Le revers de la médaille

De Marxists-fr
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L’histoire contemporaine semble actuellement s’acharner avec une zèle particulier à démontrer la justesse de la conception social-démocrate de l’Etat, en en apportant presque quotidiennement d’excellentes nouvelles confirmations. Depuis toujours, la bourgeoisie nous reproche à nous autres, social-démocrates, de chercher sans scrupules à provoquer des « renversements » et de préparer des « catastrophes ». Les événements récents en Angleterre démontrent une nouvelle fois que nous n’avons guère besoin d’aspirer à des catastrophes : l’actuel ordre social lui-même engendre en son sein les secousses et les crimes économiques et politiques.

Les événements d’Ulster présentent en effet toutes les caractéristiques d’une catastrophe politique pour la vie publique anglaise – d’une catastrophe dont la signification profonde ne nous apparaîtra clairement que lorsque nous la comparerons à des phénomènes analogues dans d’autres pays : à la célèbre affaire Dreyfus en France et à l’affaire Zabern (Saverne) en Allemagne. Il y a quinze ans, la République française fut secouée jusque dans ses fondements par la rébellion monarcho-clérico-nationaliste de l’armée. Il y a six mois, la terreur de la dictature militaire fit irruption dans l’Allemagne prussienne. Et nous voici aujourd’hui témoins d’une lutte très dure du Parlement anglais faisant face à une révolte d’officiers « séditieux ». Rien que le fait que des formations politiques aussi différentes que la III° République en France, le vénérable régime parlementaire anglais et le semi-absolutisme allemand connaissent les mêmes crises, marquées par des dictatures militaires, même si ces crises ont des origines diverses, révèle les racines profondes et le caractère général de ce phénomène.

« L’armée n’a pas à se mêler de la politique » – cette phrase est dans tous les pays à la base de la théorie officielle relative aux armées permanentes d’aujourd’hui, de même cet autre théorème : « l’armée sert à la défense de la patrie ». Les deux phrases expriment sous une forme différente une seule et même idée : l’armée doit protéger le pays des ennemis extérieurs, mais ne pas s’immiscer dans les luttes de classes à l’intérieur du pays. Depuis toujours, la pratique de la société bourgeoise a contredit – et ne cesse de contredire – cette théorie, comme d’ailleurs toute l’idéologie de cette société ne cherche qu’à violer la véritable raison d’être de celle-ci. En effet, depuis toujours, l’armée a pris une part directe, et souvent décisive, dans toutes les luttes de classes importantes. La bourgeoisie capitaliste a notamment commencé et consolidé sa carrière historique en tant que classe dominante grâce au pouvoir de l’armée. Les deux pôles opposés de cette longue carrière historique étaient : la révolution anglaise de 1649 où l’armée révolutionnaire du Parlement mit la bourgeoisie en selle et, deux cents ans plus tard, la révolution allemande où la bourgeoisie se réfugia sous les ailes protectrices de l’armée féodale, devant le spectre de la révolution prolétarienne.

La bourgeoisie actuelle exige aujourd’hui la neutralité politique de l’armée et lutte contre les officiers « qui font de la politique », ce qui revient à demander à l’armée de ne plus être dorénavant qu’un instrument docile de sa domination de classe – à l’intérieur comme à l’extérieur. Le soldat doit obéir aveuglément à l’officier, le corps d’officiers doit obéir aux « lois », c’est-à-dire à la fraction de la bourgeoisie qui tient les rênes dans le moment.

Cependant, l’armée ne constitue qu’une partie du peuple, elle reflète donc naturellement en son sein les antagonismes de classes existants. Le corps d’officiers de l’armée actuelle, et notamment le sommet de la hiérarchie militaire, est recruté parmi les féodaux, sa tendance innée est de soutenir partout la couche la plus conservatrice et son prolongement naturel, le monarchisme. D’où les risques périodiques de coups d’Etat, d’où les menaces qui ne cessent de planer sur le parlementarisme et la démocratie. D’où aussi les crises périodiques violentes où l’instrument se révolte contre son patron, où l’armée, de valet de la bourgeoisie, menace de devenir son maître.

Toutefois, la malchance historique de la bourgeoisie est qu’elle est contrainte, ici comme ailleurs, de renforcer elle-même ce danger. En effet, deux tendances, profondément enracinées dans l’évolution actuelle, contribuent sans relâche à accroître la prépondérance politique de l’armée au sein de l’Etat et à impliquer celle-ci de plus en plus étroitement dans les luttes de classes internes de la société. Ces deux tendances sont, d’un côté, l’impérialisme qui entraîne un grossissement massif de l’armée, le culte de la violence militaire sauvage et une attitude dominatrice et arbitraire du militarisme vis-à-vis de la législation ; de l’autre côté, le mouvement ouvrier qui connaît un développement tout aussi massif, accentuant les antagonismes de classes et provoquant l’intervention de plus en plus fréquente de l’armée contre le prolétariat en lutte. Un des conflits tragiques de la société bourgeoise est que la même bourgeoisie qui recourt à tout moment aux « défenseurs de la patrie » pour préserver l’exploitation économique et l’oppression politique de la classe ouvrière montante exige en même temps de cette armée de s’abstenir de toute ingérence dans les luttes politiques et d’obéir strictement aux « lois ». Et c’est ce conflit-là qui explique que la crise anglaise, tout comme l’affaire Zabern, nous apparaît, et doit nous apparaître à nous, sous une tout autre lumière qu’à la bourgeoisie. « Armée ou République ! », tel était le mot d’ordre il y a quinze ans en France. « Armée ou pouvoir civil ! », tel fut le dilemme de la bourgeoisie libérale dans l’affaire Zabern. « Armée ou Parlement ! », s’écrie-t-on aujourd’hui dans le camp libéral anglais. Ces mots d’ordre libéraux-bourgeois cherchent en fait à résoudre la question de savoir comment subordonner le corps des officiers réactionnaires aux intérêts de la classe bourgeoise.

Le revers de la médaille, dans tous ces conflits, cependant, est que pour l’armée proprement dite, c’est-à-dire pour la grande masse des soldats, l’obéissance aveugle vis-à-vis de ces officiers est un devoir absolu, même lorsqu’elle est envoyée contre les intérêts les plus sacrés du prolétariat en lutte. Or, plus l’ordre de tirer sur père et mère, plus le génocide criminel au service de la recherche des profits impérialistes éveilleront l’opposition consciente et passionnée des masses laborieuses, plus apparaîtra au premier plan non plus la question libérale : armée ou parlement ? mais la question prolétarienne infiniment plus importante : armée ou peuple laborieux ? Plus la législation des Etats bourgeois actuels et leurs parlements sont prêts à cautionner l’utilisation du pouvoir militaire contre le prolétariat et à se livrer aux aventures impérialistes, moins il sera possible, du point de vue des intérêts de classe du prolétariat, de se contenter du dilemme : « armée ou parlement », « armée ou loi ». Ni les parlements ni les manœuvres parlementaires – aussi habiles soient-elles – des politiciens libéraux ne pourront apporter une solution aux crises du genre de celles de la révolte militaire anglaise ou de l’affaire Zabern. Le programme social-démocrate avance la seule solution réelle à l’antagonisme entre le corps d’officiers et le Parlement, entre l’armée et le peuple : suppression de l’armée permanente et de son corps d’officiers privilégiés, remplacement de l’armée par le peuple en armes, droit de veto de l’ensemble du peuple sur la guerre et la paix. C’est alors seulement que l’antagonisme entre l’armée et le peuple sera dépassé : lorsque l’armée en tant que milice deviendra effectivement ce qu’elle est censée être selon la théorie libérale, un instrument de défense de la patrie. Cela ne passe ni par des cartouches parlementaires ni par des crises ministérielles, mais par l’éveil résolu des larges masses populaires contre les crimes du militarisme actuel.

A peine l’armée parlementaire avait-elle remporté ses premières victoires dans la grande révolution anglaise du XVII° siècle que des antagonismes de classes surgirent en son sein et que l’apparente unité fit place à de violentes luttes. La masse des soldats, d’origine populaire, se souleva contre l’autorité bourgeoise, et déjà se dégagèrent en son sein les diggers communistes, comme éléments purement prolétariens. Ces « creuseurs » n’étaient alors qu’une secte d’utopistes. Aujourd’hui, la pelle social-démocrate a tout autrement miné la domination bourgeoise et l’unité artificielle de son système militaire. Pendant que la bourgeoisie, impuissante, chercher à en finir avec la désobéissance des officiers réactionnaires, l’heure approche où et le peuple et l’armée seront dans leur immense majorité composés de fossoyeurs aussi bien de ce système militaire que de cette société de classes.