La vérité sur le testament de Lénine

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Au camarade éditeur du « Sunday Worker » :

Je vois que vous avez jugé nécessaire de prêter attention au livre de Max Eastman, Depuis la mort de Lénine [1] ; l’auteur essaie de me représenter comme étant violemment en opposition avec le Comité central du P.C.R., et, tâchant par tous les moyens, mais en vain, de protester contre les actes de ce dernier ; je me trouve obligée de faire, avec votre permission, les rectifications nécessaires. Eastman oublie de mettre en lumière l’œuvre du Parti communiste russe. L’histoire a imposé à ce Parti une tâche pleine de difficultés et de responsabilités. Il avait à construire le communisme dans un pays économiquement arriéré, à une époque où le capitalisme, dans les pays économiquement plus avancés, était momentanément stabilisé.

Le livre d’Eastman ignore cela. C’est un ramassis de commérages mesquins ; il ne parle pas de l’heure présente, ni de nos immenses succès économiques, ni de l’éveil des masses à la culture, ni de l’œuvre gigantesque qui a consisté à asseoir sur des fondations solides les principes de la Révolution de novembre [d’Octobre].

L’auteur s’est contenté de ramasser tous les fragments de commérages qu’il a pu trouver, de s’en délecter et de les embellir de ses commentaires anarchistes et petit-bourgeois.

Ce qu’il y a de plus monstrueux, c’est sa façon de parler des « recrues de Lénine »[2]. Quand Lénine mourut, des centaines de mille de travailleurs affluèrent dans le Parti communiste pour aider au triomphe de l’œuvre de Lénine ; toute la classe ouvrière se rallia autour du Parti et du Comité central. Les candidats furent examinés dans des meetings public, tenus dans les usines et les ateliers, et ce furent d’enthousiastes ouvriers sans parti, leurs compagnons de travail, qui décidèrent s’ils étaient dignes d’entrer dans le Parti. Jamais aucun parti n’avait reçu une telle marque de confiance, les ouvriers russes avaient choisi les meilleurs d’entre eux pour les envoyer en avant et former les « recrues de Lénine ».

Le plus cher désir de Lénine était réalisé, le P.C.R. était devenu non seulement par son idéologie, mais aussi par sa composition, un parti essentiellement prolétarien.

Eastman n’en sait rien, pour lui les ouvriers ne sont que des imbéciles, qui ne comprennent rien et qui ont besoin d’un chef pour les conduire par le bout du nez, seuls les intellectuels comptent dans l’humanité.

Nous, bolcheviques, nous nous faisons une tout autre idée des travailleurs, pour nous le Parti est d’autant meilleur qu’il contient plus d’ouvriers. Et ceux-ci savent que le Comité central est formé de camarades qui, durant des années, travaillèrent avec Lénine, et mirent sur pied le Parti. Qu’il fut en exil ou en prison, ils travaillèrent toujours à la même tâche commune. Les travailleurs connaissent mieux leurs chefs qu’un écrivain étranger de passage.

Ces vieux bolcheviques ont, depuis la mort de Lénine, porté le poids d’une double responsabilité, ils n’auraient pas pu le faire sans la confiance et l’aide des masses. La mort de Lénine les rapprocha encore plus des masses, en leur faisant sentir la nécessité d'achever l’œuvre du maître.

Voici quel était mon état d’esprit quand j’ai écrit à Trotsky la lettre personnelle [3] qu’Eastman a dénaturée : Lénine considérait Trotsky comme un travailleur plein de talent, dévoué aux intérêts de la Révolution et de la classe ouvrière, c’est du moins ce qu’il pensa jusqu’à la fin, et une telle appréciation est d’importance ; j’avais la même opinion, quand j’ai écrit à Trotsky. Mais celui-ci ne pourrait en aucune façon conclure de ma lettre que Lénine le considérait comme un successeur, ou le regardait comme le seul qui comprit ses idées.

Il m’eût été impossible d’écrire cela, comme je ne pouvais pas dire que Lénine n’avait toujours fait qu’un avec Trotsky – tout le monde, dans le Parti russe, sait à quoi s’en tenir à ce sujet.

Eastman invente des fables à propos des lettres de Lénine aux Congrès du Parti, il les appelle

« Testament ». Il ne comprend rien à l’esprit de notre parti. Pour nous, un congrès n’est pas une réunion de bureaucrates, mais une tribune où chacun doit s’expliquer en toute franchise sans se laisser arrêter par des considérations personnelles. C’est ce que pensait Lénine, il savait que le Parti comprendrait les motifs qui dictaient ses lettres, et qu’elles ne seraient lues et commentées que par des gens qui placent la Révolution au-dessus de tout.

Si, dans ces lettres, il y a des critiques contre certains camarades, et des fautes relevées, il y a aussi, et en bien plus grand nombre, des compliments à leur adresse. Eastman ne parle pas de cela. Ces lettres étaient des directives pour l’organisation, des précisions à propos de tâches, les prendre pour un testament est idiot.

Le véritable testament de Lénine est contenu dans les derniers articles qu’il écrivit sur les questions fondamentales du travail du Parti et des Soviets ; ils ont tous été publiés, mais Eastman n’y trouve rien d’intéressant, il est trop occupé à aider les ennemis des communistes russes à calomnier et à discréditer le Comité central en proclamant que le testament (c’est-à-dire les lettres mentionnées plus haut) a été caché.

Enfin, la partie qui concerne Trotsky me paraît fort insultante pour Trotsky lui-même. Je n’ai pas besoin de démêler le réseau de mensonges que Eastman a tissé autour de nos différends dans le Parti avec Trotsky, d’autres l’ont déjà fait. Il suffira de dire que si la question prit une tournure aussi aiguë, c’est parce que, après la mort de Lénine, le Parti tout entier avait la sensation précise de la nécessité idéologique. Personnellement, je n’étais pas d’accord avec Trotsky et nous discutâmes plusieurs fois ensemble, j’ai fait en détail la critique des « leçons d’Octobre » dans la Pravda.

J’étais complètement d’accord avec le Comité central ; Eastman dénature la vérité sur ce point, comme sur tous les autres.

  1. Depuis la mort de Lénine, Gallimard, Paris 1925.
  2. « Après la mort de Lénine en 1924, le Comité central « décide de recruter, sous le nom de « promotion Lénine », plus de 200 000 nouveaux membres : ces nouveaux, en majorité des ouvriers restés à l’écart pendant la révolution, souvent illettrés, inexpérimentés, manipulables, sont dispensés de tout stage préalable, admissibles à toutes les fonctions, électeurs et éligibles, même au congrès. Dans le même temps, une épuration sévère frappe les oppositionnels : de vieux militants exclus se suicident. Les étudiants membres de l’Opposition sont exclus en masse. » (Trotsky, Ma Vie)
  3. « Cher Lev Davidovitch, Je vous écris pour vous raconter qu’environ un mois avant sa mort, parcourant votre livre, Vladimir Ilitch s’arrêta au passage où vous donnez une caractéristique de Marx et de Lénine, et me pria de lui relire encore une fois ces lignes, et les écouta très attentivement, et ensuite voulut les revoir encore une fois de ses yeux. Et voici ce que je veux encore vous dire : les sentiments que Vladimir Ilitch a conçus pour vous lorsque vous êtes venu chez nous à Londres, arrivant de Sibérie, n’ont pas changé jusqu’à sa mort. Je vous souhaite, Lev Davidovitch, de garder vos forces et votre santé et je vous embrasse bien fort. N. Kroupskaïa. » (Léon Trotsky, Ma Vie)