IV. La production marchande

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La question que nous nous sommes fixée pour tâche de résoudre est la suivante - une société ne peut exister sans travail commun, c'est-à-dire sans un travail planifié et organisé. Nous en avons d'ailleurs trouvé les formes les plus diverses à toutes les époques... Dans la société actuelle, nous n'en trouvons pas trace : ni domination ni loi, ni démocratie, pas trace de plan ni d'organisation : l'anarchie. Comment la société capitaliste est-elle possible ?

I.[modifier le wikicode]

Pour découvrir comment la tour de Babel capitaliste est construite, imaginons de nouveau pour un instant une société où le travail est planifié et organisé. Soit une société où la division du travail est très poussée, où non seulement l'industrie et l'agriculture sont distinctes, mais où,[1] à l'intérieur de chacune, chaque branche particulière est devenue la spécialité de groupes particuliers de travailleurs. Dans cette société, il y a donc des agriculteurs et des forestiers, des pécheurs et des jardiniers, des cordonniers et des tailleurs, des serruriers et des forgerons, des fileurs et des tisserands, etc. La société dans son ensemble est donc pourvue de toutes les sortes de travaux et de produits. Ces produits profitent en plus ou moins grande proportion à tous les membres de la société, car le travail est un travail commun, il est de prime abord réparti et organisé de façon planifiée par quelque autorité - que ce soit la loi despotique du gouvernement, ou le servage ou toute autre forme d'organisation. Pour simplifier, imaginons que c'est une communauté communiste avec sa propriété commune, telle que nous l'avons vue dans l'exemple indien. Supposons un instant que la division du travail dans cette communauté soit beaucoup plus poussée que ne le veut la vérité historique et admettons qu'une partie des membres de la communauté se consacre exclusivement à l'agriculture, tandis que des artisans spécialisés exécutent chacun les autres travaux. L'économie de cette communauté nous est tout à fait claire : ce sont les membres de la communauté qui possèdent en commun le sol et tous les moyens de production, leur volonté commune décide de la création de tels ou tels produits, à telle époque et en telle quantité. La masse des produits finis, appartenant à tous, est répartie entre tous selon les besoins. Imaginons maintenant qu'un beau matin, dans cette communauté communiste, la propriété commune cesse d'exister ainsi que le travail commun et la volonté commune qui réglait la production. La division du travail très poussée est demeurée, bien entendu. Le cordonnier est devant sa forme, le boulanger ne connaît que son four, le forgeron n'a que la forge et ne sait que brandir le marteau, etc. La chaîne qui autrefois reliait tous ces travaux spécialisés en un travail commun, en une économie sociale, s'est brisée. Chacun ne dépend plus que de lui-même : l'agriculteur, le cordonnier, le boulanger, le serrurier, le tisserand, etc. Chacun est libre et indépendant. La communauté n'a plus rien à lui dire, personne ne peut lui commander de travailler pour la communauté, personne ne se soucie de ses besoins.

La communauté, qui formait un tout, s'est décomposée en petites particules comme un miroir brisé en mille éclats. Chaque homme est suspendu en l'air comme un grain de poussière indépendant et n'a qu'à se débrouiller. Que va devenir la communauté à laquelle une telle catastrophe est soudain arrivée, que vont faire tous les hommes ainsi livrés à eux-mêmes ? Une chose est certaine : au lendemain de cette catastrophe, ils vont avant tout... travailler, exactement comme avant. Car tant que les besoins humains ne pourront être satisfaits sans travail, toute société humaine devra travailler. Quelques bouleversements et transformations que subisse la société, le travail ne peut cesser un seul instant. Les anciens membres de la société communiste continueraient donc avant tout à travailler, après que les liens entre eux eussent été rompus et qu'ils eussent été livrés à eux-mêmes, et comme nous avons supposé que chaque travail est déjà spécialisé, chacun ne pourrait continuer à faire que le travail qui est devenu sa spécialité et dont il a les moyens de production : le cordonnier ferait des bottes, le boulanger cuirait du pain, le tisserand confectionnerait des tissus, l'agriculteur ferait pousser du grain, etc. Une difficulté surgit aussitôt : chacun de ces producteurs fabrique certes des objets extrêmement importants et directement utiles; chacun de ces spécialistes, le cordonnier, le boulanger, le forgeron, le tisserand, étaient tous hier encore des membres également utiles et estimés de la communauté qui ne pouvait se passer d'eux. Chacun avait sa place importante dans le tout. Maintenant, le tout n'existe plus, chacun existe pour soi. Aucun d'entre eux ne peut vivre des seuls produits de son travail. Le cordonnier ne peut consommer ses bottes, le boulanger ne peut satisfaire ses besoins avec du pain, l'agriculteur peut mourir de froid et de faim avec le grenier le mieux rempli, s'il n'a que du grain. Chacun a une multiplicité de besoins, et ne peut en satisfaire lui-même qu'un seul. Chacun a besoin d'une certaine quantité des produits des autres. Ils dépendent donc tous les uns des autres. Comment opérer puisque, nous le savons, il n'existe plus aucun lien entre les différents producteurs individuels ? Le cordonnier a un urgent besoin du pain du boulanger. mais il ne peut forcer le boulanger à lui livrer du pain, puisqu'ils sont tous les deux également libres et indépendants. S'il veut profiter des fruits du travail du boulanger, cela ne peut reposer que sur la réciprocité, autrement dit il doit lui-même livrer au boulanger un produit qui soit utile à ce dernier. Or le boulanger a aussi besoin des produits du cordonnier et se trouve exactement dans la même situation. Le fondement de la réciprocité existe donc. Le cordonnier donne des bottes au boulanger pour recevoir du pain. Cordonnier et boulanger échangent leurs produits et peuvent tous deux satisfaire ainsi leurs besoins. Si la division du travail est très développée et les producteurs indépendants les uns des autres et si toute organisation entre eux est absente, le seul moyen pour tous d'avoir accès aux produits des divers travaux, c'est... l'échange.

Le cordonnier, le boulanger, l'agriculteur, le fileur, le tisserand, le serrurier échangent leurs produits et satisfont ainsi leurs multiples besoins. L'échange a ainsi créé un nouveau lien entre les producteurs privés, atomisés, isolés et séparés les uns des autres, le travail et la consommation, la vie de la communauté détruite peuvent de nouveau démarrer; car l'échange leur a donné la possibilité de travailler de nouveau les uns pour les autres, c'est-à-dire qu'il a de nouveau rendu possible la coopération sociale, la production sociale, même sous la forme de production privée atomisée.

C'est là un genre nouveau et singulier de coopération sociale et qu'il nous faut examiner de plus près. Chaque individu travaille maintenant de son propre chef; il produit pour son propre compte, selon sa propre volonté. Il doit, pour vivre, produire des objets dont il n'a pas besoin, mais dont d'autres ont besoin. Chacun travaille ainsi pour d'autres. Il n'y a là en soi rien de particulier ni de nouveau. Dans la communauté communiste aussi, tous travaillaient les uns pour les autres. Ce qu'il y a de particulier, c'est que chacun ne donne son produit à d'autres que par l'échange et ne peut obtenir les produits des autres que par la même voie. Pour parvenir aux produits dont il a besoin, il faut que chacun fabrique par son propre travail des produits destinés à l'échange. Le cordonnier doit continuellement produire des chaussures qui sont pour lui complètement inutiles. Elles n'ont pour lui d'autre utilité et d'autre but que de pouvoir être échangées contre d'autres produits dont il a besoin. Il produit donc à l'avance ses bottes pour l'échange, c'est-à-dire qu'il les produit comme marchandise. Chacun ne peut maintenant satisfaire ses besoins, c'est-à-dire parvenir aux produits fabriqués par d'autres, que s'il se présente de son côté avec un produit dont d'autres ont besoin et qu'il n'a fabriqué que dans ce but, autrement dit chacun n'a sa part des produits des autres, du produit social, que s'il se présente lui-même avec une marchandise. Le produit qu'il a confectionné pour l'échange lui donne le droit de revendiquer une part du produit social. Ce dernier n'existe plus sous sa forme antérieure, celle qui existait dans la société communiste où, avant d'être partagé, il représentait directement, dans sa masse, dans son intégralité, la richesse de la communauté. Il était élaboré en commun par tous au compte de la communauté et sous sa direction et ce qui était produit était dès le départ produit commun. Ensuite venait le partage de ce produit entre les individus, et alors seulement les membres de la communauté entraient, à titre individuel, en possession du produit destiné à leur usage. Désormais, le processus est inverse : chacun produit en tant qu'individu et ce sont les produits achevés qui constituent ensemble la richesse sociale. La part de chacun, tant au point de vue du travail social que de la richesse sociale, est représentée par la marchandise particulière qu'il a produite par son travail et apportée pour l'échanger avec d'autres. La part de chacun au travail social n'est donc plus représentée par une certaine quantité de travail[2] qui est fixée à l'avance, mais par le produit achevé, par la marchandise qu'il livre selon sa libre volonté. S'il ne le veut pas, il n'a pas besoin de travailler du tout, il peut aller se promener, personne ne le lui reprochera ni ne le punira, comme cela se faisait pour les membres récalcitrants de la communauté communiste où les paresseux étaient sévèrement admonestés par le chef de la communauté ou livrés au mépris public, dans l'assemblée de la communauté. Désormais, chaque homme est son propre maître, la communauté n'existe plus comme autorité. Toutefois, s'il ne travaille pas, il ne peut rien obtenir en échange des produits des autres. D'autre part, l'individu n'est plus du tout certain, même s'il travaille avec ardeur, d'avoir les moyens de subsistance qui lui sont nécessaires; car personne n'est forcé de les lui donner, même en échange de ses produits. L'échange n'a lieu que s'il existe un besoin réciproque. Si l'on n'a momentanément pas besoin de bottes dans la communauté, le cordonnier a beau travailler avec la plus grande ardeur et confectionner la plus belle marchandise, personne ne la lui prendra pour lui donner en échange du pain, de la viande, etc., et il se retrouvera sans le strict minimum nécessaire pour vivre.

Voici qu'apparaît à nouveau une différence frappante avec les relations dans la communauté communiste primitive. La communauté entretenait un cordonnier parce qu'elle avait besoin de bottes. Le nombre de bottes qu'il devait faire lui était indiqué par les autorités compétentes de la communauté, il ne travaillait que comme serviteur de la communauté, comme employé de la communauté, et tous étaient dans la même situation. Si la communauté entretenait un cordonnier, elle devait naturellement le nourrir. Il touchait, comme chacun, sa part de la richesse commune, et cette part n'avait pas de rapport direct avec sa part de travail. Évidemment, il devait travailler et on le nourrissait parce qu'il était un membre utile de la communauté. Qu'il eût précisément ce mois-là plus ou moins de bottes à faire, ou pas de bottes du tout, il n'en touchait pas moins ses vivres, sa part des moyens communs de subsistance. Maintenant, il n'en a que dans la mesure où on a besoin de son travail, c'est-à-dire dans la mesure où son produit est accepté en échange par d'autres. Chacun travaille comme il veut, autant qu'il veut, à ce qu'il veut. Seul le fait que son produit est pris par d'autres lui confirme qu'il produit ce dont la société a besoin, qu'il a exécuté effectivement un travail socialement utile. Un travail, aussi sérieux et solide soit-il, n'a pas dès l'abord un but et une valeur du point de vue social, seul le produit qui peut s'échanger a de la valeur; un produit que personne n'accepte en échange est sans valeur, c'est du travail perdu, aussi solide et bon soit-il.

Pour participer aux fruits de la production sociale[3], et au travail social, il faut par conséquent produire des marchandises. Mais personne ne dit à qui que ce soit que son travail est reconnu comme socialement nécessaire; l'individu en fait l'expérience quand sa marchandise est acceptée en échange. Sa participation au travail et au produit de la communauté n'est assurée que si ces produits sont marqués du sceau du travail socialement nécessaire, de la valeur d'échange. Si son produit ne peut être échangé, il a créé un produit sans valeur, son travail est donc socialement superflu. Il n'est alors qu'un cordonnier privé qui a découpé du cuir et gâché des bottes pour passer le temps, un cordonnier qui se situe en dehors de la société; car la société ignore son produit, et les produits de la société lui sont, par voie de conséquence, inaccessibles. Si notre cordonnier a, par bonheur, échangé ses bottes et obtenu des vivres en échange, il peut rentrer chez lui, rassasié, vêtu et... fier : il a été reconnu comme membre utile de la société, son travail comme un travail nécessaire[4]. S'il rentre avec ses bottes parce que personne n'a voulu les lui prendre, il a toute raison d'être malheureux, car il ne pourra pas souper. On lui a signifié, d'autre part, ne fût-ce que par un froid silence : “ La société n'a pas besoin de toi, mon petit ami, ton travail n'était pas du tout nécessaire, tu es donc un homme superflu qui peut tranquillement aller se pendre ! ” Le contact avec la société, notre cordonnier ne l'établit que par une paire de chaussures échangeables ou, plus généralement, par une marchandise ayant valeur d'échange. Le boulanger, le tisserand, l'agriculteur, tous se trouvent dans la même situation que notre cordonnier. La société, qui tantôt reconnaît le cordonnier, tantôt le repousse froidement, n'est que la somme de tous ces producteurs individuels de marchandises qui travaillent pour l'échange réciproque. C'est pourquoi la somme du travail social et du produit social à laquelle on aboutit ainsi n'équivaut pas à la somme de tous les travaux et de tous les produits des membres de la société, comme c'était autrefois le cas dans l'économie communiste primitive. Maintenant quelqu'un peut travailler avec ardeur et son produit peut n'être cependant qu'un produit perdu, qui ne compte pas, s'il ne trouve pas preneur. Seul l'échange détermine les travaux et les produits qui étaient utiles et qui comptent socialement. C'est comme si chacun travaillait chez soi, aveuglément et droit devant lui, puis apportait ses propres produits achevés sur une place où on examinerait les objets puis leur mettrait un tampon : pour celui-ci, pour celui-là, le travail a été socialement nécessaire, ils sont acceptés en échange; alors que pour ces derniers-là, le travail n'était pas nécessaire, ils sont nuls et non avenus. Ce tampon veut dire : ceci a une valeur, cela n'en a pas et reste le plaisir ou le malheur privé de l'intéressé.

Résumons ces différents éléments : il apparaît que le simple fait de l'échange des marchandises, sans aucune autre intervention ni réglementation, détermine trois relations importantes :

  1. La part du travail social qui revient à chaque membre de la société. Cette part, en qualité et en quantité, ne lui est plus attribuée à l'avance par la communauté; il a part ou n'a pas part, après coup, au produit achevé. Autrefois chaque paire de bottes que confectionnait notre cordonnier était du travail social. Maintenant ses bottes ne sont d'abord que du travail privé qui ne concerne personne. Puis elles sont examinées sur le marché de l'échange et le travail investi en elles par le cordonnier n'est reconnu comme travail social que dans la mesure où elles sont acceptées dans l'échange. Sinon, elles restent du travail privé et sont sans valeur.
  2. La part de richesse sociale qui revient à chaque membre. Auparavant, le cordonnier touchait sa part des produits fabriqués par la communauté. Cette part se mesurait d'abord à l'aisance générale, à l'état de la fortune commune, ensuite aux besoins des membres. Une famille nombreuse recevait plus qu'une famille moins nombreuse. Dans la répartition des terres conquises entre les tribus germaniques qui vinrent en Europe lors des grandes migrations et s'installèrent sur les ruines de l'Empire romain, la dimension des familles jouait un grand rôle. La communauté russe qui procédait çà et là, dans les années 1880, à des redistributions de la propriété commune, tenait compte du nombre de têtes, ou de “ bouches ” dans chaque ménage[5]. Avec la généralisation de l'échange, tout rapport disparaît entre les besoins de tel membre de la société et sa part de richesse, tout comme entre cette part et le volume de la richesse commune de la société. La seule chose déterminante pour la part de richesse sociale qui revient à un membre, c'est le produit présenté par ce dernier sur le marché, et uniquement dans la mesure où on l'accepte en échange comme produit socialement nécessaire.
  3. Enfin le mécanisme de l'échange règle aussi la division sociale du travail. Autrefois, la communauté décidait qu'elle avait besoin de tant de valets de ferme, de tant de cordonniers, de boulangers, de serruriers, de forgerons, etc. La juste proportion entre les différents métiers était l'affaire de la communauté qui veillait à ce que tous les travaux nécessaires soient exécutés. On connaît le cas de ce cordonnier condamné à mort que les représentants de la communauté villageoise furent priés de libérer pour pendre à sa place un forgeron, car il y en avait deux dans le village. C'est un bel exemple du soin avec lequel la communauté veillait à une bonne division du travail. (Nous avons vu, au Moyen Âge, Charlemagne prescrire exactement les sortes et le nombre d'artisans dans ses domaines. Nous avons vu dans les villes médiévales[6] le règlement des corporations veiller à ce que les différents métiers fussent exercés dans une juste proportion et les artisans manquants être invités à venir de l'extérieur.) Lorsque le libre échange est sans limites, cela se règle par l'échange lui-même. Personne ne demande à notre cordonnier de faire son métier de cordonnier. S'il le veut, il peut faire des bulles de savon ou des cerfs-volants. Il peut, si l'idée lui en vient, au lieu de faire des bottes, se mettre au tissage, au filage, à l'orfèvrerie. Personne ne lui dit que la société a besoin de lui en général, et particulièrement en tant que cordonnier. Évidemment, la société a besoin de chaussures, mais personne ne détermine le nombre de cordonniers qui peuvent couvrir ce besoin. Personne ne dit à notre cordonnier si ce cordonnier-là est nécessaire, ou si on n'a pas plutôt besoin d'un tisserand ou d'un forgeron. Ce que personne ne lui dit, il ne peut l'apprendre que sur le marché. Si ses souliers sont acceptés en échange, il sait que la société a besoin de lui comme cordonnier. Qu'il confectionne la meilleure marchandise du monde, si d'autres cordonniers ont déjà couvert les besoins, sa marchandise est superflue. Si cela se répète, il lui faut renoncer à son métier. Le cordonnier en surnombre est éliminé par la société aussi mécaniquement que le corps élimine les substances superflues : elle n'accepte pas son travail comme travail social et le condamne à dépérir. La même contrainte qui le force à produire, comme condition d'existence, des produits échangeables pour d'autres, amènera finalement notre cordonnier hors de besoin à choisir un autre métier où il existe un besoin insuffisamment couvert, par exemple le tissage ou la fabrication de voitures, et ainsi le manque de main-d’œuvre dans ce secteur sera comblé.

Ce n'est pas seulement la juste proportion qui est ainsi maintenue entre les métiers; des métiers disparaissent et d'autres se créent aussi de cette façon. Quand un besoin cesse de se faire sentir dans la société ou est couvert par d'autres produits, ce ne sont pas, comme dans l'ancienne communauté communiste, les membres de cette dernière qui le constatent et retirent en conséquence les travailleurs d'un métier pour les employer autrement. Cela se manifeste simplement par l'impossibilité d'échanger les produits non nécessaires. Au XVII° siècle, les perruquiers constituaient une corporation qui ne devait pas manquer dans une ville. Une fois que la mode eut changé et qu'on eut cessé de porter des perruques, le métier mourut de sa mort naturelle parce que les perruques ne se vendaient plus. Les canalisations et les conduites d'eau qui approvisionnent toutes les maisons en eau se répandant dans toutes les villes firent peu à peu disparaître le métier de porteur d'eau. Prenons maintenant un cas inverse. Supposons que notre cordonnier auquel la société a fait sentir sans équivoque, en refusant systématiquement sa marchandise, qu'il n'est pas socialement nécessaire, soit si imbu de lui-même qu'il croit quand même être un membre indispensable de l'humanité et veut absolument vivre. Pour vivre, il doit, nous le savons et il le sait, produire des marchandises. Il invente alors un produit entièrement nouveau, par exemple un fixe-moustache ou un cirage miraculeux. A-t-il créé une nouvelle activité socialement nécessaire, ou bien va-t-il rester méconnu comme tant de grands inventeurs ? Personne ne le lui dit, il ne l'apprend que sur le marché. Si son nouveau produit est accepté en échange, la nouvelle branche de production a été reconnue socialement nécessaire et la division sociale du travail connaît un nouvel élargissement[7].

Nous avons fait peu à peu renaître une certaine cohésion, un certain ordre dans notre communauté qui semblait être dans une situation désespérée après l'effondrement du régime communiste, de la propriété commune, après la disparition de toute autorité dans la vie économique, de toute organisation et de toute planification du travail, de tout lien entre ses membres. Cela s'est fait de façon entièrement automatique. Sans aucune entente entre les membres, sans intervention de quelque puissance supérieure, les différents morceaux se sont tant bien crus mal assemblés en un tout. L'échange lui-même règle maintenant toute l'économie de façon automatique, un peu comme une pompe : il crée un lien entre les producteurs individuels, il règle la division du travail entre eux; il détermine leur richesse et la répartition de cette richesse. L'échange gouverne la société. C'est, il est vrai, un ordre un peu étrange qui est né. La société prend un aspect tout différent de celui d'autrefois, dans la communauté communiste. Elle formait alors un tout compact, une sorte de grande famille dont les membres adhéraient les uns aux autres et se serraient les coudes, un organisme solide, et même un peu rigide et sclérosé. Maintenant, elle a une structure extrêmement lâche où les différents membres se séparent et se rejoignent à tout moment. Personne ne dit à notre cordonnier qu'il doit travailler, ce à quoi il doit travailler et en quelle quantité. Personne ne lui demande s'il a besoin de moyens de subsistance, desquels et en quelle quantité. Personne ne se soucie de lui, il n’existe pas pour la société. Il signale son existence à la société en se présentant sur le marché avec le produit de son travail. Son existence est acceptée si sa marchandise est acceptée. Son travail n’est reconnu socialement nécessaire et lui-même n'est reconnu comme travailleur que dans la mesure où ses bottes sont acceptées en échange. Il n'obtient des moyens de subsistance pris sur la richesse sociale crue si ses bottes sont acceptées comme marchandise. En tant que personne privée, il n’est donc pas un membre de la société, de même son travail, en tant que travail privé, n'est pas un travail social. Il ne devient un membre de la société que dans la mesure où il fabrique des produits échangeables, des marchandises, et dans la mesure où il en a et peut les vendre. Chaque paire de bottes échangée fait de lui un membre de la société et chaque paire invendable l'exclut de cette société. Le cordonnier n'a, en tant que tel, aucun lien avec la société, ses bottes seules le mettent en contact avec la société et cela dans la mesure seulement où elles ont une valeur d'échange, sont des marchandises vendables. Ce n'est donc pas un contact permanent, mais un contact sans cesse renouvelé et sans cesse en voie de se dissoudre. Tous les autres producteurs de marchandises sont dans la même situation que notre cordonnier. Il n'y a dans la société que des producteurs de marchandises, car ce n'est que dans l'échange qu'on obtient les moyens de vivre; pour les obtenir, tout le monde doit se présenter avec des marchandises. Produire des marchandises, telle est la condition de l'existence. Il en résulte une société où tous les hommes mènent leur existence en individus entièrement isolés; ils n'existent pas les uns pour les autres et n'ont de contact avec la société ou ne le perdent que par l'intermédiaire de leurs marchandises. C'est là une société extrêmement lâche et mobile, prise dans le tourbillon incessant de ses membres individuels. L'abolition de l'économie planifiée et l'introduction de l'échange a provoqué un profond bouleversement dans les relations sociales et transformé la société dans sa tête et dans ses membres.

II.[modifier le wikicode]

L'échange, seul lien économique entre les membres de la société, présente de grandes difficultés et ne va pas aussi aisément de soi que nous l'avons supposé jusqu'ici. Examinons la chose de plus près. Tant que nous ne considérions que l'échange entre deux producteurs individuels, entre le cordonnier et le boulanger, la chose était toute simple. Le cordonnier ne peut vivre de bottes seulement et a besoin de pain; le boulanger ne peut vivre de pain seulement, comme l'ont déjà dit les Saintes Écritures et a besoin, non de la parole de Dieu, il est vrai, mais parfois de bottes. Comme il y a là réciprocité, l'échange a lieu facilement; le pain passe des mains du boulanger, qui n'en a pas besoin, dans celles du cordonnier; les bottes passent de l'atelier du cordonnier dans le magasin du boulanger. Tous deux ont satisfait leurs besoins et les deux activités privées se sont avérées socialement nécessaires. La même chose ne se passe pas seulement entre le cordonnier et le boulanger, mais entre tous les membres de la société, c'est-à-dire entre tous les producteurs de marchandises. Nous avons le droit de l'admettre, nous y sommes même obligés. Car tous les membres de la société doivent vivre, doivent satisfaire divers besoins. La production de la société ne peut jamais s'arrêter, parce que la consommation ne s'arrête jamais. Il nous faut maintenant ajouter : comme la production est désormais découpée en activités privées indépendantes dont aucun homme ne peut se suffire, l'échange ne peut s'arrêter un instant, si la consommation ne doit pas s'arrêter. Tous échangent donc continuellement leurs produits. Comment cela se passe-t-il ? Retournons à notre exemple. Le cordonnier n'a pas seulement besoin du produit du boulanger, il voudrait avoir une certaine quantité des autres marchandises. Outre le pain, il a besoin de viande chez le boucher, d'un manteau chez le tailleur, d'étoffe pour une chemise chez le tisserand, d'une coiffure chez le chapelier, etc. Il ne peut obtenir ces marchandises que par voie d'échange; et il ne peut jamais offrir en échange que des bottes. Pour le cordonnier, les produits dont il a besoin pour vivre ont donc d'abord, par conséquent, la forme de bottes; a-t-il besoin d'une chemise, il fait des bottes; veut-il un chapeau ou des cigares, il fait encore des bottes. Dans son activité spéciale, pour lui personnellement, toute la richesse sociale qui lui est accessible a la forme de bottes. Ce n'est que par l'échange sur le marché que son activité peut sortir de son étroite forme de bottes et se transformer en moyens de subsistance multiformes dont il a besoin.

Pour que cette transformation s'opère effectivement, pour que tout le travail du cordonnier dont il se promet toutes les joies de l'existence, ne reste pas enfermé dans la forme des bottes, une condition importante, que nous connaissons déjà, est nécessaire : il faut que les autres producteurs aient besoin de ses bottes et veuillent les prendre en échange. Le cordonnier n'obtiendrait les autres marchandises que si son produit, les bottes, était une marchandise désirée par les autres producteurs. Il n'obtiendrait des autres marchandises que la quantité correspondant à son travail, à supposer que ses bottes fussent une marchandise désirée de tous et en tout temps, désirée sans limites par conséquent. Ce serait déjà, de la part du cordonnier, une assez grande prétention et un optimisme irraisonné que de croire que sa marchandise est d'une nécessité absolue et illimitée pour le genre humain. L'affaire s'aggrave, du fait que les autres producteurs individuels se trouvent dans la même situation que le cordonnier : le boulanger, le serrurier, le tisserand, le boucher, le chapelier, l'agriculteur, etc. Chacun désire les produits les plus divers dont il a besoin, mais il ne peut offrir en échange qu'un produit unique. Chacun ne pourrait satisfaire pleinement ses besoins que si sa marchandise particulière était désirée à tout moment par tout le monde et acceptée en échange. Une courte réflexion permet de voir que c'est purement et simplement impossible. Chacun ne peut désirer à tout moment tous les produits. Chacun ne peut à tout moment trouver de façon illimitée preneur pour des bottes et du pain, des vêtements et des serrures, du fil et des chemises, des chapeaux et des fixe-moustaches, etc. Si c'est le cas, tous les produits ne peuvent à tout moment s'échanger contre tous les autres. Si l'échange est impossible comme relation universelle permanente, la satisfaction de tous les besoins est impossible, le travail universel est impossible et l'existence de la société est impossible. Nous serions de nouveau dans l'impasse et ne pourrions expliquer comment une coopération sociale et une économie peuvent quand même naître à partir de producteurs privés isolés et atomisés qui n'ont ni plan de travail commun, ni organisation, ni lien entre eux. L'échange nous est apparu comme un moyen pour régler tout cela, quoique par des voies étranges. Il faut cependant que l'échange puisse effectivement fonctionner comme un mécanisme régulier. Or, dès les premiers pas, nous trouvons de telles difficultés que nous ne comprenons pas comment il pourrait agir de façon permanente et universelle.

Eh bien ! On a inventé le moyen de surmonter cette difficulté et de rendre possible l'échange social. Ce n'est certes pas Christophe Colomb qui l'a découvert, l'expérience sociale et l'habitude ont insensiblement trouvé dans l'échange lui-même le moyen, ou comme on dit, la “ vie ” elle-même a résolu le problème. La vie sociale crée toujours, en même temps que les difficultés, les moyens de les résoudre. Il est impossible que toutes les marchandises soient désirées par tous à tout moment, c'est-à-dire en quantité illimitée. Il y a toujours eu, dans toute société, une marchandise importante, nécessaire, utile à tous, désirée par tous. Il n'est guère vraisemblable que les bottes aient jamais joué ce rôle. Mais le bétail par exemple a pu être ce produit. On ne peut s'en tirer simplement avec des bottes, ni avec des vêtements, ni avec des chapeaux ou du grain. Mais le bétail, fondement de l'économie, assure en tout cas l'existence de la société; il fournit de la viande, du lait, des peaux, de la force de travail, etc. Toute la richesse, chez beaucoup de peuples nomades, ne consiste-t-elle pas en troupeaux ? Les tribus noires d'Afrique vivent aujourd'hui encore, ou vivaient tout récemment, exclusivement de l'élevage. Supposons que dans notre communauté le bétail soit un élément très demandé, même s'il n'est qu'un produit privilégié parmi beaucoup d'autres dans la société, et non le seul. L'éleveur applique ici son travail privé à la production de bétail, comme le cordonnier à la production de bottes, le tisserand à celle de toile, etc. Simplement, selon notre hypothèse, le produit de l'éleveur jouit d'une préférence générale et sans limite parce qu'il semble à tous le plus désirable et le plus important. Le bétail constitue donc pour tous un enrichissement bienvenu. Comme nous continuons à supposer que dans notre société personne ne peut rien obtenir autrement que par voie d'échange, on ne peut obtenir de l'éleveur le bétail tant désiré qu'en l'échangeant contre un autre produit du travail. Comme tout le monde, selon l'hypothèse, aimerait bien avoir du bétail, tout le monde cédera volontiers à tout moment ses produits contre du bétail. Contre du bétail, on peut donc obtenir à tout moment tout autre produit. Celui qui a du bétail n'a donc qu'à choisir, tout est à sa disposition. C'est pourquoi tout le monde ne veut plus échanger son produit particulier que contre du bétail; car si on a du bétail, on a tout, puisque pour du bétail on obtient tout à tout moment. Une fois que cela est apparu clairement et que c'est devenu une habitude, le bétail est peu à peu devenu une marchandise générale, c'est-à-dire la seule marchandise désirée et échangeable de façon illimitée. En tant que marchandise générale, le bétail sert d'intermédiaire à l'échange de toutes les autres marchandises particulières. Le cordonnier par exemple ne reçoit pas directement du pain du boulanger en échange de ses bottes, mais du bétail; car, avec du bétail, il peut acheter du pain et tout ce qu'il veut, quand il veut. Et le boulanger peut aussi maintenant lui payer ses bottes en bétail, parce qu'il a lui-même reçu du bétail de la part des autres, du serrurier, de l'éleveur, du boucher pour son propre produit, le pain. Chacun reçoit du bétail pour son propre produit et paie de nouveau avec ce même bétail, quand il veut avoir les produits des autres. Le bétail passe ainsi de main en main, il sert d'intermédiaire à tous les échanges, il est le lien entre les producteurs individuels de marchandises. Plus souvent le bétail passe de main en main et sert d'intermédiaire aux échanges, plus il est apprécié, plus il devient la seule marchandise échangeable et désirée à tous moments, la marchandise générale.

Dans une société de producteurs privés atomisés, sans plan de travail commun, tout produit du travail est d'abord un travail privé. Seul le fait que ce produit est accepté en échange montre que le travail était socialement nécessaire, que son produit a une valeur et assure au travailleur une part des produits de la communauté, ou au contraire que c'était du travail perdu. Or maintenant, tous les produits ne sont plus échangés que contre du bétail. Un produit ne passe pour socialement nécessaire que s'il s'échange contre du bétail. La marque du travail socialement nécessaire ne lui est imprimée que par son aptitude à s'échanger contre du bétail, par le fait qu'il a autant de valeur que du bétail. Il nous faut maintenant préciser : par son échange contre du bétail. Le bétail est désormais l'incarnation du travail social et le bétail est par conséquent le seul lien social entre les hommes.

Ici, vous avez certainement l'impression que nous nous sommes égarés. Jusqu'à maintenant, tout était à peu près compréhensible; pour finir, ce bétail, marchandise universelle, incarnation du travail social, unique lien de la société humaine, est une invention insensée et, de plus, offensante pour le genre humain ! Pourtant vous auriez vraiment tort de vous sentir offensés. Quel que soit votre mépris pour ce pauvre bétail, il est clair en tout cas qu'il est beaucoup plus proche de l'homme, et même, en un certain sens, qu'il lui est beaucoup plus semblable que par exemple une motte d'argile ramassée par terre ou un caillou ou un morceau de fer. Vous devez reconnaître que le bétail serait plus digne de servir de lien social vivant entre les hommes qu'un morceau de métal inanimé. Pourtant, dans ce cas, l'humanité a donné la préférence précisément au métal. Car le bétail, jouant le rôle décrit ci-dessus dans l'échange, n'est rien d'autre que... l'argent. Si vous ne pouvez vous représenter l'argent autrement que sous la forme de pièces d'or ou d'argent ou même de billets de banque, et si vous trouvez que cet argent métallique ou de papier, intermédiaire universel des relations entre les hommes, puissance sociale, est quelque chose qui va de soi, que par contre la description où le bétail jouait ce rôle, est une folie, cela prouve simplement à quel point votre esprit est prisonnier des idées du monde capitaliste actuel[8]. Le tableau de relations sociales qui ont quelque chose de raisonnable paraît tout à fait absurde et ce qui est une absurdité achevée paraît aller de soi. De fait, l'argent sous la forme de bétail, a exactement les mêmes fonctions que l'argent métallique, et seules des considérations de commodité nous ont amenés à prendre le métal comme argent. On ne peut évidemment pas changer aussi bien le bétail, ni en mesurer aussi précisément la valeur que celle de petits disques métalliques, il faut pour conserver l'argent-bétail un porte-monnaie un peu trop grand, qui ressemble à une étable. Avant que l'humanité ait eu l'idée de faire de l'argent avec du métal, l'argent, comme intermédiaire indispensable de l'échange, était depuis longtemps là. Car l'argent, marchandise universelle, est justement ce moyen irremplaçable sans lequel l'échange universel ne pourrait se mettre en mouvement, sans lequel l'économie sociale non planifiée et composée de producteurs individuels ne pourrait exister.

Quels sont les multiples rôles du bétail dans l'échange, et qu'est-ce qui, dans la société que nous étudions, a transformé le bétail en monnaie : c'est un produit du travail désiré universellement et en tout temps. Pourquoi le bétail était-il désiré universellement et en tout temps ? Parce que c'était un produit extrêmement utile qui, en tant que moyen de subsistance très varié, pouvait assurer l'existence. Oui, cela est vrai au début. Ensuite, plus le bétail fut utilisé comme intermédiaire de l'échange général, plus son usage immédiat comme moyen de subsistance passa à l'arrière-plan. Quiconque touche du bétail en échange de son produit, se gardera bien de l'abattre et de le manger ou de l'atteler à sa charrue; le bétail lui est plus précieux comme moyen d'acheter en tout temps n'importe quelle autre marchandise. Il se gardera donc de l'utiliser comme moyen de subsistance et le conservera comme moyen d'échange. Avec la division poussée du travail que nous avons supposée, l'utilisation immédiate du bétail serait assez malcommode. Que peut faire le cordonnier avec le bétail comme tel ? Ou le serrurier, le tisserand, le chapelier qui ne pratiquent pas l'agriculture ? L'utilité immédiate du bétail comme moyen de subsistance est donc de plus en plus négligée et le bétail n'est plus désiré de tous parce qu'il est utile à la boucherie, à la laiterie ou au labour, mais parce qu'il donne à tout moment une possibilité d'échange contre n'importe quelle autre marchandise. C'est de plus en plus l'utilité spécifique, la mission du bétail, de permettre l'échange, c'est-à-dire de servir à tout moment à la transformation des produits privés en produit social, des travaux privés en travail social. Comme le bétail néglige ainsi de plus en plus son usage privé, qui est de servir de moyen de subsistance à l'homme, et se consacre exclusivement à sa fonction d'intermédiaire permanent entre les différents membres de la société, il cesse aussi progressivement d'être un produit privé comme les autres, il devient de prime abord un produit social et le travail de l'éleveur devient, à la différence de tous les autres travaux, le seul travail directement social. Alors le bétail n'est plus élevé pour servir de moyen de subsistance, mais dans le but de jouer le rôle de produit social, de marchandise générale, de monnaie. On continue, dans une proportion moindre, à abattre du bétail ou à l'atteler à la charrue. Ce caractère privé du bétail disparaît de plus en plus, face à son caractère officiel de monnaie. En tant que tel, il joue un rôle éminent et multiple dans la vie de la société.

  1. Il devient définitivement moyen d'échange général et officiellement reconnu. Personne n'échange plus des bottes contre du pain ou des chemises contre des fers à cheval. Quiconque voudrait le faire, serait repoussé avec un haussement d'épaules. On ne peut rien obtenir que contre du bétail. L'ancien échange bilatéral se décompose par conséquent en deux opérations séparées : en vente et en achat. Autrefois, lorsque le serrurier et le boulanger voulaient échanger leurs produits, chacun vendait sa marchandise et achetait celle de l'autre en les faisant simplement changer de mains. Achat et vente étaient une seule et même opération. Maintenant, quand le cordonnier vend ses bottes, il n'a et ne prend en échange que du bétail. Il a commencé par vendre son propre produit. Quand achètera-t-il quelque chose, qu'achètera-t-il, achètera-t-il même quelque chose ? C'est là une autre affaire. Il suffit qu'il se soit débarrassé de son produit, qu'il ait transformé son travail, de la forme de bottes, en celle du bétail. La forme du bétail, c'est la forme sociale officielle du travail et, sous cette forme, le cordonnier peut la conserver aussi longtemps qu'il veut; car il sait qu'il peut à tout moment retransformer le produit de son travail, de la forme du bétail en n'importe quelle autre forme, c'est-à-dire faire un achat.
  2. Le bétail devient aussi le moyen d'économiser et d'accumuler la richesse, il devient un moyen de thésauriser. Tant que le cordonnier ne pouvait échanger ses produits que contre des moyens de subsistance, il ne travaillait qu'autant qu'il en avait besoin pour couvrir ses besoins quotidiens. Car à quoi lui aurait-il servi d'avoir des bottes en réserve ou même de faire de grandes réserves de pain, de viande, de chemises, de chapeaux, etc. ? Les objets d'usage courant trop longtemps entreposés s'abîment et deviennent même inutilisables. Maintenant, le cordonnier peut conserver le bétail qu'il reçoit contre les produits de son travail, comme moyen pour l'avenir. Le désir d'économiser s'éveille chez lui, il cherche à vendre le plus possible, se garde de dépenser aussitôt le bétail reçu; au contraire, il cherche à l'accumuler, car le bétail étant bon pour tout en tout temps, il l'économise, l'amasse pour l'avenir et laisse les fruits de son travail en héritage à ses enfants.
  3. Le bétail devient en même temps la mesure de toutes les valeurs et de tous les travaux. Quand le cordonnier veut savoir ce que l'échange d'une paire de chaussures lui apportera, ce que son produit vaut, il dit par exemple : j'aurai un demi-bœuf par paire, ma paire de bottes vaut un demi-bœuf.
  4. Le bétail devient la quintessence de la richesse. On ne dit plus : un tel est riche parce qu'il a beaucoup de grain, de troupeaux, de vêtements, de bijoux, de serviteurs, mais : il a du bétail. On dit : chapeau bas devant cet homme, il “ vaut ” 1 000 bœufs. Ou bien on dit : pauvre homme, il est complètement sans bétail !

Avec l'extension du bétail comme moyen général d'échange, la société ne peut plus penser qu'en formes de bétail. On parle et on rêve de bétail. Il s'ensuit une véritable adoration et vénération du bétail : on épouse de préférence une jeune fille dont une dot composée de grands troupeaux de bétail rehausse les attraits, même si le prétendant est un professeur, un ecclésiastique ou un poète, et non un éleveur de porcs. Le bétail est la quintessence du bonheur humain. On fait des poèmes en l'honneur du bétail et de sa puissance merveilleuse, on commet des crimes et des assassinats à cause de lui. Les hommes répètent en secouant la tête : “ Le bétail régit le monde. ” Si ce proverbe vous est inconnu, traduisez-le en latin; le vieux mot romain pecunia = argent, vient de pecus = bétail.[9]

III.[modifier le wikicode]

Notre examen des formes que prendraient les relations dans l'ancienne communauté communiste, après le soudain effondrement de la propriété collective et du plan de travail commun, vous a semblé être une élucubration purement théorique, une promenade dans les nuages. En réalité, ce n'était que l'exposé un peu simplifié et abrégé de la façon dont s'est formée l'économie marchande, exposé rigoureusement conforme à la vérité historique dans ses grands traits.

Notre exposé demande, il est vrai, quelques correctifs :

  1. Le processus que nous avons dépeint comme une catastrophe soudaine détruisant en une nuit la société communiste et la transformant en une société de producteurs privés, a demandé des millénaires. Il est vrai que l'idée d'une catastrophe violente et soudaine n'est pas en l'occurrence de pure fantaisie. Elle correspond à la réalité partout où des peuples vivant dans le communisme primitif entrent en contact avec des peuples qui sont déjà à un haut niveau de développement capitaliste. C'est le cas pour la plupart des pays dits sauvages ou semi-civilisés, découverts et conquis par les Européens : découverte de l’Amérique par les Espagnols, conquête de l'Inde par les Hollandais, des Indes orientales par les Anglais; de même quand les Anglais, les Hollandais, les Allemands ont pris possession de l'Afrique. Dans la plupart de ces cas, l'irruption soudaine des Européens dans ces pays s'est accompagnée d'une catastrophe dans la vie des peuples primitifs qui y vivaient. Ce qui, dans notre hypothèse, durait 24 heures, n'a parfois duré que quelques dizaines d'années. La conquête du pays par un État européen ou même l'installation de colonies commerciales européennes dans ces pays a eu très vite pour conséquence l'abolition par la force de la propriété commune du sol, le morcellement de celle-ci en propriété privée, le vol des troupeaux, le renversement de tous les rapports traditionnels dans la société. Le résultat n'a pas été le plus souvent celui que nous avons supposé, à savoir la transformation de la communauté communiste en une société de producteurs privés libres avec échange de marchandises. Car la propriété commune désagrégée ne devient pas propriété privée des indigènes, elle est volée et dérobée par les intrus européens et les indigènes eux-mêmes, privés de leurs anciennes formes d'existence et de leurs moyens de vivre, sont soit transformés en esclaves salariés, ou simplement en esclaves des marchands européens, soit, quand cela est mal commode... exterminés, comme le font présentement les Allemands avec les Noirs du Sud-Ouest Africain.[10] Pour tous les peuples primitifs dans les pays coloniaux, le passage de leur état communiste primitif au capitalisme moderne est intervenu comme une catastrophe soudaine, comme un malheur indicible plein des plus effroyables souffrances. Chez les populations européennes, ce ne fut pas une catastrophe, mais un processus lent, progressif et insensible, qui a duré des siècles. Les Grecs et les Romains entrent dans l'histoire avec la propriété commune. Les anciens Germains qui viennent du nord au début de l'ère chrétienne et pénètrent dans le sud, détruisant l'Empire romain et s'installant en Europe, apportent avec eux la communauté communiste primitive et la maintiennent pendant un temps. L'économie marchande des peuples européens, pleinement formée, n'apparaît qu'à la fin du Moyen Âge, aux XV° et XVI° siècles.
  2. Le deuxième correctif qu'il faudrait faire à notre exposé précédent découle du premier. Nous avons supposé que, dans le sein de la communauté communiste, toutes les branches possibles d'activité s'étaient déjà spécialisées et séparées, c'est-à-dire que la division du travail à l'intérieur de la société avait atteint un très haut niveau de développement, de sorte que lorsqu'est intervenue la catastrophe qui a aboli la propriété commune et introduit la production privée et l'échange, la division du travail était déjà là, toute prête, pour servir de fondement à l'échange. Cette supposition est historiquement inexacte. A l'intérieur de la société primitive, la division du travail est peu développée, embryonnaire, tant que subsiste la propriété commune. Nous l'avons vu dans la communauté villageoise indienne. Environ douze personnes seulement se distinguaient de la masse des habitants et se voyaient confier des professions particulières, dont six artisans à proprement parler : le forgeron, le charpentier, le potier, le barbier, le blanchisseur et l'orfèvre. La plupart des travaux artisanaux, tels que filage, tissage, confection des vêtements, boulangerie, boucherie, charcuterie, etc., étaient faits par chaque famille, comme occupations annexes à côté des travaux des champs. C'est le cas dans beaucoup de villages russes, dans la mesure où la population n'a pas été intégrée aux échanges et au commerce. La division du travail, c'est-à-dire la mise à part de certaines activités sous forme de professions spéciales et exclusives, ne peut se développer vraiment que lorsque la propriété privée et l'échange sont déjà là. Un producteur ne peut se consacrer à une production spécialisée que lorsqu'il peut espérer échanger régulièrement ses produits contre d'autres. Seul l'argent donne à chaque producteur la possibilité de conserver et d'amasser le fruit de son travail, et l'incite à une production régulière la plus abondante possible, pour le marché. D'autre part, le producteur n'aura intérêt à produire pour le marché et à amasser de l'argent que si son produit et le revenu qu'il en tire sont sa propriété privée. Dans la communauté communiste primitive, la propriété privée est exclue et l'histoire nous montre que la propriété privée n'est apparue que par suite de l'échange et de la spécialisation des activités. La formation de métiers spécialisés, c'est-à-dire une division du travail développée, n'est possible qu'avec la propriété privée et des échanges développés. L'échange lui-même n'est possible que si la division du travail existe déjà; car quel sens aurait l'échange entre producteurs qui produisent tous la même chose ? Ce n'est que si par exemple X produit uniquement des bottes, tandis que Y cuit uniquement du pain, que cela a un sens pour tous deux d'échanger leurs produits. Nous nous heurtons donc à une étrange contradiction : l'échange n'est possible qu'avec la propriété privée et une division du travail développée; la division du travail ne peut, de son côté, naître que par suite de l'échange et sur la base de la propriété privée, la propriété privée de son côté ne naît que par l'échange. Si vous regardez de plus près, il y a même là une double contradiction : la division du travail doit être déjà là avant l'échange, et l'échange doit être déjà là en même temps que la division du travail. De plus : la propriété privée est la condition préalable à la division du travail et à l'échange, elle ne peut se développer qu'à partir de la division du travail et de l'échange. Comment une telle complication est-elle possible ? Nous tournons manifestement en rond et le premier pas déjà pour sortir de la société communiste primitive nous apparaît comme une impossibilité.

L'humanité était prise en apparence dans une contradiction qu'il fallait résoudre pour que l'évolution puisse se poursuivre. Or, l'impasse n'est qu'apparente. Une contradiction est, il est vrai, quelque chose d'insurmontable pour l'individu dans la vie courante. Dans la vie de la société, si l'on y regarde de plus près, de telles contradictions surgissent à chaque pas. Ce qui apparaît aujourd'hui comme la cause d'un phénomène est demain son effet, et inversement, sans que ce continuel renversement des relations empêche la vie de la société. L'individu, qui se trouve devant une contradiction dans sa vie privée, ne peut plus faire un pas. On admet tellement, même dans la vie quotidienne, que la contradiction est quelque chose d'impossible, qu'un accusé qui se contredit devant le tribunal passe par là même pour convaincu de mensonge et les contradictions peuvent le mener en prison ou à la potence. Mais si la société humaine dans son ensemble s'embrouille continuellement dans des contradictions, elle n'en va pas pour autant à sa perte, au contraire, ce sont les contradictions qui la font avancer. La contradiction dans la vie de la société se résout toujours en évolution, en nouveaux progrès de la civilisation. Le grand philosophe Hegel a dit : “ La contradiction est ce qui fait avancer. ” Ce mouvement par contradictions est la véritable façon dont l'histoire humaine évolue, Dans le cas qui nous intéresse, c'est-à-dire le passage de la société communiste à la propriété privée avec division du travail et échange, la contradiction que nous avons rencontrée est résolue par un long processus historique. Ce processus a correspondu dans son essence à la description que nous en avons donnée, abstraction faite des quelques correctifs que nous avons apportés.

L'échange commence effectivement dès l'état le plus primitif de la communauté fondée sur la propriété commune, et sous la forme où nous l'avons supposée, celle du troc, c'est-à-dire produit contre produit. Nous trouvons le troc dès les premières étapes de la civilisation. Comme la propriété privée chez les deux partenaires est une des conditions de l'échange et qu'elle est inconnue dans la communauté primitive, le premier troc ne s'est pas fait à l'intérieur de la communauté ou de la tribu, mais à l'extérieur, non entre les membres d'une même tribu, d'une même communauté, mais entre différentes communautés et tribus, là où elles sont entrées en contact. Ce n'est pas tel membre d'une tribu qui négocie avec un étranger à la tribu, ce sont les tribus, les communautés entières qui font le troc, ce sont leurs chefs qui négocient. Cette image, répandue parmi les savants économistes bourgeois, d'un chasseur primitif et d'un pêcheur primitif échangeant entre eux leurs poissons et leur gibier dans les forêts vierges d'Amérique, aux aurores de la civilisation, est donc doublement fausse. Il n'existait pas dans la préhistoire d'individus isolés vivant et travaillant pour eux-mêmes, le troc d'homme à homme a demandé des millénaires pour apparaître. L'histoire ne connaît d'abord que le commerce entre tribus et entre peuples. “ Les peuples sauvages ”, dit Laffitteau, dans son ouvrage sur les sauvages d'Amérique, “ pratiquent continuellement l'échange entre eux. Leur commerce a ceci de commun avec le commerce de l'Antiquité que c'est un échange direct de produits contre d'autres produits. Chacun de ces peuples possède quelque chose que les autres n'ont pas, et le commerce fait passer toutes ces choses d'un peuple à l'autre. Tel est le cas du grain, des poteries, des peaux, du tabac, des couvertures, des canoës, du bétail sauvage, des ustensiles ménagers, des amulettes, du coton, en un mot de tout ce qui sert à l'entretien de la vie humaine... Leur commerce se mène avec le chef de la tribu qui représente le peuple entier. [11]

Quand, dans notre exposé précédent, nous commencions l'échange par un cas isolé - l'échange entre le cordonnier et le boulanger - et le traitions comme quelque chose d'occasionnel, cela correspondait à la stricte vérité historique. Au début, l'échange entre les différentes tribus est purement occasionnel, irrégulier; il dépend des rencontres ou contacts entre eux[12]. C'est pourquoi le premier troc régulier apparaît chez les peuples nomades, car leurs fréquents déplacements les amènent en contact avec d'autres peuples. Tant que l'échange est occasionnel, seuls les produits en excédent, ce qui reste une fois couverts les besoins propres de la tribu sont offerts en échange. Avec le temps, les échanges occasionnels se répétant plus souvent, ils deviennent une habitude, puis une règle et peu à peu on commence à fabriquer des produits directement pour l'échange. Les tribus et les peuples se spécialisent dans une ou plusieurs branches de leur production en vue de l'échange. La division du travail entre les tribus et communautés se développe. Longtemps, le commerce reste un troc, produit contre produit. Dans beaucoup de régions des États-Unis, le troc était répandu à la fin du XVII° siècle. Dans le Maryland, l'Assemblée législative fixait les proportions dans lesquelles on devait échanger le tabac, l'huile, la viande de porc, et le pain. A Corrientes, en 1815, de jeunes colporteurs couraient les rues en criant : “ Du sel pour des chandelles, du tabac pour du pain ! ” Dans les villages russes, jusque dans les années 1890, des colporteurs, appelés Prasols, pratiquent le troc simple avec les paysans. Ils échangent toutes sortes de petits objets, tels que aiguilles, dés à coudre, rubans, boutons, pipes, savons, etc., contre des brosses, du duvet, des peaux de lapin et autres objets analogues. Les potiers, les ferblantiers, etc., parcourant la Russie avec leur voiture, pratiquent un commerce semblable en échangeant leurs propres produits contre du grain, du chanvre, du lin, de la toile, etc.[13]

Les occasions d'échange se multipliant et devenant plus régulières, la marchandise qui est la plus aisée à fabriquer et peut le plus souvent être échangée est de bonne heure séparée des autres, dans chaque région, dans chaque tribu, ou bien au contraire, celle qui manque le plus, qui est la plus désirée. Le sel par exemple et les dattes jouent ce rôle dans le désert du Sahara, le sucre aux Indes occidentales anglaises, le tabac en Virginie et en Maryland, ce qu'on appelle le “ thé en brique ” (un mélange de feuilles de thé et de graisse sous la forme de briques) en Sibérie, l'ivoire chez les nègres d'Afrique, les grains de cacao dans l'ancien Mexique. Les particularités du climat et du sol amènent, dans les différentes régions, à mettre à part une “ marchandise générale ” propre à servir à tout le commerce et d'intermédiaire dans les échanges. La même chose se produit avec l'occupation particulière à chaque tribu. Chez les peuples de chasseurs, le gibier est la “ marchandise générale ” qu'ils proposent en échange de tous les produits possibles. Dans le commerce de la compagnie de la baie d'Hudson, les peaux de castors ont joué ce rôle. Chez les tribus de pêcheurs, les poissons sont l'intermédiaire naturel de toutes les opérations d'échange. Dans les îles Shetland, d'après le récit d'un voyageur français, même pour l'achat d'un billet de théâtre on fait l'appoint avec du poisson[14]. La nécessité d'avoir une telle marchandise appréciée de tous, pour servir de moyen général des échanges, se fait parfois vivement sentir. Voici par exemple comment Samuel Baker[15], voyageur bien connu, décrit son troc avec les tribus nègres au cœur de l'Afrique :

“ Il devient de plus en plus difficile de se procurer les vivres. Les indigènes ne vendent de la farine qu'en échange de la viande. C'est pourquoi nous nous la procurons comme suit : nous achetons auprès de marchands turcs des “ marteaux ” (bêches) de fer en échange de vêtements et de chaussures; contre les marteaux, nous achetons un bœuf, celui-ci est amené dans un village éloigné et abattu, et la viande est partagée environ en 100 morceaux. Avec cette viande et avec trois grands paniers, mes gens s’assoient par terre, les indigènes viennent alors et versent chacun dans les paniers un petit panier de farine pour un morceau de viande. Voilà un exemple du pénible commerce de la farine en Afrique centrale. ”

Avec le passage à l'élevage. le bétail devient la marchandise générale dans le troc, et la mesure générale de valeur. C'était le cas chez les Grecs anciens, comme Homère nous les dépeint. En décrivant l'armure de chaque héros, il dit que l'armure de Glaucus coûtait 100 bœufs, celle de Diomède 9 bœufs. Mais à côté du bétail, quelques autres produits servaient de monnaie chez les Grecs à cette époque. Le même Homère dit que, lors du siège de Troie, on payait le vin de Lemnos tantôt en bœufs, tantôt en cuivre ou en fer. Chez les anciens Romains, nous l'avons dit, la notion d'“ argent ” était identique à celle de bétail; de même, chez les anciens Germains, le bétail était la marchandise générale. Avec le passage à l'agriculture, les métaux, le fer et le cuivre acquièrent une importance éminente dans l'économie, en partie comme matière dont on fabrique les armes et les outils agricoles. Le métal, produit plus abondant et d'un usage plus répandu, devient la marchandise générale et remplace de plus en plus le bétail. Il devient marchandise générale, d'abord parce que son utilité naturelle - comme matière de toutes sortes d'outils - le rend généralement désirable. A ce stade, il est utilisé dans le commerce à l'état brut aussi, en barres et au poids. Chez les Grecs, le fer était en usage général, chez les Romains le cuivre, chez les Chinois un mélange de cuivre et de plomb. Beaucoup plus tard, les métaux dits précieux, l'argent et l'or, sont utilisés pour les échanges. Eux aussi sont utilisés à l'état brut, au poids. L'origine de la marchandise générale, de la monnaie, simple produit utile à un usage quelconque, est encore visible[16]. Le simple morceau d'argent qu'on donnait un jour en échange de farine, pouvait servir le lendemain à fabriquer un brillant bouclier. L'usage exclusif des métaux précieux comme monnaie, c'est-à-dire sous forme de pièces de monnaie, était inconnu chez les Hindous, chez les Égyptiens et même chez les Chinois. Les anciens Juifs ne connaissaient que les pièces de métal au poids. C'est qu'Abraham, comme il est dit dans l'Ancien Testament, paya 400 siècles d'argent bien pesés à Ephron pour la tombe de Sara. Il est admis qu'on n'a commencé à frapper la monnaie qu'au X° ou même au IX° siècle avant J.-C., et ce sont les Grecs qui commencèrent. Les Romains l'apprirent des Grecs, ils frappèrent leurs premières pièces d'argent et d'or au III° siècle avant J.-C.[17] Avec les pièces de monnaie en or et en argent, la longue histoire millénaire de l'évolution de l'échange prend sa forme achevée et définitive.

L'argent, la marchandise générale, était déjà formé, avant même qu'on utilise les métaux pour faire de l'argent. Sous la forme de bétail, l'argent a déjà les mêmes fonctions dans l'échange qu'aujourd'hui les pièces d'argent : intermédiaire pour les opérations d'échange. mesure de valeur, moyen de thésauriser, incarnation de la richesse. Ce n'est que sous sa forme métallique que la destination de l'argent apparaît aussi sous son aspect extérieur. L'échange commence par le simple troc entre deux produits du travail. Il se réalise parce que l'un des producteurs - l'une des communautés ou des tribus - se passe mal des produits de l'autre. Ils s'aident mutuellement en échangeant les produits de leur travail. De telles opérations de troc se répétant régulièrement, un produit détient la préférence, parce que désiré de tous, il devient l'intermédiaire de tous les échanges, la marchandise générale. En soi, tout produit du travail pourrait devenir monnaie : les bottes ou les chapeaux, la toile ou la laine, le bétail ou le blé. Les marchandises les plus diverses ont joué ce rôle pendant un temps. Le choix ne dépend que des besoins particuliers et de l'occupation particulière des peuples. Le bétail est généralement apprécié comme produit utile, comme moyen de subsistance. A la longue, il est désiré comme monnaie et accepté comme tel. Car il sert à chacun comme tel, à conserver les fruits de son travail sous une forme échangeable à tout moment contre n'importe quel autre produit du travail. Le bétail, à la différence des autres produits privés, est le seul produit directement social, parce qu'échangeable à tout moment. Dans le bétail, la double nature de la monnaie s'exprime encore : un coup d'œil sur le bétail montre que, bien que marchandise générale, produit social, il est en même temps un simple moyen de subsistance que l'on peut abattre et consommer, un produit ordinaire du travail humain, du travail d'un peuple de bergers. Dans la pièce d'argent, tout souvenir de l'origine de la monnaie comme simple produit a déjà disparu. Le petit disque d'or frappé n'est bon à rien d'autre, n'a d'autre usage que de servir de moyen d'échange de marchandise générale. Il n'est plus marchandise que dans la mesure où, comme toute autre marchandise, il est le produit du travail humain, du travail du chercheur d'or et de l'orfèvre, mais il a perdu tout usage privé comme moyen de subsistance, il n'est plus qu'un morceau de travail humain sans aucune forme utile ni utilisable pour la vie privée, il n'a plus aucun usage comme moyen de subsistance privé, comme nourriture, vêtement ou parure ou quoi que ce soit, il n'a plus pour but que l'usage purement social : il sert d'intermédiaire pour l'échange d'autres marchandises. C'est dans l'objet en soi le plus dénué de sens et de but, la pièce d'or, que le caractère purement social de l'argent, de la marchandise générale, trouve son expression la plus pure et la plus achevée.

L'adoption définitive de l'argent[18] sous sa forme métallique a pour conséquence une forte extension du commerce et le déclin des relations sociales qui visaient autrefois non le commerce, mais la consommation personnelle. Le commerce désagrège la vieille communauté communiste, il accélère l'inégalité de fortune entre ses membres, l'effondrement de la propriété commune et finalement le déclin de la communauté elle-même[19]. La petite exploitation paysanne libre qui ne produit que pour elle-même et ne vend que le superflu pour mettre l'argent dans le bas de laine, est peu à peu forcée, en particulier par l'introduction de l'impôt en argent, à vendre finalement toute sa production, pour acheter par la suite la nourriture, les vêtements, les ustensiles ménagers, même le grain pour les semailles. La Russie des dernières décennies nous a donné l'exemple d'une telle transformation de l'exploitation paysanne, d'une exploitation produisant pour ses propres besoins en une exploitation produisant pour le marché et allant à la ruine complète. Dans l'esclavage antique, le commerce a apporté de profondes transformations. Tant que les esclaves ne servaient qu'à l'économie domestique, aux travaux agricoles ou artisanaux pour les besoins du maître et de sa famille, l'esclavage avait un caractère patriarcal. Lorsque les Grecs et les Romains eurent pris goût à l'argent et firent produire pour le commerce, une exploitation inhumaine des esclaves commença[20] qui amena les grandes révoltes d'esclaves, en elles-mêmes sans espoir, mais signe de ce que l'esclavage se survivait et était devenu un ordre insoutenable. La même chose se répète avec le servage au Moyen Âge. C'était d'abord une forme de protection accordée à la paysannerie par les seigneurs nobles auxquels les paysans devaient une redevance déterminée en nature ou en travail, redevance qui couvrait les besoins propres des seigneurs. Plus tard, lorsque la noblesse eut découvert les agréments de l'argent, les redevances et les prestations en travail furent sans cesse augmentées dans des buts commerciaux, les corvées devinrent le servage, le paysan fut exploité jusqu'aux dernières limites[21]. Pour finir l'extension du commerce et la domination de l'argent amenèrent à remplacer les prestations en nature des serfs par des redevances en argent. La dernière heure de tous les rapports féodaux a sonné. Le commerce du Moyen Âge apporte puissance et richesse aux villes, il entraîne par là même la décomposition et la chute des anciennes corporations. L'essor de l'argent-métal donne naissance au commerce mondial. Dès l'antiquité, certains peuples, tels les Phéniciens, se consacrent au rôle de marchands entre les peuples pour attirer vers eux des masses d'argent et accumuler des richesses sous forme d'argent. Au Moyen Âge, ce rôle échoit aux villes, surtout aux villes italiennes. Après la découverte de l'Amérique et de la voie maritime vers les Indes orientales à la fin du XV° siècle, le commerce mondial connaît une soudaine extension : les pays nouveaux offraient à la fois de nouveaux produits et de nouvelles mines d'or, c'est-à-dire la matière première de l'argent. Après les énormes importations d'or en provenance d'Amérique au XVI° siècle, les villes du nord de l'Allemagne - principalement les villes hanséatiques - accèdent à d'énormes richesses, puis c'est le tour de la Hollande et de l'Angleterre. Dans les villes européennes et, pour une grande part, à la campagne, l'économie marchande, c'est-à-dire la production en vue de l'échange, devient la forme dominante de la vie économique. L'échange commence dans les ténèbres de la préhistoire, aux frontières des tribus communistes sauvages, il s'élève et grandit en marge de toutes les organisations économiques planifiées successives[22], simple économie paysanne libre, despotisme oriental, esclavage antique, servage et féodalisme du Moyen Âge, corporations urbaines. puis les dévore l'une après l'autre, contribue à leur effondrement[23] et établit finalement la domination de l'économie de producteurs privés isolés complètement anarchique et sans planification comme forme unique de l'économie régnante.

IV.[modifier le wikicode]

Une fois l'économie marchande devenue la forme dominante de la production en Europe, au moins dans les villes, au XVIII° siècle, les savants commencèrent à se demander sur quoi cette économie reposait. L'échange ne se fait que par l'intermédiaire de l'argent et la valeur de chaque marchandise dans l'échange s'exprime en argent. Que peut bien signifier cette expression de la valeur en argent et sur quoi repose la valeur de chaque marchandise dans le commerce ? Telles sont les premières questions qu'a étudiées l'économie politique. Dans la deuxième moitié du XVIII° siècle et au début du XIX°, les Anglais Adam Smith et David Ricardo firent cette grande découverte que la valeur d'une marchandise est le travail humain accumulé en elle, que dans l'échange des marchandises des quantités égales de travail différent s'échangent entre elles. L'argent n'est que l'intermédiaire et ne fait qu'exprimer la quantité de travail accumulée dans chaque marchandise. Il est étonnant qu'on puisse parler d'une grande découverte, car on pourrait croire qu'il n'y a rien de plus clair et qui aille plus de soi que de dire que l'échange des marchandises repose sur le travail accumulé en elles. L'habitude générale[24] et exclusive prise d'exprimer la valeur des marchandises en or avait masqué cet état naturel. Quand le cordonnier et le boulanger échangent leurs produits, on conçoit clairement que l'échange se produit parce que, malgré leur usage différent, chacun des produits a coûté du travail, que l'un a la même valeur que l'autre dans la mesure où ils ont exigé le même temps. Si je dis, une paire de souliers coûte 10 marks, cette expression est d'abord tout à fait mystérieuse. Qu'ont de commun une paire de chaussures et 10 marks, en quoi sont-ils identiques et peuvent-ils s'échanger ? Comment peut-on même comparer entre elles des choses si différentes ? Comment peut-on prendre en échange d'un produit utile comme des chaussures un objet aussi inutile et dénué de sens que les petits disques d'or ou d'argent frappés d'un sceau ? Comment se fait-il enfin que ces petits disques de métal aient le pouvoir magique de s'échanger contre tout dans le monde ?

Les fondateurs de l'économie politique, les Smith, les Ricardo, n'ont pas réussi à répondre à toutes ces questions. Découvrir que dans la valeur d'échange de toute marchandise, dans l'argent aussi, il y a simplement du travail humain, et qu'ainsi la valeur de toute marchandise est d'autant plus grande que sa production a exigé plus de travail et inversement, ce n'est reconnaître que la moitié de la vérité. L'autre moitié de la vérité consiste à expliquer comment et pourquoi le travail humain prend la forme étrange de la valeur d'échange et la forme mystérieuse de l'argent. Les fondateurs anglais de l'économie politique ne se sont pas posé cette question; car ils considéraient le fait de créer des marchandises pour l'échange et pour de l'argent comme une propriété naturelle du travail humain. En d'autres termes, ils admettaient que l'homme doit produire de ses mains des marchandises pour le commerce tout aussi naturellement qu'il doit manger et boire, qu'il a des cheveux sur la tête et un nez au milieu de la figure. Ils y croyaient si fermement qu'Adam Smith se demande si les animaux ne commercent pas entre eux et il ne répond négativement que parce qu'on n'a pas observé de tels exemples chez les animaux. Il dit :

“ Elle (la division du travail) est la conséquence nécessaire, quoique lente et progressive, d'un certain penchant de la nature humaine... : le penchant à échanger, à s'aider réciproquement et à négocier une chose contre une autre. Ce n'est pas ici le lieu d'étudier si ce penchant est un de ces instincts inhérents à la nature humaine, dont on ne peut rendre compte ou, ce qui est plus probable, s'il est la conséquence nécessaire de la raison et du langage. Il est commun à tous les hommes et ne se retrouve chez aucune autre espèce animale qui semble ne connaître ni cette sorte de contrat ni aucune autre. ”[25]

Cette conception naïve signifie que les fondateurs de l'économie politique étaient persuadés que l'ordre social capitaliste dans lequel tout est marchandise et tout n'est produit que pour le commerce, est le seul ordre social possible et éternel, qu'il durera aussi longtemps que le genre humain vivra sur terre.

Karl Marx qui, en tant que socialiste, ne tenait pas l'ordre capitaliste pour le seul ordre éternellement possible mais pour une forme sociale historique et passagère, a, le premier, établi des comparaisons entre la situation actuelle et celle des époques antérieures. Il en est ressorti que les hommes ont vécu et travaillé pendant des millénaires sans savoir grand-chose de l'argent et de l'échange. Ce n’est que dans la mesure où tout travail commun et planifié cessa dans la société et où la société se désagrégea en un amas informe et anarchique de producteurs libres et indépendants, sur le fondement de la propriété privée, que l'échange devint le seul moyen d'unir les individus atomisés et leurs activités en une économie sociale cohérente. Le plan économique commun précédant la production fut remplacé par l'argent, qui devint le seul lien social direct, parce qu'il est la seule réalité commune aux nombreux travaux privés, morceau de travail humain sans aucune utilité, produit dénué de sens et inapte à tout usage dans la vie privée. Cette invention dénuée de sens est donc une nécessité sans laquelle l'échange et, par conséquent, toute l'histoire de la civilisation depuis la dissolution du communisme primitif, serait impossible. Les théoriciens de l'économie politique bourgeoise considèrent l'argent comme une chose importante et indispensable, mais seulement du point de vue de la communauté purement extérieure des échanges. On ne peut en réalité dire cela de l'argent que dans le sens où on dit par exemple que l'humanité a inventé la religion par commodité. L'argent et la religion sont deux produits prodigieux de la civilisation humaine, ils ont leur racine dans des situations très précises et passagères et, de même qu'ils sont apparus un jour, ils deviendront un jour superflus. Les énormes dépenses annuelles pour la production d'or, comme les dépenses du culte, comme les dépenses consacrées aux prisons, au militarisme, à l'assistance publique, qui pèsent lourdement sur l'économie sociale et sont des frais nécessaires de cette forme d'économie, disparaîtront d'eux-mêmes avec la disparition de l'économie marchande.

L'économie marchande, dans son mécanisme interne, nous paraît un ordre économique merveilleusement harmonieux et reposant sur les plus hauts principes de la morale. Car, premièrement, la liberté individuelle complète y règne, chacun travaille à quoi il veut, comme il veut, autant qu'il veut, selon son bon plaisir; chacun est son propre maître et n'a à se soucier que de son propre avantage. Deuxièmement, les uns échangent leurs marchandises, c'est-à-dire le produit de leur travail, contre les produits des autres, le travail s'échange contre le travail, à quantités égales en moyenne. Il règne donc une égalité et une réciprocité totale des intérêts. Troisièmement, il n'y a, dans l'économie marchande, de marchandise que contre une marchandise, de produit du travail que contre un produit du travail. C'est la plus grande équité. Effectivement, les philosophes et les hommes politiques du XVIII° siècle qui luttaient pour le triomphe de la liberté économique, pour l'abolition des derniers vestiges des anciens rapports de domination, des règlements des corporations et du servage féodal, les hommes de la grande Révolution Française promettaient à l'humanité le paradis sur terre, le règne de la liberté, de l'égalité et de la fraternité.

D'importants socialistes étaient du même avis dans la première moitié du XIX° siècle. Lorsque l'économie politique scientifique fut fondée et que Smith et Ricardo eurent fait cette grande découverte que toute la valeur des marchandises repose sur le travail humain, quelques amis de la classe ouvrière s'imaginèrent qu'en opérant correctement l'échange des marchandises, l'égalité et la justice intégrales devaient régner dans la société. Car si on échange toujours du travail contre du travail en quantités égales, il est impossible que se produise une inégalité des richesses, sauf celle, bien méritée, entre le travailleur laborieux et le paresseux, et toute la richesse sociale doit appartenir nécessairement à ceux qui travaillent, à la classe ouvrière. Si nous voyons quand même[26] dans la société actuelle de grandes différences dans la situation des hommes, la richesse à côté de la misère (et la richesse justement chez ceux qui ne travaillent pas), la misère chez ceux dont le travail crée toutes les valeurs, il faut manifestement que cela provienne de quelque malhonnêteté dans l'échange, due au fait que l'argent intervient comme intermédiaire dans l'échange des produits du travail. L'argent masque le fait que la véritable origine de toutes les richesses est le travail; il provoque de continuelles oscillations des prix et donne la possibilité de prix arbitraires, d'escroqueries et d'accumulation de richesses aux dépens des autres. Supprimons donc l'argent ! Ce socialisme visant à la suppression de l'argent est apparu d'abord en Angleterre où, dès les années 20 et 30 du siècle dernier, de très talentueux auteurs, comme Thompson, Bray et d'autres, le défendaient; puis le hobereau conservateur pomméranien et brillant économiste Rodbertus réinventa cette sorte de socialisme en Prusse et, pour la troisième fois, Proudhon réinventa ce socialisme en France en 1849. On entreprit même des essais pratiques. Sous l'influence de Bray, on créa à Londres et dans d'autres villes anglaises des “ Bazars pour le juste échange du travail ” où les marchandises étaient apportées et échangées rigoureusement d'après le temps de travail contenu en elles, sans l'intermédiaire de l'argent. Proudhon a propose aussi à cet effet la fondation de sa “ banque populaire ”. Ces tentatives et la théorie elle-même firent bientôt faillite. En réalité, l'échange de marchandises sans argent est impensable et les variations de prix qu'on voulait supprimer sont le seul moyen d'indiquer aux producteurs de marchandises s'ils produisent trop ou trop peu d'une marchandise, s'ils emploient à leur production plus ou moins de travail qu'il ne faut, s'ils fabriquent les marchandises qu'il faut ou non. Si l'on supprime cet unique moyen de s'entendre entre producteurs de marchandises isolés dans une économie anarchique, ces derniers sont complètement perdus, ils ne sont pas seulement sourds-muets, mais aveugles. La production s'arrête et la tour de Babel capitaliste s'effondre. Les plans socialistes qui voulaient faire de la production marchande capitaliste une production socialiste par la seule suppression de l'argent, est donc une pure utopie.

Qu'en est-il donc en réalité de la liberté, de l'égalité et de la fraternité dans la production marchande ? Comment peut-il se former une inégalité des richesses dans cette production marchande, où chacun ne peut obtenir quoi que ce soit que contre un produit du travail et où des valeurs égales s'échangent contre des valeurs égales ? L'économie capitaliste se caractérise pourtant par l'inégalité criante dans la situation matérielle des hommes, par l'accumulation de richesses dans quelques mains et la misère croissante des masses. La question qui résulte logiquement de ce qui précède, est donc la suivante : Comment l'économie marchande et l'échange des marchandises à leur valeur rendent-ils le capitalisme possible ?

  1. Note marginale de R.L. (au crayon) : Nous examinerons ensuite si une telle hypothèse est admissible, et dans quelle mesure.
  2. Note marginale de R. L. (au crayon) : Ce n'est plus la communauté comme un tout à laquelle il a à faire et qui a besoin d'un produit, mais les membres individuels de la communauté.
  3. Note marginale de R. L. : Travail social 1) comme somme des travaux des membres de la société les uns pour les autres, 2) en ce sens que le produit de l'individu n'est lui-même que le résultat de la coopération d'un grand nombre de gens (matière première, outils), et même de toute la société (science, besoin). Dans les deux cas, le caractère social est médiatisé par l'échange. Le savoir dans la communauté communiste, dans l'esclavage et maintenant.
  4. Note marginale de R. L. : N.B. Marchandises surproduites, inéchangeables et réserve inconsommable dans une société organisée : Communauté communiste (le riz ind.), l'économie d'esclavage, de servage (les couvents au Moyen Âge). Différence : les premières ne sont pas du travail social, les secondes sans doute. Rapport avec le besoin (besoin solvable d'un côté et surproduction de marchandises invendables de l'autre), surproduction dans la société socialiste.
  5. R. L. a noté en marge de cette phrase : N. B.
  6. Le chapitre sur les corporations artisanales n'a pas été retrouvé. N. E.
  7. Note marginale de R. L. : le coton a supplanté le lin au XIX° siècle,
  8. Note marginale de R. L. : Aristote sur l'esclavage.
  9. Note marginale de R.L. : Dans la monnaie métallique, se dépouille complètement de la valeur d'usage !
  10. Dans le manuscrit, cette subordonnée a été rayée au crayon.
  11. Laffitteau : “ Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps ”, 1724, vol. Il, pp. 322-323.
  12. Note marginale de R. L. (au crayon) : NB. Fouilles préhistoriques ! Avant tout les nomades.
  13. Sieb. ”, p. 246 (sans doute Nikolaï Sieber, “ David Ricardo et Karl Marx ”, Moscou, 1879. Cf. note 2, p. 49 de la traduction).
  14. Note marginale de R. L. : Sieb., p. 247.
  15. Samuel Baker : “ Voyage aux sources du Nil ”, pp. 221-222.
  16. Note marginale de R. L. Pourquoi les métaux précieux ont-ils gardé ce rôle ?
  17. Note marginale de R. L. Sieb., p. 248.
  18. Note marginale de R.L. : NB. Remplacement des métaux courants par les métaux précieux, or.
  19. Note marginale de R. L. : Donner plus de détails.
  20. Karl Marx : “ Le Capital ”, Éditions sociales, 1950, tome I, p. 232.
  21. Ibid., pp. 234-235.
  22. Note marginale de R.L. : NB. Faux frais de la société sans plan : elle doit reproduire toute sa richesse dans l'argent.
  23. Note marginale de R. L. : NB. Signification du commerce pour la civilisation depuis ... (illisible). Intern. lien entre eux.
  24. Note marginale de R. L. Illusions de l'or : la chasse à l'or - découverte de l'Amérique, mercantilisme de Charles Quint, Alchimie (or).
  25. Adam Smith : “ Wealth of Nations ”.
  26. Note marginale de R. L. (au crayon) : Cf. John Bellers, Bernstein, Rev. Angl., p. 354.