant infaillible du Parti. Il s'agit d'utiliser la littérature, la poésie, l'art, le design, l'architecture pour agir, directement sur le comportement humain, pour le transformer.

Ces préoccupations sont particulièrement évidentes dans le domaine de l'habitat. Si l'architecture, l'urbanisme, l'implantation territoriale des établissements humains du passé sont à l'image de la société abattue, le reflet de rapports sociaux anciens, alors une nouvelle architecture, un nouvel urbanisme à l'échelle du territoire tout entier doivent être imaginés pour permettre aux nouveaux rapports sociaux de s'épanouir, pour aider à leur transformation, pour préfigurer l'avenir. Plus tard, quand il sera déjà trop tard, vers la fin des années 20, des dirigeants politiques comme You. Larine, des économistes comme L. Sabsovitch, des sociologues comme M. Okhitovitch, des architectes comme M. Guinzbourg proposeront les formes concrètes d'une nouvelle implantation socialiste de l'humanité à l'échelle de tout le territoire. Ils tenteront de définir ce que Sabsovitch appellera le "nouveau mode de vie socialiste", basé sur la collectivisation de fonctions jusqu'alors performées au sein de la cellule familiale, facilitant la libération des femmes des corvées domestiques et favorisant aussi de larges échanges et contacts sociaux. Pour cela ils partiront des premières expériences sur le thème de " vivre autrement ", réalisées au sein des masses au début des années 20 et dont Trotsky fait état dans le chapitre intitulé "De l'ancienne famille à la nouvelle". C'est de ces premières expériences de vie collective qu'il avait dit qu'elles devaient être suivies avec beaucoup d'attention, car elles constituaient les "germes de la vie nouvelle" (Rostki novoi jizni.) C'est aussi à partir de ces premières expériences que les architectes et les urbanistes imagineront plus tard les "Maisons Communes" et les schémas décentralisés d'un nouvel habitat socialiste. Cette "vie nouvelle " qui est l'objectif fondamental du socialisme, Trotsky montre qu'elle ne peut être édifiée qu'en tenant compte du rapport dialectique qui existe entre le développement des forces productives et ce qu'il appelle "la sphère de la morale". (Chapitre – Habitudes et Coutumes.)

Les rapports nouveaux de production, les rapports nouveaux entre les hommes et entre les sexes, qui constituent le fondement des véritables "expériences sociales " réalisées pendant les années 20, illustrent un aspect mal connu mais essentiel de la dictature du prolétariat, non pas seulement en tant que "concept " mais en tant que pratique sociale vivante à un niveau touchant tous les aspects de la vie quotidienne des masses. C'est à travers l'élargissement et la généralisation de ces expériences que l'on pouvait espérer atteindre des formes nouvelles de fonctionnement démocratique de la société, une prise en main par les masses elles-mêmes de leurs problèmes au niveau de l'usine, de l'exploitation agricole, de "l'école commune", du quartier, de la région. Elles auraient alors été mieux à même de s'opposer victorieusement aux "forces puissantes qui détournent l'Etat soviétique de sa route (... et qui) émanent d'un appareil qui nous est foncièrement étranger et qui représente un salmigondi de survivances bourgeoises et tsaristes "seulement couvert d'un vernis soviétique", qui enfonce le pays dans l'oppression"[1].

La "reconstruction du mode de vie" si elle n'avait pas été bloquée presque aussitôt après avoir été entreprise aurait pu constituer une arme efficace dans la lutte contre la bureaucratie stalinienne. C'est pour éviter cette catastrophe qui se profilait déjà à l'horizon que Trotsky publiait en 1923 Les Questions du mode de vie.

Il est beaucoup question à notre époque dans certains groupes et dans certaines publications de "changer la vie", de "vivre autrement " dès aujourd'hui. Ceux qui préfèrent fuir la société que la combattre, qui partent "vivre autrement" dans des communautés éphémères constituées dans des fermes ou des villages abandonnés et qui parfois croient se situer dans la ligne de la "reconstruction du mode de vie" soviétique comprendront – s'ils lisent Les Questions du mode de vie – qu'il n’en est rien. Ils verront que, pour Trotsky, la " Vie Nouvelle " est inséparable de la transformation des rapports de production et donc du mode de production lui-même dans un processus dialectique global. C'est précisément dans ce rapport dialectique nécessaire que se situe l'actualité des idées avancées par Trotsky dans Les Questions du mode de vie face à certaines conceptions contemporaines qui mettent la charrue avant les bœufs.

Toute une génération peut aujourd'hui penser que ce n'est qu'à partir de mai 68 que certains courants du mouvement ouvrier se sont posé les problèmes de la vie quotidienne : Rapports loisirs/travail, condition féminine, famille, gestion par les masses d'équipements collectifs, logements d'un type nouveau, urbanisme et cadre de vie. Elle peut croire que ce n'est qu'au terme de toute une série d'étapes : élections, Programme commun, démocratie "avancée", débouchant sur un socialisme indéfini que ces questions, pourtant essentielles, pourront être abordées. Dans Les Questions du mode de vie, Trotsky montre que, en Russie, c'est au lendemain même de la révolution qu'elles le furent, malgré la misère matérielle et l'impréparation culturelle, sous la forme de véritables "expériences sociales". Les textes que nous présentons – ci-après (pour la première fois en France) ont été écrits il y a près de cinquante ans. Il serait absurde d'y chercher des recettes toutes faites pour l'avenir. La situation de la France actuelle n'a que peu de rapports avec celle de la Russie d'avant 1917 qu'il s'agisse du mode de vie ou d'autres aspects. On sait aujourd'hui que si la libération des femmes passe par leur libération économique, il s'agit là d'une mesure nécessaire certes, mais non suffisante. De même les problèmes de la famille, du logement, etc., se posent aujourd'hui en des termes différents de ceux dans lesquels Trotsky les posait en 1923. Néanmoins les approches qu'il a développées peuvent encore permettre d'éviter nombre d'erreurs dont certaines ont déjà été commises et d'autres qui peuvent l'être encore. Et il est essentiel de rappeler aujourd'hui qu'au lendemain de la Révolution et de la prise du pouvoir par la classe ouvrière, tout en envisageant des étapes liées aux possibilités matérielles et culturelles, le pouvoir soviétique avait mis à l'ordre du jour, non pas seulement une élévation progressive du niveau de vie, non pas le simple élargissement d'une démocratie calquée sur le modèle bourgeois, non pas seulement la collectivisation des moyens de production et d'échange, mais ce que l'on appelait alors la " reconstruction du mode de vie " jusque dans ses détails en apparence les plus insignifiants et les plus intimes.

Préface à la première édition (1923)[modifier le wikicode]

Pour mieux comprendre ce livre, il faut en deux mots raconter son histoire. Il m'a semblé qu'il manquait dans la bibliothèque du Parti une petite brochure qui, sous la forme la plus populaire, montrerait à l'ouvrier et au paysan moyens le lien qui unit certains faits et certains phénomènes de notre époque de transition et qui, tout en indiquant une juste perspective, servirait d'arme pour l'éducation communiste. Pour vérifier cette idée, je m'adressai au secrétaire du Comité de Moscou, le camarade Zélensky, et lui demandai de réunir une petite assemblée d'agitateurs, au cours de laquelle il serait possible d'échanger nos points de vue sur les moyens et les procédés littéraires de notre propagande.

La réunion dépassa immédiatement les limites du projet initial. Les problèmes relatifs à la famille et au mode de vie passionnèrent tous les participants. Au cours des trois séances qui durèrent dans l'ensemble dix à douze heures on a, sinon résolu, du moins effleuré et en partie mis à jour les différents aspects de la vie ouvrière à une époque de transition, ainsi que nos moyens d'action sur le mode de vie ouvrier.

Entre la première et la deuxième séance, et sur la proposition des participants, je formulais sous forme écrite des questions auxquelles certains répondirent aussi par écrit; par ailleurs, quelques-unes de ces réponses furent le résultat de petites assemblées au niveau des arrondissements. Nos conversations avec les agitateurs du Comité de Moscou furent sténographiées. Ce sont ces sténogrammes et ces enquêtes qui forment la base du présent ouvrage. Bien sûr, ce matériau est extrêmement insuffisant. De plus, il a fallu le remanier très vite. Mais mon but ne consistait pas à éclairer sous tous ses angles le mode de vie ouvrier, son évolution, et les moyens d'agir sur lui, mais avant tout à présenter le problème du mode de vie ouvrier comme un objet digne d'une étude attentive.

Le petit livre que l'on propose ici au lecteur n'est nullement la brochure populaire dont l'idée servit de point de; départ à ce travail. J'essaierai encore de rédiger cette brochure si les circonstances me le permettent. Le présent ouvrage est destiné en premier lieu aux membres du Parti, aux dirigeants des syndicats, de s coopératives et des organismes culturels. Je donne en annexe les extraits les plus intéressants et les plus importants des questionnaires et des sténogrammes de notre réunion. Le lecteur fera peut-être bien de commencer par lire cette annexe. Il évitera ainsi certaines difficultés de compréhension qui pourraient résulter du fait que, pour économiser du temps et de la place, j'ai omis certaines citations et certains, renvois.

4 juillet 1923

Préface à la deuxième édition (1923)[modifier le wikicode]

Par rapport à la première édition, cette seconde édition est considérablement augmentée : en partie par d'anciens articles qui ont directement trait aux questions du mode de vie, et principalement par des articles tout à fait récents. J'exprime ici ma reconnaissance envers les camarades qui ont répondu à mon appel lorsque je leur demandai de me faire parvenir leurs remarques, leurs propositions et autres matériaux sur le thème du mode de vie. Je suis loin d'avoir utilisé tous ces matériaux. Mais le travail n'est pas terminé. Il ne peut d'ailleurs avoir qu'un caractère collectif, d'une ampleur toujours plus grande.

Quelques têtes éclairées tentent, pour autant que le sache, d'opposer les tâches relatives à la culture du mode de vie aux tâches révolutionnaires. Une telle approche ne peut être définie que comme une grossière erreur politique et théorique. Nous écrivons dans un article sur la culture prolétarienne (Pravda, n° 207) :

"Quelles que soient l'importance et la nécessité vitale de notre militantisme culturel, il est encore tout entier placé sous le signe de la révolution culturelle et mondiale. Nous sommes, comme auparavant, des soldats en campagne. C'est notre jour de repos. Il faut faire la lessive, se couper les cheveux, les coiffer, et avant tout nettoyer et graisser sa baïonnette. Notre travail culturel revient uniquement à mettre un peu d'ordre dans nos affaires, entre deux combats, entre deux campagnes. Les combats les plus importants sont encore à venir, peut-être même sont-ils déjà proches. Notre époque n'est pas encore celle de la nouvelle culture; elle n'en est que l'antichambre."

Plus notre travail économique et culturel aura un caractère systématique et pratique, plus nous résoudrons avec succès les tâches importantes qui se présentent à nous. La deuxième vague ne sera en aucun cas une simple répétition de la première, mais exigera de nous, dans tous les domaines, une préparation et une qualification incomparablement supérieures. Ici s'impose avant tout une compréhension plus profonde, de la part des masses travailleuses des perspectives constructives que seule la révolution mondiale triomphante peut nous offrir totalement et dans toute leur ampleur.

9 septembre 1923

Les questions du mode de vie[modifier le wikicode]


L'homme ne vit pas que de politique[modifier le wikicode]

Cette idée toute simple, il faut que nous la comprenions une bonne fois pour toutes, et que nous ne l'oubliions jamais dans notre propagande, orale ou écrite. Chaque époque a ses chansons. L'histoire pré-révolutionnaire de notre parti fut une histoire de politique révolutionnaire. La littérature de parti, les organisations de parti, tout se trouvait soumis au mot d'ordre de "politique", au sens le plus étroit du terme. La révolution et la guerre civile augmentèrent encore l'acuité et l'intensité des tâches et des intérêts politiques. Durant cette période, le parti rassembla dans ses rangs les éléments politiquement les plus actifs de la classe ouvrière. Cependant, les conclusions politiques fondamentales de ces années sont claires pour la classe ouvrière dans son ensemble. Une répétition mécanique de ces conclusions ne lui apportera rien de plus; elle effacera plutôt dans sa conscience les leçons du passé. Après la prise du pouvoir et sa consolidation à la suite de la guerre civile, nos tâches fondamentales se sont déplacées au domaine de la construction économique et culturelle; elles sont devenues plus complexes, elles se sont parcellisées, elles ont acquis un caractère plus détaillé et, semble-t-il, plus "prosaïque". Mais en même temps, nos luttes antérieures, avec leur cortège d'efforts et de sacrifices, ne trouveront leur justification que dans la mesure où nous parviendrons à poser correctement et à résoudre les tâches particulières, journalières, celles qui relèvent du "militantisme culturel".

En effet, qu'est-ce que la classe ouvrière a précisément gagné, qu'a-t-elle obtenu au cours de ses luttes antérieures ?

1. La dictature du prolétariat (par l'intermédiaire d'un Etat ouvrier et paysan dirigé par le parti communiste).

2. L'Armée Rouge, en tant qu'appui matériel de la dictature du prolétariat.

3. La nationalisation des principaux moyens de production, sans laquelle la dictature du prolétariat serait une forme vide, sans contenu.

4. Le monopole du commerce extérieur, condition nécessaire de la construction socialiste dans un environnement capitaliste.

Ces quatre éléments, dont la conquête est définitive, constituent l'armature d'acier de tout notre travail. Grâce à elle, grâce à cette armature, chacun de nos succès dans le domaine économique ou culturel, – si c'est un succès réel et non-imaginaire -, devient nécessairement un élément constitutif de la construction socialiste.

En quoi consiste aujourd'hui notre tâche, que devons-nous apprendre en premier lieu, vers quoi devons-nous tendre ? Il nous faut apprendre à bien travailler, – avec précision, avec propreté, avec économie. Nous avons besoin de développer la culture du travail, la culture de la vie, la culture du mode de vie. Après une longue préparation, et grâce au levier de l'insurrection armée, nous avons renversé la suprématie des exploiteurs. Mais il n'existe pas de levier qui puisse d'un seul coup élever la culture. Un lent processus d'auto-éducation de la classe ouvrière, et parallèlement de la paysannerie, est ici nécessaire. Le camarade Lenine, dans un article sur la coopération, évoque ce changement de direction de notre attention, de nos efforts, de nos méthodes:

"... Nous sommes forcés, – dit-il -, de reconnaître une transformation radicale de notre point de vue sur le socialisme. Cette transformation radicale vient de ce qu'autrefois nous placions, et nous devions placer, le centre de gravité de notre activité dans le combat politique, la révolution, la conquête du pouvoir, etc. Aujourd'hui, ce centre de gravité a tellement varié qu'il s'est déplacé vers un travail organisationnel, pacifique, "culturel". Je serais prêt à dire que, pour nous, le centre de gravité s'est déplacé vers le "militantisme culturel", s'il n'y avait pas les relations internationales, ni, l'obligation de défendre notre situation à l'échelle internationale. Mais si nous laissons cela de côté et si nous nous limitons aux relations économiques intérieures, alors aujourd'hui le centre de gravité se ramène effectivement au "militantisme culturel".[2]

Ainsi, seul le problème de notre situation internationale nous détourne du militantisme culturel, et ceci en partie seulement, comme nous allons le voir tout de suite. Le facteur principal de notre situation internationale, c'est la défense nationale, c'est-à-dire l'Armée Rouge. Or, dans ce domaine fondamental, nos tâches se ramènent encore une fois, pour les neuf dixièmes, au militantisme culturel; élever le niveau de l'armée, mener à bien sa complète alphabétisation, lui apprendre à utiliser les guides, les livres, les cartes, l'habituer à la propreté, à l'exactitude, à la ponctualité, à l'observation. Il n'existe pas de remède miracle qui permette de résoudre immédiatement ces problèmes. A la fin de la guerre civile, alors que nous abordions une nouvelle phase de notre activité, la tentative de créer une "doctrine militaire prolétarienne" fut l'expression la plus nette et la plus criante de l'incompréhension des tâches de l'époque nouvelle. Les orgueilleux projets qui visent à créer une "culture prolétarienne" en laboratoire relèvent de la même incompréhension. Dans cette quête de la pierre philosophale notre désespoir devant notre retard s'unit à une croyance au miracle, qui est elle-même signe de ce retard. Mais nous n'avons aucune raison de désespérer, et il est grand temps de nous défaire de cette croyance aux miracles, de ces pratiques puériles de guérisseurs, du genre "culture prolétarienne" ou doctrine militaire prolétarienne. Pour affermit la dictature du prolétariat, il est nécessaire de développer un militantisme culturel quotidien, qui seul garantira un contenu socialiste aux conquêtes fondamentales de la révolution. Quiconque n'a pas compris cela joue un rôle réactionnaire dans l'évolution de la pensée et du travail du parti.

Quand le camarade Lénine affirme que nos tâches ne sont aujourd'hui pas tant politiques que culturelles, il est nécessaire de s'entendre sur la terminologie afin de ne pas interpréter faussement sa pensée. Dans un certain sens, la politique domine tout. Le conseil du camarade Lénine de transférer notre attention du domaine politique au domaine culturel est un conseil politique. Lorsqu'un parti ouvrier, dans tel ou tel pays, décide qu'il est nécessaire, à un moment donné, de placer au premier plan les exigences économiques, et non politiques, cette décision a un caractère "politique". Il est parfaitement évident que le mot "politique" est utilisé ici dans deux sens différents – en premier lieu, dans un sens large, matérialiste-dialectique, englobant l'ensemble des idées directives, des méthodes, des systèmes .qui orientent l'activité de la collectivité dans tous les domaines de la vie sociale; en second lieu, dans un sens étroit, spécialisé, caractérisant une certaine partie de l'activité sociale, étroitement liée à la lutte pour le pouvoir, et opposée au travail économique, culturel, etc. Lorsque le camarade Lénine écrit que la politique c'est de l'économie concentrée, il envisage la politique au sens large, philosophique. Lorsque le camarade Lénine dit: "un peu moins de politique, un peu plus d'économie", il envisage la politique au sens étroit et spécialisé du terme. Les deux emplois sont également valables, puisque légitimés par l'usage. Il importe seulement de bien comprendre de quoi on parle dans chacun des cas.

L'organisation communiste est un parti politique au sens large, historique, ou si l'on veut, philosophique du terme. Les autres partis actuels sont politiques uniquement au sens où il font de la (petite) politique. Que notre parti transfère son attention au domaine culturel ne signifie pas du tout qu'il affaiblisse son rôle politique. Historiquement, le rôle dirigeant (c'est-à-dire politique) du parti se manifeste précisément dans ce déplacement logique de son attention au domaine culturel. C'est seulement après de longues années d'activité socialiste, menée avec succès à l'intérieur, et garantie à l'extérieur, que le parti pourra peu à peu se libérer de sa coquille partisane pour se mêler à la communauté socialiste. Mais cela est encore si lointain qu'il est inutile d'anticiper sur l'avenir... Pour l'immédiat, le parti doit conserver totalement ses caractères fondamentaux: cohésion idéologique, centralisation, discipline et, corrélativement, combativité. Mais précisément ces qualités inestimables de l'"esprit de parti"[3] communiste ne peuvent se maintenir et se développer dans des conditions nouvelles que si l'on satisfait les exigences et les besoins économiques et culturels de façon plus complète, plus habile, plus exacte et plus détaillée. Conformément à ces tâches qui doivent aujourd'hui jouer un rôle prépondérant dans notre politique, le parti regroupe, distribue ses forces et éduque la jeune génération. Autrement dit, la grande politique exige qu'à la base du travail d'agitation, de propagande, de répartition des forces, d'instruction et d'éducation, l'on place aujourd'hui des tâches et des exigences économiques et culturelles et non des exigences "politiques", au sens étroit du terme.


Le journal et son lecteur[modifier le wikicode]

L'augmentation numérique du parti, ainsi que le développement de son influence sur les sans-parti d'une part, et d'autre part la nouvelle étape de la révolution que nous abordons aujourd'hui, expliquent que le parti se heurte à la fois à des problèmes nouveaux, mais aussi à des problèmes anciens qui apparaissent sous une forme nouvelle, y compris dans le domaine de l'agitation et de la propagande. Il faut que nous réexaminions très attentivement les instruments et les moyens de notre propagande. Sont-ils suffisants EN VOLUME, c'est-à-dire embrassent-ils tous les problèmes qu'il faut éclaircir ? Trouvent-ils une EXPRESSION adéquate, accessible au lecteur et capable de l'intéresser ?

Ce problème parmi d'autres fut examiné par les vingt-cinq agitateurs et propagandistes moscovites réunis en assemblée. Leurs points de vue, leurs opinions, leurs appréciations ont été sténographiés. J'espère que je pourrai bientôt éditer tout ce matériau. Nos camarades journalistes y trouveront un grand nombre d'amers reproches, et je dois avouer qu'à mon avis, la plupart de ces reproches sont justifiés. La question de l'organisation de notre agitation écrite, en premier lieu de notre agitation journalistique, est trop importante pour que l’on passe quoi que ce soit sous silence. Il faut parler franchement.

Un proverbe dit : " C'est l'uniforme qui fait le général..." Il faut donc commencer par la technique journalistique. Elle est meilleure, certes, qu'en 1919-1920, mais elle est encore extrêmement défectueuse. A cause du manque de soin dans la mise en page, de l'excès d'encrage, le lecteur cultivé, et à plus forte raison celui qui ne l'est pas, a des difficultés à lire le journal. Les journaux à grand tirage destinés aux larges masses ouvrières, comme "Le Moscou travailleur" ou "La gazette ouvrière", sont extrêmement mal imprimés. La différence d'un exemplaire à l'autre est très grande : parfois, presque tout le journal est lisible, parfois, on n'en comprend pas la moitié. C'est pourquoi l'achat d’un journal ressemble, à une loterie. Je tire au hasard un des derniers numéros de "La gazette ouvrière". Je regarde "Le coin des enfants" : "Le conte du chat intelligent..." Impossible de lire, tant l'impression est défectueuse; et c'est pour des enfants ! Il faut le dire franchement : notre technique en matière de journaux, c'est notre honte. Malgré notre pauvreté, malgré notre immense besoin d'instruction, nous nous payons souvent le luxe de barbouiller le quart, si ce n'est la moitié d'une feuille de journal. Un tel "chiffon" ne peut qu'irriter le lecteur; un lecteur peu averti s'en lasse, un lecteur cultivé et exigeant grince des dents et méprise carrément ceux qui se moquent ainsi. de lui. Car il y a bien quelqu'un qui écrit ces articles, quelqu'un qui les met en page, quelqu'un qui les imprime, et en fin de compte le lecteur, malgré tous ses efforts, n'en déchiffre pas la moitié. Quelle honte et quelle infamie ! Lors du dernier congrès du parti, on a porté une attention particulière au problème de la typographie. Et la question se pose : jusqu'à quand allons-nous supporter tout cela ?

"C'est l'uniforme qui fait le général..." Nous avons déjà vu qu'une impression défectueuse empêche quelquefois de pénétrer l'esprit d'un article. Mais il reste encore à procéder à la disposition du matériau, à la mise en page, aux corrections. Arrêtons-nous seulement sur les corrections, car elles sont chez nous particulièrement mal faites. Il n'est pas rare de relever des fautes d'impression et des coquilles énormes, non seulement dans les journaux, mais aussi dans les revues scientifiques, particulièrement dans la revue "Sous la bannière du marxisme". Léon Tolstoï a dit un jour que les livres étaient un instrument pour répandre l'ignorance. Bien sûr, cette affirmation de barine méprisant est totalement mensongère. Mais hélas, elle se justifie en partie... si l'on considère les corrections de notre presse. Cela non plus, on ne peut plus le supportera Si les imprimeries ne disposent pas des cadres nécessaires, de correcteurs-réviseurs cultivés qui connaissent leur travail, il faut alors perfectionner sur le tas les cadres existants. Il faut leur donner des cours de soutien ainsi que des cours d'instruction politique. Un correcteur doit comprendre le texte qu'il corrige, sinon ce n'est pas un correcteur, mais un propagateur involontaire de l'ignorance ; la presse, quoi qu'en dise Tolstoï, est, et doit être, un instrument d'éducation.

A présent, regardons d'un peu plus près le contenu du journal. Un journal sert avant tout de lien entre les individus; il leur fait connaître ce qui se passe et où cela se passe. Ce qui fait l'âme d'un journal, c'est une information fraîche, abondante, intéressante. De nos jours, le télégraphe et la radio jouent un rôle très important dans l'information journalistique. C'est pourquoi le lecteur habitué à un journal et rompu à sa lecture, se précipite avant tout sur la rubrique des "communiqués". Mais pour que les dépêches occupent la première place dans un journal soviétique, il faut qu'elles présentent des faits importants et intéressants sous une forme compréhensible à la masse des lecteurs. Cependant il n'en est rien. Dans nos journaux, les communiqués sont composés et imprimés sous une forme semblable à celle de la "grande" presse bourgeoise. Si l'on suit quotidiennement les communiqués de certains journaux, on a l'impression que les camarades qui s'occupent de cette rubrique, lorsqu'ils portent à la mise en page de nouvelles dépêches, ont complètement oublié ce qu'ils avaient fait passer la veille. Leur travail ne présente absolument aucune suite logique. Chaque dépêche ressemble à un éclat tombé là par hasard. Les explications qui s'y rapportent ont un caractère fortuit et pour la plupart irréfléchi. C'est tout juste si, à côté du nom de tel ou tel homme politique bourgeois étranger, le rédacteur de la rubrique écrit entre parenthèses : " lib." ou "cons. ". Ce qui signifie : libéral, conservateur. Mais comme les trois quarts des lecteurs ne comprennent pas ces abréviations, ces éclaircissements ne peuvent que les embrouiller encore plus. Les communiqués qui nous informent, par exemple, sur ce qui se passe en Bulgarie ou en Roumanie, passent habituellement par Vienne, Berlin, Varsovie. Les noms de ces villes cités en tête de la dépêche déroutent totalement la masse des lecteurs, complètement ignares en géographie. Pourquoi est-ce que je cite ces détails ? Toujours pour la même raison : ils montrent, mieux que toute autre chose, combien nous faisons peu attention, lorsque nous préparons nos journaux, à la situation du lecteur peu averti, à ses besoins, à ses difficultés. LA MISE AU POINT DES DÉPECHES DANS UN JOURNAL OUVRIIER EST CE QU’IL Y A DE PLUS DIFFICILE, CE QUI REQUIERT LE PLUS DE RESPONSABILITÉ. Elle exige un travail attentif, minutieux. Il faut réfléchir à tous les aspects d'un communiqué important, lui donner une forme telle qu’elle corresponde immédiatement à ce que la masse des lecteurs sait déjà plus ou moins bien. Il faut regrouper les dépêches avant de les faire précéder des explications nécessaires. A quoi sert un gros titre de deux ou trois lignes ou plus s'il ne fait que répéter ce qui est dit dans le communiqué ? Bien souvent, ces titres ne servent qu'à embrouiller le lecteur. Une grève sans importance a souvent pour titre: "Ça y est !" ou : "Bientôt le dénouement", alors que la dépêche elle-même fait état d'un vague mouvement chez les cheminots, sans en mentionner ni la cause, ni les buts. Le lendemain, pas un mot sur cet événement; le jour suivant non plus. Lorsque le lecteur lit une nouvelle fois un communiqué intitulé " Ça y est! " il considère que c'est là du travail peu sérieux, de la crânerie journalistique à bon marché, et son intérêt pour les communiqués et pour le journal lui-même diminue. Si par contre le rédacteur de la rubrique des dépêches se souvient de ce qu'il a publié la veille et l'avant-veille, et s'il essaye lui-même de comprendre ce qui relie les événements et les faits entre eux afin de les expliquer au lecteur, l'information, même fort imparfaite, acquiert tout de suite une immense valeur éducative. Dans l'esprit du lecteur, des informations solides s'ordonnent peu à peu. Il lui est de plus en plus facile de comprendre les faits nouveaux, et il apprend à chercher et à trouver dans un journal les informations importantes. Ainsi le lecteur fait-il un pas énorme sur le chemin de la culture. Il faut que les rédactions concentrent tous leurs efforts sur l'information télégraphique, il faut qu'elles parviennent à ce que cette rubrique soit composée comme il se doit. Ce n'est que si les journaux eux-mêmes font pression et donnent l'exemple que l'on pourra progressivement éduquer les correspondants de l'agence ROSTA[4].

Une fois par semaine, le mieux serait évidemment le dimanche, c'est-à-dire le jour où l'ouvrier est libre, il faudrait faire un bilan des faits les plus marquants. A propos, un tel travail serait un merveilleux moyen d'éduquer les responsables des diverses rubriques. Ils apprendraient à rechercher plus soigneusement ce qui relie les divers événements entre eux, ,et cela se refléterait de façon bénéfique sur la rédaction quotidienne de chaque rubrique.

Il est impossible de comprendre les nouvelles de l'étranger si l'on ne possède pas certaines connaissances géographiques élémentaires. Les vagues cartes que reproduisent quelquefois les journaux, même dans le cas où elles sont lisibles, n'aident pas tellement le lecteur qui ignore comment sont disposés les divers pays du monde, comment sont répartis les divers Etats. La question des cartes de géographie représente, dans notre situation, c'est-à-dire vu l'environnement capitaliste et la montée de la révolution mondiale, un important problème d'éducation sociale. Partout où l'on organise des conférences et des meetings, ou du moins dans les locaux les plus importants, il faut que l'on dispose de cartes de géographie spéciales où les frontières entre Etats soient bien délimitées, où soient notés certains éléments du développement économique et politique de ces Etats. Il serait peut-être bon, comme au moment de la guerre civile, d'afficher ce genre de cartes schématiques dans certaines rues et sur certaines places. On trouverait sûrement les moyens de le faire. L'année dernière, on a étalé une quantité invraisemblable de banderoles sous n’importe que, Prétexte. N'aurait-il pas mieux valu utiliser ces moyens pour doter les fabriques, les usines, et par la suite les villages, de cartes de géographie ? Chaque conférencier, chaque orateur, chaque agitateur, etc., évoquant l’Angleterre et ses colonies, pourrait les situer immédiatement sur la carte. De la même façon, il montrerait où se trouve la Ruhr. C'est l'orateur qui en tirera tout d'abord avantage : il saura plus clairement et plus précisément de quoi il parle car il devra s'enquérir à l'avance où se trouve tel ou tel pays, tel au tel Etat. Et les auditeurs, si la question les intéresse ne manqueront pas de se souvenir de ce qu'on leur aura montré, peut-être pas la première fois, mais la cinquième ou la dixième fois. Et à partir de ce moment-là, lorsque les mots "Ruhr", "Londres", "Inde", cesseront d'être vides de sens, le lecteur liera les communiqués d'une façon tout à fait différente. Il aura plaisir à lire dans le journal le mot "Inde" une fois qu'il saura où se trouve ce pays. Il sera plus sûr de lui, il assimilera mieux les communiqués et les articles politiques. Il se sentira plus cultivé et le deviendra effectivement. Ainsi, des cartes géographiques claires et parlantes deviennent un élément fondamental de l'éducation politique de tous. Le Gosizdat[5] devrait s'occuper sérieusement de ce problème.

Mais revenons au journal. Les défauts que nous avons relevé à propos des "nouvelles de l'étranger", nous les retrouvons dans l'information "sur le pays", en partie en ce qui concerne l'activité des entreprises, des coopératives soviétiques, etc. Cette attitude négligente, désinvolte à l'égard du lecteur se remarque souvent dans des " petits riens " qui suffisent à tout gâcher. Les entreprises soviétiques sont nommées par des abréviations; parfois, elles sont désignées uniquement par leurs initiales (la première lettre de chaque mot). Cela permet, dans l'entreprise elle-même ou dans les entreprises voisines, d'économiser du temps et du papier. Mais la grande masse des lecteurs ne peut connaître ces abréviations conventionnelles. Par ailleurs nos journalistes, nos chroniqueurs, nos reporters jonglent avec des tas de sigles incompréhensibles, comme des clowns avec leurs ballons. Par exemple, on rapporte une discussion avec le camarade Untel, président du "S.A.M.". Ce sigle est utilisé des dizaines de fois tout au long de l'article. Il faut être un bureaucrate soviétique averti pour comprendre qu'il s'agit du Service de l'Administration Municipale[6]. Jamais la masse des lecteurs ne déchiffrera cette abréviation et, agacés, ils laisseront tomber l'article et peut-être même tout le journal. Nos journalistes doivent bien se mettre dans la tête que les abréviations et les sigles ne sont valables que dans la mesure où ils sont immédiatement compréhensibles; lorsqu'ils ne servent qu'à embrouiller les esprits, il est criminel et stupide de les utiliser. Un journal, nous l'avons dit plus haut, doit avant tout informer correctement. Il ne peut être un instrument d'éducation que si l'information y est bien faite, intéressante, et judicieusement exposée. Un événement doit avant tout être présenté de façon claire et intelligible : il faut préciser où cela se passe, ce qui se passe, et comment cela se passe. Nous considérons souvent que les événements et les faits sont en eux-mêmes connus du lecteur, ou qu'il les comprend par une simple allusion, ou encore qu'ils n'ont aucune importance et que le but du journal est soi-disant, "à propos" de tel ou tel fait (que le lecteur ignore ou qu'il ne comprend pas) de raconter des tas de choses édifiantes dont on a depuis longtemps par-dessus la tête. C'est souvent ce qui arrive parce que l'auteur de l'article ou de l'entrefilet ne sait pas toujours de quoi il parle, et pour être franc, parce qu'il est trop paresseux pour s'informer, pour lire, pour prendre le téléphone et vérifier ses informations. Il évite donc le vif du sujet et raconte " à propos " d'un fait quelconque que la bourgeoisie est la bourgeoisie, et que le prolétariat est le prolétariat. Chers collègues journalistes, le lecteur vous supplie de ne pas lui faire la leçon, de ne pas le sermonner, de ne pas l'apostropher, ni de l'agresser, mais de lui raconter, de lui exposer et de lui expliquer clairement et intelligiblement ce qui a eu lieu, où et comment cela a eu lieu. Les leçons et les exhortations en découleront d'elles-mêmes.

L'écrivain, particulièrement le journaliste, ne doit pas partir de son point de vue, mais de celui du lecteur. C'est là une distinction très importante qui se reflète dans la structure de chaque article en particulier, et dans la structure du journal dans son ensemble. Dans le premier cas, l'écrivain (maladroit et peu conscient de l’importance de son travail) présente simplement au lecteur sa propre personne, ses propres points de vue, ses pensées, et bien souvent, ses phrases. Dans l'autre cas, l'écrivain qui envisage sa tâche avec justesse, amène le lecteur lui-même aux conclusions nécessaires en utilisant pour cela l'expérience quotidienne des masses. Eclaircissons cette idée en prenant un exemple cité lors de la réunion des agitateurs de Moscou. Comme on le sait, cette année une violente épidémie de malaria a ravagé le pays. Alors que les anciennes épidémies, – typhus, choléra, etc. -, ont nettement diminué ces derniers temps (atteignant même un taux inférieur à celui d'avant la guerre), la malaria s'est développée dans des proportions inouïes. Elle touche des villes, des arrondissements, des usines, etc. Les apparitions subites, le flux et le reflux, la périodicité (la régularité) de ses accès font que la malaria n'agit pas seulement sur la santé, mais aussi sur l'imagination. On en parle, on y réfléchit, elle offre un terrain propice aux superstitions autant qu'à la propagande scientifique. Mais notre presse s'y intéresse encore insuffisamment. Cependant, chaque article traitant de la malaria suscite, comme l'ont rapporté les camarades de Moscou, le plus grand intérêt : le numéro du journal passe de main en main, l'article est lu à haute voix. Il est parfaitement évident que notre presse, sans se limiter à la propagande sanitaire du commissariat à la santé publique, doit entreprendre sur ce thème un important travail. Il faut commencer par décrire le développement même de l'épidémie, préciser les régions où elle se répand, énumérer les usines et les fabriques qu’elle touche plus particulièrement. Cela établira déjà un lien vivant avec les masses les plus retardées en leur montrant qu'on les connaît, qu'on s'intéresse à elles, qu'on ne les oublie pas. Il faut ensuite expliquer la malaria d'un point de vue scientifique et social, montrer par des dizaines d'exemples qu'elle se développe dans des conditions de vie et de production particulières, bien mettre en lumière les mesures prises par les organismes gouvernementaux, dispenser les conseils nécessaires et les répéter avec insistance d'un numéro à l'autre, etc. On peut et on doit sur ce terrain développer la propagande contre les préjugés religieux. Si les épidémies, comme en général toutes les maladies, représentent un châtiment pour les péchés commis, alors pourquoi la malaria se répand-elle plus dans les lieux humides que dans les lieux secs ? Une carte du développement de la malaria, accompagnée des explications pratiques nécessaires, est un remarquable instrument de propagande antireligieuse. Son impact sera d'autant plus important que le problème touche en même temps et très vivement de larges groupes de travailleurs.

Un journal n'a pas le droit de ne pas s'intéresser à ce qui intéresse la masse, la foule ouvrière. Bien sûr, tout journal peut et doit donner son interprétation des faits, car il est appelé à éduquer, à développer, à élever le niveau culturel. Mais il n'atteindra ce but que dans le seul cas où il s'appuiera sur les faits, les pensées qui intéressent la masse des lecteurs.

Il est indubitable par exemple que les procès et ce que l'on appelle les "faits divers" : malheurs, suicides, crimes, drames passionnels, etc., touchent énormément de larges couches de la population. Et pour une raison bien simple : ce sont des exemples marquants de la vie qu'on mène. Cependant, notre presse n'accorde, en règle générale, que fort peu d'attention à ces faits, se limitant dans le meilleur des cas à quelques lignes en petits caractères. Total : les masses tirent leurs informations, souvent mal interprétées, de sources moins qualifiées. Un drame de famille, un suicide, un crime, une sentence sévère frappent et frapperont l'imagination. Le "procès de Komarov" a même éclipsé, pendant un certain temps, "l'affaire Curzon"[7] – écrivent les camarades Lagoutine et Kasanski de la manufacture de tabac- "L'Etoile Rouge". Notre presse doit manifester le plus grand intérêt pour les faits divers : elle doit les exposer, les commenter, les éclairer. Elle doit livrer une explication qui tienne compte à la fois de la psychologie, de la situation sociale et du mode de vie. Des dizaines et des centaines d'articles où l'on répète des lieux communs sur l'embourgeoisement de la bourgeoisie et sur la stupidité des petits-bourgeois ne marqueront pas plus le lecteur qu'un importun crachin d'automne. Mais le procès d'un drame familial, bien raconté et suivi au cours d'une série d'articles peut intéresser des milliers de lecteurs et éveiller en eux des sentiments et des pensées nouveaux, leur dévoiler un horizon plus vaste. Après quoi, quelques lecteurs demanderont peut-être un article général sur le thème de la famille. La presse bourgeoise à sensation tire un énorme profit des crimes, des empoisonnements, en misant sur la curiosité malsaine et sur les plus vils instincts de l'homme. Mais il ne s'ensuit nullement que nous devions tout simplement nous détourner de la curiosité et des instincts de l'homme en général. Cela serait l'hypocrisie et la tartuferie la plus pure. Nous sommes le parti des masses. Nous sommes un Etat révolutionnaire et non un ordre spirituel ni un monastère. Nos journaux doivent satisfaire non seulement la curiosité la plus noble, mais aussi la curiosité naturelle; il faut seulement qu'ils en élèvent et en améliorent le niveau en présentant et en éclairant les faits de façon adéquate. Les articles et les entrefilets de ce genre ont toujours et partout un grand succès. Or, on n'en lit presque jamais dans la presse soviétique. On dira qu'on manque pour ce sujet des spécialistes littéraires nécessaires. C'est seulement vrai en partie. Lorsqu'un problème est clairement et judicieusement posé, on trouve toujours des hommes capables de le résoudre. Il faut avant tout opérer un sérieux revirement de l'attention. Dans quelle direction ? Dans la direction du lecteur, du lecteur vivant, tel qu'il est, du lecteur de masse, éveillé par la révolution mais encore peu lettré, avide de connaître, mais complètement démuni et qui reste un homme à qui rien d'humain n'est étranger. Le lecteur a besoin qu'on lui manifeste de l'intérêt, bien qu'il ne sache pas toujours exprimer ce désir. Mais les vingt-cinq agitateurs et propagandistes du comité de Moscou ont très bien su parler pour lui.


L'attention doit porter sur des détails[modifier le wikicode]

Ce chapitre a été écrit il y a deux ans (Pravda – 1er octobre 1921). A présent, on accorde dans l'armée une attention infiniment plus grande qu'alors à l'entretien des baïonnettes et des chaussures. Mais dans l'ensemble, le mot d'ordre : "l'attention doit porter sur des détails", conserve, aujourd'hui encore, toute sa valeur. (Note de l'auteur).

Nous devons remettre sur pied notre économie détruite. Il faut construire, produire, réparer, raccommoder. Nous gérons l'économie sur des bases nouvelles qui doivent garantir le bien-être de tous les travailleurs. Mais la production, dans son essence, se résume à la lutte de l'homme contre les forces hostiles de la nature, à l'utilisation rationnelle des richesses naturelles. La politique, les décrets, les consignes peuvent seulement régulariser l'activité économique en leur imprimant une direction générale. Mais c'est uniquement la production de biens matériels, un travail systématique, obstiné, opiniâtre, qui peuvent réellement satisfaire les besoins de l'homme. Le processus économique est composé de morceaux et d'éléments divers, de détails, de petits riens. On ne peut remettre une économie sur pied qu'en portant une énorme attention à ces détails. Or, chez nous, cet intérêt est nul ou presque. La tâche principale de l'éducation et de l'auto-éducation dans le domaine de l'économie est d'éveiller, de développer, de renforcer cette attention vis-à-vis des exigences particulières, insignifiantes et quotidiennes de l'économie; il ne faut rien négliger, tout noter, agir en temps voulu, et exiger que les autres en fassent autant. Cette tâche s'impose à nous dans tous les domaines de la vie politique et de la construction économique.

Vêtir et chausser l'armée, étant donné l'état actuel de la production, n'est pas une mince affaire. L'approvisionnement est souvent fort irrégulier. Par ailleurs, on se soucie fort peu dans l'armée de réparer ou de maintenir en bon état les chaussures et les vêtements dont on dispose. On ne graisse presque jamais les chaussures. Lorsqu'on demande pourquoi, on vous fait les réponses les plus diverses : tantôt c’est parce qu'on manque de cirage, tantôt parce qu'on ne l'a pas attribué à temps, ou alors parce qu'on porte des bottes marron et que le cirage est noir, etc. Mais la raison principale est que ni les soldats, ni les cadres de l'Armée Rouge ne prennent soin de leurs affaires. Des bottes non cirées, surtout si elles sont trempées, sèchent et sont bonnes à jeter au bout de quelques semaines. Et comme on n'arrive pas à en fournir suffisamment, on commence à en produire n'importe comment. Les bottes s'usent encore plus vite. C'est un cercle vicieux. Mais pourtant, il y a un moyen de s'en sortir, et un moyen tout simple : il faut que les bottes soient graissées à temps, il faut qu'elles soient lacées avec soin, sinon elles perdent leur tenue et se déforment. Nous abîmons de bonnes chaussures américaines uniquement parce que nous n'avons pas de lacets. On peut s'en procurer si l'on insiste un peu; et s'il n'y a pas de lacets, c'est précisément parce qu'on ne fait pas attention aux détails de la vie quotidienne. Or, ce sont ces petits riens qui finissent par faire un tout.

Il se passe la même chose, et pire encore, avec les baïonnettes. Il est difficile de les fabriquer, mais facile de les abîmer. Il faut prendre soin de sa baïonnette, la nettoyer et la graisser. Et cela demande une attention soutenue et permanente. Cela nécessite tout un apprentissage, toute une éducation.

Ces petits riens qui s'accumulent et qui se combinent finissent par donner ou bien... par détruire quelque chose d'important. Les petites dégradations de la chaussée qui ne sont pas réparées à temps s'agrandissent et forment des nids-de-poule et des ornières qui rendent la circulation difficile, abîment les charrettes, les voitures et les camions, endommagent les pneus.

Une chaussée en mauvais état entraîne des dépenses d'argent et des efforts dix fois plus importants qu'il n'en aurait fallu pour la réparer. Et c'est aussi pour des petits riens de ce genre que les machines, les usines, les immeubles se détériorent. Pour les maintenir en bon état, il faut porter une attention quotidienne et permanente à des détails. Cette attention nous fait défaut, car l'éducation économique et culturelle est insuffisante.

Il est fréquent que l'on confonde l'intérêt porté aux détails avec le bureaucratisme. C'est, là une grave erreur. Le bureaucratisme consiste à porter attention à une forme vide au détriment du contenu, au détriment de l'action. Le bureaucratisme s'enlise dans le formalisme, dans des peccadilles, sans régler aucun détail pratique. Au contraire, le bureaucratisme évite en général les détails pratiques qui constituent l'ensemble d'un problème, se contentant uniquement de joindre les deux bouts de sa paperasserie.

Demander que l'on ne crache pas ou que l'on ne jette pas de mégots dans les escaliers ni dans les couloirs, c'est un " petit rien ", une exigence minime, et qui a cependant une signification éducative et économique énorme. Celui qui crache sans se gêner dans un escalier ou sur un parquet est un bon à rien et un irresponsable. Ce n'est pas lui qu'il faut attendre pour remettre l'économie sur pied. Il ne cirera pas ses bottes, cassera un carreau par inadvertance, il aura des poux...

Certains trouveront, je le répète, qu'une attention obstinée à ce genre- de détails relève de la chicanerie et du "bureaucratisme". Mais bien souvent les bons à rien et les irresponsables cachent leur nature en luttant soi-disant contre le bureaucratisme. "Quelle histoire pour un mégot jeté dans l'escalier !" – disent-ils. C’est là une véritable ineptie. Jeter des mégots par terre, c'est mépriser le travail d'autrui. Et celui qui ne respecte pas le travail des autres est aussi négligent envers le sien propre. Or, pour que les maisons-communes puissent se développer, il faut que chaque locataire, homme ou femme, fasse attention à ce que la propreté et l'ordre règnent dans la maison tout entière. Autrement, on se retrouve, et c'est souvent le cas, dans des trous pouilleux, pleins de crachats, et pas du tout dans des maisons-communes. Il faut inlassablement et impitoyablement combattre cette désinvolture, ce manque d'éducation, cette négligence, combattre en expliquant, en donnant l'exemple, en faisant de la propagande, en exhortant les gens et en les amenant à être responsables. Celui qui monte sans rien dire un escalier souillé, ou qui traverse une cour sale, est un mauvais citoyen, et un constructeur sans conscience.

L'armée réunit les aspects positifs aussi bien que les aspects négatifs de la vie populaire. Cela se vérifie entièrement en ce qui concerne l'éducation économique. L’armée doit à tout prix s'élever dans ce domaine ne serait-ce que d'un degré. Ce niveau peut être atteint grâce aux efforts conjugués des cadres dirigeants de l'armée elle-même, du haut en bas de l'échelle en corrélation avec les meilleurs éléments de la classe ouvrière et de la paysannerie dans leur ensemble. A l'époque où l'appareil gouvernemental soviétique était en train de se former, l'armée était pénétrée d'un esprit partisan[8] dont elle appliquait les méthodes. Nous avons mené une lutte opiniâtre et impitoyable contre cette mentalité, ce qui a sans aucun doute donné d'importants résultats : on créa non seulement un appareil de direction et d'administration centralisé, mais, ce qui est encore plus essentiel, cet esprit partisan lui-même a été profondément remis en cause dans la conscience des travailleurs. Aujourd'hui nous devons mener une lutte tout aussi importante : il nous faut combattre toutes les formes de nonchalance, de négligence, d'indifférence, de malpropreté, le manque de ponctualité, le laisser-aller, le gaspillage. Ce sont là des degrés et des nuances diverses d'une même maladie : d'un côté, une attention insuffisante, et de l'autre, une effronterie de mauvais aloi. Il est nécessaire de mener dans ce domaine une action d'envergure, un combat quotidien, opiniâtre et sans relâche, où l'on mette en œuvre, comme lorsqu'il nous a fallu anéantir la mentalité partisane, tous les moyens dont on dispose – l'agitation, l'exemple, l'exhortation et le châtiment.

Le plan le plus grandiose qui ne tient pas compte des détails n'est que pure frivolité. A quoi servira, par exemple, le meilleur décret si, par négligence, il n'arrive pas à temps à destination, ou bien s'il est recopié avec des fautes, ou encore s'il est lu sans attention ? Ce qui est juste au niveau inférieur le sera aussi au niveau supérieur.

Nous sommes pauvres, mais dépensiers. Nous ne connaissons pas la ponctualité. Nous sommes, négligents. Nous sommes malpropres. Ces tares trouvent leurs racines dans un passé servile, et nous ne pourrons nous en défaire que progressivement, grâce à une propagande obstinée, grâce à l'exemple, à la démonstration, à un contrôle minutieux, à une vigilance et une exigence de chaque minute.

Pour réaliser des projets grandioses, il faut porter une grande attention aux plus petits détails ! – c'est ce mot d'ordre qui doit rassembler tous les citoyens conscients du pays et qui abordent une nouvelle période de construction et de développement culturel.


Pour reconstruire le mode de vie, il faut le connaître[modifier le wikicode]

C'est le problème du mode de vie qui nous montre, plus clairement que toute autre chose, dans quelle mesure un individu isolé se trouve être l'objet des événements, et non pas leur sujet. Le mode de vie, c'est-à-dire l'environnement et les habitudes quotidiennes, s'élabore, plus encore que l'économie, "dans le dos des gens" (l'expression est de Marx). La création consciente dans le domaine du mode de vie a occupé une place insignifiante dans l'histoire de l'humanité. Le mode de vie est la somme des expériences inorganisées des individus; il se transforme de façon tout à fait spontanée sous l'influence de la technique ou des luttes révolutionnaires, et au total, il reflète beaucoup plus le passé de la société que son présent.

Chez nous, au cours des dernières décennies, un prolétariat jeune et sans passé s'est dégagé de la paysannerie, et en partie seulement de la petite-bourgeoisie. Le mode de vie de ce prolétariat reflète clairement son origine sociale. Il suffit de rappeler "Les mœurs de la rue Rastériaev" de Gleb Ouspenski[9]. Qu'est-ce qui caractérise les habitants de la rue Rastériaev, c'est-à-dire les ouvriers de Toula du dernier quart du XIX° siècle ? Ce sont des petits- bourgeois ou des paysans qui, pour la plupart, ont perdu tout espoir de devenir des propriétaires à part entière; c'est un mélange de petite-bourgeoisie inculte et de va-nu-pieds. Depuis cette époque, le prolétariat a fait des progrès gigantesques, beaucoup plus importants certes en politique qu'on ce qui concerne son mode de vie et ses mœurs. Le mode de vie est terriblement conservateur. Bien sûr la rue Rastériaev n'existe plus sous sa forme primitive. Les violences infligées aux élèves, la servilité devant les patrons, l'ivrognerie, la délinquance, tout cela n'est plus. Mais les rapports entre mari et femme, entre parents et enfants, dans la famille coupée du monde, sont encore fortement imprégnés de cette "mentalité Rastériaev"[10] . Il faudra des années et des décennies de développement économique et culturel pour chasser cette mentalité de son ultime refuge – le mode de vie individuel et familial – et pour la remodeler totalement dans un esprit collectiviste.

Les problèmes du mode de vie familial furent l'objet d'une discussion particulièrement passionnée lors de la réunion des agitateurs moscovites dont nous avons déjà parlé. C'était pour tout le monde un problème douloureux. Impressions, remarques, et surtout questions s'accumulaient, mais point de réponse; et de plus, les questions elles-mêmes ne trouvaient aucun écho dans la presse, ni dans les assemblées. Pourtant, quel immense champ d'investigation, de réflexion et d'action offre le mode de vie des agitateurs ouvriers, le mode de vie communiste, et le point de jonction entre le mode de vie des communistes et celui des larges masses ouvrières. Dans ce domaine, notre littérature artistique ne nous apporte aucune aide. Par sa nature même, l'art est conservateur, il est en retard sur la vie, peu apte à saisir les phénomènes en train de se former. "La semaine" de Libedinski[11] a suscité chez quelques camarades un enthousiasme qui me semble, je l'avoue, immodéré et dangereux pour le jeune auteur. D'un point de vue formel, " La semaine", malgré quelques marques de talent, a un caractère didactique, et seul un travail intense, obstiné et minutieux permettra à Libedinski de devenir un artiste véritable. Je veux espérer qu'il en sera ainsi. Mais ce n'est pas cet aspect du problème qui nous, intéresse à présent. Le succès de "La semaine" est dû, non pas aux qualités artistiques de l'œuvre, mais à la façon " communiste" d'envisager la vie qu'on y décrit. Cependant, sur ce point précis, la description manque de profondeur. Le "comité de province" nous est présenté de façon trop scientifique, il n'a pas de racines profondes, n'est pas intégré dans la région. C'est pourquoi "La semaine", dans son ensemble, ressemble, à un roman à épisodes, comme ces nouvelles qui décrivent la vie de l'émigration révolutionnaire. Bien sûr, il est intéressant et instructif de, décrire le "mode de vie" d'un comité de province, mais les difficultés et l'intérêt surgissent là où la vie d'une organisation communiste entre en contact, – aussi, étroitement que les os du crâne sont imbriqués l'un dans l'autre – avec la vie, quotidienne du peuple. Il faut s'attaquer aux problèmes de façon radicale. C'est pourquoi le point de jonction du parti communiste avec les masses populaires est le lieu fondamental de tout acte historique de collaboration ou d'opposition. La théorie communiste est en avance de plusieurs décennies, et dans certains domaines – de plusieurs siècles, sur notre vie quotidienne. Sans cela, le parti communiste ne pourrait pas être un facteur historique d'une force révolutionnaire immense. Grâce à son réalisme, à sa souplesse dialectique, la théorie communiste élabore des méthodes, politiques qui garantissent son action dans tous les domaines. Mais la théorie politique est une chose, et le mode de vie en est une autre. La politique, est souple, tandis que le mode de vie est immobile et têtu. C'est pourquoi dans le milieu ouvrier il y a tant de heurts lorsque la conscience s'appuie sur la tradition, des heurts d'autant plus violents qu'ils restent sans écho. Ni la littérature artistique, ni même les journaux n'en font état. Notre presse reste muette sur ces problèmes. Quant aux nouvelles écoles artistiques qui essayent de marcher avec la révolution, le mode de vie en général n'existe pas pour elles. Elles se proposent de créer la vie nouvelle, voyez-vous, mais non de la représenter. Mais on ne peut pas inventer de toutes pièces un nouveau mode de vie. On peut le construire à partir d'éléments réels et capables de se développer. C'est pourquoi, avant de construire, il faut connaître ce dont on dispose. Cela est nécessaire non seulement pour agir sur le mode de vie, mais en général pour toute activité humaine consciente. Pour pouvoir participer à l'élaboration du mode de vie, il faut connaître ce qui existe et quelles sont les transformations possibles du matériau dont on dispose. Montrez-nous, et montrez-vous avant tout à vous-mêmes, ce qui se passe dans une usine, dans une coopérative, dans le milieu ouvrier, dans un club, dans une école, dans la rue, dans un débit de boisson, sachez comprendre ce qui s'y passe, c'est-à-dire envisagez les problèmes de telle façon que vous y retrouviez les restes du passé en y devinant les germes de l'avenir. Cet appel s'adresse aussi bien aux hommes de lettres qu'aux journalistes, aux correspondants ouvriers et aux reporters. Montrez-nous la vie telle qu'elle est sortie du creuset révolutionnaire.

Cependant il n'est pas difficile de deviner que ce ne sont pas ces vœux pieux qui vont faire changer nos écrivains. Il est ici nécessaire de bien poser les problèmes, de bien les diriger. L'étude et l'analyse du mode de vie ouvrier doivent avant tout être présentées comme une mission qui incombe aux journalistes, du moins à ceux qui ont des yeux et des oreilles; il faut les orienter vers ce travail, leur donner des instructions, les corriger, les éduquer pour en faire des chroniqueurs de la révolution du mode de vie. Il faut en même temps élargir le point de vue des correspondants ouvriers. A vrai dire, chacun d'eux pourrait fournir des articles beaucoup plus intéressants et instructifs que ceux qu'ils écrivent actuellement. Mais pour cela, il faut formuler les questions de façon réfléchie, bien poser les problèmes, susciter des discussions et permettre de les mener à bien.

Pour qu'elle s'élève à un niveau culturel supérieur, la classe ouvrière, et avant tout son avant-garde, doit réfléchir à son mode de vie. Et pour cela, il faut le connaître. La bourgeoisie, principalement par l'intermédiaire de son intelligentsia, avait déjà résolu ce problème bien avant de conquérir le pouvoir : alors qu'elle se trouvait encore dans l'opposition, elle était déjà la classe possédante, et les artistes, les poètes et les journalistes étaient à son service, l'aidaient à penser et pensaient pour elle.

Le XVIII° siècle français, appelé le Siècle des Lumières, fut une époque où les philosophes bourgeois analysèrent les différents aspects du mode de vie individuel et social, s'efforçant de les rationaliser, c'est-à-dire de les soumettre aux exigences de la " raison ". C'est ainsi qu'ils envisageaient non seulement les problèmes du régime politique, de l'Eglise, mais aussi les problèmes des rapports entre les sexes, de l'éducation des enfants, etc. Il est évident que le simple fait d'avoir posé et étudié ces problèmes leur a permis d'élever le niveau culturel de l'individu, bourgeois évidemment, et avant tout intellectuel. Cependant, tous les efforts de la philosophie des Lumières pour rationaliser, c'est-à-dire pour reconstruire selon les lois de la raison, les rapports sociaux et individuels, s'appuyaient sur la propriété privée des moyens de production qui devait rester la pierre angulaire de la société nouvelle fondée sur la raison. La propriété privée, cela signifiait le marché, le jeu aveugle des forcés économiques, non dirigées par la "raison". C'est ainsi que sur la base de rapports économiques mercantiles s'élabora un mode de vie tout aussi mercantile. Tant que la loi du marché régnait en maître, il était impossible de penser à une véritable rationalisation du mode de vie des masses populaires. C'est pourquoi la mise en pratique des constructions rationalisantes des philosophes du XVIII° siècle, parfois si pénétrantes et si audacieuses, est extrêmement limitée.

En Allemagne, le Siècle des Lumières s'étend sur la première moitié du XIX° siècle. A la tête du mouvement, on trouve "La Jeune Allemagne", dont les chefs de file sont Heine et Börne. Il s'agissait une fois encore d'une réflexion critique de l'aile gauche de la bourgeoisie, de son intelligentsia, qui avait déclaré la guerre à l'esclavage, à la servilité, au philistinisme, à la stupidité petite-bourgeoise, aux préjugés, et qui s'efforçait, mais déjà avec un plus grand scepticisme que ses prédécesseurs français, à instaurer le royaume de la raison. Ce mouvement se confondit ensuite avec la révolution , petite-bourgeoise de 1848, qui fut incapable de renverser les multiples dynasties allemandes, et à plus forte raison de reconstruire entièrement la vie humaine.

Chez nous dans notre Russie arriérée, le mouvement des Lumières ne prit son importance que dans la deuxième moitié du XIX° siècle. Tchernychevski, Pissarev, Dobrolioubov, issus de l'école de Bélinski, ont orienté leur critique non tant sur les rapports économiques que sur l'incohérence, le caractère réactionnaire, asiatique, du mode de vie, en opposant au type d'homme traditionnel un homme nouveau, un "réaliste", un "utilitariste", qui voulait construire sa vie suivant les lois de la raison et qui se transforma bientôt en une "personnalité critique". Ce mouvement, qui se confondit avec le populisme, représente la forme russe, tardive, du Siècle des Lumières. Mais si les esprits éclairés du XVIII° siècle français ne purent que dans une bien faible mesure transformer un mode de vie et des mœurs élaborés non par la philosophie, mais par le marché, si le rôle, historique évident des Lumières en Allemagne fut encore plus limité, l'influence directe de l'intelligentsia russe éclairée sur le mode de vie et sur les mœurs du peuple fut pratiquement nulle. En fin de compte, le rôle historique du mouvement des Lumières en Russie, y compris celui du populisme, se réduisit à préparer les conditions de l'apparition d'un parti révolutionnaire prolétarien.

C'est seulement avec la prise du pouvoir par la classe ouvrière que furent créées les conditions d'une transformation véritable, radicale, du mode de vie. On ne peut rationaliser le mode de vie, c'est-à-dire le transformer suivant les exigences de la raison, si l'on ne rationalise pas la production, car le mode de vie trouve ses racines dans l'économie. Seul le socialisme se donne pour tâche d'envisager rationnellement et de soumettre à la raison toute l'activité économique de l'homme. La bourgeoisie, par l'intermédiaire de ses éléments les plus progressistes, se contenta de rationaliser d'une part la technique (les sciences naturelles, la technologie, la chimie, les découvertes, la mécanisation), d'autre part la politique (grâce au parlementarisme), mais non l'économie, qui restait le lieu d'une concurrence aveugle.

C'est la raison pour laquelle inconscience et ignorance continuaient à dominer le mode de vie de la société bourgeoise. La classe ouvrière qui a pris le pouvoir se donne pour tâche de soumettre à un contrôle et à une direction consciente le fondement économique des relations humaines. C'est cela seulement qui permettra une reconstruction délibérée du mode de vie. Mais cela implique que nos succès dans le domaine du mode de vie dépendent étroitement de nos succès dans le domaine économique. Nous pourrions sans aucun doute, même en considérant notre situation économique actuelle, augmenter la critique, l'initiative et la rationalité en ce qui concerne notre mode de vie. C'est en cela que consiste l'une des tâches fondamentales de notre époque. Mais il est évident qu'une reconstruction radicale du mode de vie (libérer la femme de sa situation d'esclave domestique, éduquer les enfants dans un esprit collectiviste, libérer le mariage des contraintes économiques, etc.) n'est possible que dans la mesure où les formes socialistes de l'économie prennent le pas sur les formes capitalistes. L'analyse critique du mode de vie est aujourd'hui la condition nécessaire pour que ce mode de vie, conservateur en raison de ses traditions millénaires, ne reste pas en retard par rapport aux, possibilités de progrès présent et à venir que nous ouvrent nos ressources économiques actuelles. D'autre part, les succès, même les plus infimes, dans le domaine du mode de vie, qui permettent d'élever le niveau culturel de l'ouvrier et de l'ouvrière, élargissent immédiatement les possibilités d'une rationalisation de l'économie et, par conséquent, celles d'une accumulation socialiste plus rapide; ce dernier point offre à son tour des possibilités de conquêtes nouvelles dans le domaine de la collectivisation du mode de vie. La dépendance est ici dialectique : le facteur historique principal est l'économie, mais nous, parti communiste, Etat ouvrier, nous ne pouvons agir sur elle que par l'intermédiaire de la classe ouvrière, en élevant continuellement la qualification technique et culturelle de ses éléments constitutifs. Le militantisme culturel dans un Etat ouvrier sert le socialisme, et le socialisme, cela signifie l'essor de la culture, d'une culture véritable, sans classes, d'une culture humaine et humanitaire.


La vodka, l'église et le cinématographe[modifier le wikicode]

Deux phénomènes importants ont marqué de leur sceau le mode de vie ouvrier : la journée de huit heures et la prohibition de la vodka. La liquidation du monopole de la vodka que nécessitait la guerre, a précédé la révolution. La guerre exigeait des moyens si nombreux que le tsarisme pouvait renoncer aux revenus que lui rapportait la vente de boissons alcoolisées, comme à une peccadille : un milliard de plus, un milliard de moins, la différence était minime. La révolution hérita de la liquidation du monopole de la vodka; elle adopta ce fait, mais en se fondant sur des considérations de principe. C'est seulement depuis la conquête du pouvoir par la classe ouvrière – constructeur conscient d'une économie nouvelle -, que la lutte du gouvernement contre l'alcoolisme, lutte à la fois culturelle, éducative et coercitive, reçoit toute sa signification historique. En ce sens l'interdiction de vendre de l'alcool en raison de la guerre impérialiste ne modifie aucunement ce fait fondamental que la liquidation de l'alcoolisme vient s'ajouter à l'inventaire des conquêtes de la révolution. Développer, renforcer, organiser, mener à bien une politique antialcoolique dans le pays du travail renaissant – voilà notre tâche. Et nos succès économiques et culturels augmenteront parallèlement à la diminution du nombre de "degrés". Ici, aucune concession n'est possible.

En ce qui concerne la journée de huit heures, c'est une conquête directe de la révolution, et l'une des plus importantes. Ce fait en lui-même entraîne une modification fondamentale de la vie de l'ouvrier en libérant les deux tiers de la journée de travail. Cela crée une base pour des transformations radicales du mode de vie, pour améliorer le savoir-vivre, pour développer l'éducation collective, etc.; mais il ne s'agit que d'une base. Plus le temps de travail sera utilisé à bon escient, plus la vie de l'ouvrier sera organisée de façon complète et intelligente. C'est bien en cela que consiste, comme on l'a déjà dit, le sens fondamental du bouleversement d'Octobre : les succès économiques de chaque ouvrier entraînent automatiquement une élévation matérielle et culturelle de la classe ouvrière dans son ensemble. "Huit heures de travail, huit heures de sommeil, huit heures de liberté" – proclame la vieille formule du mouvement ouvrier. Dans les conditions actuelles, elle reçoit un contenu tout à fait nouveau : plus les huit heures de travail seront productives, plus les huit heures de sommeil seront réparatrices et hygiéniques, plus les huit heures de liberté seront culturelles et enrichissantes.

Par conséquent, le problème des distractions s'avère être un problème culturel et éducatif très important. Le caractère de l'enfant se dévoile et se forme dans le jeu. Le caractère de l'adulte se manifeste plus nettement dans les jeux et dans les distractions. Mais de la même façon les distractions et le jeu peuvent occuper une place de choix dans la formation du caractère de toute une classe, si cette classe est jeune et va de l'avant comme le prolétariat. Le grand utopiste français Fourier, s'élevant contre l'ascétisme chrétien, et contre la répression de la nature humaine, construisait ses phalanstères (les communes du futur) sur une utilisation et une combinaison juste et rationnelle des instincts et des passions. C'est là une pensée profonde. Un Etat ouvrier n'est ni un ordre spirituel, ni un monastère. Nous prenons les hommes tels que la nature les a créés, et tels que l'ancienne société les a en partie éduqués, et en partie mutilés. Dans ce matériau humain vivant nous cherchons en quel point nous pouvons fixer le levier de la révolution, du parti et de l'Etat. Le désir de se distraire, de se divertir, de s’amuser et de rire est un désir légitime de la nature humaine. Nous pouvons et nous devons lui donner des satisfactions toujours plus artistiques, et en même temps nous devons faire du divertissement un instrument d'éducation collective sans contrainte ni dirigisme importuns.

Actuellement, dans ce domaine, le cinématographe représente un instrument qui surpasse de loin tous les autres. Cette étonnante invention a pénétré la vie de l'humanité avec une rapidité encore jamais vue dans le passé. Dans les villes capitalistes, le cinématographe fait maintenant partie intégrante de la vie quotidienne, au même titre que les bains publics, les débits de boisson, l'église et les autres institutions nécessaires, louables ou non. La passion pour le cinématographe est dictée par, le désir de se divertir, de voir quelque chose de nouveau, d'inconnu, de rire et même de pleurer, non pas sur ses propres malheurs, mais sur ceux des autres. Toutes ces exigences sont satisfaites au cinéma de la façon la plus directe, la plus spectaculaire, la plus imagée, la plus vivante, sans que l'on n'exige rien du spectateur, pas même la culture la plus élémentaire. D'où cet amour reconnaissant du spectateur pour le cinématographe, source intarissable d'impressions et de sensations. Tel est le point de départ et pas seulement le point de départ, mais le domaine immense, à partir duquel on pourra développer l'éducation socialiste.

Le fait que jusqu'à présent, c'est-à-dire depuis presque bientôt six ans, nous n'ayons pas maîtrisé le cinématographe, montre à quel point nous sommes balourds, ignares, pour ne pas dire tout simplement bornés. C'est un instrument qui s'offre à nous, le meilleur instrument de propagande, quelle qu'elle soit – technique, culturelle, antialcoolique, sanitaire, politique; il permet une propagande accessible à tous, attirante, une propagande qui frappe l'imagination; et de plus, c'est une source possible de revenus.

Source d'attrait et de distraction, le cinématographe concurrence par-là même la brasserie et le troquet. Je ne sais pas quels sont actuellement à Paris ou à New York les établissements les plus nombreux – des bistrots ou des salles de cinéma. Ni lesquels rapportent le plus. Mais il est clair que le cinématographe rivalise avant tout avec les débits de boisson en ce qui concerne l'emploi des huit heures de liberté. Pouvons-nous maîtriser cet instrument incomparable ? Pourquoi pas ? Le gouvernement tsariste avait créé en quelques années tout un réseau de débits de boisson, ce qui lui rapportait des milliards de roubles-or. Pourquoi un gouvernement ouvrier ne pourrait-il pas organiser un réseau de salles de cinéma, pourquoi ne pourrait-il pas implanter ce mode de distraction et d'éducation dans la vie populaire, en l'opposant à l'alcoolisme et en en faisant en même temps une source de revenus ? Cela est-il réalisable ? Pourquoi pas ? Bien sûr, ce n'est pas facile. Mais c'est en tout cas plus naturel, cela correspond mieux à la nature, aux forces et aux capacités d'organisation d'un Etat ouvrier que, disons, de restaurer le réseau des débits de boisson[12] . Le cinématographe rivalise avec le bistrot, mais aussi avec l'Eglise. Et cette concurrence peut devenir fatale à l'Eglise si nous complétons la séparation de l'Eglise et de l'Etat socialiste par une union de l'Etat socialiste avec le cinématographe.

Dans la classe ouvrière russe, le sentiment religieux est pratiquement nul. D'ailleurs il n'a jamais véritablement existé. L'Eglise orthodoxe représentait un ensemble de coutumes et une organisation politique. Elle n'a pas réussi à pénétrer profondément la conscience, ni à relier ses dogmes et ses canons aux sentiments profonds des masses populaires. La raison en est toujours la même : l'inculture de la vieille Russie, y compris de son Eglise. C'est pourquoi, en s'éveillant à la culture, l'ouvrier russe se libère si facilement de l'Eglise, à laquelle il est attaché superficiellement. Pour le paysan, c'est plus difficile il est vrai, non pas parce qu'il a pénétré plus profondément et plus intimement les enseignements de l'Eglise – il ne s'agît évidemment pas de cela -, mais parce que son mode de vie uniforme et routinier est étroitement lié aux rites uniformes et routiniers de l'Eglise.

L'ouvrier – nous parlons de la masse ouvrière sans parti – entretient avec l'église des rapports fondés dans la majorité des cas sur l'habitude, habitude ancrée surtout chez les femmes. On laisse les icônes suspendues dans la maison, car elles le sont depuis longtemps. Elles décorent les murs, sans elles, ils sembleraient nus, et on n'y est pas habitué. L'ouvrier n'achètera pas de nouvelles icônes, mais il n'a pas la volonté de se débarrasser des anciennes. Par quoi célébrer la fête du printemps, sinon en faisant un Koulitch ou une Paskha[13] . Et il est d'usage de les faire bénir, sinon il manque quelque chose. On ne va pas du tout à l'église par esprit religieux, mais parce qu'il y fait clair, que c'est beau, qu'il y a du monde, qu'on y chante bien; l'Eglise attire par toute une série d’appâts socio-esthétiques que n'offrent ni l'usine, ni la famille, ni la rue. La foi n'existe pas ou presque pas. En tout cas, il n'existe aucun respect de la hiérarchie ecclésiastique, aucune confiance dans la force magique du rite. On n'a pas non plus la volonté de briser avec tout cela. Le divertissement, la distraction jouent un énorme rôle dans les rites de l'Eglise. L'Eglise agit par des procédés théâtraux sur la vue, sur l'ouïe et sur l'odorat (l'encens !), et à travers eux – elle agit sur l'imagination. Chez l'homme, le besoin de spectacle., voir et entendre quelque chose d'inhabituel, de coloré, quelque chose qui sorte de la grisaille quotidienne -, est très grand, il est indéracinable, il le poursuit de l'enfance à la vieillesse. Pour libérer les larges masses de ce rituel, de cette religiosité routinière, la propagande antireligieuse ne suffit pas. Bien sûr elle est nécessaire. Mais son influence se limite tout de même à une minorité de gens, idéologiquement les plus informés. Si les larges masses ne se soumettent pas à la propagande antireligieuse, ce n'est pas parce que leurs liens spirituels avec la religion sont forts; c'est au contraire parce qu'elles n'ont aucune attache idéologique, et qu'elles entretiennent avec l'Eglise des rapports informes, routiniers, automatiques, dont elles n'ont pas conscience, tel ce badaud qui ne refuse pas de participer à une procession, ou à un office fastueux, d'écouter des chants, ou d'agiter les mains. C'est cette ritualité sans fondement idéologique qui s'incruste dans la conscience par son inertie et dont la critique seule ne peut venir à bout, mais que l'on peut anéantir par de nouvelles formes de vie, par de nouvelles distractions, par une nouvelle théâtralité, plus culturelle. Et ici, la pensée se tourne de nouveau naturellement vers l'instrument le plus puissant, car c'est le plus démocratique, le cinématographe. Le cinématographe n'a pas besoin d'une hiérarchie diversifiée, ni de brocart, etc.; il lui suffit d'un drap blanc pour faire naître une théâtralité beaucoup plus prenante que celle de l'église, de la mosquée ou de la synagogue la plus riche, la plus rompue aux expériences théâtrales séculaires. A l'église on ne montre qu'un "acte", toujours le même d'ailleurs, tandis que le cinématographe montrera que dans le voisinage ou de l'autre côté de la rue, le même jour et à la même heure, se déroulent à la fois la Pâque païenne, juive et chrétienne. Le cinématographe divertit, éduque, frappe l'imagination par l'image, et ôte l'envie d'entrer à l'église. Le cinématographe est un rival dangereux non seulement du bistrot, mais aussi de l'Eglise. Tel est l'instrument que nous devons maîtriser coûte que coûte !


De l'ancienne famille à la nouvelle[modifier le wikicode]

Les relations et les événements internes à la famille, de par leur nature même, se soumettent plus difficilement que tout à une étude objective ou à un calcul statistique. C'est pourquoi il est difficile de dire dans quelle mesure les liens familiaux (dans la vie et non sur le papier) se détériorent plus facilement aujourd'hui qu'autrefois. Il faut dans une large mesure se contenter ici de ce que l'on peut voir. En outre, ce qui diffère actuellement de la période pré-révolutionnaire, c'est qu'autrefois les conflits et les drames d'une famille ouvrière passaient totalement inaperçus, même pour la masse ouvrière elle-même, tandis qu'à présent, la vie d'un grand nombre d'ouvriers d'avant-garde qui occupent des postes de responsabilité est étalée aux yeux de tous, si bien que chaque catastrophe familiale devient l'objet d'un jugement ou parfois même simplement de ragots.

Cependant, tout en tenant compte de cette importante restriction, il est nécessaire de, reconnaître que la famille, y compris la famille prolétaire, a été fortement ébranlée. Ce fait, clairement souligné lors de l'assemblée des agitateurs moscovites, n'a été contredit par personne. Au cours de la discussion, le problème fut envisagé de diverses façons : les uns en parlaient avec angoisse, les autres avec retenue, certains avec perplexité.

En tout cas, il était clair pour tout le monde que nous avions affaire ici à un processus important totalement chaotique, dont les formes étaient tantôt maladives, tantôt repoussantes, tantôt comiques et tantôt tragiques, processus qui n'avait pas encore laissé apparaître les possibilités du nouvel ordre familial qu'il recelait. De son côté, la presse fait très rarement état du démantèlement de la famille. Il m'est arrivé de lire dans un article une explication où l'on estimait qu'il fallait tout simplement voir dans la dégradation de la famille ouvrière une manifestation de l'"influence bourgeoise sur le prolétariat". Une telle explication est totalement fausse. Le problème est plus profond et plus complexe. Bien sûr, l'influence passée et présente de la bourgeoisie est évidente. Mais le processus fondamental consiste en une évolution maladive de la famille prolétaire en situation de crise, et nous assistons actuellement aux premières manifestations chaotiques de ce processus.

On connaît le rôle profondément destructeur de la guerre sur la famille.

La guerre agit dans ce domaine d'une façon purement mécanique, en séparant les gens pour longtemps ou en les réunissant par hasard. La révolution a prolongé et renforcé l'influence de la guerre. Dans l'ensemble, la guerre a ébranlé ce qui tenait seulement par la force d'inertie de l'histoire, le régime tsariste, les privilèges de classe, l'ancienne famille. La révolution a construit un Etat nouveau, résolvant ici le problème le plus immédiat et le plus simple. Sur le plan économique, les choses ont été beaucoup plus compliquées. La guerre avait ébranlé l'ordre économique ancien, la révolution le renversa. Aujourd'hui, nous construisons quelque chose de nouveau – pour le moment principalement à partir du passé, mais un passé réorganisé par nous d'une nouvelle manière. Dans le domaine économique, il n'y a pas longtemps que nous avons dépassé la période de destruction pour commencer à nous épanouir. Nos succès sont encore minimes et nous sommes encore bien loin des formes d'une nouvelle économie socialiste. Mais nous sommes sortis de la phase de destruction et de ruine. Le moment le plus critique fut celui des années 20-21.

En ce qui concerne le mode de vie familial, la période de destruction est loin d'être terminée, et nous nous trouvons encore en plein dans une époque de démantèlement et de dislocation. Il faut que nous ayons clairement conscience de ce phénomène. Au plan des relations familiales, nous sommes pour ainsi dire encore en 1920/21, et pas du tout en 1923. Le mode de vie est beaucoup plus conservateur que l'économie et c'est d'ailleurs la raison pour laquelle il est plus difficile à comprendre. En politique et en économie, la classe ouvrière agit comme un tout; c'est pourquoi elle place son avant-garde – le parti communiste – au premier rang, et réalise à travers elle ses tâches historiques. Dans le domaine du mode de vie, la classe ouvrière est divisée en petites cellules familiales. La transformation du pouvoir, et même celle du régime économique (les travailleurs devenant propriétaires des usines et des fabriques), tout cela, bien sûr, agit sur la famille, mais seulement de l'extérieur et de façon détournée, sans ébranler ses habitudes directement héritées du passé. Une métamorphose du mode de vie et de la famille exige de la classe ouvrière dans son ensemble une conscience aiguë des problèmes et des efforts à faire; cela suppose, dans la classe ouvrière elle-même, un énorme travail d'éducation culturelle. La charrue doit labourer la terre en profondeur. Etablir l'égalité politique de la femme et de l'homme dans l'Etat soviétique – c'est un des problèmes, le plus simple. Etablir l'égalité économique du travailleur et de la travailleuse dans la fabrique, à l'usine, au syndicat – c'est déjà beaucoup plus difficile. Mais établir légalité effective de l'homme et de la femme dans la famille – voilà qui est incomparablement plus compliqué et qui exige des efforts immenses pour révolutionner tout notre mode de vie. Et cependant, il est évident que tant que l'égalité de l’homme et de la femme ne sera pas établie dans la famille, on ne pourra pas parler sérieusement de leur égalité dans la production ni même de leur égalité politique, car si une femme est asservie à sa famille, à la cuisine, à la lessive et à la couture, ses possibilités d'agir dans la vie sociale et dans la vie de l'Etat sont réduites l'extrême.

Le plus simple a été de prendre le pouvoir. Mais cela occupa toutes nos forces durant la période de la révolution. Cela a exigé des sacrifices innombrables, La guerre civile a nécessité des mesures extrêmement austères. Les esprits triviaux et petits-bourgeois dénonçaient la sauvagerie des mœurs, la corruption sanglante du prolétariat, etc. Mais en fait, par les mesures de contrainte que lui imposait la révolution, le prolétariat luttait pour une nouvelle culture, pour un véritable humanitarisme. Dans le domaine économique, nous avons connu, durant les quatre-cinq premières années du régime, une période de destruction, de dégradation complète de la productivité. Les ennemis voyaient là, ou voulaient y voir, le pourrissement du régime soviétique. Mais en fait, il s'agissait uniquement de l'étape de destruction inévitable des anciennes formes de l'économie, et des premières faibles tentatives pour en créer de nouvelles.

Dans le domaine de la famille et du mode de vie, il y a aussi une période inévitable de dislocation de toutes les formes anciennes, traditionnelles, héritées du passé. Mais cette période de crise et de destruction est plus tardive, elle dure plus longtemps, elle est plus pénible et plus douloureuse, bien que ses formes, extrêmement parcellisées, ne soient pas toujours visibles lors d'un examen superficiel. Il est nécessaire que nous ayons une claire conscience de ces cassures dans le domaine politique, économique, et dans celui du mode de vie, afin de ne pas nous effrayer des phénomènes que nous observons, mais pour les évaluer avec justesse, c'est-à-dire comprendre pourquoi ils apparaissent dans la classe ouvrière et agir sur eux de façon consciente dans le sens d'une socialisation des formes du mode de vie.

Ne nous affolons pas, dis-je, car des voix effrayées se sont déjà fait entendre. Au cours de la réunion des agitateurs moscovites, certains camarades ont souligné, avec une inquiétude justifiée, la facilité avec laquelle se démantelaient les anciens liens familiaux et se nouaient des liens nouveaux, tout aussi peu solides. La mère et les enfants sont ceux qui en souffrent le plus. D'un autre côté, qui d'entre nous n'a pas entendu ces litanies sur la "décadence" des mœurs de la jeunesse soviétique, en particulier des komsomols. Bien sûr, ces plaintes ne sont pas toutes exagérées, on y trouve un fond de vérité. Si nous envisageons les choses de façon relative, il faut lutter pour élever la culture et la personnalité de l'individu. Mais si l'on pose correctement le problème, sans se laisser entraîner par un moralisme réactionnaire ni par une mélancolie sentimentale, on s'aperçoit qu'il faut avant tout connaître ce qui existe et comprendre ce qui se passe.

Comme on l'a déjà dit, des événements d'une importance considérable – la guerre et la révolution – ont bouleversé le mode de vie familial; ils ont amené avec eux la pensée critique, la réorganisation consciente et la réévaluation des relations familiales et du mode de vie quotidien. C'est précisément la combinaison de la force mécanique de ces événements grandioses avec la force critique de la pensée qui explique, dans le domaine de la famille, la période de destruction que nous connaissons aujourd'hui. C'est seulement aujourd'hui, après la prise du pouvoir, que l'ouvrier russe fait ses premiers pas sur la voie de la culture, Sous l'influence de puissantes secousses, sa personnalité s'arrache pour la première fois aux formes et aux relations imposées par la routine, la tradition et l'Eglise; est-il étrange que sa révolte individuelle contre l'ordre ancien prenne tout d'abord des formes anarchiques, ou pour s'exprimer plus grossièrement, des formes débridées ? Nous avons remarqué la même chose en politique, en économie, et dans l'armée : anarcho-individualisme, "gauchismes" de tous ordres, esprit partisan, manie des meetings. Est-il étrange enfin que ce processus trouve son expression la plus intime et donc la plus douloureuse dans le domaine de la famille ? Ici, la personnalité libérée qui veut construire sa vie de façon nouvelle et non suivant la tradition se manifeste par la "débauche", le "vice" et autres maux évoqués au cours de l'assemblée de Moscou.

Le mari, arraché par la mobilisation à ses conditions de vie habituelle, devient au front un citoyen révolutionnaire. Il est l'objet d'une immense révolution intérieure. Son horizon s'élargit, ses exigences spirituelles s'élèvent et deviennent plus complexes. Le voilà un autre homme. Il revient dans sa famille. Tout ou presque tout est comme avant. L'ancienne unité familiale a disparu. Une nouvelle unité ne s'établit pas. L'étonnement de part et d'autre se transforme en mécontentement. Le mécontentement en irritation. L'irritation mène à la séparation.

Le mari, communiste, mène une vie sociale active, progresse et trouve en elle le sens de sa vie personnelle. Mais la femme, communiste elle aussi, désire prendre part au travail de la collectivité, elle participe à des réunions, travaille au Soviet ou au syndicat. La famille s'anéantit peu à peu, ou bien l'intimité familiale disparaît, les conflits se multiplient, ce qui suscite une irritation mutuelle qui mène au divorce.

Le mari est communiste. La femme est sans parti. Le mari est absorbé par son travail de militant, la femme est, comme auparavant, enfermée dans le cercle familial. Les relations sont " pacifiques", fondées en fait sur l'indifférence mutuelle. Mais voilà qu'à la cellule on décide que les camarades doivent se débarrasser des icônes. Le mari considère que cela va de soi. Mais, pour la femme – c'est un drame. Et ce prétexte purement fortuit révèle quel abîme spirituel sépare le mari de la femme. Les rapports s'enveniment et aboutissent à la séparation.

Une vieille famille, dix à quinze ans de vie commune. Le mari est un ouvrier consciencieux, un bon père de famille, la femme aime son foyer et dispense toute son énergie à sa famille. Le hasard la met en contact avec une organisation féminine. Un nouveau monde s'ouvre à elle. Son énergie y trouve un champ d'action beaucoup plus vaste. Dans la famille, c'est l'écroulement. Le mari se fâche; la femme se voit offensée dans sa dignité de citoyenne. C'est le divorce.

On pourrait multiplier à l'infini le nombre de ces drames familiaux qui mènent toujours au même résultat – le divorce. Mais nous avons cité ici les exemples les plus courants. Tous ont pour point commun la ligne de partage entre les éléments communistes et sans parti. Mais la décadence de la famille (de l'ancienne famille) ne se limite pas seulement aux éléments d'avant-garde de la classe ouvrière, les plus sensibles aux conditions nouvelles; elle pénètre plus profondément. En fin de compte l'avant-garde communiste expérimente plus tôt et plus intensément ce qui est plus ou moins inévitable pour la classe dans son ensemble. Ces phénomènes – remise en cause de la vie personnelle, exigences nouvelles en ce qui concerné la famille – débordent bien évidemment le domaine où le parti communiste entre en contact avec la classe ouvrière. L'institution du mariage civil à elle seule n'a pas pu ne pas porter un coup mortel à l'ancienne famille consacrée par l'Eglise et qui n'est que façade. Plus les liens étaient faibles, plus l'unité de la famille se limitait à l'aspect extérieur, quotidien et en partie rituel des rapports. En anéantissant le rite, on a par-là même porté un coup à la famille. Le rituel, dépourvu de contenu objectif et n'étant plus reconnu par l'Etat, ne se maintient que par son inertie, et sert de béquille à la famille traditionnelle. Mais s'il n'existe pas de liens solides à l'intérieur de la famille elle-même, si celle-ci ne tient que par la force de l'inertie, chaque coup qu'on lui porte de l'extérieur est capable de la détruire en anéantissant son caractère rituel. Et des coups, à notre époque, la famille en reçoit plus qu'elle n'en a jamais reçu. Voilà pourquoi elle vacille, voilà pourquoi elle se disloque et tombe en ruine, voilà pourquoi elle se recompose et se désagrège à nouveau. Le mode de vie est soumis à rude épreuve par cette critique sévère et douloureuse de la famille. Mais on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs.

Voit-on apparaître des éléments de la famille d'un type nouveau ? Sans aucun doute. Mais il faut se faire une idée claire de la nature de ces éléments et de la façon dont ils se forment. Comme dans d'autres domaines, il est nécessaire de distinguer ici les conditions matérielles des conditions psychiques, ou bien encore les conditions objectives des conditions subjectives, Au plan psychique, l'apparition d'une famille d'un type nouveau, de nouvelles relations humaines, équivaut pour nous dans l'ensemble au progrès culturel de la classe ouvrière, au développement de la personnalité, à une amélioration de ses besoins et de sa discipline interne. De ce point de vue, la révolution en elle-même, représente bien sûr un immense pas en avant, et les phénomènes les plus pénibles du démantèlement de la famille sont uniquement l'expression douloureuse de l'éveil de la classe ouvrière et l'épanouissement de la personnalité de l'individu dans cette classe. Ainsi, tout notre travail culturel – celui que nous faisons et particulièrement celui que nous seuls devons faire – doit servir à mettre en place des rapports et une famille d'un type nouveau. Sans une amélioration du niveau culturel individuel de l'ouvrier et de l'ouvrière, cette famille d'un type nouveau, supérieur, n'existe pas, car dans ce domaine, il ne peut être question, bien entendu, que de discipline intérieure, et non de contrainte extérieure. Et la force de cette discipline personnelle se définit par la vie que l'on mène à l'intérieur de la famille, et. par l'ensemble et la nature des liens qui unissent le mari et la femme.

Une fois encore, les conditions d'apparition d'un mode de vie et d'une famille d'un type nouveau ne peuvent être séparées de l'œuvre générale de la construction socialiste. Le gouvernement ouvrier doit s'enrichir pour qu'il soit possible d'organiser de façon sérieuse et adéquate l'éducation collective des enfants, pour qu'il soit possible de libérer la famille de la cuisine et du lavage. La collectivisation de l'économie familiale et de l'éducation des enfants est impensable sans un enrichissement de toute notre économie dans son ensemble. Nous avons besoin de l'accumulation socialiste. C'est à cette seule condition que nous pourrons libérer la famille des fonctions et des occupations qui l'accablent et la détruisent. La lessive doit être faite dans une bonne laverie collective. Les repas doivent être pris dans un bon restaurant collectif. Les vêtements doivent être taillés dans un atelier de couture. Les enfants doivent être éduqués par de bons pédagogues qui trouveront leur véritable emploi. Alors les liens du mari et de la femme ne seront plus entravés par ce qui leur est extérieur, superflu, surajouté et occasionnel. L'un et l'autre ne s'empoisonneront plus mutuellement l'existence. On verra enfin apparaître une véritable égalité de droit. Les liens seront uniquement définis par une attirance mutuelle. Et c'est précisément pour cette raison qu'ils seront plus solides, différents certes pour chacun, mais contraignants pour personne.

Ainsi, une double voie mène à la famille de type nouveau :

a. éducation de la classe et de l'individu dans la classe, et

b. enrichissement matériel de la classe qui forme l'Etat.

Ces deux mécanismes sont étroitement liés entre eux.

Ce que l'on vient de dire ne signifie nullement, bien entendu, qu'il existe un moment précis du développement matériel favorisant l'apparition immédiate de cette famille nouvelle. Non, la formation de la famille nouvelle est possible dès à présent. Il est vrai que l'Etat ne peut pas encore se charger de l'éducation collective des enfants, de la création de cuisines collectives meilleures que les cuisines familiales, de la création de laveries collectives, où le linge ne serait ni déchiré, ni volé. Mais cela n'empêche pas du tout les familles les plus progressistes de prendre l'initiative de se regrouper dès maintenant sur une base collectiviste. De telles expériences doivent, bien sûr, être menées avec la plus grande prudence afin que les moyens techniques de l'aménagement collectif correspondent aux intérêts et aux exigences du groupe lui-même, et procurent à tous ses membres des avantages évidents, même si ceux-ci sont encore minimes dans les premiers temps.

Il y a peu de temps, le camarade Semachko[14] écrivait à propos de la reconstruction de notre mode de vie familial:

"Il faut que nous soyons démonstratifs; on n'obtiendra pas grand-chose en. se limitant à des prises de position ou même à la propagande. Mais l'exemple, la démonstration, aura plus d'impact qu'un millier de brochures bien faites. La meilleure façon de mener à bien cette propagande, c'est d'utiliser la méthode que, dans la pratique chirurgicale, on appelle "transplantation". Lorsque la peau est arrachée sur une grande surface du corps (par suite d'une blessure ou d'une brûlure), lorsqu'il n'y a pas d'espoir qu'elle recouvre à nouveau cette surface, les chirurgiens découpent des morceaux de peau dans une partie saine et les appliquent sur la surface dénudée; la peau se greffe, et ces petits morceaux commencent à s'étendre, ils deviennent de plus en plus grands, et recouvrent enfin la surface tout entière. Il se passera la même chose avec cette propagande démonstrative : si, dans une fabrique ou dans une usine, on adopte un mode de vie communiste, d'autres entreprises suivront leur exemple[15]."

L'expérience de ces collectivités familiales, qui constituent une première approche, encore très imparfaite, du mode de vie communiste, doit être soumise à une étude et à une analyse minutieuses. Il faut que le pouvoir, ayant tout les conseils et les organismes économiques, apporte son soutien à ces initiatives partielles. La construction d'habitations – car nous allons tout de même nous mettre à construire du logement ! – doit être envisagée conformément aux exigences des foyers familiaux. Les premiers succès évidents et indiscutables dans ce domaine, même s'ils sont très limités, inciteront inévitablement des couches plus larges à s'organiser de la même manière. En ce qui concerne une initiative planifiée venue d'en haut, les choses ne sont pas encore mûres, ni du point de vue des ressources matérielles de l'Etat, ni du point de vue de la préparation du prolétariat lui-même. Actuellement l'affaire ne peut démarrer qu'avec la création de foyers démonstratifs. Il faudra prendre progressivement de l'assurance, sans vouloir aller trop loin et sans tomber dans le fantastique bureaucratique. A un moment donné, c'est l'Etat qui prendra les problèmes en charge, par l'intermédiaire des conseils locaux, des coopératives, etc., qui généralisera le travail déjà fait, qui le développera et l'approfondira. De cette manière, l'humanité, comme le dit Engels, "passera du royaume de la nécessité au royaume de la liberté".


La famille et les rites[modifier le wikicode]

Il y a trois moments fondamentaux, rituels dans la vie de l'homme et de la famille, par lesquels l'Eglise enchaîne l'ouvrier, même incroyant ou peu croyant : la naissance, le mariage et la mort. Le gouvernement ouvrier s'est détourné du rituel de l'Eglise ; il a expliqué aux citoyens qu'ils avaient le droit de naître, de se marier et de mourir sans recourir aux gestes ni aux incantations magiques de ces gens habillés de soutanes ou d'autres vêtements sacerdotaux. Mais le mode de vie a beaucoup plus de difficulté à se défaire des rites que le gouvernement. La vie des travailleurs est trop monotone (trop uniforme) et sa monotonie même épuise le système nerveux. D'où le besoin d'alcool : une petite bouteille renferme tout un monde d'images. D'où le besoin de l'Eglise avec son rituel. Comment célébrer un mariage ou une naissance dans la famille ? Comment rendre hommage à un proche qui vient de mourir ? C'est sur ce besoin de souligner, de célébrer, d'embellir les étapes principales de la vie que s'appuie le rituel de l'Eglise.

Que lui opposer ? Bien sûr, nous opposons aux superstitions qui forment la base du rituel la critique marxiste, une relation objective à la nature et à ses forces. Mais cette propagande scientifique et critique ne résout pas le problème : tout d'abord elle n'atteint encore et n'atteindra pendant assez longtemps qu'une minorité de gens; en second lieu, cette minorité elle-même ressent le besoin d'embellir, d'élever, d'ennoblir sa vie personnelle, du moins aux moments les plus importants.

l'Etat ouvrier possède déjà ses fêtes, ses processions, ses revues, ses parades, ses spectacles symboliques, sa théâtralité. Il est vrai que cette théâtralité rappelle beaucoup celle d'autrefois, qu'elle l'imite, et qu'elle en est en partie une continuation directe. Mais l'essentiel de la symbolique révolutionnaire est nouveau, clair et puissant : le drapeau rouge, la faucille et le marteau, l'étoile rouge, l'ouvrier et le paysan, le camarade, l'Internationale. Or, dans la cellule familiale repliée sur elle-même, cette nouveauté est pratiquement inexistante, en tout cas elle est insuffisante. Cependant, la vie de l'individu est étroitement liée à sa vie familiale. C'est ce qui explique que dans la famille les éléments les plus conservateurs prennent souvent le dessus dans les rapports quotidiens; on conserve les icônes, on maintient le baptême, les funérailles religieuses, car les éléments révolutionnaires de la famille n'ont rien à leur opposer. Les arguments théoriques n'agissent que sur l'esprit, tandis que le rituel théâtral agit sur les sentiments et sur l'imagination; son influence est par conséquent beaucoup plus grande. C'est pourquoi, dans le milieu communiste lui-même, il est nécessaire d'opposer à cet ancien rituel des formes nouvelles, une symbolique nouvelle, non seulement au niveau officiel où elles sont déjà largement implantées, mais aussi au niveau de la famille. Il y a parmi les ouvriers une tendance à célébrer la naissance et non la fête du saint, et à donner au nouveau-né non pas le nom d'un saint, mais un prénom nouveau qui symbolise des faits, des événements ou des idées qui leur sont proches. Lors de l'assemblée des agitateurs moscovites, j'ai appris pour la première fois que, pour les filles, le prénom d'Octobre était très populaire. On a cité aussi Ninel (Lénine à l'envers), Rep (Révolution, Electrification, Paix[16] ). Pour montrer qu'on est lié à la révolution, on prénomme les enfants Vladimir, Ilitch et même Lenine (employé comme prénom), Rosa (en souvenir de Luxemburg), etc. Dans certains cas une naissance est marquée par un rite facétieux : le nouveau-né est "examiné " par le comité d'usine, puis on rédige une "résolution" dans laquelle on reconnaît que le nouveau-né fait partie des citoyens de l’U.R.S.S. Après, quoi, on passe à table.

Quelquefois, dans les familles ouvrières, l'entrée d'un enfant à l'école est aussi l'occasion d'une fête. C'est un événement très important, car il est lié au choix d'une profession, d'une ligne de vie. Le syndicat peut ici intervenir à bon escient. Dans l'ensemble, ce seront sans doute plus précisément les syndicats qui occuperont une place de choix dans la création et l'organisation des formes du nouveau mode de vie. Les confréries du moyen âge étaient puissantes justement parce qu'elles englobaient la vie de l'élève, de l'apprenti, du maître. Elles s'occupaient de l'enfant dès sa naissance, l'accompagnaient à la porte de l'école, le menaient devant l'autel le jour de son mariage, et l'enterraient lorsqu'il avait accompli sa mission. Les confréries ne se limitaient pas seulement à réunir les gens d'un même métier; elles organisaient tout le mode de vie. C'est vraisemblablement dans ce sens que se développera l'activité de nos syndicats, à cette différence près, bien sûr, que le nouveau mode de vie, à l'opposé du mode de vie du moyen âge, sera totalement libéré de l'Eglise et de ses superstitions, et qu'il sera fondé sur le désir d'utiliser chaque conquête scientifique et technique pour enrichir et embellir la vie de l'homme. Le mariage se passe plus facilement de cérémonie. Bien qu'ici même il y ait eu beaucoup de "malentendus" et d'exclusions du parti par suite de mariages célébrés à l'église. Le mode de vie à du mal à se faire à un mariage tout simple, que n'embellit aucune théâtralité.

Mais c'est l'enterrement qui présente des difficultés beaucoup plus grandes. Porter en terre un mort pour lequel un office n'a pas été dit est aussi inhabituel, étrange et honteux, que d'élever un enfant qui n'a pas été baptisé. Dans le cas où les funérailles, en raison de la personnalité du défunt, ont une signification politique, un nouveau rituel apparaît, théâtral, imprégné de symbolique révolutionnaire . il y a des drapeaux rouges, on joue une marche funèbre révolutionnaire, on tire une salve en signe d'adieu. Quelques participants de l'assemblée de Moscou ont souligné l'importance de l'incinération et ont proposé que, pour l'exemple, on commence par incinérer les corps des révolutionnaires éminents, ce qui serait justement un puissant moyen de lutte antireligieuse. Mais l'incinération, à laquelle il serait temps de recourir, ne signifie pas que l'on abandonne les processions, les discours, les marches funèbres et les salves. Le besoin d'exprimer ses sentiments est un besoin puissant et légitime.

Si, dans le passé, la théâtralité du mode de vie était étroitement liée à l'Eglise, cela ne signifie nullement, comme on l'a déjà dit, qu'il soit impossible de les dissocier. La séparation du théâtre et de l'Eglise s'est faite bien avant celle de l'Eglise et de l'Etat. Dans les premiers temps, l'Eglise a lutté contre le théâtre " public", car elle y voyait avec raison un dangereux concurrent pour ses mises en scène. Le théâtre a survécu, mais comme un spectacle spécial, enfermé entre quatre murs. Et dans la vie quotidienne, l'Eglise a conservé comme autrefois le monopole des mises en scène. Quelques sociétés "secrètes ", comme celle des francs-maçons, lui ont fait concurrence. Mais elles étaient elles-mêmes totalement imprégnées d'une bondieuserie mondaine. Il est possible de créer un "rituel " révolutionnaire au niveau du mode de vie (nous utilisons le mot "rituel" à défaut d'un terme plus adéquat), et d'opposer ce rituel à celui de l'Eglise, non seulement en ce qui concerne les événements à caractère collectif, mais aussi familial. Dès à présent, un orchestre qui interprète une marche funèbre peut bien souvent faire concurrence à un office religieux. Et nous devons bien sûr utiliser cet orchestre pour lutter contre le rituel de l'Eglise fondé sur une croyance servile en un autre monde, un monde où il vous sera rendu au centuple pour le mal et la médiocrité du monde terrestre. Le cinéma nous sera encore plus utile.

Ce mode de vie, cette théâtralité d'un genre nouveau ne se développeront que parallèlement au développement de l'alphabétisation et du bien-être matériel. Nous avons toutes les raisons d'observer ce mécanisme avec la plus grande attention. Il ne peut bien sûr être question d'une intervention contraignante venue d'en haut, c'est-à-dire d'une bureaucratisation des phénomènes nouveaux du mode de vie. Seule la création collective des larges masses, aidée par la fantaisie, par l'imagination créatrice, par l'initiative des artistes, peut progressivement, au cours des années et des décennies à venir, nous mener sur la voie de formes de vie nouvelles, spiritualisées, ennoblies, imprégnées de théâtralité collective. Cependant, sans réglementer ce processus créatif, il faut, dès maintenant et par tous les moyens, l'aider à se développer. Et pour cela, il est nécessaire avant tout de faire recouvrer la vue à cet aveugle qu'est le mode de vie. il faut étudier attentivement tout ce qui se passe dans la famille ouvrière, dans la famille soviétique en général. Chaque nouveauté, chaque embryon, ou même chaque allusion à ces formes nouvelles doit être mentionnée dans la presse, porté à la connaissance de tous, afin d'éveiller la fantaisie et l'intérêt et de donner ainsi une impulsion à la création collective d'un nouveau mode de vie.

Cette tâche échoue avant tout au komsomol. Ce que l'on aura imaginé ou entrepris n'aboutira pas obligatoirement. Quel mal y a-t-il à cela ? Les choix se feront au fur et à mesure. La vie nouvelle engendrera les formes qui lui conviennent. Et au total, elle sera plus riche, meilleure, plus vaste, plus belle, plus éclatante. Et c'est bien là tout le fond du problème.


Les égards et la politesse comme conditions nécessaires à des relations harmonieuses[modifier le wikicode]

Lors d'une de nos multiples réunions critiques, le camarade Kisselev, président du Sovnarkom, a souligné, ou du moins a rappelé, un aspect très important du problème de l'appareil d'Etat. Il s'agissait de savoir comment, de quelle manière celui-ci entrait en contact avec la population, comment il "discutait " avec elle, comment il recevait les visiteurs, les "plaideurs", les solliciteurs, comment il les considérait, quel langage il leur tenait et s'il leur parlait en toute circonstance... Cela aussi représente un aspect important du "mode de vie".Par ailleurs, il importe ici aussi de distinguer deux choses : la forme et le fond.

Dans toutes les démocraties civilisées, la "bureaucratie" est au service du peuple, bien sûr; ce qui ne l'empêche pas de former, au-dessus du peuple, une caste professionnelle étroitement soudée ; et si la bureaucratie "offre" réellement "ses services" aux magnats capitalistes, c'est-à-dire rampe devant eux, elle est pleine de hauteur vis-à-vis du paysan et de l'ouvrier, et s'adresse à eux comme s'ils étaient des objets (ceci aussi bien en France, qu'en Amérique ou en Suisse). Mais là-bas, dans les démocraties "civilisées", cela s'enrobe de politesse, d'affabilité – plus nette dans tel pays, moins apparente dans tel autre. Chaque fois que cela est nécessaire (et cela arrive quotidiennement) le poing de la police crève sans difficulté cet écran de politesse. On bat les grévistes dans les commissariats de Paris, de New York, et d'autres grands centres. Mais dans l'ensemble la politesse "démocratique", officielle, qui dirige les relations de la bureaucratie avec la population, est le produit et la conséquence de la révolution bourgeoise – l'exploitation de l'homme par l'homme existe toujours, mais sa forme a changé, elle est moins "grossière", elle se drape dans les décors de l'égalité, elle se recouvre d'un vernis de bonnes manières.

L'appareil de la bureaucratie soviétique est particulier, complexe ; il porte en lui les habitudes de diverses époques en même temps que les embryons des futures relations humaines. En règle générale, la politesse n'existe pas chez nous. Par contre, cette grossièreté, héritée du passé, on en a à revendre. Mais ici aussi, la grossièreté n'est pas toujours la même. Il y a la grossièreté simple, celle du moujik; elle manque de finesse bien sûr, mais elle n'humilie pas. Elle devient insupportable et objectivement réactionnaire quand nos jeunes littérateurs l'utilisent pour on ne sait quelle conquête "artistique". Les travailleurs d'avant-garde sont foncièrement hostiles à ce genre de fausse rudesse, car ils voient avec raison dans la grossièreté du langage et des manières un reste de l'esclavage, et désirent faire leur la langue de la culture, avec les contraintes qu'elle implique. Mais je disais cela en passant...

Outre cette grossièreté simpliste, indifférenciée, paysanne et passive pour ainsi dire, il existe une grossièreté "révolutionnaire" particulière – celle de l'avant-garde, – qui provient de l'impatience, du désir brûlant de faire mieux, de l'irritation que suscite en elle notre "oblomoverie[17] " et de la tension nerveuse. Bien sûr, cette grossièreté en tant que telle manque aussi de finesse, et nous la combattrons; mais au fond, elle se nourrit souvent à cette même source révolutionnaire qui, au cours de ces dernières années, a plus d'une fois déplacé des montagnes. Ici, ce n'est pas le fond des choses qu'il faut changer, car il est sain dans la majorité des cas, mais leur forme, pleine de rudesse...

Mais il existe encore chez nous, – et c'est là que le bât blesse -, un autre type de grossièreté, une grossièreté ancestrale, celle du riche, du barine, qui nous vient de l'époque du servage, pénétrée d'une odieuse bassesse. Elle n'a pas encore disparu, et il n'est pas facile de s'en débarrasser. Dans les organismes de Moscou, en particulier les plus importants, cette supériorité de seigneur n'apparaît pas sous sa forme la plus combative, – on ne crie pas, on ne gesticule pas devant les solliciteurs -, mais elle présente le plus souvent l'aspect d'un formalisme déshumanisé. Bien sûr ce n'est pas l'unique source du "bureaucratisme et des lenteurs administratives", mais c'en est un des facteurs essentiels : une totale indifférence vis-à-vis des individus et de leur travail. S'il était possible d'enregistrer sur une bande particulièrement sensible les consultations, les réponses, les explications, les ordres et les prescriptions donnés dans tous les départements d'un organisme bureaucratique de Moscou au cours d'une seule journée, on obtiendrait un ensemble particulièrement démonstratif. C'est encore pire en province, en particulier là où la ville entre en contact avec la campagne.

Le bureaucratisme est un phénomène très complexe, absolument pas homogène; c'est plutôt une combinaison de phénomènes, de mécanismes nombreux, apparus à divers moments de l'histoire. Et les raisons qui soutiennent et qui alimentent la bureaucratisme, sont aussi très diversifiées. Notre inculture, notre arriération, notre ignorance y occupent la première place. La désorganisation générale de notre appareil gouvernemental sans cesse reconstruit (ce qui est inévitable en période révolutionnaire) entraîne un grand nombre de frictions qui favorisent énormément le bureaucratisme. C'est précisément dans ces conditions que l'hétérogénéité sociale de l'appareil soviétique, et en particulier l'existence d'habitudes seigneuriales, bourgeoises, se manifestent dans leurs formes les plus repoussantes.

Par-là même, la lutte contre le bureaucratisme ne peut pas ne pas prendre un caractère diversifié. A la base, il faut lutter contre l'inculture, contre l'ignorance, contre la saleté, contre la misère. L'amélioration technique de l'appareil bureaucratique, la compression des cadres, une plus grande régularité, une plus grande rigueur et une plus grande exactitude dans le travail ainsi que d'autres mesures du même type ne résolvent pas, bien sûr, le problème historique du bureaucratisme, mais permettent d'en diminuer les aspects les plus négatifs. L'élaboration d'une "bureaucratie" soviétique d'un type nouveau, la formation de "spécialistes", est extrêmement importante. Et ici, bien entendu, il ne faut pas se leurrer sur la difficulté que représente, à une époque de transition et étant donné les habitudes héritées du passé, l'éducation de dizaines de milliers de nouveaux travailleurs fondée sur des bases nouvelles, c'est-à-dire dans un esprit de travail, de simplicité, d'humanité. Cela est difficile, mais, pas impossible ; seulement, cela ne se fera pas d'un seul coup, mais progressivement, grâce à la promotion de "séries" chaque fois meilleures de jeunes travailleurs soviétiques.

Toutes ces mesures envisagées à plus ou moins long terme n'excluent cependant en aucun cas une lutte immédiate, quotidienne, implacable, contre cette insolence bureaucratique, contre ce dédain administratif envers l'individu et son affaire, contre ce nihilisme de plumitif qui cache soit une indifférence envers toute chose, soit une couardise impuissante à reconnaître son incapacité, soit un désir de sabotage conscient, ou encore la haine organique d'une classe dégradée envers la classe qui l'a dégradée. C'est ici que se trouve un des points d'appui fondamentaux du levier révolutionnaire.

Il faut que l'homme simple, l'humble travailleur, cesse de craindre les institutions administratives auxquelles il lui arrive d'avoir recours. Il faut qu'on l'y accueille en lui manifestant d'autant plus d'attention qu'il est plus démuni, c'est-à-dire plus obscur, plus ignorant. Et au fond, il faut qu'on essaye de l'aider, et pas simplement de s'en débarrasser. Pour cela, outre toutes les autres mesures, il faut que l'opinion publique soit constamment informée du problème, il faut qu'elle y prenne part de la façon la plus large possible, et en particulier, il faut que ce problème intéresse tous les éléments réellement soviétiques, révolutionnaires, communistes et tout simplement conscients de l'appareil d'Etat lui-même; et ces éléments, heureusement, sont nombreux c'est sur eux que repose l'appareil d'Etat, et c'est grâce à eux qu'il progresse.

Dans ce domaine, la presse peut jouer un rôle particulièrement décisif.

Malheureusement, nos journaux ne fournissent généralement qu'un matériau éducatif extrêmement restreint en ce qui concerne le mode de vie. Et s'ils donnent une information, c'est souvent sous forme de rapports monotones : il existe, – peut-on y lire -, une usine, l'usine Untel; dans cette usine, il y a un comité et un directeur; le comité fait son travail de comité, et le directeur – son travail de directeur, etc. Pourtant notre mode de vie regorge d'épisodes, de conflits, de contradictions manifestes, instructifs, en particulier là où l'appareil d'Etat entre en contact avec la population. Il faut seulement avoir le courage de retrousser ses manches et de se mettre à l'ouvrage...

Bien entendu, ce travail de dénonciation et d'éducation doit être exempt de toute médisance, de toute intrigue, de toute accusation gratuite, de toute manigance et de toute démagogie. Mais ce travail, mené correctement, est nécessaire et vital, et il me semble que les responsables des journaux doivent envisager le moyen de le réaliser. Pour cela, il nous faut des journalistes qui allient l'ingéniosité du reporter américain à l'honnêteté soviétique. Il en existe. Le camarade Sosnovski nous aidera à les mobiliser. Et dans leur mandat (sans craindre pour cela de ressembler à Kouzma Proutkov), il faut écrire : "va jusqu'au bout des choses !" Le "calendrier " de la lutte pourrait être à peu près le suivant : si au cours des six mois à venir nous arrivions à dénoncer – avec exactitude et impartialité, après deux ou trois vérifications – dans toute l'U.R.S.S. une centaine de bureaucrates qui manifestent un mépris foncier envers les masses travailleuses, si, après en avoir parlé dans tout le pays, et peut-être après avoir organisé un procès public, nous excluions cette centaine de bureaucrates de l'appareil du parti sans leur permettre de le réintégrer jamais ni nulle part, cela serait un très bon début. Bien sûr, il ne faut pas s'attendre tout de suite à des miracles. Mais. quand il s'agit de remplacer l'ancien par du neuf, un petit pas en avant a plus de valeur que les discussions les plus longues.


Il faut lutter pour un langage châtié[modifier le wikicode]

Lors d'une assemblée générale à la fabrique de chaussures "La Commune de Paris", il a été décidé de, de mettre fin à la grossièreté du langage et de donner des amendes pour les "gros mots", etc.

Comparé aux "mots" de Lord Curzon, auquel on ne peut pas encore infliger d'amende, c’est un tout petit fait dans le tourbillon de notre époque, mais c'est un fait significatif. il ne prendra toute son importance que par rapport à l’écho que rencontrera cette initiative.

La grossièreté du langage – la grossièreté russe en particulier – est un héritage de l'esclavage, de l'humiliation, du mépris pour la dignité humaine, celle d'autrui, et la sienne propre. Il faudrait demander aux philologues, aux linguistes aux folkloristes si l'on trouve dans d'autres pays une grossièreté aussi débridée, aussi répugnante et aussi choquante que chez nous. pour autant que je sache, on n'en trouve nulle part ailleurs. Dans les couches populaires, la grossièreté exprimait le désespoir, l'irritation, et avant tout une situation d'esclave sans espoir, sans issue. Mais cette même grossièreté dans les couches supérieures, dans la bouche d'un maître ou d’un intendant de domaine, était l'expression d’une supériorité de classe, d'un bon droit d'esclavagiste, inébranlable. On dit que les proverbes sont l'expression de la sagesse populaire; c'est aussi celle de l'ignorance, des préjugés et de l'esclavage. "Un gros mot s'oublie vite", dit un ancien proverbe russe, qui ne reflète pas seulement l'esclavage, mais aussi son acceptation passive. Deux types de grossièreté – celle des barines, des fonctionnaires, de la police, une grossièreté rassasiée, à la voix grasse, et une autre, affamée, désespérée – ont coloré la vie russe de leur teinte repoussante. Et la révolution en a hérité, comme de beaucoup d'autres choses.

Mais la révolution, c'est avant tout l'éveil de la personnalité humaine dans des couches qui autrefois n'en avaient aucune. Malgré toute la cruauté et la férocité sanglante de ses méthodes, la révolution est avant tout et surtout un éveil du sens de l'humain; elle permet de progresser, de faire plus attention à sa dignité propre et à celle des autres, d'aider les gens faibles et sans défense. La révolution n'est pas, une révolution, si, de toutes ses forces et par tous les moyens, elle ne permet pas à la femme, doublement et triplement aliénée, de se développer personnellement et socialement. La révolution n'est pas une révolution si elle ne porte pas le plus grand intérêt aux enfants ; ils sont l'avenir au nom duquel elle s'effectue. Et peut-on créer – même de façon parcellaire et limitée – une vie nouvelle fondée sur le respect mutuel, sur le respect envers soi-même, sur l'égalité de la femme, sur un véritable souci des enfants, dans une atmosphère où résonne, gronde, éclate le langage grossier des maîtres et des esclaves, un langage qui n'a jamais épargné rien ni personne ? Il est aussi nécessaire pour la culture de l'esprit de lutter contre la grossièreté du langage qu'il est nécessaire pour la culture matérielle de combattre la saleté et les poux.

Il n'est pas du tout simple ni facile de venir à bout de cette licence linguistique, car elle ne trouve pas ses racines dans le mot lui-même, mais dans le psychisme et dans le mode de vie. Il faut évidemment encourager les tentatives de la fabrique "La Commune de Paris", mais avant tout il faut souhaiter à ses initiateurs patience et obstination, car les habitudes psychiques qui se transmettent de génération en génération et qui imprègnent, aujourd'hui encore, toute l'atmosphère, ne sont pas faciles à déraciner; il nous arrive souvent de vouloir à tout prix faire des progrès; nous nous éreintons, puis finalement, nous baissons les bras, et nous laissons tout comme avant.

Il faut espérer que les ouvriers, et avant tout les communistes, soutiendront l'initiative de "La Commune de Paris". On peut dire qu'en règle générale (il y a bien sûr des exceptions) les grossièretés s'adressent à la femme et aux enfants, non seulement dans les masses retardées, mais souvent aussi parmi l'avant-garde, et quelquefois même parmi les "responsables" … Il ne faut pas nier le fait que cette façon de s'exprimer est encore vivante six ans après octobre, même parmi les gens " haut-placés ". Hors de la ville, hors de la capitale, certaines "personnalités" , jugent qu'il est de leur devoir de s'exprimer grossièrement, car elles voient là un moyen d'entrer en contact avec la paysannerie…

Notre vie est totalement contradictoire, tant au plan économique que culturel. Au centre du pays, non loin de Moscou, s'étendent d'immenses espaces marécageux, aux chemins impraticables, et tout à côté, des usines s'élèvent, qui frappent par leur niveau de technicité européenne ou américaine… On rencontre des contrastes analogues dans nos meurs; à côté de Kit Kitytch le jeune[18] qui a traversé la révolution, connu l'expropriation, la spéculation clandestine, la spéculation légale, et qui a conservé pratiquement intacts tous les caractères de sa classe, nous trouvons le meilleur type de l'ouvrier communiste, qui ne vit que pour les intérêts de la classe ouvrière, et qui est prêt à se battre pour la révolution, à tout moment et dans n'importe quel pays. Outre ce contraste social – grossièreté obtuse et idéalisme révolutionnaire nous pouvons souvent relever des contrastes psychiques à l'intérieur d'un même individu, d'une même conscience. Voici par exemple un communiste authentique, dévoué à sa tâche, mais pour lui, les femmes ne sont que des "babas[19] " (quel mot grossier !), dont on ne peut parler sérieusement. Ou encore, à propos de la question nationale, un communard émérite émettra soudain une bordée d'injures dignes d'un Ougrioum-Bourtchéev[20] et propres à faire fuir. Cela est dû au fait que les différents domaines de la conscience ne se transforment pas et n'évoluent pas parallèlement ni en même temps. Ici aussi on trouve une économie particulière. Le psychisme est tout à fait conservateur ; dans la conscience, seuls se transforment les éléments directement soumis aux exigences de la vie. L'évolution sociale et politique des dernières décennies s'est faite à un rythme inouï, avec des sauts et des revirements sans précédent. C'est pourquoi la Confusion et la Désorganisation sont chez nous si puissantes. Mais il serait injuste de penser que ces deux sœurs règnent uniquement dans la production ou dans l'appareil d'Etat. Non, il faut l'avouer, elles agissent aussi sur les mentalités où se combinent des convictions d'avant- garde sincères et réfléchies (dans ce domaine, nous avons quelque chose à apprendre à l'Europe et à l'Amérique) avec des humeurs des habitudes et des opinions directement héritées du Domostroj[21] . Niveler le front idéologique, c'est-à-dire analyser tous les domaines de la conscience au moyen de la méthode marxiste – telle est la formule générale de l'éducation et de l'autoéducation qui doit s'appliquer avant tout à notre parti, en commençant par les dirigeants. Et une fois encore, cette tâche est terriblement complexe; elle ne sera pas résolue de façon scolaire ni littéraire, car les contradictions et les désordres du psychisme trouvent leurs racines les plus profondes dans la confusion et la désorganisation du mode de vie. La conscience, en fin de compte, se définit par l'être. Mais la dépendance n'est ici ni mécanique, ni automatique; elle est réciproque. C'est pourquoi il faut aborder le problème de diverses manières, y compris celle des ouvriers de l'usine "La Commune de Paris".

Souhaitons-leur de réussir !

La lutte contre la grossièreté fait partie de la lutte pour la pureté, la clarté, la beauté du langage.

Annexe[modifier le wikicode]


Questions et réponses sur le mode de vie ouvrier[modifier le wikicode]

Nous avons déjà souligné dans l'introduction que le matériau principal de cet ouvrage nous avait été fourni par une discussion avec un groupe d'agitateurs et de propagandistes moscovites[22]. Ce sont eux qui ont livré des réponses écrites aux questions que je leur avais posées. Pour appuyer certaines conclusions de cette brochure, je juge utile de rapporter ici les passages les plus significatifs des sténogrammes de la réunion, ainsi que des extraits d'enquêtes. Ce matériau possède, à mes yeux, un intérêt particulier.

L.T.


Question N° 1[modifier le wikicode]

  • Quel genre de livres et de brochures demande-t-on plus particulièrement ?
  • De quels livres manque-t-on plus particulièrement dans les bibliothèques d'usines ?
  • Est-ce que les ouvriers lisent de la littérature ?
  • Quels sont les auteurs les plus populaires ?
  • Possède-t-on une quantité suffisante d'ouvrages littéraires ?

Réponses

LYSSENKO. – Il y a peu de livres dans les bibliothèques d'usines, ils sont mal reliés, sans couverture, le papier et l'impression sont de mauvaise qualité.

KAZAKOV. – On remarque un grand intérêt pour les ouvrages dans lesquels les problèmes sont posés de la façon la plus simple et la plus concise, et qui sont imprimés en gros caractères. Les bibliothèques sont pleines de tout ce que vous voulez, mais certainement pas d'ouvrages adaptés aux ouvriers.

IVANOV. – On demande beaucoup les oeuvres de Roubakine, mais on en dispose que d'un très petit nombre. En ce qui concerne la littérature antireligieuse, ce sont les oeuvres de Demian Bedny[23] qui sont les plus demandées.

OSNAS. – En ce qui concerne la littérature révolutionnaire, on lit ce qui est écrit de la façon la plus vivante et la plus captivante (Svertchkov, Chapovalov). Quelques personnes lisent "La Révolution prolétarienne" : le sérieux du journal repousse le lecteur, ainsi que l'absence de table des matières, ce qui représente des difficultés pour comprendre les événements, et rend les souvenirs incompréhensibles.

Les ouvrages littéraires les plus demandés par les ouvriers adultes sont ceux d'Upton Sinclair.

En utilisant l'expérience et la vision du monde de l'ouvrier issu de la révolution, il faut éditer des ouvrages de vulgarisation de la théorie marxiste et matérialiste.

MARKOV. – Pour habituer l'ouvrier à lire, il importe de décrire, sans que cela soit ennuyeux, les souffrances et les peines des camarades qui ont lutté pour la cause ouvrière à l'époque de la clandestinité, qui ont été envoyés en exil, qui s'en sont échappé, il faut raconter quelles ont été leurs aventures en chemin[24] , etc.

ANTONOV. – Il faut des bibliothèques ambulantes pour les ateliers.

KOULKOV. – On demande des ouvrages d'économie politique, des brochures sur la nouvelle réglementation de l'exploitation des terres, des livres qui traitent de la vie quotidienne, des problèmes d'hygiène, des questions d'adaptation au travail, des relations entre parents et enfants, de la façon de diminuer les dépenses journalières pour un salaire donné, de l'organisation syndicale et soviétique. Tout cela doit être expliqué brièvement, clairement, au moyen de schémas. Pour les communistes politiquement peu formés, il n'existe pas de littérature exhaustive sur l'étude du parti, du matérialisme historique, du mouvement syndical, etc. Il n'y a pas de documentation correspondant à ces sujets.

Il y a fort peu d'éditions complètes des oeuvres de D. Bedny.

LAGOUTINE et KAZANSKI. – Le pourcentage des ouvriers qui lisent est peu élevé. Chez les communistes ce pourcentage est encore plus faible (ils sont sans arrêt pris par des assemblées, etc.)

Il y a une très forte demande d'ouvrages littéraires à caractère épique, consacrés à la révolution.

La jeunesse ne manifeste aucun attrait pour Dostoïevski.

La littérature politique semble difficile à lire.

Partout on, demande des ouvrages spécialisés . sur la technique, sur l'économie, sur le mode de vie ouvrier.

On note un grand attrait pour la littérature scientifique (astronomie, naissance de la terre, apparition de l'homme).

La littérature antireligieuse est très bien acceptée.

GORDEEV. – Je me rappelle comment la littérature populaire s'est répandue dans l'Armée Rouge. Un homme de la campagne est arrivé un jour, qui savait que le patriarche Tikhon avait maudit les bolcheviks; par ailleurs, les poèmes antireligieux de Demian Bedny étaient alors la forme de littérature la plus populaire. On lisait ses oeuvres jusqu'à ce qu'elles tombent en lambeaux. Le bureau politique et le comité central du parti peuvent dire à D. Bedny de revenir de congé afin d'écrire des oeuvres antireligieuses. Jusqu'à présent, les paysans ont énormément lu ses ouvrages. Il existe bien sûr une autre littérature : consacrée à la création du monde et à l'apparition des mythes. Mais si ces mythes étaient exposés par D. Bedny dans un beau poème, ils seraient plus accessibles à l'ouvrier et au paysan. D. Bedny a l'art de tout transformer, et il est temps qu'il rentre de congé, sinon il va écrire un mot au "Crocodile"[25] pour dire qu'il a été mis à la retraite par le R.V.S.R.[26] .

KOULKOV. – Quelle est la situation du paysan ? Nous avons fouillé les bibliothèques et nous n'avons trouvé aucun ouvrage relatif aux problèmes agricoles, et ce sont pourtant les problèmes qui l'intéressent plus que tout. Autrefois, il ne possédait peut-être pas de vache, mais à présent, la famine l'a poussé à acquérir une vache et un cheval, et il doit savoir comment s'en occuper le mieux possible. Nous n'avons pas besoin de traités de 200 ou 300 pages; il suffit qu'on explique les problèmes en deux-trois pages, mais de façon compréhensible. On peut dire la même chose au sujet des ouvriers.

OSSIPOV. – Les ouvriers se réfèrent énormément aux livres lorsque la discussion porte sur les problèmes de la famille. De telles discussions ont très souvent lieu, au cours desquelles on a besoin de se reporter à une brochure. Je n'en connais aucune, et pourtant ce genre de brochures, même succinctes et limitées mais qui pourraient être lues par un très grand nombre de gens, est extrêmement nécessaire.

LYSSENKO. – Maintenant, parlons de ce qui se passe dans la rue. Nous nous intéressons rarement aux enfants qui y font les quatre cents coups, ni aux spectacles, bienfaisants ou pernicieux, que nous offre la rue. Par exemple, des enfants jouent "à l'Armée Rouge" : même si cela est entaché de "militarisme", c'est bien; mais parfois, il en va différemment, ils ont d'autres jeux, moins salutaires, et personne ne le leur dit. Il faut savoir aborder ce problème afin de les diriger; il faut savoir ce qu'on peut leur donner à lire, – peut-être des ouvrages consacrés à la culture physique ou à d'autres sujets plus utiles. Selon moi, il importe de porter attention à des problèmes insignifiants, car on nous répète souvent que nous disons sans cesse qu’il faut être plus près de la vie. Il faut s'intéresser aux petits riens de la vie quotidienne.

MARKOV. – Je dois avouer que j'ai tellement lu d'ouvrages qui se ressemblaient que j'en ai assez de cette pitance, même si elle est bonne. On dit souvent que "trop ne vaut rien". C'est la même chose ici. Regardez notre littérature; on n'y trouve que des articles scientifiques qui font tourner la tête. Si on jette un coup d'oeil dans les journaux, c'est la même chose. A table, on parcourt le journal et si on l'abandonne un moment, on oublie non seulement à quel paragraphe ou à quelle phrase on s'est arrêté, mais même quel article on était en train de lire. Il faut absolument de la diversité. Il y a peu de temps, j'ai découvert un petit livre, de Svertchkov je crois, "Cinq années de révolution". Je n'ai pas le temps de lire, j'ai du travail par-dessus la tête, à table, je parcours rapidement les principaux articles du journal; mais il m'a été impossible de m'arracher à ce livre. Je lisais le journal au travail, pendant la pose, et le livre à la maison. J'avais résolu de ne lire que dix minutes avant d'aller me coucher, et lorsque je prenais ce petit livre, j'oubliais qu'il fallait dormir.

Il m'arrive souvent de prendre la parole dans des assemblées générales d'ouvriers. Lorsque je parle de la concentration, de l'amélioration de l'industrie, on me dit . pourquoi n'y a-t-il pas de matières premières, qu'en a-t-on fait ? on les a volées ? Personne n'a mis l'accent sur une chose aussi évidente. Bien sûr, on a essayé, mais moi-même je ne comprends pas pourquoi on manque de matières premières. Autrefois, quand ce n'était pas la saison, c'était la guerre qu'on incriminait; mais alors pourquoi y a-t-il encore pénurie en 1923 ? Il n'y a pas de guerre. Comment cultiver le coton, qu'est-ce qu'il faut pour cela ? Ce problème si important pour la province de Moscou, personne n'a essayé de l'exposer clairement, personne ne s'est résolu à expliquer comment on semait le coton, pourquoi on en manquait, et où il fallait la semer.


Question N° 2[modifier le wikicode]

  • Quels journaux les ouvriers lisent-ils le plus volontiers ?
  • Qu'est-ce que les ouvriers lisent avant tout ?
  • Quelles rubriques faut-il développer ?
  • Est-ce que les dépêches de l'agence ROSTA sont accessibles aux lecteurs ouvriers ?
  • Dans ce domaine, ne faut-il pas transformer radicalement le caractère de notre information télégraphique ? Quel développement connaît la presse spécialisée ? Est-elle lue par les ouvriers?

Réponses

MARININE. – Les ouvriers se plaignent de la mauvaise qualité de la presse (de l'impression).

KAZAKOV. – La presse professionnelle se lit difficilement. Il arrive que nous devions la diffuser en usant de subterfuges, c'est-à-dire artificiellement.

MARKOV. – Dans les journaux il manque une rubrique où l'on expliquerait les faits et les mots incompréhensibles; c'est pourquoi l'ouvrier s'en désintéresse.

DOROFEEV. – Il est nécessaire de parler plus souvent du niveau de l'agriculture (culture potagère, culture des champs, etc.) en Europe, par exemple en Allemagne, ne serait-ce que pour le comparer avec notre agriculture primitive. Il importe de décrire le mode de vie des ouvriers en Occident, leur culture en général, leurs conditions de logement, la façon dont ils utilisent leurs loisirs, leur esprit révolutionnaire. Il ne faut pas écrire des articles aussi généraux que ceux qu'on a l'habitude de lire.

KOLTSOV. – Il serait souhaitable de réserver une page à la vie intime (au mode de vie) de l'ouvrier moyen, et il est nécessaire d'éditer un petit journal, même hebdomadaire, à caractère scientifique, avec une rubrique d'éducation politique.

ANTONOV. – Quand on lit "La Sirène", on commence avant tout par les faits divers.

Il y a peu d'articles scientifiques compréhensibles aux ouvriers. Il faut limiter au maximum les dépêches.

Le développement des journaux muraux d'intérêt local, à la rédaction desquels participent les ouvriers eux-mêmes, va très vite montrer les côtés positifs et négatifs du travail journalistique.

FINOVSKI. – Dans les dépêches de l'agence ROSTA, il importe avant tout de préciser clairement la provenance de la dépêche et de souligner qui en est l'auteur. Cela reste souvent un. mystère pour les ouvriers. Ils ignorent parfois qui leur transmet l'information – des ouvriers comme eux ou d'autres personnes. A la fin ou au début de. la dépêche, il faudrait donner une brève appréciation. Cela transformerait en partie le caractère de l'information télégraphique.

ZAKHAROV. – Les dépêches de l'agence ROSTA[27] ne sont pas toujours compréhensibles. Elles sont écrites par des correspondants qui affectionnent des mots dont on ne comprend même pas l'explication dans le dictionnaire. Il importe donc de transformer les dépêches en tenant compte du fait que des mots comme "province", "place d'armes", "piscine", ne sont pas toujours compris par les ouvriers, et qu'ils n'ont pas toujours de grandes connaissances en géographie.

KOULKOV. – En général les ouvriers ne comprennent pas les dépêches, car ils ignorent en quoi consiste une agence de presse étrangère. Il est nécessaire de donner un minimum d'explication sur ce que sont l'agence ROSTA et les autres agences de presse.

La presse spécialisée est mal distribuée, irrégulièrement les ouvriers ne la lisent pas, elle n'est lue que par un très petit nombre de gens. Il faut absolument transformer radicalement l'exposé des différents problèmes.

Les informations sur les grèves et sur le mouvement révolutionnaire à l'étranger ne satisfont pas l'ouvrier. Quelquefois, on décrit le début des événements, sans dire comment ils se terminent, ou encore, on donne des informations extrêmement brèves. On parle des branches importantes de l'industrie, sans dire un seul mot de la petite industrie : industrie du cuir, menuiserie, confection.

LAGOUTINE et KAZANSKI. – Les journaux les plus répandus sont "Le Moscou Ouvrier", "La Gazette Ouvrière" et la "Pravda des jeunes".

Leur succès est dû à leur prix modique et à la simplicité des articles. Le journal mural, quand il existe, est le type de journal le plus apprécié.

Il faut simplifier les dépêches de l'agence ROSTA; les exposer dans un langage simple et donner des explications qui soient compréhensibles et ne représentent pas une énigme supplémentaire.

ANTONOV. – Pourquoi la presse ne souffle-t-elle mot des problèmes du mode de vie ? Je pense que c'est parce que la description de la vie familiale des ouvriers implique que l'on pénètre la psychologie de l'ouvrier de notre époque. Bien sûr, c'est là un problème complexe, difficile à aborder. Plus tard, la situation changera, mais à présent, il est plus facile de parler des affaires courantes que de saisir la psychologie de l'ouvrier. C'est pourquoi il y a si peu d'articles de ce genre dans la presse.

KOBOZEV. – Les nouvelles de l'étranger ont ceci de défectueux que l'ouvrier se souvient mal du nom des villes, et qu'il confond souvent le lieu de l'information avec le lieu de l'événement.

MARININE. – Les gens s'intéressent à ce qui se fait en Amérique, en Angleterre, à ce qui s'y crée, et pourtant, on en parle fort peu dans nos journaux. On s'intéresse aussi au mode de vie des ouvriers américains, français, et nos journaux ne mentionnent que les grèves. En général, on parle peu du mode de vie des ouvriers.

KOLTSOV. – Il importe principalement de parler de la façon dont il faut travailler.

BORISSOV. – On écrit par exemple que le "Times" fait état de telle ou telle dépêche. Cela ne me dit pas du tout de quelle tendance est ce journal. Ou encore, on consacre un article au congrès d'Amsterdam. Vous croyez que les camarades l'ont lu ? Non. Et pourtant, il faut tout faire pour que les ouvriers soient hostiles aux mencheviks.

Ou encore, on a écrit beaucoup d'articles sur l'Angleterre, mais nulle part on a expliqué de façon claire ce que Curzon espérait de la Russie.

LYSSENKO. – Je veux dire un mot de ce que lisent les ouvriers et de ce qui les intéresse dans la presse. Le plus important pour eux est bien sûr d'apprendre à travailler convenablement.

J'ai été correspondant ouvrier. J'ai voulu expliquer ma psychologie : j'ai une femme, des enfants, j'ai décrit ma situation, mais après avoir distribué une dizaine d'articles de ce genre, je me suis aperçu qu'on les mettait à la poubelle. Alors, j'ai traité le problème comme le faisaient les autres correspondants; j'ai donné une description générale de la vie de notre usine et parlé de l'influence du parti communiste. Evidemment cela limite énormément les articles des correspondants. Il vaudrait mieux que la rédaction en souligne le caractère communiste, mais que l'on ne déforme pas ce qu'écrivent les correspondants.

(Sténogramme anonyme). – Personne ne lit la presse spécialisée. D'une part, on y répète ce qu'on lit dans d'autres journaux, d'autre part, on n'y donne aucune description de notre mode de vie : tarifs, augmentation ou diminution des salaires, travail à l'usine, etc.

(Sténogramme anonyme). – Les ouvriers s'intéressent aux faits divers. Pourquoi ? Mais parce que cela se passe à Moscou, dans leur milieu; on pourrait développer certains sujets en liaison à cela. On a fort peu écrit sur Komarov, on n'a pas. dit quel genre d'homme c'était, mais seulement que c'était quelqu'un de très pieux, et on n'a pas du tout expliqué pourquoi il est soudain devenu aussi violent. Quand un ouvrier pose cette question, on ne sait pas quoi lui répondre, puisque soi-même on ne connaît rien, tandis que les journaux auraient pu fournir l'explication : on aurait pu demander à des professeurs de répondre à ces questions. Des camarades ont parlé de l' "organisation du travail". Il existe une rubrique de ce genre dans les journaux. Les ouvriers la lisent avec intérêt, mais il leur arrive de rire à la lecture de, certaines informations, car il est rare qu'on puisse appliquer dans la pratique ce qui est écrit. C'est tout de même parfois possible. Dans notre usine, par exemple, un camarade avait lu qu'on pouvait scier d'une seule main, au lieu de scier des deux mains; il s'est d'abord mis à rire, puis il a essayé et s'est mis à l'ouvrage. On peut donc quelquefois tirer avantage de ces articles, et cela intéresse les ouvriers.


Question N° 3[modifier le wikicode]

  • Comment les ouvriers réagissent-ils aux phénomènes de la NEP ?
  • Parle-t-on beaucoup de la nouvelle bourgeoisie ?
  • Exprime-t-on des craintes sur un possible rétablissement de la domination bourgeoise ?

Réponses

MARININE. – Les ouvriers ont une attitude extrêmement critique vis-à-vis des nepmen et des phénomènes de la NEP.

Les vieux (de cinquante à soixante-dix ans), généralement plus conservateurs, y sont beaucoup plus indifférents, mais tous ne le sont pas.

KAZAKOV. – On parle de la nouvelle bourgeoisie uniquement lorsque l'ouvrier voit qu'on lui usurpe ses droits, c'est-à-dire les jours fériés lorsque les villégiatures sont assaillies de voitures remplies de dames bien vêtues.

KOLTSOV. – Les bamboches des administrateurs, des directeurs, des spécialistes d'entreprise sont une des causes de mécontentement, et quelquefois d'irritation envers les cellules du parti communiste; c'est ce qui explique les difficultés de notre agitation sur les lieux de production, dans les masses.

ZAKHAPOV. – Les ouvriers semblent instinctivement attachés aux coopératives, et ils demandent instamment que soit amélioré ce type d'organisation. Si les coopératives déçoivent les espoirs des ouvriers et ne sont pas solidement – organisées, on verra les ouvriers acheter aux nepmen et se satisfaire de leur marché. Il y a donc un danger de voir les ouvriers accepter la NEP.

KOULKOV. – Le danger d'un retour de la bourgeoisie apparaît surtout lorsque l'ouvrier entend les anciens et les nouveaux bourgeois rire des conditions difficiles de la vie ouvrière. L'ouvrier s'intéresse beaucoup au système des coopératives ainsi qu'à leur organisation. Il ne serait pas inutile de faire attention à ce problème. Les ouvriers détestent les nepmen qui vendent au marché et sur les bazars, mais que faire s'ils ne trouvent pas de produits d'aussi bonne qualité à la coopérative et s'ils y sont moins bien accueillis. On les reçoit comme des détenus qui viennent chercher leur ration.

LAGOUTINE et KAZANSKI. – La haine et l'irritation envers la nouvelle bourgeoisie sont extrêmement fortes.

L'ouvrier dit: c'est moi le maître. Lorsque je marche dans la rue, que je prends le tramway, je sens que je suis le maître. Lorsque je contemple la marée des banderoles lors d'une manifestation, je pense : je suis une force, je suis le maître. Il suffit que je le veuille, et les nepmen ne seront plus que poussière.

Quand il faudra le faire, nous arracherons cette mauvaise herbe (les nouveaux bourgeois) de notre potager.

FINOVSKI. – Il me semble que le problème de la NEP tel que l'envisagent les ouvriers présente deux aspects : un aspect purement politique, et un aspect quotidien. C'est ainsi que moi-même je le comprends. Du point de vue politique, à ce qu'il me semble, et vu l'agitation que nous avons menée dans les usines, les ouvriers sont plus ou moins indifférents envers la NEP. Ils savent que les nepmen ne pourrons pas les étouffer. Mais en ce qui concerne l'aspect quotidien du problème, il est tout à fait juste que les ouvriers s'en inquiètent, et que cela inquiète aussi le parti. Les ouvriers ont clairement conscience que des habitudes propres aux nepmen sont apparues au sein du parti.

ZAKHAROV. – Le développement de la NEP a poussé les ouvriers à porter une attention plus grande aux coopératives. On dirait qu'ils s'y raccrochent, qu'ils cherchent là un moyen de réagir contre la NEP et qu'ils y mettent leurs espoirs. Si nous laissons échapper cette occasion et si nous n'arrivons pas à bien organiser les coopératives, il est possible que l'attitude des ouvriers envers les nepmen soit moins hostile, car ce sont eux qui approvisionnent le marché. Il faut absolument que nous nous intéressions aux coopératives.

OSNAS. – Le respect de la richesse en tant que force tel qu'il existait avant la révolution a aujourd'hui disparu. On trouve plutôt une attitude un peu ironique. Les ouvriers ignorent ce qu'est un nepmen important, et le nepmen moyen suscite la réaction suivante : il a volé à droite et à gauche et le voilà riche. Je considère qu'il faut que nous éditions une chronique judiciaire écrite en gros caractères.

BORISSOV. – Les "délices" de la NEP, le luxe, etc., suscitent et renforcent chez certains ouvriers leur haine des "nouveaux bourgeois"; par ailleurs ce sentiment se double de la conscience que cette "saleté" éclatera comme une bulle de savon lorsque la classe ouvrière le désirera. L'ouvrier a conscience qu'il a donné la "liberté" aux nepmen et que, lorsque les circonstances le permettront, il transformera cette liberté en servitude. Bien des ouvriers, devant les délices des magasins et des marchés, se disent : "ça me ferait mal d'y toucher", mais après réflexion, ils décident : "profitons pour l'instant des nepmen". Il faut noter que l'ouvrier se sent parfois offensé car c'est lui, qui a pris le pouvoir, qui ne mange pas à sa faim, alors que celui à qui il a pris le pouvoir vit à satiété. Par conséquent, ce type d'ouvrier nourrit les sentiments suivants :

1. haine envers les. exploiteurs et les parasites (ce sentiment est le garant de l'activité prolétarienne);

2. conscience de sa force;

3. conscience de la nécessité de la NEP et de son caractère passager;

4. conscience de sa dignité d'homme et de citoyen libre.

Un autre type d'ouvrier craint que la vague de la NEP ne submerge l'Union Soviétique et que l' "on ait chassé une bourgeoisie pour en créer une autre".


Question N°4[modifier le wikicode]

  • Les, masses manifestent-elles un intérêt vivant pour les mouvements révolutionnaires de l'Occident ?
  • Les connaissances géographiques élémentaires nécessaires pour comprendre les informations de l'étranger ne font-elles pas défaut aux masses ?
  • Y a-t-il dans les usines des cartes de géographie adaptées à notre travail d'éducation politique, tant en ce qui concerne la politique internationale que les mouvements révolutionnaires dans d'autres pays ?
  • Les lecteurs sont-ils satisfaits des informations qu'on leur donne sur les grèves et le mouvement révolutionnaire à l'étranger ?
  • Le besoin de ce genre de cartes spécialisées se fait-il sentir ?

Réponses

MARININE. – Les ouvriers accordent moins d'importance aux informations journalistiques, surtout depuis qu'ils ont pris conscience que les remous soulevés par les journaux donnent très peu de résultats.

KAZAKOV. – Le plus intéressant serait d'avoir des cartes extrêmement simples et claires, par exemple une carte de la Russie où l'on indiquerait le lieu des diverses activités économiques.

ZAKHAROV. – Les connaissances géographiques en ce qui concerne la Russie sont maintenant assez satisfaisantes, car il y a peu d'ouvriers qui, au moment de la révolution, n'aient pas quitté Moscou pour se rendre en divers endroits : soit pour aller au front, ou pour se procurer des denrées, etc. Si bien qu'ils ont appris dans la pratique la carte de la Russie; mais en ce qui concerne le reste du monde, il n'en va pas de même. Il y a même de nombreux communistes qui ne savent pas où se trouvent les autres pays. C'est pour cela que parfois un bon exposé sur la situation internationale n'est qu'à demi compréhensible. Il existe des cartes de géographie dans quelques usines, mais elles sont anciennes. Il faudrait un type de carte qui montre bien aux ouvriers la situation géographique des Etats; lors des exposés, il serait bon d'en éclairer quelques points.

Il faudrait, comme au moment de la guerre, placer dans les lieux publics des cartes du monde extrêmement simples.

LAGOUTINE et KAZANSKI. – Les masses ont sans cesse tendance à surestimer la signification des événements; on entend dire : "ça commence pour de bon !", "on nous appelle à l'aide !".


Question N° 5[modifier le wikicode]

  • Quelles sont les raisons fondamentales qui empêchent l'ouvrier sans parti d'adhérer au parti communiste ?
  • Quels arguments principaux les ouvriers avancent- ils ?
  • Peut-on, en s'appuyant sur une série d'observations, faire la déduction suivante : nous avons réussi à faire adhérer au parti les ouvriers qui, par goût personnel, s'intéressaient avant tout à l'action politique; mais il y a encore de nombreux ouvriers qui ne s'intéressent qu'à leur travail, à la technique, au mode de vie familial, ou à des problèmes purement scientifiques ou philosophiques; en ce qui concerne ces ouvriers, nous n'avons pas encore trouvé le moyen de les aborder, c'est-à-dire que nous ne savons pas encore comment relier les intérêts techniques, économiques, familiaux, scientifiques de ces ouvriers avec le socialisme, avec le communisme. Cette déduction est-elle juste ou non ?

Réponses

MARININE. – L'intérêt pour la vie des cellules du parti a considérablement augmenté. L'activité individuelle de certains militants et militantes donne de bons résultats. Les difficultés que présentent la formation de militants peuvent être résolues en confiant tel ou tel ouvrier à un ou deux communistes, d'abord pour étudier la théorie, ensuite pour la divulguer.

KOBOZEV. – Les membres du parti appellent les ouvriers sans parti "camarades" uniquement dans les assemblées; mais, dans leur travail quotidien, ils n'ont aucun contact avec eux. On remarque parfois un formalisme bureaucratique qui crée une barrière invisible et qui empêche l'ouvrier sans parti d'adhérer au parti. En me fondant sur mon expérience personnelle, je rapporterai l'exemple suivant. Un jour, j'ai rencontré un ouvrier honnête que je connaissais bien et qui avait toujours soutenu le pouvoir soviétique, et je lui ai dis : "Vassia, passe chez moi après le travail." Je savais qu'il aimait beaucoup pêcher, et je commençais par lui parler de la pêche. Après avoir suffisamment discuté sur ce sujet, je lui ai dit : "Et pourquoi n'adhères-tu pas au parti ? Tu es jeune, il est temps pour toi d'y entrer; assez fainéanté, il est temps de faire quelque chose." "Mais je ne suis pas contre, au contraire, j'ai depuis longtemps envie d'adhérer au parti, mais chaque fois, je remets cela à plus tard. Il y a longtemps que je ne crois plus en Dieu. C'est d'accord, demain je ferai ma demande." La barrière invisible avait disparu; c'est ce que n'arrive pas à faire telle ou telle cellule repliée sur elle-même.

Ma conclusion est que s'il n'existe pas de relations fraternelles avec les sans-parti, si les cellules sont fermées et font preuve de formalisme bureaucratique, aucune idée révolutionnaire, ni dans la littérature économique, ni dans la littérature scientifique, ne donnera de résultats réels. Cette barrière invisible continuera d'exister.

KOLTSOV. – Nous n'avons pas encore trouvé le moyen de toucher les meilleurs ouvriers. C'est une réserve importante pour le parti. J'espère que nous saurons bientôt comment les aborder.

ANTONOV. – Si on organise un enseignement purement technique destiné à des ouvriers hautement qualifiés et de spécialisations diverses, on pourra rapidement former des spécialistes rouges. C'est la voie la plus sûre pour mener au communisme le reste de la masse ouvrière.

FINOVSKI. – Il faudrait que le travail d'éducation politique dans les cellules du parti consiste tout d'abord à regrouper les ouvriers suivant leurs penchants pour tel ou tel aspect de la vie : technique, politique, familial, scientifique, etc. Il me semble que nous allons bientôt y venir... La pensée ouvrière ne peut pas accepter les injustices qu'elle connaît actuellement... L'ouvrier ne peut pas chercher de réponse dans des livres qu'il n'a pas écrits... Il doit lui-même fournir la matière de ces nouveaux livres, c'est-à-dire examiner tous les problèmes douloureux de son mode de vie, au sens large du terme, dans son milieu, et mieux encore, dans la cellule du parti (et là, c'est à nous d'aller vers lui). Tel est, selon moi, le seul moyen de tirer l'ouvrier de sa léthargie dans la cellule et de le pousser à adhérer consciemment au parti.

ZAKHAROV. – La raison principale qui empêche l'ouvrier d'entrer au parti communiste, c'est la discipline. Les ouvriers sont prêts à aider le parti de tout leur coeur, mais ils craignent les obligations et les exigences que cela implique. On entend toujours la même réponse : "Je suis, au fond, communiste, et j'en fais certainement plus que certains qui ont leur carte." La deuxième raison est que, si on peut s'exprimer ainsi, les ouvriers sont intimidés; on entend souvent dire -. "J'aimerais bien adhérer, mais on va me dire : c'est une fois que tout est fini, qu'il n'y a plus de front, que tu te décides à entrer au parti."

Selon moi, le parti doit envisager tous les problèmes et pouvoir résoudre n'importe quelle question. Et je ne suis pas d'accord avec l'idée que nous n'avons pas trouvé le bon moyen d'approche, c'est-à-dire que nous n'avons pas su faire la liaison entre les intérêts économiques, techniques, familiaux, et le communisme.

KOULKOV. – Voici les arguments qu'avancent les ouvriers pour expliquer leur non-adhésion au parti : le soir, ils font du travail noir, les jours de fête, ils se rendent au marché pour acheter et vendre plus cher ce qu'ils ont fait le soir chez eux.

Les ouvriers sont devenus plus exigeants envers eux-mêmes : de retour du travail, ils se lavent et se changent. La journée de travail est de huit heures, mais les conditions de travail, le lieu de l'entreprise, les machines sont restés les mêmes qu'à l'époque du capitalisme; ils n'ont pas changé, il y a peu d'air, peu de lumière, et en été les ouvriers ont très envie de sortir respirer l'air frais.

Il serait souhaitable que les plus conscients et les plus réfléchis des ouvriers sans parti soient associés ne serait-ce qu'à un petit travail économique, politique, syndical. Il faut les faire changer et les associer plus souvent aux différentes activités ?

DOROFEEV. – Aujourd'hui un publie de sans- parti remplit les troquets et les débits de boisson, tandis que les communistes n'y entrent pas, ou bien, lorsqu'ils s'y trouvent, ils sont sur des charbons ardents; c'est pourtant là, qu'ils doivent être, sans que, bien sûr, ils s'enivrent. La Commission de contrôle n'a pas à. être perplexe. C'est là que le communiste doit militer, car c'est là qu'il vivra avec les ouvriers et les empêchera de boire. Et si nous ne vivons pas avec les masses, nous allons nous couper d'elles. Comment faisions-nous de l'agitation autrefois ? Uniquement dans les troquets, quand survenaient des discussions passionnées.

ZAZAKOV. – Quand les problèmes sont bien posés, quand chaque cellule d'usine aborde les ouvriers dans un esprit prolétarien, ceux-ci se rapprochent insensiblement du parti communiste; et lorsqu'ils ont pris connaissance de toute la structure du parti, ils y adhèrent sans aucune résistance. Là où ce travail n'est pas fait, là où l'ouvrier n'est pas informé par la cellule ou par la commission culturelle, les adhésions au parti sont freinée.

FINOVSKI. – Le arguments sont les suivants : c'est la famille qui. nous en empêche. En particulier au cours des dernières années, ce fut une raison impossible à dissimuler. L'ouvrier dit la chose suivante : je sais comment vivent vos camarades communistes et comment vivent les sans-parti. Je ne suis pas au parti. Le soir, je rentre chez moi, je suis libre et j'aide ma femme. Tandis que mon voisin, lui, est au parti; sa femme travaille du matin au soir, et lui, il court Dieu sait où tantôt à la cellule, tantôt à une assemblée. Et lorsque sa femme lui demande de l'aider, il répond : je ne peux pas, j'ai une réunion de cellule. Vider la poubelle, ça, il ne le fait jamais. Ils se disputent sans arrêt, sa femme hurle; tandis que chez moi, cela n'arrive jamais. Je considère que je suis plus utile à la révolution . tout va bien dans, ma famille, ma femme ne crie pas, je l'aide, et j'ai le temps de lire des livres ou des journaux politiques. Tandis que si un communiste ouvre un journal, sa femme lui crie : "Tu ne vas tout de même pas venir semer le désordre ici aussi."

KOLTSOV. – Le principal – c'est la discrétion, parce que lorsqu'un ouvrier adhère au parti, on l'assaille généralement de questions. Imaginez un prolétaire de la ville qui ne connaît absolument pas la vie de la campagne, et auquel on dit : "Toi qui es communiste, dis-nous un peu pourquoi on n'a pas donné à mon père sa part de bois à couper, tandis que le chef du comité exécutif du volostl[28] a eu de quoi se construire une isba et qu'en plus on a donné du bois à son gendre, etc." Il répondra que cela n'est pas légal, que c'est de l'abus de pouvoir, mais, étant novice, il se trouvera dans une situation embarrassante. On pourra aussi lui dire : "Quel communiste es-tu donc, tu n'en sais pas plus que nous !" C'est pourquoi les ouvriers pensent qu'il faut d'abord tout étudier et seulement ensuite adhérer au parti, autrement, on se moquera d'eux.

Ensuite, la chose la plus importante, c'est l'amour du travail. Les ouvriers les plus qualifiés sont la meilleure réserve du parti. Ils sont uniquement préoccupés par leur travail, et sont sans cesse en train de chercher à l'améliorer. Ils sont extrêmement consciencieux. Quand on discute avec eux et qu'on leur demande pourquoi ils n'adhèrent pas au parti, ils répondent qu'ils n'en ont pas le temps : ce qui les intéresse, disent-ils, c'est de trouver le moyen de produire un acier de meilleure qualité ou de mieux couler le béton, etc. lis font preuve d'esprit créatif, ils élaborent de nouvelles machines, etc. C'est ce genre d'ouvriers que nous ne savons pas comment aborder, et pourtant ce sont les ouvriers les plus honnêtes et les plus cultivés. Ils sont toujours en train de réfléchir, de chercher comment ils pourraient améliorer leur production. On doit pouvoir trouver le moyen de toucher ce genre d'ouvriers qualifiés qui sont sans conteste les meilleurs éléments. Ils sont uniquement préoccupés par la production, et comprennent que la force du parti dépend de la façon dont nous approfondissons, renforçons cette production; et ces ouvriers sont très nombreux dans chaque usine.

OSSIPOV. – Quand les ouvriers sans parti trouvent un travail où ils peuvent voir ce qu'est le parti communiste, ils y adhèrent. Les sans-parti n'entrent pas au parti, parce qu'ils ont parfois peur du travail qu'il leur faudra y faire, et qu'ils sont déjà fort occupés à la maison. Tel est le prétexte allégué uniquement par les sans-parti qui ne travaillent nulle part. Mais là où des groupes ont été organisés, on a immédiatement vu se constituer une cellule de sept membres; c'est ce qui s'est passé dans une usine. Je considère qu'il faut avant tout être actif. Les méthodes peuvent varier. On peut faire adhérer les uns par le biais de leur activité professionnelle, les autres par l'intermédiaire de leur travail en atelier. Certains comités de direction objecteront qu'ils ont beaucoup de travail, mais qu'ils ne forceront pas les délégués à travailler. Bien sûr, les membres du parti ne seront pas nombreux dans de telles entreprises. Le principal, c'est d'éveiller l'activité. Ce qui différencie 1919 de 1923, c'est qu'en 1919 la tension était extrême, et qu'on était très fatigué; mais ensuite, les gens se sont reposés, et ils ont tout de suite retrouvé leur activité.

ANTONOV. – L'ouvrier sans parti travaille ou ne travaille pas quand cela lui chante. Quand un travail lui plaît, il travaille, quand il ne lui plaît pas, il l'abandonne et en cherche un autre; mais dans notre milieu, la discipline du parti l'oblige parfois à continuer un travail qui ne le satisfait pas. Il aimerait travailler ailleurs, mais la discipline du parti l'oblige à rester là. Voilà la raison principale de son refus d'adhérer. Il y eut une époque où Dénikine se trouvait près de Toula; alors, les camarades adhéraient en masse. Ils savaient qu'il n'y avait pas d'autre issue, qu'il fallait protéger le pouvoir prolétarien, et ils entraient au parti. Mais la question est de savoir combien d'ouvriers ont été capables de mener un travail de longue haleine ? Certains camarades ont été des militants actifs pendant la première et la deuxième révolution, mais par la suite, beaucoup d'entre eux se sont révélés inaptes à mener une lutte de longue durée, car cela nécessitait de la constance. Il y a eu des malentendus, des erreurs, et un grand nombre de camarades n'ont pas su faire face aux difficultés et se sont révélés incapables d'agir.

LEVITSKY. – Les sans-parti craignent d'avoir des obligations. Un ouvrier qui étudie par exemple l'astronomie ou une autre science dit souvent : actuellement, je lis beaucoup, mais lorsque je devrai me rendre à des réunions, j'aurai moins de temps, et il me sera plus difficile d'étudier. La principale raison pour laquelle on n'adhère pas au parti est qu'on en est empêché par la famille. Il nous est arrivé à l'usine de militer avec des camarades sans parti et d'organiser des assemblées dans des maisons communes. On se réunissait souvent chez des ouvriers sans parti, surtout en hiver. On lisait de la littérature, ou bien le journal, on lisait même "Le journal de l'athée", et les femmes étaient aussi intéressées. Mais quand il s'agissait de les faire adhérer au parti, l'attitude de la famille vis-à-vis du militant et de l'ouvrier lui-même changeait. La femme commençait à vous regarder de travers, elle ne vous faisait plus entrer quand il n'y avait pas de réunion chez elle. Un grand nombre de camarades sans parti ont pris une part active à la révolution et considèrent qu'ils étaient des bolcheviks; puis ensuite, ils sont allés à l'armée, après quoi ils n'ont pas adhéré au parti pour des motifs divers; ils se sont coupés du mouvement révolutionnaire et sont devenus des sans-parti. Aujourd'hui, lorsqu'on leur demande pourquoi ils n'adhèrent pas au parti, ils répondent . à cause de la famille. Et en effet, leur femme commence à être jalouse de leur activité . On a pu remarquer que lorsqu'ils n'étaient pas au parti et qu'ils lisaient le journal, leur femme, ne leur disait rien, mais que dès qu'ils parlaient d'y entrer, c'était d'un tout autre oeil qu'elle les voyait lire. On craint que le communiste, en tant qu'homme discipliné, ne soit très pris, et qu'il ait moins de temps libre.

OSNAS. – Il y a beaucoup de familles où la femme est sans parti et le mari communiste. Et nous n'avons pas l'habitude, dans les cellules, de voir les gens étaler leurs drames de famille. Même parmi nous, nous n'avons pas réussi à faire la liaison entre la cellule et la maison, et il nous est très difficile de trouver ce qui peut relier le parti au mode de vie individuel de l'ouvrier, et de ne pas aborder ce dernier uniquement du point de vue de l'amélioration de ses conditions matérielles. Il nous semble que cela serait très bien, mais je suis assez pessimiste quant au fait d'envisager tous les problèmes des ouvriers, pour les attirer plus rapidement au parti.

STANKIÉVITCH. – Beaucoup d'ouvriers sentent qu'ils ne sont pas de taille à supporter les exigences de la discipline communiste. Ils craignent d'avoir à mener un nouveau mode de vie, d'avoir à modifier leur comportement. Ils se voient obligés de renoncer à baptiser leurs enfants et d'abandonner certaines pratiques religieuses. Ils disent qu'eux-mêmes seraient prêts à rompre avec tout cela, mais qu'ils n'ont pas assez de volonté pour s'opposer ouvertement à leur famille, et cependant ils estiment qu'ils seront de bien piètres communistes s'ils continuent à vivre comme ils ont vécu jusqu'à présent. Et c'est ce qui freine énormément leur adhésion au parti. Par ailleurs, de nombreux ouvriers liés à la campagne disent qu'ils n'ont absolument aucun moment de libre.

TSEITLIN. – Personne ne peut dire que la masse ouvrière soit hostile au parti; elle aime le parti, mais craint d'y adhérer pour de multiples raisons, et principalement parce qu'elle est inculte.

BORISSOV. – Quels sont les points faibles du parti communiste ? Premièrement, nous ne nous intéressons pas suffisamment au mode de vie des ouvriers, nous ne les aidons pas à épouser progressivement des points de vue communistes; deuxièmement, nous militons fort peu à la campagne; troisièmement, nous ne sommes pas au courant des problèmes religieux que nous traitons à la légère ou avec dédain, "en haussant les épaules", etc.; quatrièmement, nous abordons tous les ouvriers de la même manière, nous les obligeons à écouter ce qui ne les intéresse pas pour l'instant, et nous ne cherchons pas à les mener à la politique en nous fondant sur leurs intérêts propres (métier, littérature, science, etc.).


Question N°6[modifier le wikicode]

  • La révolution a-t-elle apporté des transformations dans la vie familiale de l'ouvrier ainsi que dans sa façon d'envisager la famille ?
  • Ces problèmes font-ils l'objet de discussions ? Où et comment ?
  • Quelles réponses les communistes proposent-ils ? D'où tirent-ils les réponses à ces problèmes ? Pourquoi ces problèmes ne sont-ils pas évoqués dans les journaux ?

Réponses

KAZAKOV. – Apparemment, on remarque un bouleversement dans la vie familiale, c'est-à-dire qu'on envisage plus simplement la vie de famille. Mais rien n'a fondamentalement changé, la famille n'a pas été soulagée de ses soucis quotidiens, et on y voit toujours une personne dominer les autres. les gens désirent mener une vie publique, mais lorsque ces désirs n'aboutissent pas en raison de difficultés familiales, cela entraine des disputes, des crises de neurasthénie, et si quelqu'un ne peut plus supporter cet état de choses, il quitte sa famille ou se torture jusqu'à en devenir lui-même neurasthénique.

KOBOZEV. – Il est indubitable que la révolution a apporté un grand changement dans la vie familiale et quotidienne de l'ouvrier. En particulier si le mari et la femme travaillent, cette dernière considère qu'elle est matériellement indépendante, et qu'elle a, les mêmes droits que son mari; d'autre part on voit disparaître les préjugés qui font du mari le chef de famille, etc. La famille patriarcale se disloque. La révolution a fait naître dans la famille ouvrière aussi bien que dans la famille paysanne un grand désir d'indépendance dès que l'on est assuré des bases matérielles de l'existence. Il me semble que c'est la ruine inévitable de l'ancienne structure familiale.

MARKOV. – La révolution a amené des transformations très importantes dans les conditions de vie. La pauvreté de l'industrie et de la république maintient encore un peu la famille, autrement elle serait complètement disloquée. Mais cette décomposition anarchique et mal dirigée risque de faire apparaître une série de phénomènes anormaux (prostitution, ivrognerie, délinquance, crânerie inutile, etc.) qu'il faut combattre au plus vite, autrement, il sera plus difficile de remettre dans le droit chemin les gens qui ont quitté leur famille.

KOROBITSYNE. – La révolution a apporté des transformations dans la vie familiale en ce sens que les maris boivent moins et qu'ils battent moins leur femme et leurs enfants.

KOLTSOV. – Ces problèmes ne sont abordés nulle part, comme si on cherchait à les éviter. Jusqu'à présent, je n'y ai jamais réfléchi... Ce sont aujourd'hui des problèmes nouveaux pour moi. Je considère qu'ils sont de la plus haute importance. Il importe qu'on les étudie. Il semble que c'est précisément pour ces raisons, indéterminées certes, qu'on ne fait pas état de ces problèmes dans la presse.

FINOVSKY. – C'est un fait que la révolution a apporté du nouveau dans la vie familiale de l'ouvrier. La ruine, la pénurie, la famine se sont abattues sur la famille et l'ont obligée à se regrouper, à économiser, à joindre les deux bouts; et c'est surtout la femme qui a souffert de ces difficultés. Je considère que sa situation s'est tellement détériorée que les discussions et les disputes incessantes sur ce sujet sont sans doute la raison pour laquelle l'ouvrier ne se décide pas à entrer au parti.

On suscite rarement des discussions sur ce thème, car elles touchent tout le monde de trop près... Selon moi, on les a jusqu'à présent évitées pour ne pas se faire de mauvais sang... Tout le monde comprend que l'unique moyen de s'en sortir, c'est que le gouvernement prenne totalement en charge l'éducation de tous les enfants d'ouvriers (sans les séparer de leurs parents), que la femme soit libérée de la cuisine, etc. Les communistes font régulièrement allusions cet avenir magnifique, ce qui leur permet de remettre à plus tard cette discussion épineuse.

Les ouvriers savent que dans la famille d'un communiste, ce problème est encore plus douloureux que chez eux. Si le mari est au parti, cela signifie qu'il ne fait pas le moindre effort pour aider sa famille (il n'a pas le temps, il est totalement pris par son travail, par des intérêts supérieurs), et sa femme doit trimer comme une bête de somme pour voir encore critiquée sa conduite non communiste qui brise le prestige de son mari.

ZAKHAROV. – Le problème de l'égalité de la femme et de l'homme est un problème d'actualité Là-dessus, les avis sont très divers. En principe, tout le monde s'accorde à reconnaître l'égalité de la femme, et puis on ajoute : mais, il y a la famille, les enfants, la ménage, etc.

KOULKOV. – La révolution a sans aucun doute apporté des transformations dans la façon d'envisager la famille, et même la libération de la femme. L'homme a l'habitude de se considérer comme le chef de famille. La femme, elle, s'occupe des ,enfants, de la vaisselle, du lavage. Il trouve le temps d'aller à des assemblées, à des conférences, de lire les journaux; et le voilà qui explique à sa femme ce qu'il faut faire, comment il faut élever les enfants, laver le linge, préparer le repas, ouvrir la fenêtre, comment se comporter vis-à-vis de la famille, des enfants, des camarades qui viennent les voir; puis il lui parle religion, il refuse de satisfaire ses exigences petites-bourgeoises, et comme leurs moyens ne leur permettent pas grand-chose, ils commencent à se disputer. De son côté, la femme manifeste aussi le désir d'être plus libre, de confier les enfants quelque part, d'être plus souvent en compagnie de son mari – ce qui amène des scènes de ménage et des scandales multiples. D'où divorce, remariage. Les communistes répondent à ce genre de questions que la famille, en particulier les disputes entre mari et femme, ce sont des affaires personnelles.

LAGOUTINE et KAZANSKI. – Lorsque la femme est suffisamment forte, ou bien lorsque la situation le lui permet, elle se révèle être un partisan actif et obstiné des idées et des rapports nouveaux. Tandis que l'homme, en tant que mari et père, occupe une situation tout à fait désavantageuse. On connaît des cas où des femmes communistes ont dû quitter le parti parce que leur mari exigeait qu'elles retournent "travailler au foyer, à la cuisine, s'occuper de leur époux". Pour la plupart des ouvriers, la femme, c'est la "baba". Le père raisonne souvent selon des critères anciens : si on ne bat pas les enfants, cela signifie qu'on leur lâche la bride. On bat donc les enfants, considérant que c'est une méthode d'éducation éprouvée et efficace.

ANTONOV. – L'ouvrier a un autre point de vue sur la vie familiale et sur la femme. Les femmes sont plus libérées, et dans ce domaine, on remarque quelques transformations importantes.

Il arrive souvent que ce ne soit pas les parents qui éduquent les enfants, mais les enfants qui instruisent leurs parents.

Pourquoi ce problème n'est-il pas abordé dans les journaux ? Je pense que si l'on décrit dans un journal la vie familiale des ouvriers, il faut pénétrer la psychologie des ouvriers de l'époque actuelle. Bien sûr, c'est un problème extrêmement complexe, difficile à aborder. Plus tard, cette situation changera, mais actuellement, il est plus facile à un journaliste d'évoquer des problèmes contemporains que de pénétrer la psychologie de l'ouvrier. C'est pourquoi il y a si peu d'articles de ce genre dans la presse.

MARKOV. – J'ai le pressentiment que des catastrophes terribles nous attendent, car nous avons mal compris le sens du mot "amour libre". Total – c'est l'amour libre qui a considérablement augmenté la natalité chez les communistes. Quand on a mobilisé les communistes, il a fallu que le comité d'usine prenne en charge près de deux mille enfants.

Si la guerre nous a légué un grand nombre d'invalides, l'amour libre nous menace de difficultés encore plus grandes. Et nous devons avouer que dans ce domaine nous n'avons rien fait pour que la masse ouvrière comprenne bien ce problème. Je reconnais sincèrement que si on nous pose cette question, nous ne sommes pas en mesure d'y répondre.

LIDAK. – Un problème épineux se pose à nous, auquel nous devons porter attention : la problème du prolétariat féminin. C'est particulièrement important pour les femmes qui ont une famille : chez elles, l'influence religieuse prédomine sur toute chose. Je pense qu'il faut que nous militions dans cette couche de la population; il faut remplacer l'Eglise par autre chose, mais nous n'avons rien d'autre. Si nous considérons, ne serait-ce qu'à Moscou, les clubs de quartier, il est rare que quelqu'un y pénètre; on n'y propose aucune activité qui satisfasse le mari aussi bien que la femme et les enfants. On y organise parfois des réunions officielles. C'est peut-être parce que nous sommes trop fatigués que nous organisons ces réunions à la va-vite. Pourtant, il faut bien que nous trouvions un moyen pour détourner les gens de l'Eglise et pour créer des centres culturels où non seulement le dimanche, mais aussi tous les soirs, le mari puisse venir se délasser avec sa femme. Alors, ils n'iront plus à l'église. Certaines personnes se distraient déjà en allant au jardin public, quand le prix de l'entrée est abordable.

DOROFEEV. – Certains ouvriers sont très peu liés à leur famille et considèrent que leur femme doit tout faire, tandis qu'ils vont ailleurs. C'est la même chose le dimanche. Et voilà d'où viennent les scènes de ménage. La femme hurle que le, mari la quitte même les jours de fête et- qu'elle est obligée de rester à la maison avec les enfants. On remarque ici un désir des femmes de se libérer. Elles reprochent souvent à leur mari le fait que d'autres femmes mettent leurs enfants à la crèche ou au jardin d'enfants, qu'elles ont plus de liberté, tandis qu'elles sont obligées de garder les enfants. Il existe donc vraiment chez les femmes un grand désir de liberté.

TSEILTLIN. – On ne parle nulle part du problème de la famille et du mariage, des rapports entre l'homme et la femme. Ce sont cependant ces problèmes qui intéressent les ouvriers et les ouvrières. Quand nous organisons des réunions sur ce thème, les ouvriers le savent et viennent en foule. Par ailleurs, la masse a l'impression que nous évitons de soulever ces questions, et c'est en fait ce qui semble se passer. Je sais que certains disent que le parti communiste n'a pas et ne peut pas avoir un point de vue défini sur ce sujet. Je connais des agitateurs qui répondent aux questions en se fondant sur les thèses de la camarade Kollontaï, mais ces thèses ne résolvent pas par exemple le problème de la responsabilité du père et de la mère vis-à-vis des enfants, ce qui fait que les enfants ont tendance à être livrés à eux-mêmes. C'est actuellement à Moscou un des problèmes les plus importants. Ces difficultés ne sont pas mises en lumière, et les ouvriers et les ouvrières qui soulèvent ces questions ne reçoivent pas de réponse.

BORISSOV. – En ce qui concerne le mode de vie ouvrier, je dois dire que celui-ci est extrêmement peu étudié, et ceci pour une raison toute simple : les problèmes que nous soulevons ici sont très difficiles à décrire. On préfère se contenter d'un article formel.

OSSIPOV. – Il faut avouer que le mode de vie n'a pris aucune forme particulière. Rien n'a changé et tout est resté comme avant. On s'est demandé ici pourquoi ces questions n'étaient pas abordées dans la presse. Mais la majorité des communistes les plus actifs qui écrivent dans les journaux sont trop occupés et peut-être qu'ils ne connaissent même pas leur famille. Ils s'en vont quand tout le monde dort et reviennent quand tout le monde est déjà couché; or, si l'on ne connaît pas sa propre famille, il est difficile de connaître celle des autres. C'est seulement dans des discussions à l'usine ou au comité d'usine qu'on peut apprendre quelque chose, par exemple quand quelqu'un vient se plaindre, qu'une femme vient dire que son mari l'a frappée, etc. Et je le répète, on n'en parle pas dans la presse parce que nous, les communistes, nous ne connaissons ni notre famille, ni celle des autres.

En fait, on ne met pas du tout l'accent sur le problème de la famille et des enfants. Moi-même, j'ai oublié tout ce que j'ai pu voir, et c'est seulement quand on me pose des questions que de vagues souvenirs me reviennent en mémoire et que je commence à lier les choses entre elles.

GORDEEV. – Si on examine la vie des communistes, on s'aperçoit qu'en fait la femme reste à la maison, tandis que son mari, communiste, court les assemblées. Les femmes des communistes sont très peu intégrées à l'activité sociale. Là situation est approximativement la même chez les ouvriers. Quand on soulève le problème du mode de vie ouvrier, ce sont les ouvrières qui s'y intéressent le plus. Elles parlent beaucoup des crèches, des restaurants communautaires, etc. Mais il faut dire qu'étant donné l'ensemble des conditions objectives et subjectives, nous n'avons pas fait grand-chose pour transformer le mode de vie. Chez les ouvriers communistes, on considère souvent que lorsque le mari se rend à une réunion, la femme doit rester à la maison. Quelquefois, cela mène au divorce. Le mari ne laisse pas sa femme aller à la réunion, alors que celle-ci veut absolument s'y rendre; d'où le divorce. Je connais deux cas de ce type. A une assemblée d'ouvriers, on a dit que dans notre secteur d'Orekhov-Zouïev, il y avait eu deux cas où le mari avait catégoriquement interdit à sa femme d'aller à une réunion, ce qui avait entraîné le divorce.

DOROFEEV. – La révolution a entraîné une dislocation de la famille. Beaucoup d'ouvriers mènent une vie dissipée et interprètent mal la liberté de pouvoir se séparer de leurs femmes. D'autres disent que la révolution a porté encore un autre coup à la famille. Même parmi les ouvriers responsables, nombreux sont ceux qui ont abandonné leur femme, la laissant parfois avec cinq enfants. Cela se produit très souvent. On ne s'en cache pas. On quitte aussi une femme communiste, même chez les gens haut placés. On ne soulève pas le problème en assemblée, mais on en parle dans les cercles du parti et on a l'impression que quelque chose va éclater.

A présent, pourquoi n'écrit-on aucun article, aucun feuilleton dans la presse, pourquoi ne met-on pas l'accent sur les problèmes de la vie familiale ? Parce que – un camarade l'a d'ailleurs fort bien dit – ce sont essentiellement d'anciens journalistes qui travaillent dans nos journaux, et qui ne connaissent pas la psychologie des ouvriers.

Dans ce domaine, ce sont surtout les sections de femmes qui doivent être actives, car ce sont les femmes qui souffrent le plus de ces bouleversements, surtout quand elles se retrouvent avec les enfants sur les bras. Il n'y a ni crèches, ni jardins d'enfants. Bien sûr, la femme communiste doit elle aussi faire la lessive, car c'est plus économique; d'ailleurs, elle ne donnera pas le linge à la laverie, car on l'abîme souvent avec des produits artificiels. Tant que nous serons dans une période de transition, tant que nous n'aurons ni crèches ni jardins d'enfants, tant que les femmes communistes devront faire la lessive, laver le plancher, car il leur est impossible d'éviter ces obligations domestiques, tant que les maris iront à des assemblées et liront le journal, les femmes n'évolueront pas. Mais quand tout sera bien organisé, les femmes n'auront plus à faire la lessive et pourront se rendre à des réunions.

On a organisé dans notre comité de quartier une conférence sur le thème : "la famille et le mariage". Nous avons fait appel à un conférencier, et nous lui avons demandé comment il allait présenter le problème. Il nous a répondu qu'il allait exposer "L'origine de la famille et du mariage" de Engels. "Et je ne dirai rien d'autre", a-t-il ajouté. Bien sûr, je ne dis pas que cela n'est pas bien, mais il aurait fallu tirer de cet article de Engels des conclusions appliquées à notre époque, et cela précisément, nous ne savons pas le faire. Cependant il s'agit là d'un problème d'une actualité extrême.

Quant au mariage, j'affirme que les communistes refusent absolument de se marier à des jeunes filles membres du komsomol, car, disent-ils, elles vont courir de réunion en réunion et n'auront jamais le temps de préparer le repas ni de laver le linge. Les communistes disent qu'ils préfèrent épouser des femmes sans parti qui restent à la maison, s'occupent des enfants et de l'entretien du logis. C'est là une opinion très répandue. Les communistes affirment que s'ils prennent une communiste pour femme, leurs enfants vont mourir et rien ne marchera dans la famille.

KOROBITSYNE. – Autrefois, le mari considérait sa femme comme une esclave. C'est la marque de l'histoire. Mais aujourd'hui, il la regarde tout de même un peu différemment. Autrefois, quand le mari avait bu, il lui arrivait de battre sa femme une fois, deux fois, trois fois par semaine; à présent, la vodka est prohibée. Mais si on cherche à savoir par quoi on l'a remplacée, je dirai – par rien du tout. Aujourd'hui, le mari cherche à se procurer de l'eau-de-vie maison, mais il bat moins souvent sa femme et la considère comme une citoyenne; celle-ci d'ailleurs se considère aussi comme telle et ne permet pas qu'on la batte.

A propos du mariage : on change facilement de femme, et cela se fait aussi chez les communistes. Il est inadmissible que certaines personnes mènent une vie totalement dissolue. Et je dis qu'il faut se pencher sérieusement sur ce problème, l'évoquer et l'envisager plus souvent dans la presse.

En fin de compte, il faut comprendre quelle attitude adopter vis-à-vis du mariage, vis-à-vis de la femme, et je n'ai jamais rien lu de semblable dans les journaux. Quoi qu'il en soit, nous devons nous intéresser à ces problèmes, les aborder de plus près, et faire progresser ne serait-ce que d'un degré le mode de vie du peuple russe.

ANTONOV. – Soulignons encore une transformation dans le mode de vie de l'ouvrier : il boit moins, il est beaucoup plus sobre, et puisqu'il est plus sobre, il est beaucoup plus clairvoyant.

BORISSOV. – La révolution a sans aucun doute apporté des transformations dans la vie familiale de l'ouvrier. Quelques camarades ont évoqué "la dislocation de la famille". Soulignons ici les faits les plus caractéristiques. Premièrement, dans une famille où le mari est devenu athée, la femme envoie en cachette les enfants à l'église ou devant le pope; l'enfant raconte innocemment à son père ce qu'il a fait et... il s'ensuit une énorme scène de ménage . "Imbécile, tu as vraiment trouvé chez qui mener le gosse, tu vas le détraquer complètement !" Deuxièmement, dans certaines familles, la femme se sent beaucoup plus indépendante, elle a des exigences envers son mari : "pourquoi n'as-tu pas acheté le journal", "ne cries pas en parlant aux enfants", "si tu continues, je te quitte, et vais gagner ma vie". Troisièmement, il y a quelquefois des discussions passionnées sur la religion, auxquelles participe toute la famille : tout le monde s'injurie, les rapports s'enveniment, etc. Quatrièmement, beaucoup de familles désirent mener une vie convenable jouir du bon air, de la propreté, d'un environnement agréable, etc.). Cinquièmement, l'ouvrier s'est mis à lire chez lui (je parle des ouvriers les moins cultivés). Sixièmement il en résulte une conscience extrêmement aiguë de son inculture, de son ignorance. Septièmement, les enfants des ouvriers qui ont la possibilité d'aller à l'école (au lycée, etc.) apportent un air nouveau dans la vie de leurs parents (on en est fier, on s'intéresse à leur travail). Huitièmement, il y a eu de grands changements dans les familles où les enfants vont à la crèche ou au jardin d'enfants; c'est quelque chose de tout à fait nouveau dans le mode de vie de l'ouvrier. Neuvièmement, les enfants sont la principale source de soucis dans la famille ouvrière (il faut les vêtir, les chausser, etc.). Dixièmement, on trouve des komsomols même dans les familles les plus traditionnelles; ici, la jeunesse entre en conflit avec les préjugés anciens. Onzièmement, il faut noter que quelques ouvriers élèvent des vaches, des chèvres, des cochons, qu'ils ont un jardin potager, etc., ce qui les attache plus fortement à leur foyer et les embourgeoise. A franchement parler, la possession d'une vache transforme le mode de vie du prolétaire et développe en lui un sentiment mesquin de propriété.

On n'évoque ces problèmes que dans deux endroits précis : parmi les ouvriers et dans leurs familles.

Il ne faut pas écrire des articles moralisateurs et édifiants, du genre – "Comment une femme a mené son fils de neuf ans se confesser devant le pope, en cachette de son mari", pour dire ensuite que cette femme est stupide et pour injurier le pope, etc., mais il faut écrire dans un langage sûr, dans le langage de la vie de tous les jours, et faire des remarques insignifiantes afin que cette femme (et il y en a des millions) n'ait pas honte, mais reconnaisse la stupidité de ses actes. Il est difficile (mais non impossible) de parler de la "vache de l'ouvrier", et de faire naître chez les ouvriers un intérêt non seulement vis-à-vis d'eux-mêmes, mais aussi vis-à-vis des autres. Cela est plus facile à dire qu'à écrire.


Question N° 7[modifier le wikicode]

  • La vie s'organisait autrefois autour de trois moments essentiels . la naissance, le mariage et la mort.
  • Par quoi ces habitudes ont-elles été remplacées chez les ouvriers qui ont rompu avec l'Église ?
  • Existe-t-il de nouvelles formes de cérémonial pour célébrer une naissance, un mariage, ou pour rendre un dernier hommage à un défunt ?

Réponses

MARININE. – Le rituel n'a été renouvelé qu'en ce qui concerne les enterrements. lis sont organisés par les syndicats et ont acquis un caractère solennel.

IVANOV. – L'ouvrier nous dit : "Vous, les communistes, quand vous enterrez un de vos camarades, vous pouvez faire jouer une marche funèbre, faire un discours dans lequel vous évoquez les mérites du défunt devant la société et l'Etat; mais nous, en de telles circonstances, que pouvons-nous faire ? Cela nous gêne d'enterrer quelqu'un sans cérémonie, alors, nous avons recours au pope." Pour la naissance et le mariage, on trouvera vite des rites nouveaux, mais pour l'enterrement, si l'ouvrier supprime la cérémonie funèbre, il n'y a rien en échange.

DOROFFEV. – Aucun nouveau cérémonial n'est venu remplacer les anciens rites religieux, ce qui donne souvent lieu à des scènes de ménage pénibles lorsque la femme d'un ouvrier veut baptiser son enfant ou l'enterrer religieusement, et que son mari le lui interdit et se bat avec elle.

ZAKHAROV. – Ces moments sont marqués par une fête familiale : l'ouvrier invite des amis, leur offre à boire, et leur présente "l'acte d'enregistrement". Il y a des ouvriers qui désirent organiser des enterrements semblables à ceux des camarades émérites, avec musique, drapeaux, etc. Mais ce sont pour l'instant des cas isolés.

KOULIKOV. – On ne remarque pas de véritable changement dans les marches funèbres et les enterrements. Chez les communistes, on porte des drapeaux, on chante, il y a parfois un orchestre.

ANTONOV. – Si, par exemple, un communiste célèbre une naissance, et que chez lui se rassemblent des camarades et des sans-parti, comment va-t-il marquer cette date ? Autrefois, on faisait ripaille. Ce n'est plus nécessaire. Mais on peut faire une collecte pour créer une crèche. Prenons par exemple les enterrements. Il faut poser différemment le problème. On peut faire une collecte pour construire un four crématoire où l'on incinérera les morts.

MARININE. – Il me semble que dans un premier temps, il nous faudra habituer la masse à enterrer en musique. Je serais personnellement favorable à ce que l'on organise aussi des baptêmes solennels; il ne faut peut-être pas le faire à chaque fois, mais si nous organisons de temps en temps des baptêmes de ce style, cela obligera sans doute les ouvriers à se demander si les baptêmes sont vraiment nécessaires. Il faut bien sûr que ces baptêmes soient organisés avec le concours du comité d'usine et de la commission culturelle.

ZAKHAROV. – Un ouvrier a eu un fils. Et voici ce qu'il a fait : il a réunit les représentants de l'usine; je ne sais pas s'il y a eu un discours, mais il y a eu un vote pour donner un prénom à l'enfant, puis on a dressé l'acte de naissance que l'on a signé, et on est passé à la suite : thé, etc.

DORAFEEV. – Je me souviens que lorsque j'avais quatorze ans et que je travaillais pour la première fois dans une usine de Moscou, le contremaître me battit. Et je me rappelle être sorti dans la cour, avoir levé les yeux au ciel et demandé à Dieu qu'il punisse le contremaître. Puis j'ai eu terriblement envie d'entendre des chants d'église. Je n'étais pas religieux, mais je cherchais là une sorte de satisfaction. Je menais une vie dure, j'étais mal payé, et je trouvais un réconfort à écouter ces chants d'église. A présent, je suis devenu athée, car j'ai lu des livres, écouté des conférences et j'ai pris conscience que ce sont là des bagatelles. C'est pourquoi tant que nous n'aurons pas éduqué le prolétariat, tant que nous ne lui aurons pas fait prendre clairement conscience des choses, nous ne pourrons rien faire.

KOLTSOV. – Pourquoi ne célébrerait-on pas le jour de la naissance, comme on célèbre actuellement celui du baptême ? Buvons donc un peu de vin ou de bière si cela semble nécessaire, mais fêtons et célébrons l'anniversaire et non pas la fête du saint.

Il faut marquer d'une façon ou d'une autre le jour de la naissance et celui de la mort. On se passe plus facilement de la cérémonie du mariage. Les ouvriers sans parti eux-mêmes se contentent du mariage civil, après quoi ils organisent un repas : Mais les choses sont plus compliquées en ce qui concerne le baptême et la mort. Il faut qu'on trouve par quoi les remplacer. Ce sont surtout les femmes qui se lamentent lorsque quelqu'un meure sans avoir été baptisé ou sans qu'on lui ait dit un office.

Personne ne pousse les gens à organiser des enterrements solennels avec orchestre, etc., mais c'est une habitude qui s'installe peu à peu; on voit des ouvriers sans parti qui viennent nous dire : "Ma femme est morte, je voudrais un orchestre". Mais quelquefois nous ne pouvons pas fournir d'orchestre parce que cela coûte cher et qu'on n'a pas d'argent. Si nous étions un peu plus riches, cela ferait longtemps que nous aurions organisé ce genre de cérémonie.

OSNAS. – Il y a environ trois mois, j'ai assisté à une nouvelle forme de cérémonie. Il s'agissait de fêter l'entrée du fils d'un ouvrier comme apprenti dans un atelier. Cet ouvrier m'a invité chez lui le soir. Je me présentai; tout était organisé comme il fallait : il y avait de la bière et du porto. Actuellement, la bière et le porto remplacent l'eau-de-vie maison. C'est un progrès, en quelque sorte. On fêtait donc l'entrée de son fils comme apprenti. Dans une famille ouvrière, c'est un événement aussi important que la naissance, le mariage ou la mort. Et je me mis à penser que ce serait bien si l'on officialisait en quelque sorte cette forme de confirmation de la jeunesse. Pour un jeune garçon, il s'agit d'un moment très important de sa vie, car il se trouve dans une situation difficile : il a fini l'école, il a dix-sept ans, et on ne sait pas où le placer. Et voilà qu'on a l'occasion de participer à une forme de cérémonie familiale pour ainsi dire. Ce n'est bien sûr qu'un début, mais nous passons à côté. Il nous faut, en tant que parti, y prêter attention. Ainsi, à côté de la naissance, de la mort, et du mariage, on célèbre facilement ce moment de l'apprentissage, surtout maintenant, alors que l'entrée du fils ou de la fille d'un ouvrier à l'école ou dans un atelier représente un moment important de la vie.

LYSSENKO. – En 1917, je pénétrai un jour au Monastère de la Passion et dans la cathédrale du Christ. Là, tout resplendit, tout est magnifique. Et nous, qu'avons-nous à proposer à la place ? Où aller le jour de Pâques ? C'est un jour de fête, en a envie de se rendre quelque part, et on ne sait pas où; les ouvriers se rendent à l'église uniquement parce que Rozov y chante mieux que Chaliapine qui peut faire le cabot et refuser de chanter, ou parce que le choeur y est magnifique. Et nous, nous ne faisons rien dans ce domaine. J'ai moi-même un enfant, une fille de douze ans; un jour, elle est sortie avec une amie. A son retour, je lui ai demandé : "Où es-tu allée ?" Elle m'a répondu : "A l'église." "Pourquoi es-tu allée à l'église ? Tu n'es pourtant pas croyante !" "Je ne suis pas croyante, mais là-bas, on se sent bien." "Tu aurais pu aller ailleurs !" "Où donc ? Partout, il faut un billet d'entrée." Et un billet d'entrée, ça coûte de l'argent, et on n'a pas d'argent. Nous faisons de l'agitation, mais cela ne suffit pas; il faut organiser quelque chose d'artistique. Et nous n'avons rien fait dans ce domaine.

MARKOV. – Selon moi, le mieux serait avant tout de construire un four crématoire où l'on puisse incinérer les cadavres. Et il faudrait commencer par brûler les grands hommes. Quand quelqu'un meure, il faut l'incinérer, sinon il se produit ce qui se passe au monastère Danilovski, près duquel je demeure. Là, il y a un puits profond de trois archines[29] dans lequel il y a même des cerceuils. Mais si l'on commençait par incinérer les morts et par expliquer en quoi c'est utile, cela serait une très bonne mesure. Par exemple, on a enterré le camarade Vorovski[30] ; il aurait fallu l'incinérer, puis ensuite mener une campagne pour expliquer que c'était un grand homme et que cela n'a pas empêché qu'on l'incinère. LIDAY. – Encore une chose : si nous regardons passer un cortège funèbre, nous voyons que seuls les parents du défunt y participent. Il n'y a pas de groupe constitué; certains accompagnent le cortège pendant un certain temps, puis le quittent et d'autres s'y joignent. Le groupe varie donc sans cesse; il n'y a jamais beaucoup de monde (parfois trente personnes, parfois sept-huit, ou encore une quinzaine), si bien qu'on n'y porte aucune attention. Des transformations sont ici nécessaires, afin que les choses se déroulent comme il se doit.

KAZAKOV. – Extérieurement, il y a eu sans aucun doute de grands changements dans la vie familiale depuis le début de la révolution de 1917. J'ai vécu cette époque; je suis issu d'une famille de vieux croyants attachés aux traditions. En 1917, je me trouvai pris dans le tourbillon de la révolution à laquelle je participai. Ma famille me considéra tout d'abord comme un ermite qui a fui sa famille, comme un vaurien, etc. Je me retrouvai à l'armée. De retour de l'armée, je revins au village. Je prenais place à table et ne priai pas. On dit alors à mon père : "Comment se fait-il que le fils d'un vieux .croyant s'asseye à table sans faire le signe de croix ? Le diable va lui entrer par la bouche." Je commençais alors à manifester ma conscience communiste, et à faire de l'agitation dans ma famille. Je voulus procéder de même au village pour y faire disparaître les vieux préjugés. Je militais ainsi pendant quelques années. La lutte se faisait plus violente. Impossible de briser la psychologie du paysan et de faire accepter le nouveau mode de vie à ma famille. Je dus partir à la ville pour ne pas envenimer les rapports et pour ne pas me quereller. A la ville, j'eus affaire à un autre type de famille, à une autre psychologie. La. famille ouvrière est plus accommodante. Les changements dans la vie familiale y sont plus nets. Mais on remarque toujours, malgré cette cassure, la domination d'un membre de la famille sur les autres. Par exemple, le mari est communiste et la femme sans parti. La femme s'occupe quotidiennement des enfants en bas âge. Le mari mène une activité politique, il réfléchit, il critique, il s'enrichit, etc. Il devient l'élément dominant de la famille; son frère, sa soeur, sont attirés par lui, et on voit s'établir une espèce de compétition. On a déjà évoqué ce phénomène. Cette compétition prend des formes particulières : on se chamaille, on s'injurie, on tombe malade, on devient hystérique, etc. A mon avis, la révolution du mode de vie doit se faire par étapes, il ne faut en aucun cas lui imposer des formes déterminées. Prenons par exemple l'éducation des enfants. D'un côté, le mari a une activité sociale; il revient chez lui, et veut imposer son point de vue. Sa femme possède encore une psychologie passéiste. Elle veut faire comme elle l'entend, et les enfants sont tiraillés de part et d'autre, ce qui leur est néfaste. A ce propos, il faut bien sûr se demander si nous pouvons, dans un très proche avenir, donner aux enfants une éducation collective, etc. Il serait évidemment souhaitable que cela puisse se faire le plus rapidement possible, sinon la situation va se compliquer.

OSSIPOV. – Je peux dire que les mariages ont ceci de remarquable que lorsqu'on se marie, on s'adresse à la Caisse d'entraide pour recevoir 800 à 900 roubles. Quand on demande : "A quoi cela va-t-il te servir ?", on vous répond : "Eh, quoi, il faut bien faire à manger ce jour-là !" Un problème se pose aussi à propos des naissances. Je sais qu'on organise parfois des baptêmes communistes. Le premier problème est de savoir comment on va appeler l'enfant. Voici un exemple : on proposa un jour le prénom d'Ilitch. Puis le père revint et demanda si on pouvait ajouter Lénine. On lui dit que c'était possible. "Très bien, dit-il, nous appelerons donc notre enfant – Ilitch Lénine." Lors d'une naissance, le problème est donc de choisir un prénom. On s'adresse à la cellule du parti communiste ou du komsomol. Je connais quelques filles que l'on a appelées "Octobrine".

La naissance est liée avant tout au choix du prénom, tandis que le mariage – c'est du vent. Une seule chose importe : s'adresser à la Caisse d'entraide. A présent, parlons de la mort. J'ai quelques difficultés à parler de la mort d'un enfant. Je ne vois pas ce qu'on peut faire dans ce cas précis. En ce qui concerne les adultes, l'enterrement se fait quelquefois en musique, parfois même, à l'usine, on cesse le travail une demi-heure plus tôt. Dans les cellules importantes, on enterre toujours en musique, mais dans la majorité des cas, tout se fait sans que personne ne sache rien.

GORDEEV. – Cette semaine un membre du komsomol est mort. Il était athée et c'était un fort brave garçon. Actuellement, les komsomols vivent en camps, et ce jeune homme a eu une attaque. il est mort subitement. Son père a placé des croix autour de son cercueil et a voulu l'enterrer à l'église. On a poussé les hauts cris à la cellule, des komsomols sont allés voir le père, et celui-ci leur, a dit : "Le pope, en vêtements sacerdotaux, va venir l'encenser; et vous, que me proposez-vous à la place ?" Les komsomols ont répondu : "Il y aura de la musique." "Bon, s'il y a de la musique, cela veut dire que ce sera un enterrement civil. Je suis d'accord."

Parlons à présent du baptême et du mariage. Très souvent, les jeunes, qu'ils soient au parti ou non, ne se marient pas à l'église. Cependant, le reste des réjouissances : danses, boissons – est indispensable... Certains se font enregistrer, d'autres pas, mais dans tous les cas, on fait ripaille. En ce qui concerne les baptêmes, il y en a qui ne baptisent pas leur enfant, mais ils organisent tout de même une petite fête. Si le père est au parti, la femme essaye de faire baptiser l'enfant en secret, lorsque le mari est absent, ou qu'il est parti en mission; ensuite, évidemment, cela fait un scandale, et on amène le mari à la cellule, car c'est une chose sur laquelle il faut qu'il s'explique. C'est ce qui se passe le plus souvent à Moscou, comme partout ailleurs... C'est un problème extrêmement complexe qu'il faut analyser plus soigneusement. Prenons un exemple : un membre du parti qui travaille à l'usine a un enfant. Sa femme veut faire baptiser l'enfant, mais le mari refuse catégoriquement. On aboutit finalement à des querelles et à des injures, alors qu'il aurait fallu se réjouir. Il se passe la même chose quand il faut enterrer un enfant; la femme pleure parce que son mari ne lui permet pas d'enterrer son enfant. Elle maudit pour toujours son mari, le parti et tout le reste. Si un communiste dit à sa femme : "Débarrasses-toi des icônes !" celle-ci ne les jette pas; elle les cache dans un tiroir et les regarde avec amour, en espérant qu'elle pourra bientôt les remettre à leur place.

GORDON. – Une ouvrière a eu une petite fille le 1° mai, et elle l'a appelée Maïa. Le prénom d' "Octobrine" a déjà acquis un droit de cité. On a même proposé comme prénom "Crocodile". Il y a peu de temps nous avons eu une discussion au terme de laquelle nous avons conclu que nous n'avions que faire des noms de saints pour nos enfants. Chaque prénom a une signification particulière. Faisons aussi la révolution dans ce domaine et donnons à nos enfants des prénoms qui nous conviennent. Regardez un peu quels prénoms on a donné aux enfants pendant la révolution. Beaucoup de petites filles ont été baptisées Rosa en souvenir de Rosa Luxemburg; quant aux garçons, nombre d'entre eux ont pour prénom Vladimir, en hommage à Vladimir Ilitch. Mais il existe aussi une tendance à inventer n'importe quel prénom. Et cette tendance a beaucoup de succès et ne choque pour l'instant que les communistes. Nous devons cesser de donner à nos enfants des prénoms qui n'ont aucun sens ou qui ont un sens péjoratif.

BORISSOV. – Un komsomol m'a raconté qu'un jour, de jeunes communistes se sont mariés qui ont, après s'être fait enregistrer, organisé une réunion assez nombreuse, où l'on écouta des exposés sur le mariage, la famille, etc. Après quoi, il y eut un concert. Ce fut pour ainsi dire une réunion solennelle. Je lui posai la question suivante – "Et si dans un an ou deux, ce couple venait à divorcer, quelle réunion faudrait-il organiser?" Il ne m'a rien répondu.


Question N° 8[modifier le wikicode]

  • Remarque-t-on chez les ouvriers un intérêt pour les problèmes mineurs du mode de vie, qui témoignerait du désir d'élever leur niveau culturel : plus grande politesse, plus grande propreté, respect des règles d'hygiène élémentaires, etc.?

Réponses

LYSSENKO. – Oui, les ouvriers hautement qualifiés ont le sens de l'exactitude, de la précision, de l'économie, etc. C'est là-dessus qu'il nous faut fonder notre agitation. Bien sûr, on dit encore des grossièretés – mais c'est pour plaisanter. On parle beaucoup de propreté, de la façon dont nous nous comportons, et de la façon dont se comporte le prolétariat en Occident.

ANTONOV. – Les ouvriers cherchent-ils à être plus polis, moins négligés, plus ponctuels au sens large ? Pas le moins du monde, à l'exception de quelques cas isolés. J'ai appris à travailler sous la direction d'un Anglais, M. Coygod, j'ai vu travailler des fondeurs français, italiens, allemands, finlandais et lettons. De toutes ces nations, ce sont les Anglais que je préfère personnellement. C'est un peuple qui possède une maîtrise de soi inouïe : les Anglais sont pleins de sang-froid, soigneux, impartiaux; ils connaissent la valeur des choses. Nous les ouvriers russes, si nous possédions ne serait-ce que 10 % du sens de l'exactitude et de l'économie des Anglais, nous pourrions renverser le monde en un instant. Etre, exacts et soigneux, voilà ce qu’il nous faut. Dans ce domaine, les habitudes seront longues à transformer.

FINOVSKI. – Dès l'instant où notre économie s'est améliorée, la propreté et l'ordre sont apparus, dans des proportions minimes certes, dans les usines et les fabriques.

KOUIKOV. – Un immense désir culturel se fait sentir, avant tout chez les ouvriers qualifiés, sans oublier les manoeuvres.

LAGOUTINE et KAZANSKI. – Il existe un extraordinaire besoin de culture.

ZAKHAROV. – Quand j'habitais un quartier ouvrier et que je militais à la cellule du quartier, je me promenais parfois avec des camarades, et chantais en m'accompagnant de mon accordéon. Ou bien, lorsqu'un groupe d'ouvriers jouait au "pouilleux", je me joignais à eux; mais maintenant, je me verrais critiquer par les communistes, et par les ouvriers eux-mêmes. Il m'arrive souvent de penser . : "Que se passerait-il si je me mettais à jouer au pouilleux" Et je ne me promène plus avec mon accordéon.

Il faut certes que nous révisions notre éthique, sans vouloir cependant tout réorganiser. Voici ce qui m'est encore arrivé : un jour, je suis entré dans un troquet et me suis assis près de la fenêtre. Et que croyez-vous ? J’étais comme sur des charbons ardents, en pensant : "Et si on me voyait par la fenêtre ?" Et pourtant, je ne faisais rien de mal...

DOROFEEV. – J'aimerais dire une chose à propos de la culture, de la propreté, de la politesse, etc. Moi, pauvre imbécile, je me vantais autrefois de mon ignorance, et tout Moscou la connait. Quand je suis allé à l'étranger et que j'ai comparé l'ouvrier allemand à l'ouvrier russe, j'ai remarqué une énorme différence dans tous les domaines, bien que les ouvriers allemands soient actuellement extrêmement pauvres et qu'ils reçoivent de la monnaie de papier et non de l'or. Malgré cela, les ouvriers allemands restent polis, à l'extérieur, aussi bien que chez eux. Les ouvriers russes désirent-ils être polis, cultivés ? Oui, c'est évident. Tout le monde désire s'exprimer mieux, bien que parfois on en vienne à truffer les phrases de mots étrangers, inutiles et incompréhensibles. Chacun désire être plus cultivé. Et j'ajouterais que l'ouvrier moyen est quelquefois plus propre et plus décent que certains de nos militants. J'ai parlé avec des paysans. Ils disent souvent "Quel est donc ce régime, où voulez-vous donc nous mener, vous qui ne savez même pas vous coiffer ni vous habiller convenablement ?" Voilà les reproches qu'on nous fait. Les ouvriers et les paysans, il est vrai, commencent à s'habiller mieux, etc.

KOULKOV. – Un travailleur au dix-neuvième échelon peut bien sûr être soigné, et n'a pas besoin de construire des châteaux en Espagne; mais nous savons aussi que si un ouvrier est au sixième ou au septième échelon, qu'il n'a que trois chemises et une quatrième pour les jours de fête, il arrive tout de même à être plus ou moins propre : après le travail, il se lave les mains, le cou, il se change, et on ne peut même pas deviner que, c'est un ouvrier. Cet hiver, le taux de fréquentation du club a été très élevé. C'est peut-être en partie parce qu'il y fait chaud, qu'on y est bien et que tout y est en ordre. Les cours d'alphabétisation sont suivis presque à 100 %. Les ouvriers manifestent un grand désir de développer leurs connaissances théoriques. A présent, les conférences sont suivies avec intérêt. Bien que nous n'ayons qu'un médecin pour conférencier, la salle est remplie à chaque fois. Autrefois les ouvriers n'avaient pas besoin de draps, ni de taies d'oreiller propres pour dormir. A présent, presque tout le monde a ce qu'il faut; les ouvriers sont habitués à la propreté et on peut les voir souvent ouvrir la fenêtre, passer la serpillière, etc. ils observent aussi les règles d'hygiène. Cette année, quand il a fallu vacciner contre la variole, la campagne s'est déroulée de façon satisfaisante.

MARININE. – Dans ce domaine aussi, les ouvriers font quelques progrès. Le crédit que leur octroie la coopérative leur donne la possibilité de s'habiller, surtout à ceux qui sont aux échelons inférieurs (du septième au neuvième); tout le monde a de quoi se vêtir, porte des manteaux de demi-saison, etc. Cela aussi fait partie de la culture. La lutte contre l'alcoolisme se développe peu à peu. Parfois, dans certaines entreprises, si un ouvrier se présente au travail en état d'ivresse, on le renvoie; ce sont les komsomols qui appliquent le plus souvent ces mesures expéditives. On cherche avant tout à mener campagne contre la fabrication d'eau-de-vie maison. On ne laisse pas ces ouvriers revenir au travail tant qu'ils n'ont pas dit où ils s'étaient procuré l'alcool. Les ouvriers s'intéressent au problème et nous viennent en aide. Il y a même eu des cas où l'on a boycotté des sans-parti. Dans notre usine, il y avait un ouvrier qui buvait; on l'a mis en quarantaine tant et si bien qu'il a donné sa parole d'honneur devant toute la cellule de ne plus, boire du tout au bout d'un an.

Selon moi, un mal persiste encore, contre lequel il faut lutter; mais ici aussi, il faudrait peut-être commencer par les communistes. Je veux parler de la grossièreté. Les sans-parti considèrent que les communistes sont très haut placés et qu'ils doivent être des gens cultivés. Il n'y a pas longtemps, par exemple, un vieillard s'est adressé à un futur membre du parti pour recevoir une pension en nature, et lui a demandé de l'inscrire. L'autre lui a répondu, mais comme le vieillard était obstiné, il s'est mis à l'injurier. Le vieillard s'est plaint en disant qu'il devait être poli, si bien qu'on lui a demandé de s'excuser. Il s'est excusé, mais d'abord sur un ton rageur. On lui a dit alors . "Cela ne va pas, excuse-toi comme il faut." On l'a en quelque sorte obligé à s'humilier. Et cela l'a tellement marqué qu'il ne recommencera pas une deuxième fois.

ANTONOV. – Que l'on soit communiste ou simple ouvrier, on doit être soigné. Il faut s'habiller proprement, avec goût, mais non de façon criarde. Voilà le problème. Il présente deux aspects : d'une part, il ne faut pas être négligé, mais il ne faut pas non plus porter des vêtements criards. Les gens sont extrêmement sensibles à cela. En fin de compte, on en revient toujours à la même chose : "C'est l'habit qui fait le général..."

GORDEEV. – Je suis entré en atelier en 1905, à l'âge de quatorze ans, et la première chose qu'il m'a fallu faire a été d'acheter un quart de litre de vodka pour fêter mon arrivée. Ce jour-là, j'ai entendu les pires grossièretés, sans parler du fait que dans ma famille le père et la mère s'envoyaient les mêmes mots à la tête. Voilà comment on commençait à travailler. C'était évidemment un mauvais début. Quand on se tenait tranquille, on s'entendait dire : tu es une femmelette. Et alors, par crânerie, on se mettait à dire des grossièretés, et à s'habituer précisément à ce que le camarade Trotsky dénonce dans un de ses articles. Voilà dans quelles conditions on travaillait autrefois. Durant les premières années de la révolution (1917, 1918, 1919), on considérait que les commandants les plus valables de l'Armée Rouge étaient ceux qui, premièrement, étaient courageux, et deuxièmement, disaient les pires grossièretés. Je ne peux les nommer, car il faudrait en citer la majorité. Quand parfois des camarades se réunissaient, ils s'efforçaient uniquement à parler le mieux possible. Notre unique refuge, nous le trouvions dans les sections, dans les brigades, auprès de nos instructeurs politiques. Quant aux commissaires de régiment, inutile d'en parler, ils imitaient les commandants. Depuis ces derniers temps, on remarque un changement dans ce domaine, aussi bien parmi la jeunesse ouvrière que parmi les ouvriers en général.

Inutile également de parler de la propreté ni du niveau culturel des premières années de la révolution. Ce furent des années noires. Le peu que les ouvriers possédaient encore, principalement ceux de la région de Moscou, ils le transportèrent dans les provinces de Samarsk ou de Saratov; et là-bas, on ne pouvait pas parler de propreté. L’amélioration de la situation économique entraîne des changements évidents. Bien que nous n'ayons pas encore une grande pratique du milieu ouvrier nous remarquons néanmoins une nette amélioration dans leur habillement, dans leurs activités culturelles.

GORDON. – Parlons de la politesse et de la culture. La réquisition des appartements a été un phénomène important. Dès que les ouvriers se sont installés dans des maisons-communes avec une douche et le gaz, ils ont essayé d'en prendre soin.

Je voudrais m'arrêter sur un problème qui nous préoccupe depuis ces derniers temps. Il s'agit de la jeunesse et même de ses éléments les plus avancés, les komsomols; écoutez leur jargon, ils parlent une espèce de charabia; on les entend dire : "Quel baratineur, quelle baratineuse !", et après quoi, ils agitent la main droite ou la gauche, selon leurs habitudes. C'est la même chose pour l'habillement. Bien sûr, ils sont pauvres et affamés; mais le komsomol s'habille d'une façon particulière. Si on en rencontre un dans la rue, on le reconnaît immédiatement. Il suffit de s'approcher de lui et de lui dire. "Camarade, ne seriez-vous pas komsomol, et n’auriez-vous pas une cigarette ?"

KOLTSOV. – Je me souviens qu'il y a encore une dizaine d'années environ, quand une fille de la campagne ou un paysan entrait pour vendre des pommes de terre, ils ôtaient immédiatement leur chapeau et cherchaient une icône pour se signer. Maintenant, cela ne se fait plus. C'est ça la prophylaxie. Personne n'a rien expliqué à personne, mais on est venu soi-même au résultat. Nous sommes devenus plus cultivés. De nos jours, on ne va pas se promener en jouant de l'accordéon, on est gêné. La jeune génération, les komsomols, ne déambulent plus au son de l'accordéon; ils ont d'autres activités, plus culturelles, comme le football ou d'autres jeux. Les choses n'ont qu'un temps. Le camarade Dorofeev a rappelé les bagarres qu'on organisait sur les bords de la Moscova. On se battait jusqu'au sang; cela n'existe plus à présent. On a compris que c'était mal. Peut-être que ces jeux se pratiquent encore quelque part, mais à Moscou, ils ont disparu depuis longtemps.


Question N° 9[modifier le wikicode]

  • Les syndicats jouent-ils un rôle important en ce qui concerne le mode de vie ?
  • Par quoi ce rôle se manifeste-il précisément.

Réponses

MARKOV. – Les syndicats ne peuvent pas faire grand-chose dans les conditions actuelles, mais tout de même, si quelque chose est fait, c’est seulement grâce à eux et par leur intermédiaire. En premier lieu, la liquidation de l'analphabétisme améliore un peu la situation. Les séjours en maison de repos, en sanatorium, dans les stations de cure, habituent les ouvriers à une plus grande propreté.

BORISSOV. – Je considère que le rôle éducatif des syndicats (des comités d'usine uniquement) est phénoménal. Le comité d'usine – c'est un père collectif. On s'adresse à lui pour les motifs les plus divers; on vient chercher conseil; on va même jusqu'à demander "s'il faut divorcer ou pas ?". On tient grand compte de l'avis du comité d'usine, et il joue dans la famille, dans le mode de vie de l'ouvrier, un rôle très important. Il a pénétré, beaucoup plus que le parti, la vie quotidienne de l'ouvrier. Avec qui partager sa peine, où aller, à qui raconter ce dont on a peut-être honte, ce qui est un secret de famille ? Alors, on se rend au comité d'usine dans l'espoir qu'il vous viendra en aide. Et le conseil du comité d'usine ne reste pas le lot d'un seul ouvrier; celui-ci le fera connaître aux autres. D'où il est clair que pour approcher le mode de vie ouvrier, le parti doit utiliser les comités d'usine. D'où il ressort aussi clairement qu'un mauvais comité d'usine peut avoir une influence extrêmement néfaste.


Question N° 10[modifier le wikicode]

  • Quelle est l'importance des préjugés religieux, nationaux ou autres dans le milieu ouvrier ?
  • Comment ces préjugés se manifestent-ils ?

Réponses

MARKOV. – Les ouvriers possèdent encore beaucoup d'icônes; il est rare qu'ils en achètent de nouvelles, mais ils ne sont pas spécialement disposés à se défaire des anciennes.

KOULKOV. – Les préjugés religieux et nationaux sont insignifiants, pour ne pas dire inexistants. De la religion, on n'a conservé que des traditions : on doit baptiser les enfants pour ne pas être la risée des voisins. C'est la même chose en ce qui concerne le mariage et l'enterrement. A Pâques, on prépare en général un Kouliteh et un gâteau de Pâques, parce que c'est bon. Parfois, on passe la soirée à attendre le moment d'aller à l'église. Le pouvoir soviétique n'est pas hostile à cela : on approvisionne les magasins, on donne des avances, on met de l'ordre dans les ateliers – en un mot, tout se fait selon la tradition. Il serait cependant utile d'apporter quelques modifications dans ce domaine.

LYSSENKO. – Les préjugés nationaux chez les employés des chemins de fer sont encore très vivaces. Ils disent par exemple qu'à part les Russes, personne ne sait travailler, et que dans les usines dans les organismes économiques, dans les trusts, dans les trains de grandes lignes, on ne voit que des "non-Russes", etc.

MARININE. – Un certain nationalisme persiste encore, principalement l'antisémitisme, et notre district s'est autrefois particulièrement distingué dans ce domaine. Les membres du parti eux non plus n'en sont pas exempts.

DOROFEEV. – Certains ouvriers rétrogrades, et même certains ouvriers moyens nourrissent une haine secrète, envers les Juifs; les Juifs, disent-ils, occupent des postes de responsabilité, ils peuvent tout faire. On entend même dire qu'à l'usine un Juif se débrouille toujours pour ne pas travailler physiquement, mais pour être secrétaire de la cellule du parti, délégué, etc.

ANTONOV. – Il existe encore un certain antisémitisme, mais il est moins virulent qu'autrefois. Les ouvriers rétrogrades critiquent souvent dans leur ensemble toutes les autres nationalités, sans en distinguer les classes.

ZAKHAROV. – Les préjugés religieux disparaissent d'année en année. Il y a maintenant très peu d'ouvriers vraiment croyants; on croit le plus souvent de façon machinale : "Puisque nos pères avaient la foi, nous devons aussi l'avoir." La propagande antireligieuse a joué un très grand rôle, et dans peu de temps, les ouvriers auront oublié la religion. Les préjugés nationaux existent encore. L'antisémitisme est encore vivace.

LAGOUTINE et KAZANSKI. – Un jour, des croyants ont pensé qu'ils pouvaient éclairer leurs dieux à l'électricité : ils ont allumé des lampes devant les icônes. Mais on s'est moqué d'eux dans le journal, et cette "mécanisation" de la religion en est restée là.

Par ailleurs, les ouvriers ne se sont jamais distingués par un sentiment religieux particulier. De nos jours, ils ne vont pas à l'église, lisent "Le journal de l'athée", mais demandent au pope de baptiser leur enfant ("on ne sait jamais"); ils ne vont pas se confesser, mais quand quelqu'un meure, ils envoient chercher le pope.

Les préjugés nationaux sont plus profonds et plus tenaces. Il s'agit surtout de l'antisémitisme, encore très vivace, même dans le milieu communiste; par ailleurs, il s'agit d'un sentiment "abstrait" pour ainsi dire, car on entretient des relations quotidiennes normales et humaines avec les ouvriers, les employés, les dirigeants du parti Juifs. En tout cas, on remarque une nette diminution du nationalisme, et la révolution, qui a obligé les gens à se déplacer et à entrer en contact avec d'autres nations, a joué là un rôle extrêmement bénéfique. Nous sommes cependant loin d'avoir atteint une situation parfaite, et il faudra encore attendre longtemps pour que les préjugés disparaissent complètement.

KAZAKOV. – Les préjugés religieux s'affaiblissent de jour en jour. Les préjugés nationaux sont plus lents à disparaître.

KOBOZEV. – Soixante-dix pour cent des ouvriers et des paysans pratiquants ne se fondent pas sur des données purement religieuses, mais ils pratiquent "comme ça", pour le bon ordre, par inertie, pour qu'on ne les critique pas.

IVANOV. – Chez les ouvriers, les préjugés religieux disparaissent en général plus facilement que les préjugés nationaux.

KOROBITSYNE. -- En ce qui concerne la religion, on peut dire que le Russe n'a jamais été un homme religieux, qu'il s'agissait chez lui d'une sorte d'habitude. On disait qu'il "fallait prier". Et bien que l'on considérât le prêtre comme un intermédiaire entre les hommes et Dieu, on lui donnait toutes sortes de surnoms. Cela montre que le Russe n'est pas religieux. De nos jours, quand des sans-parti se rendent à l'église, ils y vont seulement parce qu'ils ne savent pas quoi faire d'autre. Si le Russe autrefois n'était pas religieux, il l'est encore moins à présent. Mais nous ne lui avons rien donné, nous avons mis en pièces les préjugés religieux, mais nous n’avons rien offert en échange. Le Russe nie Dieu, mais en même temps, il va à l'église. Pourquoi ? Parce que nous avons anéanti ce qui existait autrefois et que nous n'avons rien construit sur ces débris. C'est à nous, communistes, de créer du neuf., Nous n'en avons pas la possibilité actuellement, cela demande des dizaines d'années au cours desquelles des formes nouvelles devront apparaître. Mais nous n'avons pas réussi. à faire quoi que ce soit, et la masse tâtonne, élaborant elle-même ces formes nouvelles.

LAGOUTINE. – Jusqu'en 1914, j'étais terriblement croyante. J'allais à l'église, je priais, j'aimais les popes, je pleurais devant chaque icône, et je pensais que personne ne pouvait être plus sainte que moi. En 1914, la guerre éclata. Je dus un jour aller à la gare accompagner des soldats. Je me trouvais là, en train de pleurer, quand un homme s'est approché de moi et m'a demandé – "Pourquoi pleures-tu?" "Comment ne pas pleurer, j'ai un fils, et on l'emmène." Je l'entendis alors qui disait: "Bien sûr qu'on l'emmène, c'est le tsar qui l'ordonne, alors on l'emmène." "Mais, lui dis-je, Dieu nous viendra en aide. Nous allons prier." Et lui: "Crois-tu que Dieu soit seulement avec nous ? Il est aussi avec les Allemands, avec tout le monde. Tu pleures ton fils, et lui il va tuer un autre fils, qui a aussi une mère." "Et bien quoi, lui ai-je dit, c'est le tsar qui l'ordonne; et moi, je vais prier pour que mon fils reste en vie." Et voilà, j'ai prié, j'ai allumé des cierges, et deux semaines plus tard, mon fils s'est fait tuer. Et quand on m'a envoyé une lettre dans laquelle on m'annonçait sa mort, j'ai maudit saint Nicolas, et depuis ce moment-là, j'ai renié Dieu. Je donne souvent cet exemple aux ouvrières. "Vous avez prié, leur dis-je, moi aussi j'ai prié, et Dieu ne nous a rien donné." Et maintenant, de nombreuses ouvrières ont conscience que ce n'est pas Dieu qui leur donnera quoi que ce soit, mais que ce sont elles-mêmes qui doivent se servir.

KOLTSOV. – Je voudrais citer un exemple. Un menuisier a eu un jour l'idée de nous faire un gâteau de Pâques. La Paskha [10], c'est quelque chose de délicieux et nous en mangeons tous. Sur la vraie Paskha, on dessine toute sorte de signes religieux, et lui, il a dessiné d'un côté une étoile rouge, et de l'autre, il a écrit "U.R.S.S.". Ce genre de Paskha a fait fureur à l'usine, si bien qu'on lui a demandé, d'en préparer d'autres. Il est allé voir le directeur de l'usine, et lui a demandé, S'il pouvait en faire. Celui-ci le lui a interdit. Mais il en a tout de même fait une cinquantaine.

KAZAKOV. – Les préjugés religieux étaient sans conteste très importants jusqu'en 1917. Mais au cours de ces cinq dernières années il s'est produit une énorme transformation, et je suis sûr que ces préjugés auront disparu d'ici vingt ans. Si nous prenons soin de la jeune génération, si nous lui offrons des activités dans nos clubs et dans nos organisations culturelles et si nous la formons comme nous l'entendons, elle sera plus cultivée, et dans ce cas, les préjugés religieux disparaîtront rapidement.

Extrait d'une note d'un camarade (anonyme). – Dans une usine, un responsable des jeunes prit un jour la parole contre la religion. On lui reprocha d'avoir chez lui des icônes. De retour chez lui, le responsable, mécontent, brisa toutes les icônes. Sa femme, furieuse, se jeta sur les portraits de Marx et de Lénine, et les déchira, Pour faire la trêve, il fut décidé que la femme renoncerait aux icônes et le mari aux portraits de Lénine et de Marx.

Extrait d'une note d'Osnas. – Lorsqu'un ouvrier meurt dans notre usine d'électricité, il est d'usage qu'on fasse une collecte qui rapporte généralement de fortes sommes. Il y a quelques jours, un monteur est mort. On a organisé une collecte, mais lorsqu'on a appris que la mère du défunt désirait "un enterrement religieux", les gens ont commencé à donner moins, sinon rien du tout, parce que, disaient-ils, "il n'y a aucune raison de faire des cadeaux aux popes".

LIDAK. – L'ouvrier porte peut-être une croix, mais il n'est pas croyant. Et quand nous avons demandé: "La religion, en quoi cela consiste ?" tous les ouvriers nous ont répondu : "Quand tu viens chercher du travail, on ne te demande pas si tu es croyant, mais si tu sais manier la hache ou la scie." C'est pourquoi je pense qu'actuellement, il faut que nous nous intéressions non pas aux cadres de la base, qui partagent nos idées, mais aux femmes, appelées à éduquer la jeune génération, parce qu'elles ne sont pas encore libérées, et que nous ne pouvons pas élever les enfants dans des établissements publics. Il faut inculquer aux femmes des concepts nouveaux, d'où naîtra une nouvelle façon d'envisager la construction communiste. C'est l'expérience que je réitère chaque jour à l'usine.

GORDEEV. – La mère d'un directeur est tombée malade, et à ce moment là on apportait une icône de la Sainte Vierge. Cette icône a séjourné dans tous les foyers, même chez les communistes. La suite de l'histoire est intéressante – la mère du directeur se trouvant à l'article de la mort, elle désira avoir cette icône. Le directeur accepta, mais après la prière, il noua sur l'icône un ruban rouge. Le lendemain, sa mère mourut, il fallut l'enterrer. Lorsque je lui demandai comment on l'avait enterrée, il me répondit qu'il avait organisé un service civil, tandis que ses soeurs avaient organisé un service religieux. Il avait convié des communistes, invité la section spéciale[31] ; la cérémonie terminée, on chanta "l'Internationale". Au cimetière, le pope dit l'office des morts, jeta une poignée de terre sur le cercueil, puis la section spéciale prit la parole. Tout cela pour une mère, une femme de soixante ans. Cette usine est un peu à part et à cause du grand nombre d'entreprises plus importantes dont nous devons nous occuper, nous l'avons négligée. A présent, tout le monde est mécontent.

MARININE. – Quand on évoque la question nationale dans l'abstrait les ouvriers sont tous internationalistes; mais quand, dans une entreprise, il y a un ou deux Lettons, Estoniens ou Juifs par exemple, c'est un autre problème. Or, il s'est trouvé que le bureau de notre cellule était composé de presque toutes les nationalités. Si bien que les ouvriers disaient : "Lui, il est de telle nationalité, et lui de telle autre." Pour ce qui est de l'antisémitisme, le quartier de Rogojsko-Simonovski se distinguait déjà autrefois, et il faut dire que, comme nous n'avons organisé aucune conférence ni aucun débat sur ce thème, l'antisémitisme existe encore à présent, même parmi les membres du parti. Il est vrai que les membres du parti, on peut les rappeler à l'ordre, mais tout de même, il faudrait considérer le problème plus souvent, et par là même lui donner un caractère un peu plus culturel, car il arrive que la masse ait encore des désirs de pogroms. Il s'agit bien sûr d'un petit nombre de gens, mais ces gens existent.

ANTONOV. – L'ouvrier russe a depuis toujours l'habitude de considérer que si, dans un pays voisin, les gens ne parlent pas russe, ce sont des Allemands[32] , quelle que soit leur nationalité. Aujourd'hui, les ouvriers sont plus clairvoyants dans ce domaine. Ils distinguent les nationalités suivant les classes. L'ouvrier était autrefois extrêmement mal disposé vis-à-vis des Juifs, mais ici aussi, on remarque un certain progrès. Il ne met plus tout le monde dans le même panier. Il faut, bien sûr, encore l'éclairer sur ce problème, mais il a fait de grands progrès.


Question N° 11[modifier le wikicode]

  • A quoi l'ouvrier occupe-t-il le dimanche et les jours fériés en général ?

Réponses

KOULKOV. - Les jours de fête, l'ouvrier en famille s'organise de la façon suivante – s'il en a les moyens, sa femme fait des gâteaux, il s'occupe des enfants ou bien va au marché, sans oublier d'acheter le journal. Après quoi, il va se promener au parc, rendre visite à des amis, et emmène les enfants avec lui. L'ouvrier célibataire, lui, va au marché, discute les prix, essaye d'acheter moins cher, flane, et quand il en a assez, entre dans un café. Les vieux, pour un très petit nombre, vont parfois à l'église. Si on organise une sortie ou bien une kermesse, et si tout est bien préparé, l'ouvrier y participe avec plaisir. Les jeunes, dans leur majorité, se rendent au club, quelques-uns vont à la campagne, d'autres à la foire.

FINOVSKI. - Pour bien organiser les activités des jours de fête, il faut travailler en collaboration avec les organismes culturels (qui proposent des promenades en été, des soirées en hiver, des conférences); il y a ensuite le cinéma, le théâtre, etc. Voilà un problème très important, et nous pourrions faire tellement de choses dans ce domaine pour que les jours de fête soient mille fois plus gais qu'autrefois ! Mais jusqu'à présent rien n’a été fait. Il faut que l'Etat nous vienne en aide. Il est temps de penser à créer des maisons de repos, des centres d'enfants, des crèches pour les familles des membres du parti, pour lesquels la famille est littéralement une charge, non seulement pendant la. semaine, mais aussi, et plus encore, les jours de fête.

ZAKHAROV. - On remarque actuellement, chez les ouvriers une tendance à aller passer "tous ensemble" le dimanche à la campagne. C'est ce qui explique la réussite de certaines sorties à la campagne, où ce sont retrouvées mille à quinze cents personnes. Si l'on compare la façon dont on passe les fêtes maintenant et avant la révolution, il faut noter un progrès notable. On boit et on joue beaucoup moins qu'autrefois. Les bagarres, les rixes sont maintenant exceptionnelles, alors qu'autrefois, c'était monnaie courante.

GORDFEV. - Une fois que les ouvriers se marient, ils se cloîtrent dans leur famille, et il est impossible de les réunir pour discuter autrement que dans des assemblées officielles, car en général, ils ne sont jamais libres. Mais à présent, sur l'initiative de M. K., nous avons organisé des excursions. Les ouvriers y sont extrêmement favorables; par exemple, dimanche dernier, nous avons emmené en balade près de sept mille ouvriers des usines Nikolski, nous avons dressé un buffet, convié deux orchestres, monté des balançoires et d'autres jeux, et tout s'est bien passé. Malheureusement, nous n'avons pas pu donner à cette sortie un caractère éducatif, qui aurait permis aux ouvriers, tout en se délassant, d'acquérir quelques connaissances supplémentaires. Ce genre d'excursions rapproche énormément les ouvriers, et brise les barrières de la famille, qui sont encore extrêmement résistantes. Les ouvrières font des rondes en chantant des chansons révolutionnaires, tandis que les ouvriers organisent des assemblées, des jeux, etc. C'est là quelque chose de très important, et si nous pouvions compléter ces jeux par quelques connaissances de sciences naturelles, faciles à assimiler en pleine nature, nous pourrions donner à ces sorties un caractère éducatif.

GORDON. - Il m'est arrivé, au cours de l'hiver, de participer souvent à des soirées chez des ouvriers. Au moment où les gens doivent se séparer, ils ont soudain envie de danser, et ils ont tout à fait raison. Mais il se produit souvent une chose intéressante . les gens se sentent gênés. Lors d'une de nos excursions, il y avait un orchestre. On venait me voir et on me demandait : "Est-ce que je peux danser ?" Je répondais que "oui", bien sûr. Lorsqu'ils dansent des danses russes ou cosaques, les gens se sentent bien, mais lorsqu'ils commencent à danser des danses de salon, la mazurka ou le one-step, ils sont gênés. Et il faut dire qu'ils sont particulièrement mal disposés pour les danses de salon.

DOROFEEV. - Entrez dans un bistrot ou dans une brasserie (c'est d'ailleurs votre devoir). Si vous regardez bien, vous verrez qu'ils sont remplis d'ouvriers. C'est là que l'ouvrier se libère, c'est là qu'on peut faire de l'agitation. Ses loisirs, il les passe pratiquement comme autrefois.

KOULKOV. - Que font généralement les ouvriers le dimanche et les jours de fête ? Actuellement, étant donné que nos clubs ne sont pas encore bien organisés, les ouvriers passent les jours de fête de la façon suivante : si par exemple les syndicats ou le comité de quartier organisent une sortie, on leur demande trente roubles par personne, on leur donne un billet, un verre de thé, un petit pain, il y a de la musique, etc., et les ouvriers y participent volontiers. Mais s'il n'y a rien de semblable, ordinairement, quand les ouvriers en ont la possibilité, quand leur famille est peu nombreuse, leur femme prépare des gâteaux, tandis qu'ils vont au marché, achètent le "Moscou ouvrier" (quand ils travaillent, ils le reçoivent à l'usine, mais les jours de fête, on ne leur apporte pas le journal à domicile). Donc, ils achètent le journal, et le rapportent à la maison. Ils prennent le thé avec leur femme et leurs enfants, puis vont se promener sur les boulevards ou au parc; parfois, ils se rendent chez des amis.

Mais il existe, particulièrement de nos jours, un autre type d'ouvrier, des ouvriers qui gagnent très peu, qui travaillent au noir le, soir, soit comme cordonniers, soit comme tailleurs, etc. Et le dimanche, ils vont vendre tout cela au marché, afin d'acheter quelque chose en échange. Beaucoup d'ouvriers font ça. C'est une façon de passer son dimanche. Mais en voici encore une autre, plus ancienne . on va à l'église (il s'agit là d'un très petit nombre de gens), puis ensuite, on se rend chez des amis, ou bien on retourne chez soi pour dormir. Les jeunes, dans leur ensemble, vont jouer au football, se réunissent partout où ils le peuvent, sur des terrains de jeu, dans des clubs, ils partent en balade, etc.

ANTONOV. - Que font les ouvriers les jours de fête ? On peut dire qu'ils les passent comme autrefois. Mais il y a une énorme différence en ce sens qu'autrefois l'ouvrier passait son temps à se bagarrer, parce qu'il se soûlait, tandis que maintenant l'ivresse est extrêmement rare. Aujourd'hui, l'ouvrier se soûle peut-être une fois par mois. Autrefois, le même ouvrier qui gagnait un peu plus, était ivre tous les soirs. Il faut reconnaître que l'ivrognerie devient peu à peu une légende.

GORDON. - Les ouvriers sont emballés par le cinéma. Moi aussi, j'aime ça. Quand on habite un quartier, on peut observer le public. Ces derniers temps on joue un grand nombre de films en faveur de la politique coloniale comme "L'Atlantide", "La cavalière mexicaine". Ils sont si passionnants que si j'en vois un, je vais voir toute la série. Cela cause un énorme tort au public. Et vous, camarades, vous y allez certainement aussi ? Généralement, on considère que cela n'est pas bien. Mais une telle opinion ne tient pas debout; le cinéma, c'est une grande conquête, c'est une école. Mais il faut que le contenu des films soit différent, qu'on n'y chante pas les louanges de la politique coloniale, etc. Il faut prendre garde à cela. Nous avons ouvert une salle de cinéma au club du quartier, nous y organisons des débats, nous avons présenté "Cinq années de révolution".


Question N° 12[modifier le wikicode]

  • Est-ce qu'il n'y a pas trop de fêtes officielles ?
  • Est-ce qu'on ne voit pas trop de drapeaux ?
  • Ne vaudrait-il pas mieux remplacer les drapeaux par quelque chose de plus pratique, de plus utile, par exemple par la création d'un fonds municipal pour la ville de Moscou, qui permettrait de construire une maison de repos ou bien un immeuble pour les héros du travail, etc.

Réponses

LYSSENKO. – La masse participe peu à la fabrication des banderoles. Il serait très judicieux de créer un fonds pour le Palais du Travail, où l'on verrait des panneaux avec les noms des ouvriers qui ont fait des dons. Il y aurait une grande émulation.

ZAKHAROV. – En ce qui concerne les fêtes officielles, nous avons dépassé la mesure. C'est la mode, et tout le monde juge nécessaire de célébrer des jubilés, bien qu'il n'y ait aucune raison à cela. Par exemple, on fête la sixième année de la naissance du komsomol, la première année d'existence de la banque d'état. Il faut savoir se mesurer et faire moins de tapage. Quant aux drapeaux, il semble qu'à présent on ait cessé d'en fabriquer à tout propos.

KOLTSOV. – En ce qui concerne la fabrication des banderoles, les ouvriers ne sont pas lésés matériellement, car dans la plupart des cas, les matériaux sont fournis par les usines, par les commissions culturelles, ou par les comités d'usine; mais des sommes assez importantes y sont consacrées.

KARTCHEVSKI. – Je voudrais m'arrêter seulement sur un point, un petit détail de notre mode de vie, et vous faire part de quelques réflexions. Cette idée, que je vous exposerai tout à l'heure, m'est venue quand on a lu dans notre cellule un exposé sur le travail de notre club – le club des employés de l'U.M.S.C.[33] . Le rapporteur en faisait l'éloge. Il faisait remarquer que c'était un club exemplaire. Je soulignais alors la fausseté d'un tel point de vue, en alléguant pour raison le fait que ne venait au club qu'une jeunesse oisive, principalement des jeunes filles, qu'on ne pouvait pas nier l'utilité du travail du club, mais que dans l'ensemble, il n'offrait rien aux ouvriers ni aux travailleurs plus occupés. Au contraire, le club était l'objet d'une certaine irritation de la part des ouvriers et des employés. Le club se trouve près de l'entreprise. Les employés de bureau, qui travaillent six heures en tout, ont tout loisir de s'y rendre, de déjeuner pour un prix modique, de lire gratuitement, de travailler dans les ateliers ou de jouer. Mais l'employé des transports, les travailleurs des usines, les employés des magasins et des entrepôts qui travaillent huit heures par jour et passent neuf à dix heures dans l'entreprise, ne sont pas en mesure de profiter du club. Je connais beaucoup d'ouvriers qui ne peuvent pas vivre sans aller passer un moment au club pour lire, pour discuter politique. Que doivent-ils faire ? Prenons par exemple un ouvrier qui habite au bout de la Presnia et dont le lieu de travail se trouve à Sokolniki[34]. Il part à 8-9 heures du matin, et rentre à 8-9 heures du soir. Sa femme et ses enfants restent à la maison. Que faire ? Il dîne en vitesse et file au club, à Sokolniki. Et le club ferme à 10 heures. Voilà ce qui se passe pour la majorité des ouvriers et des travailleurs soviétiques (sauf dans le cas où les maisons-communes sont situées près de l'entreprise).

Son départ après le travail entraîne une foule de conflits familiaux qui empoisonnent les heures de loisir. Dans le meilleur des cas, sa femme raisonne de la façon suivante : "Je comprends, tu travailles pour ta famille, tu as le droit d'utiliser tes loisirs comme tu l'entends; mais moi non plus, je ne dois pas mener une vie de damnée. Toute la journée, je m'occupe de la cuisine, du repas, du linge, des enfants. Il y a des travaux qui sont au-dessus de mes forces (fendre le bois, etc.). Je veux aussi me reposer, me distraire, pouvoir lire." Elle a tout à fait raison. Et dans la majorité des cas, cela se termine par des scènes de ménage, par un divorce, ou alors le couple s'enfonce dans une vie purement végétative, et perd tout désir de se cultiver. J'ai surtout voulu montrer que le club n'apportait aucun changement dans notre maudit mode de vie domestique, et j'ai émis l'idée qu'il fallait envisager de créer des clubs de quartier, afin que l'ouvrier et l'employé aient un club à proximité de leur domicile, un club où ils pourraient se reposer, lire, se distraire, un club qui se trouverait à quelques minutes de marche de chez eux, où il pourraient amener également leur femme et leurs enfants. En somme, il faut rapprocher le club de l'ouvrier.

ZITRONBLATT. – Vous avez écrit que l'ancienne famille était détruite. Dans ce domaine, on remarque parmi les jeunes le phénomène suivant. Les liens spirituels avec la famille ont été coupés. Parents et enfants vivent chacun leur vie sans se comprendre, et je dirais même, sans essayer de se comprendre. Les parents ont parfois tendance à retenir leurs enfants auprès d'eux, à être à nouveau leurs directeurs spirituels, mais ces tentatives échouent. Cela nous paraît étrange quand on lit qu'autrefois les parents "mettaient" leurs enfants à l'école, au service militaire ou même à l'université. Maintenant ce n'est plus la même chose. Les enfants s'occupent eux-mêmes de tout cela. D'ailleurs, les parents se sont tellement habitués à cette indépendance qu'ils sont eux-mêmes étonnés quand leur fils ou leur fille leur demande de les faire entrer dans une école supérieure ou ailleurs. La révolution nous a habitués à l'indépendance, quelquefois même à une trop grande indépendance (comme par exemple la vente des cigarettes aux mineurs, etc.). Cette indépendance, – plus précisément l'indépendance vis-à-vis des parents -, est encore plus grande dans le domaine idéologique. Le père ne sait absolument pas qui est son fils. Par exemple, il ne peut pas être sûr que son fils soit honnête, puisqu'il ne le sait même pas. L'univers du père et celui du fils sont étrangers l'un à l'autre et n'ont pratiquement aucun point commun (une exception bien sûr quand le père est au parti et son fils au komsomol). L'enfant se délivre très tôt de la tutelle parentale, et sa personnalité s'élabore sous l'influence d'autres facteurs. Les parents n'ont plus le contrôle spirituel de leurs enfants, et actuellement, on voit naître une génération nouvelle, avec des idées nouvelles, une génération plus audacieuse, plus cultivée, plus libre, délivrée de tous préjugés et de tout esprit de routine. Pour ne pas parler dans le vide, je citerai un exemple et j'expliquerai pourquoi je me suis tant intéressé à la famille. L'été dernier, un de mes amis a perdu sa mère qu'il n'avait jamais quittée et qui était son unique objet d'affection. A mon grand étonnement (et aussi à son grand étonnement), il en fut très peu touché. Nous avons cherché à savoir pourquoi et nous avons découvert que sa mère et lui étaient étrangers l'un à l'autre, car ils ne se comprenaient pas, et que dans l'ensemble, comme je l'ai déjà dit, ils n'avaient pratiquement aucun point commun. Cela m'a intéressé; j'ai alors observé et interrogé mes camarades (moi-même, je n'ai plus de famille), et je suis arrivé aux conclusions que je viens de vous exposer.


Où est l'issue?[modifier le wikicode]

(A propos du mode de vie des communistes)

Avec la permission du camarade Sedykh, nous rééditons cet article tiré de "La Pravda", et qui touche des problèmes extrêmement importants du mode de vie des communistes. (Note de l'auteur).

On parle beaucoup aujourd'hui du mode de vie des membres du parti. Il n'y a pas de fumée sans feu. A l'intérieur du parti, il se produit des glissements imperceptibles qui peuvent au bout du compte ôter au parti cette cohésion, cette unité, cet esprit de discipline grâce auxquels il a vaincu et grâce auxquels sans aucun doute il vaincra encore. A la base de ces glissements, on trouve :

1. une réaction physiologique à la fatigue et à l'épuisement,

2. comparativement au passé, à la période d'avant la NEP, des contacts plus fréquents (dans la vie quotidienne) entre les membres du parti et les éléments petits bourgeois, purs produits de la NEP,

3. une inégalité matérielle à l'intérieur du parti (une relativement grande aisance des uns et une gêne relative ou totale des autres).

Imaginons un communiste "moyen" – un ouvrier ou un membre de l'intelligentsia -, travailleur obstiné et qui en a vu de toutes les couleurs. Avant la NEP, il travaillait dans les conditions suivantes : il allait de ville en ville, il était totalement coupé de sa famille, recevait une demi-livre de pain par jour, prenait ses repas à la S.C.R.[35] ou dans un foyer de travailleurs. La situation était tendue . il fallait travailler au front, on organisait des campagnes de choc, il y avait des soulèvements, etc. Dans ces conditions, ses liens avec sa femme et ses enfants, s'il en avait jamais eu, s'affaiblirent. En tant que membre du parti, il vivait plus des intérêts du parti que des siens propres. Le parti l'avalait littéralement. Dans les conditions de la NEP et d'une vie "pacifique", nous devons constater chez le communiste moyen une prédominance des intérêts personnels et familiaux sur les intérêts du parti. Cette réaction physiologique de personnes qui, pendant longtemps, n'ont pas connu les "plaisirs" de la vie, qui, durant trois ou quatre ans, ont eu froid, n'ont pas pu manger à leur faim dans de la vaisselle propre, a joué un rôle énorme dans le déplacement des intérêts. Il est naturel qu'à cette époque de transition que représente la NEP, les centres d'intérêt se soient déplacés sur l'organisation de la vie personnelle.

Le danger que nous n'avions pas envisagé en 1921 et en 1922 était que cette situation du communiste, qui résultait d'une réaction physiologique pour beaucoup de membres du parti, se renforçât et que, par inertie, parce qu'il n'y avait pas de véritable militantisme, la famille, le confort domestique qu'il avait retrouvé ou qu'il voulait connaître, ne l'accaparassent complètement. Les contacts avec le parti diminuaient, tandis que dans cette conquête du bien-être, aussi bien dans la famille qu'en dehors, les rapports avec les petits-bourgeois augmentaient. Nous ne serions pas marxistes si nous ne reconnaissions pas l'influence de ce milieu petit-bourgeois ou bourgeois dans lequel le communiste évolue douze à seize heures par jour. Les problèmes du logement, de la nourriture, de l'habillement, de la santé de la femme et des enfants – tout cela prit peu à peu le pas sur les problèmes de la vie politique du parti. Bien plus, ces questions plaçaient parfois le communiste dans une situation contradictoire entre le parti et sa famille. A un moment donné, il remarquait avec étonnement que pour résoudre des problèmes quotidiens, pour choisir un travail, pour utiliser ses loisirs ce n'était pas les intérêts du parti qui le guidaient, mais des intérêts d'un tout autre ordre. Cette dégradation peut encore augmenter si le communiste prend l'habitude de placer ses propres intérêts, les intérêts de sa famille, avant ceux de la collectivité. La qualité prend le pas sur la quantité. Elle tombe facilement sous l'influence des spécialistes et des nepmen. La soif d'acquérir des biens matériels nombreux, le besoin de sensations "fortes" s'emparent de l'individu. Ce qui aboutit à divers procès, à l'affaire d'Orekhovo-Zouïevski, à l'affaire d'Arkhangelskoïe, etc. Tel est, en gros, le mécanisme de la démoralisation partielle ou totale d'un grand nombre de communistes moyens.

Pour compléter le tableau, il faut ajouter que les membres du parti plus ou moins aisés ne sont pas non plus à l'abri de cette dégradation. Cent cinquante roubles, une automobile, une maison de campagne peuvent, à long terme, sous l'influence d'un environnement petit-bourgeois de "bon aloi", transformer les membres du parti de deux façons différentes :

1. ils deviennent des bureaucrates qui tiennent à leur place (essayez maintenant d'envoyer cette couche de travailleurs à l'usine, dans un district, dans une circonscription, là où l'on a besoin du parti, et vous verrez que 30 ou 40 % d'entre eux seulement sont motivés par les intérêts du parti;

2. ils deviennent des hommes de la NEP grâce l'accumulation d'un certain nombre de biens qu'ils feront fructifier, oubliant alors leurs liens avec le parti, ou bien, si ces liens existent ils utiliseront leur situation au parti dans un but intéressé. Des centaines de procès intentés par les tribunaux du peuple ou par la cour suprême peuvent servir ici d'illustration (comme par exemple l'actuel procès du président du tribunal de Stavropol).

Par ailleurs, certaines membres du parti (principalement des administrateurs) qui travaillent dans un environnement ultra-bourgeois, outre la dégradation morale qui les menace, ne sont pas assurés contre une dégénérescence idéologique "en faveur" du capitalisme.

Il y a dans le parti une masse énorme de jeunes, pleins de santé, qui se sont trouvés dans le feu de la révolution en 1918-1920, qui, durant la période des troubles révolutionnaires, ont rompu avec leur famille, qui se sont battus au front avec enthousiasme etc. "Jeunes vieillards" physiquement épuisés (à vingt-cinq ans, ils ont souvent des cheveux blancs), ils se sont pressés à la porte des écoles supérieures ou se sont mis au travail. Chez eux, la démoralisation est moins grande. Mais il faut analyser les causes qui peuvent entraîner et qui entraînent un phénomène imperceptible de dégénérescence et de dégradation parmi ces éléments, les meilleurs du parti. Parmi eux, le principal problème, c'est le problème sexuel. Ces camarades sont d'autant plus désavantagés par rapport au reste des étudiants non communistes ou des étudiants recrutés actuellement au komsomol qu'ils entrent dans une école supérieure à vingt-cinq-vingt-huit ans seulement. Ils ne peuvent pas résoudre tous les problèmes en misant sur leur nature, comme le font les komsomols de dix-huit ans. La difficulté d'allier un travail universitaire avec une vie de famille dans des conditions matérielles pénibles les accule dans une impasse. Pour résoudre leur problème sexuel, ils utilisent des "moyens" qui peuvent être source de dégradation morale et physique. Tout le monde les connaît :

1. rapports avec des prostituées;

2. avortement, etc.;

3. continence, refoulement du désir sexuel, lutte contre le "moi" physiologique;

4. procréation.

Rares sont ceux qui empruntent la dernière solution. Vu les conditions matérielles extrêmement difficiles, elle n'est pas moins pénible que les autres et oblige souvent à abandonner tout travail universitaire. Il n'y a pas d'issue, et l'étudiant communiste se débat comme un pauvre diable, luttant contre lui-même, refoulant ses désirs, abandonnant son travail universitaire pour gagner un "morceau" de pain pour sa famille. Ou bien alors, il se mutile, pactise avec la conscience communiste (il a des rapports avec des prostituées). Imaginez une situation semblable qui dure quatre ou cinq ans. Beaucoup se cassent les dents contre le "granit de la science". Il nous semble que la seule issue réside dans une réorganisation radicale de la vie du communiste sur des bases collectivistes. Ce problème a été plus d'une fois soulevé dans la "Pravda", (voir l'article de Préobrajenski, etc.). Et nous sommes obligés d'y revenir. Les communistes pourraient mieux mettre leur salaire à profit, en tirer de plus grands avantages s'ils l'utilisaient collectivement. En mettant leur salaire dans une caisse commune, les communistes des différents arrondissements et des différents quartiers pourront enfin réaliser le slogan oublié : "Au diable la soupière et les langes !" Des expériences de ce type ont lieu çà et là, mais elles n'ont pas encore touché les plus larges couches du parti. Et c'est précisément la masse des étudiants moyens qui est la moins bien pourvue. Ces collectivités sont les embryons de la communauté communiste. La masse des sans-parti se ralliera bientôt à elles, et ainsi s'ouvrira l'horizon d'un mode de vie communiste. Ainsi disparaîtront les causes de la dégénérescence :

1. On verra disparaître l'inégalité entre les membres du parti dont les conséquences ont été analysées plus haut (dégénérescence des uns par suite d'un trop grand bien-être, dégénérescence des autres par suite d'une gêne relative ou totale).

2. Les contacts entre les communistes et la masse seront plus étroits, et le communiste, sera délivré du souci de la cuisine, du lavage, etc.

3. Dans ces collectivités, il sera possible de passer à la contre-attaque et de faire, de la propagande dans la famille du communiste, auprès de sa femme, etc., car la mentalité réactionnaire d'une femme sans parti trouve ses racines dans la cuisine et dans le lavage.

4. Le problème sexuel sera en grande partie résolu. En faisant des dépenses collectives, il sera possible de créer des crèches, des jardins d'enfants. En tout cas, la procréation sera un moyen plus utilisé pour résoudre le problème sexuel.

On ne peut pas dire qu'il s'agit là d'un problème nouveau. Mais c'est précisément la raison pour laquelle on se heurte à de graves problèmes d'ordre psychologique. Chacun a conservé les habitudes des sociétés de consommateurs d'avant la NEP. Quand on parle des collectivités de communistes, beaucoup se souviennent de l'illustre "shrapnel". On allègue en outre que "l'habitude vous est donnée d'En Haut". Mais il faut s'attendre à ce que les femmes sans parti soient la principale source de résistance à l'organisation des collectivités. Cependant, tôt ou tard, et malgré tous les obstacles, la vie nous obligera à faire un pas dans ce sens.

Mais en attendant, c'est la jeunesse qui est la plus sensible et qui souffre le plus de la situation actuelle, c'est elle qui va de l'avant sur la voie de l'expérimentation. Assez parlé, des actes. Commençons par organiser des collectivités volontaires du mode de vie.

SEDYKH.

  1. Lenine, Oeuvres complètes, t. 36, p. 620-623.
  2. Il est utile de rappeler ici la définition du "militantisme culturel" que je donne dans mes "Pensées sur le Parti":

    "Au niveau de sa réalisation pratique, la révolution semble s'être "éparpillée" en tâches particulières;: il faut réparer les ponts, enseigner la lecture et l'écriture, diminuer le prix de revient de la fabrication des bottes dans les usines soviétiques, lutter contre la saleté, capturer les escrocs, amener l'électricité dans les campagnes, etc. Quelques intellectuels grossiers qui ont les esprits à l'envers (c'est d'ailleurs la raison pour laquelle ils se considèrent comme des poètes et des philosophes) ont déjà parlé de la révolution avec une grandiose condescendance : on apprend, disent-ils, à vendre (que c'est drôle), et à recoudre des boutons (laissez-nous rire). Mais laissons ces cancaniers cancaner dans le vide. Accomplir un travail purement pratique et quotidien dans le domaine de l'économie et de la culture soviétiques – même dans celui du commerce de détail -, ne signifie nullement s'occuper de "choses mineures" et n'implique pas nécessairement une mentalité de grippe-sous. Des choses ,mineures sans grandes choses, il y en a autant qu'on veut dans la vie humaine. Mais en histoire, il ne se fait jamais de grandes choses sans petites choses. Plus précisément, les petites choses, à une grande époque, intégrées à une grande œuvre, cessent d'être des "petites choses".

    Chez nous il s'agit de la construction de la classe ouvrière qui, pour la première fois, construit pour elle et selon son propre plan. Ce Plan historique, encore extrêmement imparfait et confus, doit englober, dans un ensemble créatif unique tous les éléments, même les plus insignifiants, de l'activité humaine. Toutes les tâches mineures et isolées – jusqu'au commerce soviétique de détail – sont partie intégrante de la classe ouvrière dominante qui cherche à surmonter sa faiblesse économique et culturelle.
    La construction socialiste est une construction planifiée de grande envergure. A travers le flux et le reflux, les erreurs et les revirements, les méandres de la NEP, le parti poursuit son plan, éduque la jeunesse dans l'esprit de ce plan, apprend à chacun à relier son activité particulière à l'œuvre générale, qui exige aujourd'hui que l'on couse avec soin les boutons soviétiques, et qui demain demandera que l'on meure courageusement sous le drapeau du communisme.
    Nous devons exiger, et nous exigerons de la part de notre jeunesse, une spécialisation supérieure et approfondie; notre jeu elle devra donc se défaire du principal défaut de notre génération qui se targue de tout connaître et de tout savoir faire; mais il s'agira d'une spécialisation au service du plan général pensé et accepté par chacun en particulier."

  3. En russe, "partijnost". (Note des traducteurs).
  4. ROSTA : Agence Télégraphique Russe; ancêtre de l'agence TASS. (Note du traducteur).
  5. Gosizdat.- "GOSudarstvenoje IZDATel'stvo "; éditions d'Etat. (Note du traducteur).
  6. En russe : "OKX" Otd'el Kommunal'nogo Xozajstva. (Note du traducteur).
  7. "L'affaire Curzon" : il s'agit des menées antisoviétiques du diplomate anglais G. N. Curzon (1859-1925) qui fut l'un des organisateurs de l'intervention contre l'U.R.S.S. : en 1919, il envoya une note au gouvernement soviétique lui enjoignant de cesser l'avance des troupes de l’Armée Rouge suivant une ligne appelée "la ligne Curzon ". En 1923, il envoyait un ultimatum provocateur au gouvernement soviétique, le menaçant d'une nouvelle intervention. (Note du traducteur).
  8. En russe : "partizanssina" : terme péjoratif désignant les cadres du parti qui veulent être "plus partisans que le parti lui-même", aboutissant finalement à l'anarchie et à l'absence de discipline. (Note du traducteur).
  9. Gleb Ouspenski (1843-1902) : écrivain réaliste lié à "l'école naturelle" dont les œuvres offrent un panorama complet de la vie du petit peuple (petits fonctionnaires, paysans, ouvriers). "Les mœurs de la rue Rastériaev" sont sa première œuvre importante. (Note du traducteur).
  10. En russe – "Rast’er’ajevssina". (Note du traducteur).
  11. Libedinski louri Nikolaevitch (1898-1959), un des premiers représentants de la jeune prose soviétique. Participe à la guerre civile dont il donne une description romantique dans sa première nouvelle "La semaine". (Note du traducteur).
  12. Ces lignes étaient déjà écrites lorsque je trouvai dans le dernier numéro de "La Pravda" (daté du 30 juin) l'extrait suivant tiré d'un article que le camarade Gordeev avait envoyé à la rédaction. "L'industrie cinématographique est une entreprise extrêmement lucrative, qui offre d'immenses bénéfices. Une utilisation judicieuse, rationnelle et sensée du monopole du cinéma pourrait apporter à nos finances une amélioration semblable à celle qu'apportait le monopole de la vente de la vodka aux finances tsaristes." Plus loin, le camarade Gordeev expose des considérations pratiques sur la façon de porter au cinéma le mode de vie soviétique. Voilà un problème qui nécessite une analyse sérieuse et concrète ! (Note de l'auteur).
  13. Koulitch et Paskha. gâteaux de Pâques rituels. Koulitch : sorte de brioche cylindrique; Paskha. gâteau au fromage blanc, de forme pyramidale. (Note du traducteur).
  14. Semachko Nicolas Alexandrovitch (1874-1949). il fut le premier commissaire du peuple à la santé publique. Développa la prophylaxie, la politique de défense de la mère et de l'enfant, etc. (Note du traducteur).
  15. "Nouvelles du Comité Central", n° 8, 4 avril 1923. N. Semachko – "Le mort saisit le vif"
  16. En russe : Rein "revolucija, elektrifikacija, mir". (Note du traducteur).
  17. En russe : "oblomovssina" : néologisme formé sur le nom du héros du roman de Gontcharov – "Oblomov", prototype du paresseux conscient de l'être mais incapable de s'en sortir. (Note du traducteur).
  18. Kit Kityteh, nom collectif, apparu au début du XIX° siècle, et qui désigne un type de marchand, despote familial, dont les traits caractéristiques étaient la grossièreté et la roublardise. (Note du traducteur).
  19. En russe : "bab’jo", terme péjoratif, dénomination collective qui rabaisse la femme au rang de bête de somme. (Note du traducteur).
  20. Ougrioum-Bourtchéev : un des personnages du roman de Saltykov-Chédrine – "L’histoire d'une ville". Prototype du despote qui ne s’exprime que par onomatopées grossières.
  21. "Domostroj" : recueil écrit au XVI° siècle, où sont rassemblées les règles fondamentales de la vie quotidienne, fondée principalement sur une soumission totale au chef de famille. (Note du traducteur).
  22. En voici la liste :
    1. Antonov : ouvrier des ateliers de wagons de la ligne de chemin de fer Octobre.
    2. Borissov : secrétaire de cellule à l'usine "Dynamo".
    3. Gordeev : chef de la section d'agitation du comité de district d'Orekhov-Zouïev.
    4. Gordon : chef de la section d'organisation du comité du quartier Sokolniki.
    5. Dorofeev : secrétaire du Soviet de Moscou.
    6. Zakharov : secrétaire du comité du quartier Rogojski- Sirnonov.
    7. Ivanov : membre de la cellule de l'usine "La Commune de Paris".
    8. Kazakov : secrétaire de cellule à l'usine "La Commune de Paris".
    9. Kazanski : secrétaire de cellule à l'usine "L'Etoile Rouge".
    10. Koboziev : secrétaire de cellule à l'usine "Oziorski", du district de Kolomenskoie.
    11. Koltsov : membre du comité de Moscou.
    12. Korobitsyne : ouvrier de l'usine "AMO".
    13. Koulkov: secrétaire de cellule à l'usine "Le Fournisseur rouge".
    14. Lagoutine : membre du comité directeur de l'usine "L'Etoile Rouge".
    15. Levitski : Président du comité directeur de l'usine "Géophysique".
    16. Lidak : membre de la commission de contrôle du Comité de Moscou.
    17. Lyssenko : organisateur des groupes de cheminots au comité du quartier Krassno-Presserski.
    18. Marinine : secrétaire de cellule à l'usine "Rouskabel".
    19. Markov : président de la section du Syndicat des ouvriers du Textile.
    20. Ossipov : organisateur de groupe dans le quartier de Baousinanski.
    21. Osnas : ouvrier de l'usine d'électricité "L'année 1886".
    22. Stankievitch. : première typographie modèle.
    23. Finovski : agitateur du comité de Moscou. Komsomol.
    24. Tseitlin : directeur de la section féminine du Comité de Moscou.
    25. Alekseev : président du comité des cheminots de la ligne de Kazan.
  23. Demian Bedny (1883-1945). un des premiers poètes prolétariens qui fit de son couvre une couvre de propagande et d'agitation. Ses grands poèmes antireligieux – "La Terre Promise" (1920), "Le Nouveau Testament de l'évangéliste D. Bedny" (1925). (Note du traducteur).
  24. C'est juste ! Il faut que la jeunesse, et pas seulement la jeunesse, prenne connaissance des luttes révolutionnaires du passé, relatées dans des épopées, avec des exemples tout aussi épiques. L'historien du Parti accomplit un travail d'une très grande importance, mais les documents et les matériaux qu'il rassemble ne sont destinés qu'à un petit nombre de lecteurs. Le futur historien, sur la base de ce matériau, écrira un livre complet (ce ne sera sans doute pas le seul) sur l'histoire de notre Parti. Cependant, nous ne pouvons pas attendre la publication de cet ouvrage exhaustif. Nous avons dès à présent besoin d'essais vivants à partir de ces matériaux : des biographies, écrites comme des poèmes épiques, et des chapitres isolés de notre roman révolutionnaire collectif, le plus captivant de tous les romans de l'histoire. Il faut pousser les artistes, les romanciers, les poètes d'inspiration révolutionnaire à développer ce thème. Le petit livre de John Reed "Les Dix jours qui ébranlèrent le monde" représente en vérité un élément extrêmement précieux de la bibliothèque de la jeune génération. Des monographies, des biographies, des essais historico-révolutionnaires de ce type, au contenu dramatique, feront facilement concurrence à la littérature révolutionnaire ou semi- révolutionnaire, si peu nombreuse. ils ont sur cette dernière l'avantage que c'est la vie elle-même qui en a écrit les intrigues et les dénouements. (Léon Trotsky).
  25. "Crocodile" . revue satirique. (Note du traducteur).
  26. R.V.S.R. : Revol'ucionnyi Voennyj Sov’et Respubliki . Soviet Révolutionnaire de l’Armée de la République (1918-1922). (Note du traducteur).
  27. ROSTA : Agence Télégraphique Russe; ancêtre de l'agence TASS. (Note du traducteur).
  28. District rural
  29. Un archine : 0,71 m. (Note du traducteur).
  30. Vorovski V. V. (1871-1923).- Publiciste et critique littéraire avant la révolution; diplomate éminent après Octobre. (Note du traducteur).
  31. En russe C.O.N. – "cast' osobogo naznaun’ja".
  32. En russe, l'allemand s'appelle "nemec" c'est-à-dire : "celui qui ne parle pas la même langue". (Note du traducteur).
  33. U.M.S.C : Union Moscovite des Sociétés de Consommations, en russe : M.S.P.O, "Moskovskij Sojuz Potrebitel'skikh Obggestv". (Note du traducteur).
  34. Presnia: grande rue au sud de Moscou; Sokolniki: quartier nord de Moscou. (Note du traducteur).
  35. S.C.R. : "Société des Consommateurs réunis"; en russe: "E.P.O." . "Edin'en’je potrebit'elskikh obssestv". (Note du traducteur).