L'ennemi principal (Delphy)

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Depuis la naissance d’un Mouvement de libération des femmes, en France, aux États-Unis et partout où la question a été abordée, le point de vue marxiste a été représenté par une ligne élaborée en dehors du mouvement féministe, commune aux partis communistes traditionnels et aux groupes gauchistes, et répandu dans le mouvement par des militantes venues de ces derniers.

Cette ligne apparaît généralement à l’ensemble des femmes du mouvement comme insatisfaisante, aussi bien en termes de théorie qu’en termes de stratégie : 1) elle ne rend pas compte de l’oppression commune des femmes ; 2) elle est centrée non sur l’oppression des femmes mais sur les conséquences de cette oppression pour le prolétariat.

Ceci n’est possible qu’au prix d’une contradiction flagrante entre les principes dont se réclame cette ligne et l’application qu’elle en fait aux femmes. En effet le matérialisme historique repose sur l’analyse des antagonismes sociaux en termes de classes, les classes étant elles-mêmes définies par leur place dans le processus de production. Or en même temps qu’on prétend appliquer ces principes à l’étude de la situation des femmes en tant que femmes, on omet purement et simplement d’analyser les rapports spécifiques des femmes à la production, c’est-à-dire de procéder à une analyse de classes. Les résultats d’une telle lacune théorique ne se font pas attendre :

- l’oppression des femmes est vue comme une conséquence secondaire à (et dérivée de) la lutte des classes telle qu’elle est définie actuellement – c’est-à-dire de la seule oppression des prolétaires par le capital ;

- l’oppression des femmes là où le capitalisme en tant que tel a été détruit est attribuée à des causes purement idéologiques – ce qui implique une définition non marxiste et idéaliste de l’idéologie comme un facteur pouvant subsister en l’absence d’une oppression matérielle qu’elle sert à rationaliser.

Ces postulats entrent en contradiction avec la dynamique du mouvement : la prise de conscience par les femmes d’une double exigence, théorique et politique : trouver les raisons structurelles qui font que l’abolition des rapports de production capitaliste en soi ne suffit pas à libérer les femmes ; se constituer en force politique autonome.

À peine né, le mouvement est donc confronté à une contradiction. Au moment même où il se constitue en force révolutionnaire, la seule analyse qui intègre la lutte des femmes à une perspective révolutionnaire globale évacue la première de ces exigences – la recherche des causes de l’oppression spécifique des femmes. Et elle n’offre aucune base théorique à la seconde : elle permet mais ne fonde pas la nécessité de la constitution d’un mouvement autonome.

Les conséquences de cette contradiction se font sentir immédiatement dans le mouvement par l’apparition d’un malaise général, de tendances antagonistes, d’une difficulté à fonctionner, toutes choses dues à l’impossibilité de définir une pratique cohérente tant qu’il existe un hiatus entre la théorie de référence et l’oppression réelle à laquelle on s’attaque, et tant que l’existence même du mouvement en tant que tel n’est pas solidement, c’est-à-dire théoriquement, assise.

L’existence de cette ligne a donc pour conséquence pratique d’être un frein au mouvement, et ce fait n’est évidemment pas fortuit. Notre objet n’est pas ici de démonter les mécanismes par lesquels elle est adoptée par des femmes elles-mêmes[1], ni de démontrer en quoi elle constitue une preuve supplémentaire de l’existence d’intérêts objectifs – et non limités à la classe capitaliste – à l’oppression des femmes. Qu’il suffise de dire qu’en raison de son rôle objectif de frein à la libération des femmes, elle ne peut être considérée que comme le fait de groupes intéressés à la sujétion des femmes, et qu’en raison de son caractère non scientifique, elle ne peut être considérée que comme l’habillage marxiste des théories justifiant cette sujétion, c’est-à-dire comme une idéologie. Mais notre objet une fois encore n’est pas de faire le procès point par point de cette ligne, procès qui sera fait ailleurs, mais tenter de fournir au mouvement ce dont il a crucialement besoin en ce moment, c’est-à-dire des bases pour une analyse matérialiste de l’oppression des femmes.

Cette préoccupation correspond bien à une nécessité objective du mouvement puisqu’en 1969-1970, il paraît simultanément en des points distants de plusieurs milliers de kilomètres et par des féministes sans contact les unes avec les autres, des essais tentant d’appréhender l’oppression des femmes à partir de sa base matérielle : en particulier les essais de Margaret Benston (1969, 1979) et Larguia (1970)[2].

Toute société doit pour survivre créer des biens matériels (production) et des êtres humains (reproduction). Ces essais centrent l’analyse de l’oppression des femmes sur leur participation spécifique à la production (et non plus seulement à la reproduction) : par le travail domestique et l’élevage des enfants, analysés comme tâches productives. En cela ils constituent l’embryon d’une analyse féministe radicale fondée sur les principes marxistes : rejetant les pseudo-théories, qui font de la famille d’abord et avant tout un lieu d’endoctrinement idéologique des « futurs producteurs » destiné à soutenir indirectement la seule exploitation capitaliste et ignorent sa fonction économique, ces essais montrent que la famille est le lieu d’une exploitation économique : celle des femmes. Après avoir exposé que les travaux domestiques et l’élevage des enfants sont la responsabilité exclusive des femmes et non rémunérés, ces essais concluent que les femmes ont en conséquence un rapport spécifique à la production, qui est assimilable au servage. Cependant, il n’est pas suffisant de s’en tenir là. Il faut : analyser les rapports entre la nature des biens et services domestiques et le mode de production de ces biens et services ; procéder à une analyse de classe des femmes ; tracer les grandes lignes, à partir de cette analyse, des perspectives politiques du mouvement, en termes d’objectifs, de mobilisation et d’alliances politiques.

Rapports de production dans lesquels entrent les femmes

Toutes les sociétés actuelles, y compris les sociétés « socialistes », reposent, pour l’élevage des enfants et les services domestiques, sur le travail gratuit des femmes. Ces services ne

peuvent être fournis que dans le cadre d’une relation particulière à un individu (mari) ; ils sont exclus du domaine de l’échange et n’ont conséquemment pas de valeur. Ils ne sont pas rémunérés. Les prestations reçues par les femmes en retour sont indépendantes du travail fourni et ne sont pas versées en échange de celui-ci c’est-à-dire comme un salaire auquel le travail effectué donne droit, mais comme un don. La seule obligation du mari – qui est évidemment son intérêt – est de subvenir aux besoins de sa femme, autrement dit d’entretenir sa force de travail.

Dans les textes américain et cubain précités, une ambiguïté ou plutôt un reste de l’idéologie dominante subsiste : alors qu’il est reconnu que le travail domestique est productif, il est cependant suggéré ou explicitement dit que sa non-valeur, sa non-rémunération et son exclusion du domaine de l’échange seraient la conséquence de la nature même des services domestiques : ceci repose sur et est exprimé par deux postulats. Les femmes seraient : 1) « structurellement non responsables de la production des marchandises », « exclues du monde du surproduit » (Benston, 1969, 1979) ; 2) cantonnées à des activités ne produisant que des « valeurs d’usage » et non des « valeurs d’échange », ne créant pas de « surproduit » (Larguia 1970).

Nous tenons au contraire que loin que ce soit la nature des travaux effectués par les femmes qui explique leurs rapports de production, ce sont ces rapports de production qui expliquent que leurs travaux soient exclus du monde de la valeur. Ce sont les femmes qui sont exclues du marché (de l’échange) en tant qu’agents économiques, et non leur production.


1. Les rapports de production décrits plus haut (non-rémunération) comme s’appliquant au travail domestique ne sont pas limités aux productions consommées dans la famille (élevage des enfants, services domestiques) mais s’appliquent aussi aux productions destinées au marché quand elles sont produites dans la famille.

La participation des femmes à la création de marchandises et de productions vitales est attestée par toute la littérature ethnologique et constitue une pierre dans le jardin des idéologues qui tentent d’expliquer le statut inférieur des femmes par leur rôle secondaire – du moins « aux origines » – dans la survie de l’espèce. Ce n’est pas ici le lieu de discuter du phénomène de la construction de l’idéologie « naturaliste » qui sous-tend le système en mythe des origines projeté à volonté dans tous les moments de l’histoire, mythe dont Engels lui-même a été victime. Il suffit de dire que l’ensemble des documents ethnologiques démontre que l’importance économique des productions effectuées par les femmes ou par les hommes est sans relation avec la prééminence sociale de l’un ou l’autre sexe, et qu’au contraire toute l’évidence tant ethnologique que sociologique fait apparaître une relation inverse : que les classes dominantes font effectuer le travail productif par les classes qu’elles tiennent sous leur coupe.

En France, aujourd’hui, le travail des femmes est non rémunéré non seulement quand il est appliqué aux produits d’usage domestique mais aussi quand il s’applique à des productions pour le marché. Ceci est vrai dans tous les secteurs où l’unité de production est la famille (par opposition à l’atelier ou à l’usine), c’est-à-dire dans la majeure partie de l’agriculture, dans le commerce et dans l’artisanat. Leur travail n’est en rien marginal : en 1968 les femmes d’agriculteurs consacraient en moyenne 4 heures par jour aux travaux agricoles (Bastide 1969). La « crise des campagnes » est en grande partie due au fait que les filles ne veulent plus épouser des agriculteurs. Or, de l’avis général, « une ferme ne peut marcher sans une femme ». Michelet disait que quand un paysan ne pouvait payer un domestique, il prenait femme. Cela est toujours vrai. « Michel aurait besoin de quelqu’un pour l’aider et il ne peut pas trouver de bonniche. Si seulement il pouvait se marier[3]… » En France, les attributions des femmes dans l’exploitation varient de région à région : les soins aux bêtes – volailles, cochons, etc. – sont une constante. Pour le reste elles sont bonnes à tout faire : elles sont les aides, les exécutants sur qui retombent les travaux subalternes, sales, pénibles, non mécanisés (particulièrement la traite des vaches quand elle est faite à la main, travail si astreignant et aux horaires si rebutants que certaines femmes en font maintenant inscrire leur exemption sur leur contrat de mariage ; les hommes se l’approprient quand il devient mécanisé). Souvent la seule source d’argent liquide, permettant des consommations non produites à la ferme, provient de la vente de productions spécifiquement féminines : lait, œufs, volailles. Mais quelles que soient les attributions de la femme sur l’exploitation, son travail est absolument nécessaire puisqu’un homme seul ne peut tenir une ferme sans avoir double travail, et à la limite ne peut tenir une ferme tout court, même pour se limiter à la production agricole.

Le travail gratuit d’une femme est donc compté dans l’économie générale de l’exploitation, ainsi que l’était le travail gratuit des cadets, frères ou sœurs déshérités au sens littéral, et celui des enfants. Bien que les cadets et les enfants aujourd’hui, dans la majorité des cas, exigent un salaire sous menace de partir, ou partent effectivement, il est utile de rappeler que leur exploitation était la règle dans tous les secteurs de l’économie jusqu’à l’industrialisation (fin du 18e siècle) et dans l’agriculture jusqu’à la dernière guerre.

Historiquement et étymologiquement la famille est une unité de production. Familia en latin désigne l’ensemble des terres, des esclaves, femmes et enfants soumis à la puissance (alors synonyme de propriété) du père de famille. Dans cette unité le père de famille est dominant : le travail des individus sous son autorité lui appartient ou en d’autres termes la famille est l’ensemble des individus qui doivent leur travail à un « chef ».

La famille étant basée sur l’exploitation par un individu de ceux qui lui sont apparentés ou affiliés par le mariage, cette exploitation subsiste partout où le mode de production reste familial. Au Maroc, par exemple : « Dans le monde rural les femmes s’occupaient de la cueillette des fruits et de l’entretien des bêtes. Ces femmes ne touchaient aucune rémunération pour leur travail ; elles avaient droit à leur entretien par le chef de famille » (Nouacer 1969).

En France en 1970, 7 millions de femmes étaient déclarées « actives », c’est-à-dire participant à la production. Sur ces 7 millions, 1 million étaient « aides familiales », ce qui signifie non rémunérées ; presque huit sur dix de ces femmes non rémunérées étaient employées dans l’agriculture. Le statut d’« aide familiale » est la consécration de l’exploitation familiale puisqu’il institutionnalise le fait que des producteurs sont non payés, c’est-à-dire que le bénéfice de leur production est acquis à leur parent, mari ou père. Il a été « inventé » après la guerre pour permettre à ces travailleurs de bénéficier des « avantages sociaux ». Beaucoup de femmes d’agriculteurs, de commerçants et d’artisans continuent néanmoins à se déclarer « sans profession » ; aussi le nombre de femmes participant à la production de marchandises dans le cadre de l’« exploitation » familiale est-il certainement très supérieur au nombre de femmes recensées comme « aides familiales ». En prenant une base de sous-estimation de 40 % on arriverait à une évaluation de 1 400 000 femmes sur 14 millions de femmes adultes (entre 17 et 64 ans) soumises à ces rapports de production en 1970, soit une femme sur dix en 1970.

La gratuité du travail des femmes continue d’être acquise lors même que la gratuité du travail des enfants est mise en question : de plus en plus fréquemment, lorsque des ménages de générations différentes coexistent sur l’exploitation, le fils exige que son travail lui soit payé – et non plus « récompensé » par le seul entretien de sa force de travail – mais la suggestion que sa femme pourrait exiger la même chose, que le couple reçoive deux salaires pour deux emplois, se heurte à l’incompréhension la plus totale. La gratuité du travail des hommes est donc battue en brèche (il ne reste plus qu’un aide familial sur quarante-trois hommes « actifs », contre une femme sur sept « actives » en 1970), tandis que la gratuité du travail des femmes est institutionnalisée non seulement dans la pratique mais dans la comptabilité de l’État (statut d’aide familiale) et dans les revendications des partis d’opposition : le Modef[4] exige que chaque exploitation familiale soit assurée d’avoir un revenu équivalent à un salaire. L’implication est que le travail de la femme, incorporé à la production du ménage, ne mérite pas salaire, ou plutôt puisque la production de la femme est échangée par le mari comme la sienne propre, que le travail de la femme appartient à son mari.


2. Il n’y a pas de différence entre les services domestiques produits par les femmes et les autres biens et services dits productifs produits et consommés dans la famille.

Dans l’économie paysanne classique une grande partie des biens consommés par la famille est produite par elle : elle absorbe directement une partie de sa production. Or cette production est aussi commercialisable, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange. Le même bien qui est consommé par la famille et qui a donc une valeur d’usage pour elle a aussi naturellement une valeur d’échange puisqu’il peut être porté sur le marché. D’autre part, s’il n’était pas autoproduit, il devrait être remplacé par son équivalent acheté sur le marché.

Pour cette raison l’autoconsommation paysanne est considérée comme un revenu pour les intéressés et comme une production pour la comptabilité nationale. La seule question qui se pose est de savoir si un cochon mangé par la famille doit être évalué à son prix de revient : au prix qu’on aurait pu le vendre, c’est-à-dire par le manque à gagner de l’exploitation, ou à son prix de remplacement : au prix qu’on aurait dû l’acheter si on ne l’avait pas produit, c’est-à-dire par le manque à perdre de l’unité de consommation.

Quand producteur et consommateur sont un, comme dans la famille paysanne, on s’aperçoit qu’il y a un continuum entre production et consommation : on sème le blé pour le consommer, on le moud parce qu’il n’est pas consommable en grains, on le cuit parce qu’il n’est pas consommable en farine, et aucune de ces opérations n’est utile sans les autres, l’objectif étant la consommation finale. Il est donc absurde d’introduire une coupure dans ce processus. C’est cependant ce qui se passe quand on comptabilise comme production une certaine partie de ce processus – jusqu’à la production de farine incluse, et que l’on considère l’autre partie, la cuisson du pain par exemple, comme non productive. Tout le travail incorporé dans le produit autoconsommé est productif ou rien de ce travail n’est productif. Cette dernière hypothèse est absurde car le cochon mangé aurait pu être échangé sur le marché, mais alors aurait dû être remplacé par son équivalent en nourriture achetée. C’est ce qui se passe pour les agriculteurs qui font de la monoculture et à plus forte raison pour tous les travailleurs qui ne produisent rien qu’ils puissent consommer : ce fait voile que l’objectif de toute production est ultimement la consommation, parce que les produits doivent alors être échangés deux fois avant que l’on puisse procéder à la consommation (vente du produit du travail et achat du produit à consommer). Ce qui introduit une coupure dans le continuum production-consommation, ce n’est pas que certaines activités nécessaires à l’accomplissement du but final, la consommation, soient non productives, mais le fait que quand les productions sont spécialisées, la consommation qui est l’objectif final de toute production est médiatisée par l’échange.

L’exemple de l’autoconsommation paysanne illustre donc bien le fait qu’il n’y a aucune différence de nature entre les activités dites « productives » (comme l’engraissement du cochon) et les activités ménagères dites « non productives » (comme la cuisson du dit cochon).

En résumé, hommes et femmes créent ensemble des valeurs d’usage qui sont :

  1. virtuellement des valeurs d’échange : femmes et hommes produisent lait, œufs, denrées agricoles pour leur consommation et pour l’échange ; le niveau de consommation désiré et la quantité d’argent liquide désirée déterminent ce qui arrive sur le marché et ce qui est autoconsommé ;
  2. comptabilisées dans la production (dans le produit national brut) ;
  3. les valeurs d’usage « productives » ne sont pas différentes des valeurs d’usage « non productives » créées par le travail purement ménager ; elles sont incluses dans le même processus de création et de transformation des produits bruts (elles portent sur les mêmes matériaux bruts pour ce qui est production de nourriture consommable) et ont la même finalité : l’autoconsommation[5].


3. De même qu’il y a continuité et non coupure entre les activités ayant pour but l’autoconsommation et appelées productives et les activités ayant pour but l’autoconsommation et appelées non productives (les activités ménagères), il y a continuité entre les services fournis gratuitement par les femmes et et les services commercialisés.

Aujourd’hui beaucoup des opérations tendant à transformer les matériaux bruts en produits consommables ont été industrialisées : les opérations qui faisaient autrefois partie des activités ménagères sont maintenant effectuées en dehors de la maison. Ainsi la fabrication du pain, des vêtements, des conserves alimentaires, etc. Le boulanger, les filatures, les entreprises de confection vendent aujourd’hui un travail auparavant fourni gratuitement par les femmes. Ces fabrications sont considérées comme des productions et officiellement comptabilisées dans le produit national : le travail qui y est incorporé est considéré comme productif et les individus qui effectuent ce travail comme des producteurs, ce qui n’était pas le cas tant que ces fabrications étaient créées par le travail gratuit des femmes.

La plupart de ces productions ont été maintenant abandonnées par les femmes ; elles ne diffèrent pas en nature des productions domestiques telles que ménage, cuisine, soins aux enfants, qui continuent d’être effectuées gratuitement par les femmes pour la plus grande partie. Que cette gratuité ne dépend pas de la nature des travaux est encore prouvé par le fait que lorsque les femmes fournissent ces services hors de la famille, ils sont rémunérés.

Lorsque ces services ne peuvent être fournis par les femmes dans les familles, celles-ci doivent se les procurer vénalement.

Tous les services domestiques existent en fait sur le marché : les charcutiers et les restaurateurs offrent des plats tout préparés, les crèches et les nourrices procurent les soins aux enfants, les entreprises de nettoyage et les gens de maison exécutent les travaux d’entretien, etc.

Les dépenses de nourriture constituent le poste principal du budget des ménages (de 50 % à 80 %). Le ménage a le choix entre acheter cette nourriture sous une forme consommable et payer la valeur ajoutée à la forme brute par le travail vénal du traiteur, restaurateur, etc., ou l’acheter sous une forme brute et y appliquer la somme de travail nécessaire pour la rendre consommable. La plupart des dépenses effectuées à ce poste sont consacrées à l’achat de matières premières brutes :

« On peut dire que le ménage procède lui-même à la production des biens finals de consommation, de la même manière qu’une firme produit ses biens finals. Pour ce faire le ménage utilise essentiellement le travail (ménager), des machines (les biens durables) et des matières premières (les produits intermédiaires, directement achetés aux firmes productrices), qui sont transformées par le ménage lui-même à l’aide d’une certaine quantité de travail et de capital. Envisagé de cette manière, le ménage ne se distingue de la firme qu’en ce qu’il ajoute à la production (qui est la seule fonction de la firme) une activité de consommation (qui est le but de la production effectuée par le ménage lui-même à l’aide des biens produits par la firme) » (Wolfelsperger 1970).

La finalité de la production étant pour le producteur la consommation soit de sa production dans l’économie de subsistance, soit d’autres productions dans l’économie de spécialisation (de même que la finalité de la production pour l’acheteur est la consommation de cette production), le salaire dérivé de l’échange d’une production spécialisée ou de la force de travail sur le marché ne suffit pas à l’accomplissement de cette finalité. Cette finalité est accomplie en deux temps : par l’achat des matières premières de la consommation grâce au travail salarié par la transformation de ces matières premières en produit directement consommable grâce au travail ménager.

« Nous avons donc, d’un côté, un travail intérieur qui fournit une certaine quantité de biens directement consommables, de l’autre, un travail extérieur qui rapporte un certain revenu monétaire. Mais quelle est l’utilisation de ce revenu monétaire ? Nous admettrons qu’elle réside non pas directement en l’utilité des consommations qu’elle autorise, comme dans la théorie traditionnelle, mais, conformément à nos hypothèses, en la contribution de ce revenu à la production de biens finals de consommation, c’est-à-dire en la contribution de biens capitaux acquis grâce au revenu (matière première et biens durables) à cette production » (Wolfelsperger 1970).

Ce que cet économiste bourgeois ne mentionne pas, c’est que si la plupart des « ménages » préfèrent acheter la nourriture sous forme brute c’est parce que le travail ménager est gratuit, et que ce travail est entièrement fourni par les femmes. On peut opposer ces faits à l’idéologie selon laquelle le seul salaire du mari paie pour la consommation entière du ménage, tandis que la femme au foyer « ne gagne pas sa vie ».

En France, en 1955, sur 105 milliards d’heures de travail, 43 étaient consacrées au travail rémunéré, 45 au travail ménager non salarié (Dayre 1955) et en cinquante ans, ni les chiffres bruts, ni les ratios d’un type de travail à l’autre n’ont changé. La comptabilité nationale suédoise incorpore ce travail gratuit dans le produit national brut et l’évalue au cinquième de celui-ci[6]. En 1958, en France, les femmes mariées fournissaient en moyenne par semaine 60 heures de travail ménager gratuit (Girard 1958) : 35 heures pour les femmes sans enfant ; 52 heures pour les femmes ayant un enfant ; 64 heures pour les femmes ayant deux enfants ; 70 heures pour les femmes ayant trois enfants[7].

En conclusion, l’exclusion du travail des femmes du domaine de l’échange ne résulte pas de la nature de leur production puisque leur travail gratuit s’applique : 1) à la production de biens et services qui arrivent et sont échangés sur le marché (dans l’agriculture, l’artisanat, le commerce) ; 2) à la production de biens et de services qui sont rémunérés quand ils sont effectués hors de la famille, et non rémunérés dans la famille. Et ceci s’applique à toutes les productions effectuées dans la famille, quelle que soit leur nature.


4. Aujourd’hui, l’appropriation de la force de travail des femmes tend à se limiter à l’exploitation (la fourniture gratuite par elles) du travail domestique et d’élevage des enfants.

Avec l’industrialisation, la famille est dépossédée de sa fonction d’unité de production sauf dans certains secteurs. L’industrialisation signifie principalement que la production destinée au marché ne peut plus être effectuée dans la famille.

En conséquence, plus rien de cette production ne peut incorporer le travail gratuit de la femme ou de ses enfants. En d’autres termes, le travail des femmes ne peut plus être incorporé aux productions destinées à l’échange, dès lors que les productions destinées à l’échange sont effectuées hors de la famille. Avec la généralisation de ce mode de production le nombre de travailleurs indépendants pouvant échanger le travail de leur femme décline, tandis que celui des salariés qui ne peuvent pas échanger ce travail augmente.

Dans les secteurs où toute la production destinée à l’échange est produite sur le mode salarial, le travail gratuit de la femme ne peut plus être appliqué qu’aux productions non destinées à l’échange. Ou plus exactement le mode de production familial – l’exploitation du travail gratuit de la femme – ne peut plus s’appliquer aux productions destinées à l’échange. Il faut dire cependant qu’il s’agit ici d’échange par le mari. Le travail agricole de la femme, par exemple, ne lui est pas payé s’il est accompli dans la famille : elle ne peut échanger sa production familiale sur le marché. Elle ne dispose donc pas de sa force de travail. Celui qui en dispose, c’est le mari qui, seul, peut échanger la production de sa femme sur le marché. De même la femme ne dispose pas de sa production ménagère tant que celle-ci est accomplie dans la famille, et ne peut l’échanger qu’en dehors de la famille. Ainsi les productions des femmes ont toujours une valeur d’échange – peuvent être échangées par elles – sauf dans le cadre de la famille. Avec l’industrialisation, la production familiale se restreint au travail ménager – ou plus exactement on dénomme travail ménager ce à quoi se réduit la production gratuite de la femme.

L’entrée des femmes dans l’industrie comme salariées est la conséquence immédiate de l’impossibilité d’exploiter totalement leur force de travail. Dès 1900 la proportion de femmes actives est la même qu’aujourd’hui. Cependant l’appropriation de leur force de travail par le mari est si absolue que, même quand le travail de la femme est effectué à l’extérieur de la famille, leur salaire appartient encore à leur mari. À partir de 1907, la femme dispose – en droit – de son salaire, mais en fait les régimes matrimoniaux annulent cette concession (tous les gains tombant dans la communauté dont le mari seul peut disposer). Jusqu’en 1965, la force de travail entière de la femme est appropriée : son mari peut s’opposer à ce qu’elle travaille à l’extérieur.

Ces dispositions ayant été abrogées en 1965, on peut dire que depuis la femme a récupéré en droit une partie de sa force de travail. Libre en droit de travailler à l’extérieur, la femme n’en est pas libre en fait. Une partie de sa force de travail reste appropriée, puisqu’elle doit « assumer ses obligations familiales », c’est-à-dire fournir gratuitement le travail domestique et l’élevage des enfants. Non seulement le travail à l’extérieur ne la dispense pas du travail domestique mais il ne doit pas nuire à ce dernier. La femme n’est donc libre que de fournir un double travail contre une certaine indépendance économique. La situation de la femme mariée qui travaille met bien en évidence l’appropriation statutaire de sa force de travail. En effet, la fourniture de travail domestique n’est plus justifiée par l’échange économique auquel on assimile abusivement le servage de la femme « à la maison » : on ne peut plus soutenir que le travail domestique est effectué contre l’entretien, que l’entretien est l’équivalent du salaire et que ce travail est donc payé. Les femmes qui travaillent s’entretiennent elles-mêmes et fournissent donc ce travail domestique contre rien.

De plus, quand un couple calcule ce que gagne une femme qui travaille « au dehors », il déduit les frais de garde d’enfants, les impôts supplémentaires, etc. du seul salaire de la femme au lieu de soustraire ces dépenses de l’ensemble des revenus du couple. Ce qui démontre que :

  1. ces consommations sont considérées comme devant être gratuites au contraire des consommations telles que logement, transport, etc., qui elles ne sont pas déduites des gains ;
  2. elles sont également considérées comme devant être produites exclusivement par la femme : une partie de son salaire est considérée comme nulle, servant à payer ce qu’elle aurait dû faire gratuitement.

Au terme de ce calcul, il est généralement découvert que la femme ne gagne « presque rien ».

En France, d’après le recensement de 1968, 37,8 % des femmes mariées travaillent au dehors (Rouxin 1970).


5. À partir de ces données, il est maintenant possible d’ébaucher les principes d’une analyse de classes.

On constate l’existence de deux modes de production dans notre société : la plupart des marchandises sont produites sur le mode industriel ; les services domestiques, l’élevage des enfants et un certain nombre de marchandises sont produites sur le mode familial.

Le premier mode de production donne lieu à l’exploitation capitaliste.

Le second donne lieu à l’exploitation familiale, ou plus exactement patriarcale.

307 000 hommes (aides familiaux) sur environ 15 millions d’hommes adultes, sont soumis à cette dernière exploitation en 1970 : ils fournissent – principalement dans l’agriculture – des services professionnels gratuits à l’intérieur de la famille. Toutes les femmes mariées, c’est-à-dire à tout moment, 80 % des femmes adultes (aujourd’hui plus de 90 % des femmes sont ou ont été mariées ou en concubinage durant leur vie), sont soumises à cette exploitation : elles fournissent gratuitement au moins services domestiques et élevage des enfants à l’intérieur de la famille. Le statut d’enfant ou de cadet, base de l’exploitation familiale pour les hommes, est temporaire, le statut de femme dure toute la vie. De plus, ce n’est pas en tant qu’hommes que les aides familiaux masculins sont exploités, tandis que c’est en tant que femmes (épouses) que les femmes le sont. Alors que le travail agricole, artisanal ou commercial gratuit peut être fourni indifféremment par des hommes ou par des femmes en tant que membres de la famille, le travail ménager gratuit est effectué exclusivement par les femmes, en tant que femmes du chef du ménage.

L’appropriation du travail des femmes s’applique à toutes les productions familiales quand la famille est l’unité de production pour le marché (femmes d’agriculteurs, artisans, commerçants : environ 1 million sur 15,5 millions de femmes adultes en 1970). Elle s’applique seulement aux productions ménagères quand la famille ne produit plus directement pour le marché (femmes de salariés).

Dans le premier cas, la force de travail de la femme est entièrement appropriée, dans le deuxième elle est soit totalement appropriée si la femme ne travaille pas au dehors, soit partiellement si elle travaille au dehors (37,8 % des femmes sont « actives » en 1970, mais il faut déduire de ce chiffre les aides familiales soit environ 800 000 femmes d’agriculteurs, artisans et commerçants).

Donc la majorité des femmes mariées n’ont pas de revenu indépendant et travaillent contre leur entretien. La différence entre ce mode de production et le mode de production capitaliste salarial ne tient pas à la quantité des prestations fournies contre le travail ni à la différence en valeur entre un salaire et un entretien mais au rapport de production lui-même.

Le salarié vend sa force de travail contre un salaire fixe qui dépend des prestations fournies ; ces prestations sont fixes aussi, délimitées en montant (heures de travail) et en type (qualification). Les équivalences sont déterminées par un barème fixe (c’est-à-dire un prix formé par l’offre et la demande globales de travail sur le marché dans le système capitaliste), barème qui n’est pas soumis au bon vouloir des parties ; les personnes de l’employeur et de l’employé n’influent pas sur les termes du contrat et elles sont interchangeables : le travail fourni a une valeur universelle et c’est cette valeur que l’employeur achète et que le salarié peut monnayer, parce qu’il peut porter sa force de travail ailleurs. Le fait que ce soient des prestations précises qui sont achetées entraîne que le salarié peut augmenter son gain en améliorant ses prestations en montant ou en qualification.

Au contraire, les prestations de la femme mariée ne sont pas précises : elles dépendent de la volonté de l’employeur, le mari. Les prestations ne sont pas non plus rémunérées par un barème fixe : l’entretien fourni ne dépend pas du travail effectué par la femme, mais de la richesse et de la bonne volonté de son mari. Pour le même travail, par exemple l’élevage de trois enfants, la femme d’un ouvrier et la femme d’un PDG reçoivent un entretien variant du simple au décuple. Pour le même entretien à l’inverse, la femme fournit des prestations très différentes suivant les besoins de son mari. Ainsi les femmes de bourgeois voient leurs prestations de travail domestique réduites en faveur de prestations de représentation sociale. Les prestations reçues n’ayant pas de rapport avec les prestations fournies, les femmes n’ont pas la ressource d’améliorer leurs services pour accroître leur niveau de vie et la seule solution pour elles consiste à fournir les mêmes services à un homme plus riche : la conséquence logique de la non-valeur de leur travail est la course au beau mariage. Mais si son mariage avec un homme de la classe possédante peut élever le niveau de vie d’une femme, il ne la fait pas rentrer dans cette classe. Elle ne possède pas elle-même les moyens de production. Son niveau de vie ne dépend donc pas des rapports de production de classe aux prolétaires, mais des rapports de production de servage à son mari. Les femmes de bourgeois dont le mariage se termine doivent gagner leur vie, dans l’immense majorité des cas, en tant que salariées : elles deviennent alors concrètement – avec en plus le handicap de l’âge et du manque de formation professionnelle un prix formé par l’offre et la demande globales de travail sur le marché dans le système capitaliste), barème qui n’est pas soumis au bon vouloir des parties ; les personnes de l’employeur et de l’employé n’influent pas sur les termes du contrat et elles sont interchangeables : le travail fourni a une valeur universelle et c’est cette valeur que l’employeur achète et que le salarié peut monnayer, parce qu’il peut porter sa force de travail ailleurs. Le fait que ce soient des prestations précises qui sont achetées entraîne que le salarié peut augmenter son gain en améliorant ses prestations en montant ou en qualification.

Au contraire, les prestations de la femme mariée ne sont pas précises : elles dépendent de la volonté de l’employeur, le mari. Les prestations ne sont pas non plus rémunérées par un barème fixe : l’entretien fourni ne dépend pas du travail effectué par la femme, mais de la richesse et de la bonne volonté de son mari. Pour le même travail, par exemple l’élevage de trois enfants, la femme d’un ouvrier et la femme d’un PDG reçoivent un entretien variant du simple au décuple. Pour le même entretien à l’inverse, la femme fournit des prestations très différentes suivant les besoins de son mari. Ainsi les femmes de bourgeois voient leurs prestations de travail domestique réduites en faveur de prestations de représentation sociale. Les prestations reçues n’ayant pas de rapport avec les prestations fournies, les femmes n’ont pas la ressource d’améliorer leurs services pour accroître leur niveau de vie et la seule solution pour elles consiste à fournir les mêmes services à un homme plus riche : la conséquence logique de la non-valeur de leur travail est la course au beau mariage. Mais si son mariage avec un homme de la classe possédante peut élever le niveau de vie d’une femme, il ne la fait pas rentrer dans cette classe. Elle ne possède pas elle-même les moyens de production. Son niveau de vie ne dépend donc pas des rapports de production de classe aux prolétaires, mais des rapports de production de servage à son mari. Les femmes de bourgeois dont le mariage se termine doivent gagner leur vie, dans l’immense majorité des cas, en tant que salariées : elles deviennent alors concrètement – avec en plus le handicap de l’âge et du manque de formation professionnelle – les prolétaires qu’elles étaient virtuellement.

La non-valeur du travail de la femme est attestée par l’indépendance des services rendus et de l’entretien reçu. Elle est la conséquence de l’impossibilité d’échanger ce travail, elle-même la conséquence de l’impossibilité pour les femmes de changer d’employeur (il suffit de comparer le nombre de femmes divorcées qui se remarient au nombre de travailleurs qui changent d’emploi dans une même année). Le contrat peut être rompu unilatéralement lors même que les femmes continuent de fournir les services adéquats (charge des enfants ; seul leur entretien est payé par la pension alimentaire – quand celle-ci est versée).

En résumé, alors que le salarié dépend du marché (d’un nombre théoriquement illimité d’employeurs), la femme mariée dépend d’un individu. Alors que le salarié vend sa force de travail, la femme mariée la donne : exclusivité et gratuité sont intimement liées.


6. La fourniture gratuite de travail dans le cadre d’une relation globale et personnelle (le mariage), constitue précisément un rapport d’esclavage.

On peut dire que puisque moins de 10 % des femmes de plus de 25 ans sont célibataires, les chances sont si fortes pour toute femme d’être mariée à un moment quelconque de sa vie que toutes les femmes sont vouées à entrer dans ces rapports de production. En tant que groupe effectivement soumis à ce rapport de production, elles constituent une classe, en tant que catégorie d’êtres humains destinés par naissance à entrer dans cette classe, elles constituent une caste[8].

L’appropriation et l’exploitation de leur travail dans le mariage constituent l’oppression commune à toutes les femmes. En tant qu’êtres destinées à devenir « la femme de » quelqu’un, les femmes destinées au même rapport de production ne constituent qu’une seule classe. Quand elles participent à la production capitaliste elles entrent en plus dans d’autres rapports de production. En 1970, 5 900 000 femmes sont intégrées à la production capitaliste dont 5 160 000 en tant que salariées et 675 000 femmes appartiennent à la classe capitaliste, tandis que la majorité des femmes qui travaillent appartiennent à la classe des prolétaires. À l’intérieur de cette classe, elles constituent une « caste » surexploitée : ce fait est bien connu.

Cette surexploitation est intimement liée à leur exploitation spécifique, en tant que femmes.

D’après ce qui précède, on voit qu’il est à peu près aussi juste de dire que les femmes de bourgeois sont elles-mêmes bourgeoises que de dire que l’esclave d’un planteur est lui-même planteur. C’est pourtant ce qui s’entend tous les jours. De même, il se fait couramment une confusion entre les femmes d’ouvriers et les ouvrières. C’est-à-dire qu’en ce qui concerne les femmes, on fonde leur appartenance de classe tantôt sur une définition marxiste de la classe – sur leur rapport à la production – tantôt en reprenant à son compte la définition des femmes comme propriété et extension du mari.

Or si on considère uniquement le mode de production capitaliste – comme on le fait habituellement – et que l’on applique aux femmes les mêmes critères qu’aux hommes, on s’aperçoit que toutes les femmes ne travaillant pas au dehors sont donc en dehors des classes (prolétaire-capitaliste). Par ailleurs, on ne peut réintégrer les femmes dans les classes qu’en déterminant l’appartenance de classe par des critères non marxistes (par la classe du mari).

« La société se divise en classes et les femmes ne sont pas en dehors de ces classes, par conséquent le sort de chacune d’entre elles rejoint celui des autres femmes et hommes appartenant à cette classe et catégorie sociale » (PCF 1970).

Il s’agit en fait, en prétendant que les femmes appartiennent à la classe de leur mari, de masquer le fait que les femmes, précisément, appartiennent par définition à une autre classe que leur mari. En prétendant que le mariage peut se substituer aux rapports de production dans le système capitaliste comme critère d’appartenance de classe dans ce système, on masque et l’existence d’un autre système de production, et le fait que les rapports de production dans ce système constituent précisément maris et femmes en classes antagoniques (les uns retirant un profit matériel de l’exploitation des autres). Et finalement la « réintégration » des femmes dans les classes par leur définition comme propriété du mari a pour objet précisément de voiler le fait qu’elles sont une propriété du mari.

En effet, si l’on désirait seulement rallier les femmes à la lutte anticapitaliste, on se contenterait de démontrer qu’en tant qu’elles sont intégrées à cette production (salariées), les femmes sont dans leur immense majorité (neuf sur dix des femmes qui travaillent) objectivement intéressées à cette lutte, alors qu’en leur attribuant la classe de leur mari, en revanche, on considère les femmes des bourgeois (non intégrées à la production capitaliste) comme des ennemies. On voit donc qu’il n’est pas tant question de rallier l’ensemble des femmes à la lutte anticapitaliste que de nier l’existence d’un système de production non capitaliste. En niant l’existence de ce système de production on nie l’existence de rapports de production spécifiques à ce système et on interdit aux intéressées la possibilité de se rebeller contre ces rapports de production. Il s’agit donc avant tout de préserver le mode de production patriarcal des services domestiques, c’est-à-dire la fourniture gratuite de ces services par les femmes. Il est intéressant à cet égard de comparer les thèses du Parti communiste français (PCF) en 1970 aux recommandations de Lénine :

« La véritable libération de la femme, le véritable communisme ne commenceront que là et au moment où commencera la lutte des masses (dirigée par le prolétariat possédant le pouvoir) contre cette petite économie domestique ou, plus exactement, lors de sa transformation massive en grande économie socialiste » (Lénine in Zetkin 1934).

Solution du PCF :

« Mettre à la disposition de tous les foyers les appareils ménagers en mesure aujourd’hui d’aboutir à la mécanisation des travaux domestiques » (PCF 1970).

Obligations du patronat et des pouvoirs publics pour le PCF :

« Faciliter la tâche de mère de famille à la travailleuse » (PCF 1970).

Lénine :

« Parmi nos camarades, il y en a beaucoup dont on peut dire malheureusement : “grattez un peu le communiste et vous trouverez le philistin”. Et en est-il une preuve plus évidente que le fait que les hommes regardent tranquillement les femmes s’user à un menu travail monotone, éreintant, qui absorbe leur temps et leurs forces : les soins du ménage […]. Il y a peu de maris, même parmi les prolétaires, qui pensent à alléger sensiblement les peines et les soucis de leur femme ou même à les en débarrasser complètement en les aidant au “travail féminin” » (Clara Zetkin 1934).

Le PCF :

« Une répartition égale dans le ménage des difficultés et de la fatigue est une conception limitée de l’égalité » (PCF 1970).

Perspectives politiques

En conclusion, l’exploitation patriarcale constitue l’oppression commune, spécifique et principale des femmes : commune parce qu’elle touche toutes les femmes mariées (80 % des femmes à tout moment) ; spécifique parce que l’obligation de fournir des services domestiques gratuits n’est subie que par les femmes ; principale parce que même quand les femmes travaillent « au dehors », l’appartenance de classe qu’elles en dérivent est conditionnée par leur exploitation en tant que femmes.

L’accès à la propriété des moyens de production leur est interdit par les régimes matrimoniaux (jusqu’en 1968) et les pratiques d’héritage (la majorité des femmes-patrons sont filles uniques ou veuves).

Leur gain dans le travail salarié est annulé par le prélèvement de la valeur des services vénaux qu’elles sont obligées d’acheter en remplacement de leurs services gratuits.

Les conditions matérielles de l’exercice de leur profession sont dictées par leur exploitation patriarcale :

  • la possibilité même de travailler est conditionnée par l’accomplissement préalable de leurs « obligations familiales », avec le résultat que leur travail à l’extérieur est soit impossible, soit ajouté à leur travail domestique ;
  • les obligations familiales sont érigées en handicap et en prétexte par le capitalisme pour exploiter les femmes dans leur travail à l’extérieur.

Il n’a pas été possible dans le cadre de cet article d’étudier les rapports entre l’exploitation de la force productive des femmes et l’exploitation de leur force reproductive. Le contrôle de la reproduction qui est à la fois cause et moyen de l’autre grande exploitation matérielle des femmes, l’exploitation sexuelle, constitue le deuxième volet de l’oppression des femmes. Établir pourquoi et comment ces deux exploitations sont conditionnées et renforcées l’une par l’autre, et ont le même cadre et le même moyen institutionnel : la famille, doit être l’un des premiers objectifs théoriques du mouvement.

Cette analyse constitue un préalable à l’étude des rapports entre capitalisme et patriarcat : il importe de bien savoir en quoi consiste le patriarcat pour comprendre dans quelle mesure il est théoriquement indépendant du capitalisme. Seule cette compréhension permettra de rendre compte de l’indépendance historiquement constatée entre ces deux systèmes. À ce prix seulement il est possible de fonder matériellement l’articulation des luttes antipatriarcales et anticapitalistes. Tant que cette articulation reste fondée sur des postulats de hiérarchie non prouvée et/ou sur le volontarisme idéologique on se condamne à la confusion théorique et à l’inefficacité politique dans l’immédiat, à l’échec historique à long terme.

À ces analyses doivent faire suite des analyses de classe intégrant les individus dans l’un et l’autre systèmes d’exploitation (patriarcal et capitaliste) sur la base de leurs intérêts objectifs. Ceci est nécessaire à court terme pour pouvoir procéder à la mobilisation dans la lutte immédiate ; à long terme, pour envisager comment la dynamique des luttes antipatriarcales et des luttes anticapitalistes pourront être orientées pour les faire se rejoindre dans le combat révolutionnaire (inutile de dire que ceci constitue l’objet d’une étude permanente dont les données seront modifiées sans arrêt par l’évolution des luttes).

Dans l’immédiat on peut poser que la libération des femmes ne se fera pas sans la destruction totale du système de production et de reproduction patriarcal.

Ce système étant central à toutes les sociétés connues, cette libération implique le bouleversement total des bases de toutes les sociétés connues. Ce bouleversement ne pourra se faire sans une révolution, c’est-à-dire la prise du pouvoir politique.

Cette prise de pouvoir doit constituer l’objectif ultime du Mouvement de libération des femmes et le mouvement doit se préparer à une lutte révolutionnaire.

La mobilisation doit se faire sur la base de l’oppression patriarcale donc inclure tous les individus opprimés par le patriarcat et à ce titre intéressés à sa destruction, c’est-à-dire toutes objectifs théoriques du mouvement.

Cette analyse constitue un préalable à l’étude des rapports entre capitalisme et patriarcat : il importe de bien savoir en quoi consiste le patriarcat pour comprendre dans quelle mesure il est théoriquement indépendant du capitalisme. Seule cette compréhension permettra de rendre compte de l’indépendance historiquement constatée entre ces deux systèmes. À ce prix seulement il est possible de fonder matériellement l’articulation des luttes antipatriarcales et anticapitalistes. Tant que cette articulation reste fondée sur des postulats de hiérarchie non prouvée et/ou sur le volontarisme idéologique on se condamne à la confusion théorique et à l’inefficacité politique dans l’immédiat, à l’échec historique à long terme.

À ces analyses doivent faire suite des analyses de classe intégrant les individus dans l’un et l’autre systèmes d’exploitation (patriarcal et capitaliste) sur la base de leurs intérêts objectifs. Ceci est nécessaire à court terme pour pouvoir procéder à la mobilisation dans la lutte immédiate ; à long terme, pour envisager comment la dynamique des luttes antipatriarcales et des luttes anticapitalistes pourront être orientées pour les faire se rejoindre dans le combat révolutionnaire (inutile de dire que ceci constitue l’objet d’une étude permanente dont les données seront modifiées sans arrêt par l’évolution des luttes).

Dans l’immédiat on peut poser que la libération des femmes ne se fera pas sans la destruction totale du système de production et de reproduction patriarcal.

Ce système étant central à toutes les sociétés connues, cette libération implique le bouleversement total des bases de toutes les sociétés connues. Ce bouleversement ne pourra se faire sans une révolution, c’est-à-dire la prise du pouvoir politique.

Cette prise de pouvoir doit constituer l’objectif ultime du Mouvement de libération des femmes et le mouvement doit se préparer à une lutte révolutionnaire.

La mobilisation doit se faire sur la base de l’oppression patriarcale donc inclure tous les individus opprimés par le patriarcat et à ce titre intéressés à sa destruction, c’est-à-dire toutes les femmes ! Le travail de mobilisation doit mettre l’accent sur la solidarité de tous les individus opprimés par un même système et pour ce faire :

- s’attaquer aux problèmes de fausse conscience, à la conscience de classe déterminée par l’appartenance aux classes capitalistes plutôt qu’aux classes patriarcales et à l’identification sous ce prétexte à la classe patriarcale antagonique ;

- montrer comment cette fausse conscience sert les intérêts du patriarcat et nuit à la lutte.

Enfin dans l’immédiat les alliances politiques et tactiques du mouvement avec d’autres groupes, mouvements ou partis révolutionnaires doivent se faire à partir d’un ralliement sans ambiguïté de ces derniers aux objectifs du mouvement : sur la base de leur volonté exprimée clairement et officiellement de détruire le patriarcat et de leur participation effective au combat révolutionnaire ayant cette destruction pour fin.

  1. Qui sont les mécanismes d’aliénation et de fausse conscience servant à maintenir l’oppression : les femmes ne sont donc pas responsables mais victimes de l’oppression.
  2. Cf. aussi « Pour un mouvement de libération des femmes » de Monique Wittig paru dans L’Idiot international, mai 1970, où la notion de travail servile est particulièrement soulignée.
  3. Communication personnelle de la mère de Michel, paysan célibataire du Sud-Ouest.
  4. Modef : le Mouvement de défense des exploitations familiales était dans les années 1970 un petit mouvement paysan d’obédience PCF.
  5. Ernest Mandel, dans son Traité d’économie marxiste (1962), confirme que les termes de valeur d’échange et valeur d’usage ne désignent ni la nature, ni la valeur intrinsèque, ni la productivité du travail incorporé dans diverses productions mais simplement l’utilisation qui en est faite : consommation immédiate ou médiatisée par l’échange.
  6. Les bases de cette estimation sont inconnues.
  7. Selon la dernière enquête « Emploi du temps » de l’Insee, les chiffres sont les mêmes en 1985.
  8. De façon révélatrice, les termes de femme et d’épouse sont synonymes. De la même façon, « Esclave vient de Slave, nom de peuple… Un très grand nombre de Slaves étant devenus serfs, le mot de slave fut employé pour synonyme de serf » Littré (1958), Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette.