Flora Tristan et Karl Marx

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


L’auto-émancipation du prolétariat moderne – thème essentiel de l’enseignement de Marx et d’Engels – fut proclamée pour la première fois, il y a cent ans, sous la forme d’un nouvel évangile, par une femme dont le nom est aujourd’hui ignoré par l’immense majorité de tous ceux qui prétendent militer pour la même cause. L’oubli qui enveloppe cette noble et tragique figure du mouvement ouvrier semble d’autant plus définitif, que le centenaire de sa mort n’a trouvé aucun écho dans aucune publication et dans aucun périodique français – à moins qu’une main pieuse d’ouvrier ou d’ouvrière n’ait déposé, le 14 novembre 1944, quelques fleurs sur sa tombe, à Bordeaux, sur laquelle on peut lire l’inscription suivante : « A la mémoire de Madame Flora Tristan, auteur de l’Union Ouvrière, les Travailleurs reconnaissants. Liberté, Egalité, Fraternité, Solidarité. »

Nous devons l’unique biographie complète et consciencieuse de Flora Tristan à la plume de Jules-L. Puech : La Vie et l’œuvre de Flora Tristan (chez Rivière, 1925). Retenons les faits et les dates principaux de cette existence courte et tragique : née le 7 avril 1803, à Paris, de l’union religieusement et non civilement consacrée d’un colonel péruvien, don Mariano de Tristan, et d’une mère française, Thérèse Lainé, Flora perdit son père à l’âge de six ans et vécut, avec sa mère, dans un dénuement quasi total jusqu’à l’âge de dix-sept ans, quand elle se maria au lithographe André Chazal chez qui elle était entrée comme ouvrière coloriste. Se sentant malheureuse et incomprise, et le divorce étant aboli depuis 1816, Flora quitta le foyer conjugal en 1825, emmenant ses deux enfants et enceinte d’un troisième. Confiant ses trois enfants à sa mère, Flora se plaça comme femme de chambre auprès d’une dame anglaise et fit plusieurs voyages en Angleterre. Exposée aux persécutions d’un mari offensé et jaloux, Flora prit la résolution de partir au Pérou, pour réclamer à son oncle paternel, don Pio de Tristan, homme immensément riche et influent, sa part de l’héritage de son père. C’est ce voyage extrêmement long et pénible qui a révélé à Flora Tristan sa vocation d’apôtre révolutionnaire. Don Pio, s’abritant derrière la loi, contesta à la fille naturelle de son frère tout droit à la fortune de ce dernier, mais lui accorda une modeste pension. De son retour à Paris datent ses débuts littéraires. Dès son premier écrit (Nécessité de faire bon accueil aux femmes étrangères, 1835), elle se révéla féministe et internationaliste. En 1838, elle fut victime d’un attentat par son mari qui la blessa d’un coup de feu et fut condamné à vingt ans de travaux forcés. Guérie de sa blessure, libre enfin, Flora portera désormais le nom de Tristan. C’est après avoir réussi à faire imprimer l’Union ouvrière que commença son véritable apostolat. Durant quelques mois elle fit son tour de France à travers les grands centres industriels. Ayant contracté la fièvre typhoïde, Flora dut s’aliter à Bordeaux, où elle s’éteignit le 14 novembre 1844. Sa fille Aline épousa le marin breton Clovis Gauguin, dont elle eut Paul Gauguin, le peintre de génie.


I

Dans les premiers mois de 1843, on vit apparaître dans certains milieux ouvriers parisiens une femme d’un charme et d’une beauté exotiques, à l’allure fière et indépendante, demandant à être entendue pour exposer ce qu’elle appelait son Idée et se prétendant chargée d’une mission providentielle. La simplicité géniale de son message contrastait étrangement avec sa prétentieuse attitude d’apôtre. Elle déclarait péremptoirement ne rien devoir aux doctrinaires glorieux ou obscurs de son temps, et notamment n’être ni saint-simonienne, ni fouriériste, ni owenienne. Par contre, elle témoignait une certaine sympathie aux écrivains ouvriers, à Agricol Perdiguier, à Gosset, à Moreau et à Adolphe Boyer, connus pour avoir, par leurs écrits et leur activité de propagande, tenté de réaliser une réforme radicale du compagnonnage en en extirpant l’esprit sectaire.

Flora Tristan n’était alors pas une inconnue dans le monde littéraire et artistique, qui avait accueilli assez sympathiquement son récit autobiographique, les Pérégrinations d’une Paria (1838), son roman à thèse sociale Méphis (1838), et surtout ses Promenades dans Londres (1840). Par ce dernier livre, elle s’était signalée à l’attention de la presse ouvrière, notamment à la Ruche populaire. L’édition populaire des Promenades dans Londres (1842) portait cette dédicace aux classes ouvrières : « Travailleurs, c’est à vous tous et toutes que je dédie mon livre ; c’est pour vous instruire sur votre position que je l’ai écrit : donc, il vous appartient. »

Avec une incroyable ténacité, mettant au service de sa mission une rare énergie de caractère, Flora accablait ses contradicteurs d’ardentes exhortations et ne leur ménageait pas critiques et reproches. Son Idée, elle l’avait exposée dans un manuscrit qu’elle refusa de communiquer à un comité d’ouvriers qui s’était proposé de l’examiner de près. C’est seulement devant les représentants de la classe ouvrière tout entière qu’elle accepterait de discuter non pas le fond de l’Idée, mais les moyens de sa réalisation.

Ne pouvant trouver d’éditeur, Flora se mit à quémander des souscriptions pour faire imprimer son manuscrit. Sur la liste de souscripteurs figurent, dans un voisinage surprenant, les noms de Béranger, Considerant, George Sand, Eugène Sue, Agricol Perdiguier, Vinçard, Paul de Kock, Marceline Desbordes-Valmore, Louis Blanc et d’autres. Cabet et Enfantin avaient refusé leur secours.

C’est le 1er juin 1843 que parut l’opuscule qui divulgua avec une clarté et une concision admirables l’Idée de Flora Tristan, à qui Jules-L. Puech confère avec juste raison le titre d’ancêtre du mouvement féministe et du socialisme ouvrier.

Le petit livre reçut un accueil enthousiaste dans tous les milieux de l’élite ouvrière. Il fut demandé, ainsi que son auteur, dans toutes les grandes villes de France. Bientôt deux nouvelles éditions en furent publiées, pourvues d’amples préfaces, grâce aux souscriptions spontanées des ouvriers eux-mêmes. La préface à la deuxième édition fait l’éloge de cet éveil de la conscience ouvrière oubliant l’esprit de coterie et répondant d’un seul élan à l’appel d’une prolétaire qui ne demandait rien pour elle-même, mais exigeait au contraire que sa personne fût oubliée au profit de son Idée.

Un prospectus distribué en des milliers d’exemplaires résume en neuf points le contenu de l’Union ouvrière :

« 1. Constituer la classe ouvrière au moyen d’une Union compacte, solide et indissoluble.

2. Faire représenter la classe ouvrière devant la nation par un défenseur choisi par l’Union ouvrière et salarié par elle, afin qu’il soit bien constaté que cette classe a son droit d’être, et que les autres classes l’acceptent.

3. Réclamer, au nom du droit, contre les empiètements et les privilèges.

4. Faire reconnaître la légitimité de la propriété des bras. (en France, 25 millions de prolétaires n’ont pour toute propriété que leurs bras.)

5. Faire reconnaître la légitimité du droit au travail pour tous et pour toutes.

6. Examiner la possibilité d’organiser le travail dans l’état social actuel.

7. Elever dans chaque département des Palais de l’Union ouvrière où l’on instruira les enfants de la classe ouvrière intellectuellement et professionnellement, et où seront admis les ouvriers et ouvrières blessés en travaillant et ceux qui sont infirmes et vieux.

8. Reconnaître l’urgente nécessité de donner aux femmes du peuple une éducation morale, intellectuelle et professionnelle, afin qu’elles deviennent les agents moralisateurs des hommes du peuple.

9. Reconnaître, en principe, l’égalité en droit de l’homme et de la femme comme étant l’unique moyen de constituer l’Unité humaine. »

Parmi les centaines de lettres que Flora recevait au cours de son bref apostolat, celle d’un avocat mérite d’être mentionnée, car l’appréciation qu’elle donne de l’opuscule de la Paria corrobore parfaitement le jugement que Marx va porter, quelques mois plus tard, sur le socialisme français :

« Votre livre a une valeur pratique immense. Ce n’est pas une pure expression de théories et de doctrines cent fois enseignées en vain, – c’est un acte… On a assez discuté, il faut agir aujourd’hui, sous peine de rester à la même place ou même de rétrograder. La spéculation pure n’a jamais accompli un progrès éclatant, une révolution en ce monde. L’action seule a cette puissance. »

Le cadre de cet essai volontairement limité et destiné surtout à réparer le tort d’un oubli que les circonstances actuelles expliquent peut-être sans le justifier, ne permet pas d’analyser plus longuement le mécanisme du plan d’affranchissement social conçu par Flora Tristan à l’intention du prolétariat universel. Signalons toutefois que l’importance et la portée de son message furent reconnues dès 1850 par l’allemand Lorenz von Stein, auteur d’une Histoire du Socialisme et du Communisme en France bien connue de Marx. Voici le jugement que von Stein porta sur Flora Tristan :

« C’est, peut-être, chez elle que se manifeste avec plus de force que chez les autres réformateurs, la conscience que la classe ouvrière est un tout, et qu’elle doit se faire connaître comme un tout, agir solidairement, et avec une volonté et des forces communes, selon un but commun, si elle veut sortir de sa condition. »

En un mot, le sens du message de Flora Tristan, c’est l’auto-émancipation du prolétariat.


II

Lorsque Marx, ayant pris le chemin de l’exil, vint s’installer fin octobre 1843 à Paris, il n’était pas encore acquis au communisme ou du moins à ce qu’on appelait alors ainsi. Voulant réfuter Hegel avec ses propres armes, il rêvait encore d’un Etat « parfait » et « vrai » qu’il opposait à la caricature spéculative de l’Etat bureaucratique du philosophe prussien. Les deux articles sur la Question juive parus dans les Annales franco-allemandes en février 1844, ont certainement été écrits encore en Allemagne, juste avant le départ de Marx pour la France, tandis que l’essai sur la Philosophie du Droit de Hegel, également paru dans les Annales, témoigne chez Marx d’un profond changement doctrinal : il venait de découvrir le prolétariat. Cette découverte sera désormais dans l’esprit de Marx inséparable d’une autre conviction qu’il n’abandonnera plus jamais et qui restera le thème essentiel, bien que pas toujours explicite, de son œuvre : l’émancipation du prolétariat ne peut se réaliser que sous la forme de l’auto-émancipation.

L’apparition et l’activité de Flora Tristan, quelques mois avant l’arrivée de Marx à Paris, et pendant le séjour de ce dernier dans la capitale française, furent-elles pour quelque chose dans cette découverte de Marx et dans la conviction qu’il en a tirée ?

Les quelques allusions à l’œuvre de Flora Tristan dans la Sainte Famille, où son nom est cité deux fois, ne permettraient pas, à elles seules, de donner une réponse satisfaisante à cette question. Pour y répondre d’une façon catégorique, il est nécessaire de donner du silence quasi-total que Marx et Engels ont observé à l’égard de la Paria, une interprétation qui découle implicitement de leur appréciation des doctrinaires et utopistes d’une part, et du mouvement réel de la classe ouvrière d’autre part.

Avant de tenter cette interprétation, essayons de répondre à une question beaucoup plus simple et qui ne manque pas d’intérêt : Marx a-t-il rencontré Flora Tristan ?

On est d’autant plus en droit de soulever cette question qu’on sait que trois hommes de l’entourage immédiat de Marx et qui étaient alors ses intimes, Arnold Ruge, coéditeur avec Marx des Annales franco-allemandes, Moses Hess et German Mäurer, collaborateurs à ces Annales, ont assisté à des réunions que Flora Tristan organisait chez elle, rue du Bac[1]. Ruge en a laissé plusieurs relations dans ses lettres et dans ses mémoires.

On peut juger de l’impression que la Paria a faite sur Ruge d’après une lettre que ce dernier, se trouvant fin 1843 en Allemagne, écrivit à Marx installé depuis peu à Paris : « Je pense que vous avez écrit à Proudhon », y est-il dit dans un post-scriptum. « Autrement nous devrons nous passer des Français, en fin de compte. Ou nous devrions alerter les femmes, la (George) Sand et la Tristan. Elles sont plus radicales que Louis Blanc et Lamartine. »

Pour ce qui est de Proudhon, il est certain que Marx a suivi le conseil de Ruge. Nous savons en effet, grâce au propre témoignage de Marx, que pendant son séjour à Paris il entra en relations personnelles avec Proudhon et que dans de longues discussions, qui duraient parfois toute la nuit, il lui « injectait » la philosophie de Hegel.

Il est presque aussi certain qu’en ce qui concerne Flora Tristan – et George Sand – Marx ne s’est pas conformé au désir de son collaborateur. Non pas que l’Idée de la Paria lui eût paru peu originale ni qu’il l’eût estimée utopique.

Bien au contraire : quelque paradoxal que cela pût paraître, c’est parce que l’originalité et le réalisme de l’Idée ne lui échappaient aucunement que Marx s’est bien gardé, soit de rechercher le contact personnel avec Flora Tristan, soit de lui consacrer, dans son œuvre, une place ou une attention particulière. Il s’est simplement borné, avec Engels, à défendre l’Union ouvrière contre les attaques malveillantes des idéologues post-hégéliens qui reprochaient à la Paria son « dogmatisme féminin » et lui faisaient un grief d’avoir pris ses formules « dans les catégories de ce qui existe ».

Or, quoique si brève et en apparence si insignifiante, cette unique allusion à l’Idée de Flora Tristan nous livre la clef pour comprendre le silence, par ailleurs si énigmatique, que Marx et Engels ont gardé au sujet de la Paria, s’abstenant même de la mentionner dans le chapitre du Manifeste communiste traitant de la littérature socialiste et communiste.

Nous avons vu que Flora, en s’adressant aux ouvriers, se croyait investie d’un pouvoir surnaturel. Ses lettres et surtout son journal intime, inédit[2], en font foi. Il n’est pas douteux que sa conduite a été marquée par le mysticisme des saints-simoniens qui prêchaient la venue de la Femme-messie. Quoi qu’il en soit, le fait est là : tout en menant passionnément sa propagande en faveur de son Idée, Flora rattachait l’auto-émancipation du prolétariat à la volonté d’une force transcendante – qu’elle appelait « Dieux » –, volonté qu’elle se croyait appelée à mettre en exécution.

Or Marx, en s’exilant d’Allemagne, avait fui non seulement le despotisme prussien, mais aussi la terreur des idées pures que les jeunes-hégéliens y faisaient sévir. La Sainte Famille et l’Idéologie allemande sont l’expression de la haine que Marx et Engels avaient contractée contre les spéculations arbitraires et vaniteuses des épigones de Hegel. Ils y virent un genre de superstition théologique, dans laquelle l’Esprit absolu de Hegel avait pris la place du Dieu personnel de l’Église.

Il est vrai que l’Idée de Flora Tristan n’avait rien de commun avec l’idéalisme creux des pseudo-philosophes allemands qui rejetaient les « formules » de la Paria à cause de leur origine purement empirique. Ce dont les Bruno Bauer et consorts voulaient faire un grief à cette femme, à savoir d’avoir trouvé son Idée « dans les catégories de ce qui existe », Marx devait le considérer comme l’immense mérite de Flora Tristan : l’idée de l’auto-émancipation du prolétariat était, pour ainsi dire, dans l’air, puisque le « mouvement historique autonome » – comme dira bientôt le Manifeste communiste – de la classe ouvrière se dessinait nettement dans les événements en France et en Angleterre, depuis 1830. Marx n’avait aucune confiance dans les idées isolées de la réalité sociale, séparées des intérêts réels d’une classe de la société. Le volumineux ouvrage, la Sainte Famille, est un pamphlet véhément dirigé contre les idolâtres de l’esprit, et une apologie ardente de la masse populaire et de ses mouvements révolutionnaires. « Des idées, y est-il dit, ne peuvent jamais mener au-delà d’un ancien ordre du monde, elles peuvent seulement mener au-delà des idées de l’ancien ordre du monde. Des idées ne peuvent absolument rien réaliser. Pour réaliser les idées, il faut les hommes qui mettent en jeu une force pratique. » Et ailleurs : « La masse prescrit à l’histoire sa tâche et son occupation. »[3]

Flora Tristan ne l’entendait pas ainsi, quant à son Idée. Sans contester les leçons de ses voyages en Angleterre, elle n’aurait pourtant nullement admis que son message lui eût été suggéré par « ce qui existait » alors dans les pays où se développait un prolétariat industriel. Elle tenait passionnément à son inspiration divine.

De son côté, Marx reconnut le formidable dynamisme de la « formule » tristanienne. Mais il en comprit également l’origine purement profane. L’appel à l’union universelle du prolétariat allait ainsi devenir, grâce au génie de Marx, un postulat éthique dépouillé de tout artifice superstitieux et basé entièrement sur la compréhension rationnelle des intérêts de la classe ouvrière, intérêts qui, selon lui, coïncident avec le salut de l’humanité tout entière.

Abstraction faite de l’aspect mystique de l’attitude de Flora, ses ouvrages témoignent d’une intelligence pratique et d’un bon sens parfaits. Ses Promenades dans Londres, parues sept ans avant la Situation de la Classe ouvrière en Angleterre de F. Engels, contiennent une vision précise des luttes de classes dont les villes industrielles britanniques offraient alors le spectacle.

Cependant, Marx ne pouvait pas faire abstraction du mysticisme dont Flora Tristan enveloppait son message si purement humain, si pleinement réaliste. Celui-ci devait être, aux yeux du fondateur du socialisme scientifique, le résultat d’une connaissance objective de la réalité sociale, d’une compréhension raisonnée de la marche de l’histoire, d’une analyse théorique des conditions de production à travers les civilisations. En d’autres termes, l’idée d’auto-émancipation du prolétariat correspondait, selon Marx, à une nécessité intrinsèque de l’évolution historique et nullement au décret mystérieux d’une force surhumaine. Faire le silence autour de l’Idée, par ailleurs si incontestablement originale, de Flora Tristan, signifiait pour Marx : épargner au postulat essentiel de son propre enseignement le sort réservé aux doctrines utopiques et aux eschatologies religieuses.

Presque au même moment où Flora commença son tour de France pour prêcher devant les masses ouvrières l’évangile de l’auto-affranchissement, Marx exprima, dans les Annales franco-allemandes, le principe de son propre message révolutionnaire : « L’avantage de la nouvelle tendance, c’est justement que nous ne voulons pas anticiper le monde dogmatiquement, mais découvrir le monde nouveau en commençant par la critique du monde ancien. » Et plus loin : « Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires armés d’un nouveau principe : voici la vérité, agenouille-toi ! Nous développons pour le monde des principes nouveaux que nous tirons des principes mêmes du monde. Nous ne lui disons pas : « renonce à tes luttes, ce sont des enfantillages ; c’est à nous de te faire entendre la vraie devise du combat« . Tout ce que nous faisons, c’est montrer au monde pourquoi il lutte en réalité, et la conscience est une chose qu’il doit faire sienne, même contre son gré. »[4]

Vers la même époque, Flora n’inscrivit-elle pas dans son journal les phrases suivantes : « Le peuple juif était mort dans l’abaissement, et Jésus l’a relevé ; le peuple chrétien est mort aujourd’hui dans l’abaissement et Flora Tristan, la première femme forte, le relèvera. Oh oui ! Je sens en moi un monde nouveau et je donnerai ce nouveau monde à l’ancien monde qui croule et périt. »

Faisant sien le message de la Paria, Marx le purgeait de tout résidu mystique en le faisant découler de ce qu’il appelait l’action historique propre du prolétariat, et en démontrant que « l’existence d’idées révolutionnaires à une époque déterminée suppose l’existence préalable d’une classe révolutionnaire » (Idéologie allemande)[5].

Tout en reconnaissant que le phénomène des luttes de classes à travers l’histoire avait été constaté avant lui – par un R. Peel ou par un Guizot, par exemple –, Marx s’est efforcé de donner à cette constatation purement empirique une signification qui ne découle point automatiquement de l’observation de la réalité historique et sociale. Si, dans le passé, les luttes de classes se sont déroulées d’une manière spontanée et pour ainsi dire instinctive, la lutte de classes moderne entre le prolétariat et la bourgeoisie, pour aboutir, doit être menée avec une pleine conscience du caractère particulier des antagonismes sociaux et de l’objectif historique qui est la création d’une société sans classes. C’est pourquoi le Manifeste communiste parle de constitution des prolétaires en classe et en parti distinct, terminologie qui permet d’affirmer qu’il s’agit là d’un postulat éthique.

Or, c’est Flora Tristan qui, la première, a énoncé ce postulat, dans les termes mêmes employés ultérieurement par Marx. C’est elle qui, la première, a insisté sur la nécessité de « constituer la classe ouvrière » et de fonder une organisation de classe qui tient à la fois du syndicat et du parti politique, synthèse dont Marx n’a jamais cessé de souhaiter la réalisation, allant même jusqu’à subordonner l’activité du parti – activité qu’il voulait essentiellement éducative – à l’action autonome des syndicats – action qu’il voulait consciente du but historique. Et c’est, enfin, Flora Tristan qui, la première, a donné à son appel à l’union des travailleurs une portée universelle, en admettant dans l’Union ouvrière tous les prolétaires, sans distinction de nationalité ni de sexe.

Cette géniale anticipation de ce qui sera, pendant les cent ans à venir et avec des fortunes diverses, la technique révolutionnaire du mouvement ouvrier, Marx l’incorpora sans changement à sa propre vision téléologique – donc nullement fataliste – de l’évolution humaine et sociale. En proclamant que l’auto-émancipation de la classe ouvrière implique nécessairement l’avènement du règne de la liberté pour l’humanité tout entière, Marx assignait au prolétariat la mission éminemment éthique de remplacer « l’ancienne société bourgeoise avec ses classes et ses antagonismes de classes, par une association, où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».

  1. Cette rue est située dans le 7e arrondissement de Paris, de même que la rue Vaneau où Marx vivait pendant son exil parisien [nde].
  2. Qui a depuis été publié, en 1973 puis en 1980 [nde].
  3. Voir Karl Marx, Œuvres tome III, édité par M. Rubel, La Pléiade, 1982, p. 557-558 et 510 [nde].
  4. Voir Karl Marx, Œuvres tome III, p. 343 et 345 [nde].
  5. Karl Marx, Œuvres tome III, p. 1082 [nde].