Le Philistin et le Révolutionnaire

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Dans un des nombreux recueils qui ont été consacrés à Lénine, j'ai remarqué un article de l'écrivain anglais Wells, sous ce titre : “ Le rêveur du Kremlin[1] ”.

Les rédacteurs du recueil font observer que “ même des esprits avancés, comme celui de Wells, ont été incapables de pénétrer le sens de la révolution prolétarienne qui se produit en Russie ”.

Ce n'est pas là, semble-t-il, un motif suffisant pour placer un article de Wells dans un volume dédié au chef de cette révolution. Mais je ne veux pas chercher chicane aux rédacteurs sur ce point : pour moi, j'ai lu, non sans intérêt, quelques-unes des pages de Wells ; non sans intérêt, dis-je, mais on verra plus loin que l'auteur n'y est absolument pour rien.

Je revois nettement l'époque où Wells visita Moscou. C'était pendant l'hiver de famine et de froid de 1920-1921. On sentait dans toute l'ambiance le pressentiment, l'inquiétude des complications que devait amener le printemps. Moscou affamée était ensevelie sous des montagnes de neige. La politique économique était à la veille d'un brusque changement.

Je me rappelle fort bien l'impression que garda Vladimir Ilitch de son entretien avec Wells :

– Quel bourgeois ! Quel philistin ! répétait-il, levant les bras au-dessus de son bureau, riant et soupirant, avec ce rire et ces soupirs qui exprimaient en lui une certaine honte secrète éprouvée pour autrui.

– Ah ! quel philistin ! répétait-il, revivant sa conversation.

Quand il me disait cela, c'était au moment où la séance du Bureau politique allait s'ouvrir ; et, en somme, Lénine se borna à répéter plusieurs fois l'appréciation sur Wells que je viens de donner. Mais cela suffisait largement.

Je n'avais pas beaucoup lu Wells, à vrai dire, et je ne l'avais jamais vu. Mais de ce socialiste de salon de la Fabian Society[2], de ce littérateur de haute fantaisie et d'utopie, qui venait jeter un coup d'œil sur les expériences du communisme, je me faisais une idée assez claire. Et l'exclamation de Lénine, et surtout le ton dont elle était faite, complétaient sans difficulté mon impression.

Et voici qu'un article de Wells, introduit par des voies quasi providentielles dans le recueil sur Lénine, réveillait en ma mémoire ce cri : “ Quel philistin ! ”, l'emplissant d'un vivant contenu. Car si Lénine est à peu près absent de l'article de Wells sur Lénine, en revanche, vous trouvez là Wells en personne.

Commençons par le commencement, par cette plainte de Wells qui lui sert d'entrée en matière : le pauvre a été obligé – voyez-vous cela ! –, de faire de longues démarches pour obtenir une entrevue avec Lénine ; et il en a été “ extrêmement énervé ”. Et pourquoi donc, je vous prie ? Lénine avait-il fait appel à Wells ? S'engageait-il à le recevoir ? Avait-il donc du temps à perdre ?

Au contraire, en ces dures journées d'alors, chaque minute de son temps était prise et comptée ; il ne lui était pas facile de trouver une heure pour recevoir Wells. Un étranger même aurait dû le comprendre sans peine.

Mais par malheur, Wells, en sa qualité d'illustre étranger, et malgré tout son “ socialisme ” d'Anglais très conservateur et de coupe impérialiste, était pénétré de cette assurance qu'en visitant Lénine il faisait grand honneur au chef, ainsi qu'à son pays barbare.

De la première ligne à la dernière, on sent à plein nez cette suffisance peu justifiée.

La description psychologique de Lénine commence, ainsi qu'il fallait s'y attendre, par une grande découverte, par une révélation. Sachez que Lénine “ n'est pas du tout un homme de lettres ”.

Et, en effet, qui pourrait décider là-dessus mieux que Wells, professionnel de la littérature ?

“ Les courts et violents pamphlets qui paraissent à Moscou sous sa signature (!) sont pleins de considérations fausses sur la psychologie des ouvriers de l'Occident ! Ils expriment fort peu le fond réel de la pensée de Lénine. ”

L'honorable gentleman, bien entendu, ignore que Lénine est l'auteur d'un grand nombre d'ouvrages d'une importance capitale sur la question agraire, sur les théories économiques, sur la sociologie et la philosophie.

Wells ne connaît qu'un certain nombre de “ courts et violents pamphlets ” ; il fait observer qu'ils paraissent “ sous la signature de Lénine ”, donnant par là à entendre qu'ils sont écrits par d'autres. Quant “ au fond véritable de la pensée de Lénine ”, on ne le trouvera pas dans les dizaines de tomes dont il est l'auteur, mais bien dans la conversation d'une heure à laquelle a condescendu généreusement le très illustre et très savant voyageur de la Grande-Bretagne.

On pouvait du moins espérer de Wells qu'il saurait dépeindre d'une façon intéressante la physionomie de Lénine, et s'il avait donné un peu de relief à son croquis, nous aurions pu lui pardonner toutes les platitudes inspirées par son socialisme de Fabian Society. Mais il n'y a pas l'ombre de cela dans l'article.

“ Lénine a un visage agréable, basané (!), dont l'expression change constamment ; il a un sourire vif .. ”

“ Lénine ressemble fort peu à ses photographies... ”

“ Il gesticulait un peu pendant la conversation... ”

Au-delà de ces formules banales d'un reporter exercé à remplir les colonnes des journaux bourgeois, Wells n'a rien su dire.

Au surplus, il a encore découvert que le front de Lénine rappelle le crâne allongé et légèrement asymétrique d'Arthur Balfour, et que Lénine, dans son ensemble, “ est un tout petit homme : quand il est assis sur le bord de sa chaise, ses pieds touchent à peine le plancher ”.

En ce qui concerne le crâne d'Arthur Balfour, nous ne pouvons rien dire de ce vénérable objet et nous admettons volontiers qu'il est allongé. Mais, pour tout le reste, quelle indécente impropriété de termes ! Lénine avait les cheveux d'un blond roussâtre ; il est, par conséquent, impossible de lui prêter un teint “ basané ”. Il était de taille moyenne, peut-être même légèrement au-dessous de la moyenne ; mais qu'il produisît l'impression d'un “ tout petit homme ” qui, étant assis, atteignait à peine le plancher, cela n'a pu apparaître qu'à Wells arrivant, en Gulliver de la civilisation, dans le Nord peuplé de communistes lilliputiens.

Wells a aussi noté que Lénine, pendant les silences de la conversation, a l'habitude de relever d'un doigt une de ses paupières :

“ Cette habitude, observe le pénétrant écrivain, provient peut-être d'un défaut de la vision. ”

Nous connaissons ce geste. Lénine le faisait quand il avait devant lui un étranger, un homme avec lequel il ne se sentait rien de commun : Lénine jetait alors un vif regard sur le personnage à travers les doigts d'une main placée en visière devant le front. Le “ défaut de vue ” de Lénine tenait à ceci qu'il lisait alors dans la pensée de son interlocuteur, qu'il discernait sa suffisance emphatique et bornée, son outrecuidance et son ignorance de “ civilisé ”, et qu'ensuite, tout pénétré de cette image, il dodelinait de la tête et répétait : “ Quel philistin ! Quel monstre de petit-bourgeois ! ”

Le camarade Rothstein assistait à l'entretien, et Wells, en passant, fait une découverte admirable : selon lui, la présence de ce témoin “ caractérise la situation actuelle en Russie ” ; Rothstein, écoutez ça et tenez-vous bien, contrôle Lénine, au nom du Commissariat des Affaires étrangères, en raison de l'excessive sincérité de Lénine et de son imprudence de rêveur. Que dire de cette observation, qui n'a pas de prix ? En entrant au Kremlin, Wells apportait, dans son esprit, toute l'ordure journalistique brassée par la bourgeoisie internationale ; son œil perspicace – sans “ défaut ”, bien entendu ! – découvrait dans le cabinet de Lénine tout ce qu'il avait retiré de la lecture du Times ou d'un autre réservoir de commérages dévotieux et gracieux.

Mais que fut donc cette conversation ? A ce sujet, Wells ne nous transmet guère que des lieux communs sans valeur, qui nous montrent combien est pitoyable, indigent, le reflet de la pensée de Lénine dans des crânes dont nous n'avons pas d'ailleurs à contester la symétrie.

Wells était venu avec cette idée qu'il “ aurait à discuter avec un doctrinaire marxiste convaincu, mais il en a été tout autrement ”. Cela ne saurait nous étonner. Nous savons déjà que “ le fond de la pensée de Lénine ” s'est découvert non pas dans cette période de plus de trente ans que remplissent son activité politique, son activité d'écrivain, mais bien dans une conversation avec un brave bourgeois anglais. “ On m'avait affirmé, continue Wells, que Lénine aimait à donner des leçons, mais il s'en est dispensé avec moi. ” Et comment, en effet, donner une leçon à un gentleman tout rempli du haut sentiment de sa dignité ? D'une manière générale, il n'est pas vrai de dire que Lénine ait aimé à donner des leçons. Ce qui est juste, c'est qu'il savait parler d'une façon très instructive. Mais il ne parlait ainsi que quand il estimait son interlocuteur capable de s'instruire en quelque chose. Dans ce cas, il ne ménageait ni son temps, ni ses efforts. Mais devant le merveilleux Gulliver qui se trouvait, par la grâce du hasard, dans le cabinet du “ petit homme ”, Lénine, après deux ou trois minutes de conversation, dut acquérir cette conviction que doit inspirer l'entrée de l'Enfer : “ Laissez toute espérance... ”

Il fut question des grandes villes. Wells, en Russie, avait eu pour la première fois, comme il l'avoue, cette remarquable idée que l'aspect des grandes villes dépend surtout du trafic des magasins et des marchés. Il fit part de cette découverte à son interlocuteur. Lénine “ reconnut ” qu'en régime communiste, les villes devaient considérablement diminuer d'étendue. Wells “ indiqua ” à Lénine que la restauration des villes exigerait un travail formidable, et qu'un bon nombre des plus grands édifices de Pétrograd ne conserveraient que la valeur de monuments historiques. Lénine tomba d'accord sur cette incomparable conclusion de Wells.

“ Il me semble, ajoute ce dernier, qu'il lui fut agréable de causer avec un homme qui comprenait les inévitables conséquences du collectivisme, conséquences qui échappent à la compréhension de nombre de ses sectateurs. ”

Vous avez là la hauteur du niveau de Wells.

Il considère comme le résultat de son extraordinaire perspicacité cette découverte, qu'en régime communiste, les énormes concentrations urbaines d'aujourd'hui doivent disparaître et que bien des monstres de l'architecture capitaliste d'à présent n'auront plus que la valeur de monuments historiques (si toutefois ils ne méritent pas l'honneur d'être détruits).

Comment, en effet, de pauvres communistes (ces “ fastidieux fanatiques de la lutte de classes ”, comme les appelle Wells) arriveraient-ils à de pareilles découvertes – qui ont, il est vrai, été expliquées depuis longtemps, dans un commentaire de popularisation ajouté à l'ancien programme de la social-démocratie allemande ? Nous ne dirons pas – il ne faut pas écraser les gens – que tout cela était connu des utopistes classiques du socialisme.

Vous comprenez maintenant, j'espère, pourquoi Wells, au cours de la conversation, “ n'a pas du tout remarqué ” ce fameux rire de Lénine dont on lui avait tant parlé : il est évident que Lénine n'avait pas envie de rire. Je crains même que son mouvement réflexe ne l'ait porté à une extrémité tout autre que celle du rire. Mais Ilitch dut alors se servir de sa main si mobile et si intelligente qui, toujours, savait cacher à temps à un interlocuteur trop occupé de lui-même un bâillement incivil.

Comme nous l'avons déjà vu, Lénine ne donna aucune leçon à Wells, pour des raisons que nous estimons tout à fait satisfaisantes. En revanche, Wells ne mit que plus d'insistance à instruire Lénine. Il s'appliqua à lui faire comprendre cette idée absolument neuve que, pour le succès du socialisme, “ il ne suffisait pas de reconstruire le côté matériel de l'existence, mais qu'il fallait transformer la psychologie de tout le peuple ”. Il fit savoir à Lénine que “ les Russes, par nature, étaient des individualistes et des commerçants ”. Il lui expliqua que le communisme “ allait trop vite ” et qu'il détruisait avant de pouvoir construire, et autres vérités dans ce genre.

“ Cela nous amena, raconte Wells, au point essentiel où nous nous trouvâmes séparés, c'est-à-dire que nous établîmes une différence entre le collectivisme évolutionniste et le marxisme. ”

Par collectivisme évolutionniste, il faut entendre une bouillie au goût de la Fabian Society, dans laquelle entrent du libéralisme, de la philanthropie, une législation sociale aussi économe que possible de ses moyens, et des méditations du dimanche sur un meilleur avenir.

Wells lui-même formule l'essence de son collectivisme évolutionniste de la manière suivante :

“ Je crois que, par la voie d'un système régulièrement établi d'éducation de la société, le capitalisme actuel peut se civiliser et se transformer en un régime collectif. ”

Wells lui-même se dispense de nous dire qui se chargera d'appliquer “ un système d'éducation ” et à qui ce système sera régulièrement appliqué : faut-il penser que les lords au crâne allongé établiront leur système sur le prolétariat anglais, ou bien, au contraire, que le prolétariat passera sur les crânes des lords ? Oh ! non, tout ce qu'on voudra, sauf cette dernière solution ! A quoi serviraient les membres instruits de la Fabian Society, des hommes de pensée, d'imagination désintéressée, des gentlemen et des ladies, Mr Wells et Mrs Snowden, si ce n'est à civiliser la société capitaliste en produisant, d'une façon régulière et systématique, ce qui se cache sous leurs crânes ; à quoi, si ce n'est à transformer cette société en un Etat collectiviste d'une façon progressive, si raisonnable et si heureuse que même la dynastie royale de Grande-Bretagne ne s'en aperçoive pas ?

Voilà ce que Wells expliquait à Lénine ; et Lénine dut entendre tout cela.

“ Pour moi – remarque Wells avec mansuétude –, ce fut véritablement un délassement (!) que de m'entretenir avec cet extraordinaire petit homme. ”

Mais pour Lénine ? Quelle épreuve de patience ! A part lui, sans doute, il proféra quelques mots russes très expressifs et forts savoureux. Il s'abstint de les traduire en anglais, non seulement parce que son vocabulaire, en anglais, ne devait pas aller si loin, mais aussi pour des raisons de politesse. Ilitch était très poli. Mais il ne put se borner à un silence courtois.

“ Il fut forcé – raconte Wells –, de me répliquer que le capitalisme moderne est incurablement rapace et prodigue, et qu'il est impossible de lui enseigner quoi que ce soit. ”

Lénine cita un certain nombre de faits qui sont d'ailleurs relevés dans le nouveau livre de Money : le capitalisme a détruit les wharfs nationaux anglais, il n'a pas permis d'exploiter raisonnablement les mines de charbon, etc. Ilitch connaissait la langue des faits et des chiffres.

“ Je l'avoue – conclut tout à coup M. Wells –, il m'était très difficile de discuter avec lui. ” Qu'est-ce que cela signifie ? N'est-ce pas le commencement de la capitulation du collectivisme évolutionniste devant la logique du marxisme ? Non, pas du tout. “ Laissez toute espérance... ” Cette phrase qui semble tout d'abord inattendue ne vient pas par hasard ; elle fait partie d'un système ; elle a un sens rigoureusement conforme à l'esprit de la Fabian Society, du collectivisme d'évolution, de la pédagogie anglaise. Elle est faite pour servir les capitalistes, les banquiers, les lords et leurs ministres anglais. Wells leur dit : “ Vous voyez, vous vous conduisez si mal, vous détruisez tant de choses, vous êtes si intéressés, que moi, dans une discussion avec le rêveur du Kremlin, j'ai bien de la peine à défendre le principe de mon collectivisme évolutionniste. Soyez plus raisonnables, faites chaque semaine vos ablutions selon le rite de la Fabian Society, civilisez-vous, marchez dans la voie du progrès... ”

Le maussade aveu de Wells ne marque donc pas un début d'autocritique ; il poursuit simplement ce travail d'éducation de la société capitaliste dont nous avons vu les procédés perfectionnés, les principes moraux et “ fabianisés ” mis en application après la guerre, et notamment par la paix de Versailles.

C'est d'un ton protecteur que Wells semble approuver Lénine quand il déclare : Sa foi en sa cause est illimitée. ” Voilà qui est, en effet, indiscutable. Lénine avait une provision de foi absolument suffisante. C'est juste comme de dire que deux et deux font quatre. Cette foi inébranlable lui donnait même la patience de converser, pendant les terribles mois du blocus, avec tout étranger qui pouvait servir de lien même indirect entre la Russie et l'Occident.

C'est ainsi que Lénine s'entretenait avec Wells. Il parlait un tout autre langage quand il recevait des ouvriers anglais. Il entrait avec eux en vivante communion. Il enseignait alors et il s'instruisait en même temps. Mais avec Wells, la causerie ne pouvait avoir qu'un caractère diplomatique un peu forcé.

“ L'entretien se termina sur de vagues généralités ” –, note l'écrivain anglais. En d'autres termes, la partie jouée entre le collectivisme évolutionniste et le marxisme s'achevait sur un coup nul. Wells rentrait en Grande-Bretagne ; Lénine restait au Kremlin. Wells rédigeait pour son public bourgeois une “ correspondance ” toute empreinte de sa fatuité ; Lénine, dodelinant de la tête, répétait : “ En voilà un bourgeois ! Ah-là-là ! quel philistin ! ”

On me demandera peut-être pourquoi, dans quel but, je me suis arrêté, après quatre ans écoulés, sur cet insignifiant article de Wells. Que l'article ait été reproduit dans un des recueils consacrés à la mémoire de Lénine, n'est certainement pas une raison suffisante. Je ne puis me justifier non plus en disant que j'ai écrit ceci à Soukhoum, où je me trouvais en traitement. Mais j'avais, pour ce faire, des motifs plus sérieux.

Actuellement, ne voyons-nous pas au pouvoir, en Angleterre, le parti de Wells, qui est dirigé par les représentants hautement éclairés du collectivisme évolutionniste ? Et j'ai cru voir, peut-être assez justement, que l'article de Wells consacré à Lénine nous dévoilait, mieux que toute autre chose, l'âme secrète des dirigeants du parti ouvrier anglais : en fin de compte, Wells n'est pas le dernier d'entre eux.

Comme ces gens-là retardent, traînant le fardeau de plomb des préjugés bourgeois ! Leur présomption vaniteuse – ce qui reste du grand rôle joué autrefois par la bourgeoisie anglaise –, ne leur permet pas de réfléchir, comme ils le devraient, à l'existence des autres peuples, aux nouveaux mouvements d'idées, à la course de l'histoire qui passe par-dessus leurs têtes.

Bornés, routiniers, empiriques, aveuglés par les œillères qu'applique à l'opinion la société bourgeoise, ces messieurs promènent par le monde leurs importantes personnes et leurs préjugés, et ils ont le talent de n'apercevoir qu'eux-mêmes dans tout ce qui les entoure.

Lénine a vécu dans tous les pays de l'Europe, il a appris les langues étrangères, il a lu, étudié, écouté, pénétré, comparé, généralisé.

Quand il s'est trouvé à la tête d'une grande révolution, il n'a pas laissé perdre une occasion de se renseigner soigneusement, consciencieusement ; il a interrogé les hommes, les faits. Il n'était jamais las de suivre par la pensée l'existence du monde entier. Il lisait et parlait couramment l'allemand, le français, l'anglais ; il lisait l'italien. Dans les dernières années de sa vie, écrasé de travail, il trouvait la possibilité, aux séances du Bureau politique, d'étudier en cachette la grammaire tchèque, pour être en mesure de comprendre plus immédiatement le mouvement ouvrier de Tchécoslovaquie ; nous l'y avons quelquefois surpris, et il en riait et cherchait à s'en justifier, non sans confusion...

Mais voici Wells devant lui, Wells qui incarne cette race de petits-bourgeois faussement cultivés, infiniment bornés, qui ont des yeux pour ne pas voir, qui ne croient pas utile d'apprendre quoi que ce soit, car ils sont en possession d'un bel héritage de préjugés.

Et, d'autre part, M. Mac Donald, qui représente le même type sous l'espèce plus grave et plus maussade du puritain, tranquillise l'opinion publique bourgeoise : nous avons combattu contre Moscou et nous avons vaincu. Ils ont vaincu Moscou ? En vérité, voilà de pauvres “ petits hommes ”, bien qu'ils soient hauts de taille ! jusqu'à présent, après tout ce qui s'est passé, ils ne savent pas même prévoir leur lendemain. Les hommes d'affaires du libéralisme et du parti conservateur manœuvrent sans peine ces pédants socialistes “ de l'évolution ” qui sont au pouvoir ; ils les compromettent et préparent sciemment leur chute, non pas seulement la chute de leur ministère, mais leur effondrement politique. Et pourtant ils préparent aussi, mais cela sans trop s'en douter, l'arrivée au pouvoir des marxistes anglais. Oui, parfaitement, des marxistes, de ces “ fastidieux fanatiques de la lutte de classes ”... Car la révolution sociale en Angleterre s'accomplira également selon les lois définies par Karl Marx.

Wells, avec un humour qui lui est particulier et qui a la pesanteur du pudding, menaçait un jour de prendre ses grands ciseaux et de tondre Marx, de lui enlever sa chevelure et sa barbe de “ doctrinaire ”, de l'angliciser, de le respectabiliser, de le fabianiser. Mais il en est resté là, ce n'est pas un Wells qui pourra changer Marx. Et Lénine restera également Lénine après avoir subi pendant une heure l'épreuve du rasoir de Wells. Et nous avons la hardiesse d'affirmer que dans un avenir qui n'est pas tellement éloigné, on pourra voir s'élever à Londres, par exemple à Trafalgar Square, deux figures de bronze, l'une à côté de l'autre : Karl Marx et Vladimir Lénine. Et les prolétaires anglais diront à leurs enfants : “ Quel bonheur que ces petits hommes du Labour Party n'aient pas réussi à tondre ni à raser ces deux géants ! ”

En attendant ce jour, que je tâcherai de voir, je ferme pour un instant les yeux et j'aperçois nettement l’image de Lénine dans le fauteuil où il se trouvait devant Wells, et j'entends cette parole qui fut prononcée le lendemain ou le jour même de l'entrevue avec l'écrivain anglais, cette parole dite avec une sorte de gémissement, et avec tant de bonhomie : “ Quel bourgeois ! Quel philistin ! ”

6 avril 1924

  1. Il s'agit du sixième et dernier chapitre, “ The Dreamer in the Kremlin ”, du livre que Wells publia à Londres, en 1920, chez Hodder and Stoughton, après son voyage en Russie : Russia in the Shadows (La Russie dans les ombres). [Note de M. Bonnet.]
  2. La Fabian Society groupe en Angleterre des intellectuels socialistes ; elle a reçu d'eux-mêmes ce nom en l'honneur de Fabius Cunctator (le Temporisateur).