Le Sinn Fein, le socialisme et la nation

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Dans un numéro récent de The Peasant[1], un correspondant, « Cairbre », au milieu d'un article tout à fait bon et sensé sur « Le Sinn Fein et le socialisme », écrit : « Un rapprochement entre le Sinn Fein et le socialisme est au plus haut point souhaitable. » A ce vœu, je désire répondre par un « Amen » fervent et poursuivre ma prière en faisant une suggestion qui peut contribuer à la réali­sation d’un but qu’il est aussi souhaitable d’atteindre. Ceci, pour peu que l’on présuppose que ce rapprochement souhaité s’effectue­rait entre d’une part des Sinn Feiners qui sympathisent avec le socialisme et pas simplement ceux qui ne voient pas plus loin que la Constitution de « 82 [2] », et d’autre part des socialistes qui com­prennent qu’un mouvement socialiste doit reposer sur les conditions historiques réelles du pays dans lequel il se développe (et y puiser son inspiration), des socialistes qui ne se contentent pas de se perdre dans un « internationalisme » abstrait (qui n’a rien à voir avec le véritable internationalisme du mouvement socialiste).

Mais d’abord, nous ferions aussi bien d’indiquer quelques-unes des difficultés rencontrées sur cette voie, de façon à ce que nous soyons en mesure d’emprunter un chemin propre à les éviter.

Le Sinn Fein présente deux aspects : sa doctrine économique et sa philosophie qui nous enjoint de ne compter que sur nous-mêmes.

Les socialistes ne sauraient donner leur adhésion à sa doctrine économique — telle qu’elle est exposée par mon ami M. Arthur Griffith, consistant en une adaptation des doctrines de Frédéric List [3] — pour autant qu’elle ne s’inspire que de gens qui mesurent la prospérité d’une nation au volume des richesses produites dans un pays au lieu de la mesurer à la répartition des richesses parmi les habitants. Si l’on s’en tenait à ce premier critère, l’Irlande de 1847 aurait été un pays prospère puisqu’elle exportait de la nour­riture tandis que le Danemark aurait été relativement peu prospère parce qu’il exportait peu. Mais, avec l’autre aspect de la doctrine Sinn’ Fein, les socialistes peuvent sympathiser : celui qui enseigne que l’Irlande doit compter sur elle-même, respecter ses traditions propres, connaître son histoire, préserver sa langue et sa littérature sans exprimer de préjugés ni nier la valeur du langage ou de la littérature des autres peuples ; celui qui exprime fermement la conviction de sa propre valeur et réclame qu’on l’estime à son juste prix et non comme un élément des rouages et des pignons du système impérial d’un autre peuple. Et, en fait, si l’on s’en tient aux réalités objectives, ces idées ont été répandues à Dublin par le Parti socialiste républicain irlandais à partir de 1896, c’est-à-dire avant que ne fût créé le mouvement Sinn Fein [4].

Le premier aspect de la doctrine Sinn Fein exclut obligatoirement les socialistes ; pas le second. Le premier repose sur une conception capitaliste du progrès ; le second est une porte par laquelle l’Irlande peut entrer dans le domaine intellectuel que le socialisme s’est appro­prié — de par ses affinités spirituelles avec les forces du monde entier qui luttent pour la liberté sociale.

Les socialistes ont aussi entre eux quelques divergences quant à l’appréciation de ce qu’est une ligne d’action correcte pour un pays comme l’Irlande. Les uns, constatant que ceux qui parlent le plus bruyamment de « la nation Irlande » sont souvent ceux qui oppri­ment le pauvre de la façon la plus féroce, en viennent à nourrir l’hostilité la plus intense vis-à-vis du nationalisme, et, tout en s’op­posant à toute forme d’oppression, en viennent aussi à s’opposer à la révolte d’une nation pour son indépendance nationale.

D’autres, principalement parmi les travailleurs dés villes du Nord-Est de l’Ulster, ont été arrachés à la direction des propriétaires et des capitalistes torys et orangistes par les idées socialistes et les débats intervenant dans le secteur industriel ; mais comme l’Independent Labour Party anglais leur propose des mesures pratiques suscep­tibles de les soulager de l’oppression capitaliste et que le nationa­lisme irlandais n’a que le drapeau vert à leur proposer, ils vont naturellement là où ils pensent pouvoir trouver quelque soulage­ment. Ainsi, leur mécontentement social se trouve perdu pour la cause irlandaise. Ces hommes voient que les travailleurs abattus l’hiver dernier à Belfast ne Font pas été dans l’intérêt de l’Union législative ; ils ont été abattus dans l’intérêt des capitalistes irlan­dais. Aussi, lorsqu’un Sinn Feiner se fait éloquent en parlant de restaurer la Constitution de 82, mais garde le silence sur l’accrois­sement du despotisme industriel des capitalistes ; lorsque le Sinn Feiner parle à des hommes qui luttent contre les bas salaires et leur dit que le Sinn Fein a promis à tout capitaliste étranger qui souhaite s’établir en Irlande qu’il y trouverait une vaste main-d’œuvre irlandaise à bon marché, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que ces hommes en viennent à croire que le remplacement d’un pouvoir tory par un pouvoir Sinn Fein consisterait simplement en la substi­tution d’un diable qu’ils connaissent à un diable qu'ils ne connais­sent pas !

L’autre tendance parmi les socialistes irlandais est celle qui inscrit sur son drapeau le mot d’ordre de la « République socialiste irlan­daise », qui enseigne que le socialisme signifierait en Irlande ia propriété commune de la terre pour le peuple irlandais, ainsi que de tout ce qui est nécessaire pour le nourrir, l’habiller, le loger et le faire vivre ; qui enseigne par conséquent que l’application du socialisme en Irlande signifie et exige la confiance la plus absolue dans les Irlandais, maîtres de leur propre destin, et cela conformé­ment aux lois du progrès et de l’humanité.

Cette tendance parmi les socialistes était tellement irlandaise qu’elle organisa et dirigea la grande marche anti-jubilée de 1897 à Dublin, qui réduisit totalement à néant les préparatifs les plus minutieux des Britanniques pour présenter l’Irlande comme loyale ; et d’ailleurs, la position de cette tendance était si correcte, dans sa perspective, que lors du Congrès international tenu en 1900 à Paris, on lui attribua, en tant que porte-parole de l’Irlande une représentation séparée de celle de la Grande-Bretagne, et elle put discuter et agir au nom d’une nation distincte [5].

Maintenant, le problème est de trouver une base d’accord sur laquelle toutes les tendances qui se rattachent à l’une ou l’autre conception du socialisme puissent s’unir. Ma position est qu’on ne peut parvenir à cet accord ou à ce rapprochement par une dis­cussion sur nos divergences. Attachons-nous plutôt à trouver les points sur lesquels nous sommes d’accord et à réaliser l’unité sur ces points. Une fois cette unité réalisée, nous trouverons que nos divergences ne sont pas aussi insurmontables qu’il le semble tant que nous sommes séparés. Ce qui est nécessaire en premier lieu, c’est une plate-forme élémentaire autour de laquelle nous puissions nous rassembler en comprenant que nous laisserons le soin à l’avenir de résoudre le maximum de questions et que des formules des théories régleront maintenant aussi peu de choses qu'il est possible. Étant donné que chaque tendance a une confiance totale dans ses propres doctrines, que chacune d’elle fasse la preuve de cette confiance en entrant dans une même organisation que ceux dont les méthodes divergent des siennes et en s’en remettant au développement des événements pour prouver la validité de sa position. Que chacun ait une liberté de parole totale dans les limites de l’objectif commun. Que le programme des conférences soit commun à tous et que chaque conférence soit suivie de questions et de discussions. Si la tolérance existe de part et d’autre, le travailleur protestant peut apprendre que la coopération avec le travailleur catholique qui travaille, souffre, vote et lutte à son côté revêt un caractère vital plus immédiat pour sa cause et pour l’aider à remporter la victoire jour après jour que la coopération avec les travailleurs de la métropole anglaise ; et que les socialistes qui luttent hors d’Irlande se prononcent tous pour l’indépendance nationale que lui, travailleur irlandais, rejette pour rassembler quelques voix sans valeur aux élections.

Et les Sinn Feiners catholiques pourront apprendre que l’amour de la liberté fait battre vigoureusement le cœur des paysans et des travailleurs protestants, qui, parce qu’ils l’ont abordée d’un point de vue historique différent, considèrent la conception nationaliste avec suspicion, voire avec hostilité.

  1. The Irish Nation, Dublin, publié par W. P. Ryan (1909-1910) succéda à The Irish Peasant, publié à Navan (1905-1906) et à The Peasant, Dublin (1907-1908).
  2. Il s’agit de la Constitution de 1782, grâce à laquelle notamment, les lois passées par le Parlement irlandais n'étaient plus désormais soumises qu’à l’approbation du roi d’Angleterre et non plus à celle des Chambres. Ces concessions ont été accordées sous l’influence de l’agi­tation populaire en Irlande à partir de 1778 lorsque des milices avaient été organisées. A partir de 1782, l’Irlande devient théoriquement indé­pendante, soumise directement à la couronne d’Angleterre.
  3. Friedrich List (1789-1846), économiste allemand, contraint d’émigrer pour un temps aux États-Unis. Il affirmait contre le libre-échangisme des libéraux la nécessité de barrières douanières pour protéger l’indus­trialisation. Contribua à créer le réseau ferroviaire allemand. Son œuvre maîtresse, Le Système national de l’économie politique, parut à partir de la fin de 1840.
  4. Créé en 1900.
  5. Connolly ne faisait pas partie des délégués ; ceux-ci étaient E. W. Stewart, Mark Deering et Daniel O’Brien.