II. Le prolétariat, la culture et la science

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche

Le sceau du sacré a été éliminé de tous les rapports de la vieille société, lorsqu’on les a réduits à de pures questions d’argent.

Du même coup, tous les prétendus travaux d’essence supérieure, intellectuels, artistiques, etc. se sont transformés en articles de commerce et ont perdu leur caractère sacré d’antan. Ce fut un grand progrès lorsque toute la bande de curés, de médecins, de juristes, etc., c’est-à-dire la religion, le Droit, etc. ne furent plus jugés qu’à leur valeur marchande.

En faisant du travail une marchandise et en le soumettant comme telle à la libre concurrence, on a cherché à le rendre le meilleur marché possible, en le fabriquant aux coûts de production le plus bas. C’est ce qui a rendu tous les travaux physiques infiniment faciles et simples, au profit d’une organisation future de la société.

MARX, Annexe au manuscrit sur Le Salariat, décembre 1847.

Les dessous de la science[modifier le wikicode]

Dans les II et IIIe parties, nous avons recueilli les textes de Marx-Engels qui exposent leur conception sur l’éducation de classe. Celle-ci se dégage de l’évolution économique des rapports sociaux à partir du mode de production capitaliste, et de cette base d’une économie déjà sociale se déduisent les rapports humains du communisme.

Les premiers socialistes et communistes n’ont pas commencé par critiquer l’économie, mais la vie de tous les jours au sein de la société bourgeoise. Et c’est normal, parce que les privilèges et les abus des classes dominantes – et leur déraison – ne sont pas aussi criants et multiples dans la production où croissent toujours les forces productives au bénéfice final de tous, que dans la sphère civile et privée, sur les places, les rues et les maisons, si bien que la critique des « superstructures » est toujours plus spectaculaire, mais moins féconde que celle de l’économie. En conséquence, le marxisme accorde la prééminence aux faits de la production, parce qu’ils déterminent en dernier ressort toutes les autres sphères, et c’est en situant l’explication finale dans le développement économique que Marx a haussé le socialisme au niveau d'une science.

On assiste, dès lors, à un renversement des conceptions courantes qui met en lumière le fait que la science ne peut surgir spontanément dans les sociétés de classe, dont la pensée est idéologique. Ce qui apparaît de façon immédiate, en premier, à la surface et semble le plus évident à ceux qui le perçoivent, a une clé, une explication, qui est en contradiction avec ce que le fait suggère directement : « La science est paradoxe et en contradiction avec les observations de la vie quotidienne. Il est tout à fait paradoxal que la terre tourne autour du soleil et que l’eau soit constituée des deux gaz qui s’enflamment avec le plus de facilité. La vérité scientifique est toujours paradoxe au niveau de l’expérience de tous les jours, qui ne perçoit que l’apparence trompeuse des choses [1]. » Ainsi les fallacieuses superstructures idéologiques bourgeoises expriment spontanément les idées dominantes de la classe bourgeoise et s’imposent aux masses comme idéologie dominante, qui les mystifie, les opprime et les maintient dans un état « culturel » d’infériorité.

Dès lors, le socialisme scientifique est à contre-courant et apporte des réponses absolument originales aux problèmes de tous les jours, en s’opposant à ceux qu’il faut appeler immédiatistes parce qu’ils se fondent sur les faits apparents, c’est-à-dire suggestifs, « évidents », avec leurs solutions « opportunistes » qui prennent toujours le plus facilement, contrairement aux dures et « rebutantes » solutions révolutionnaires.

Dans le domaine de l’éducation, les solutions – parce que scientifiques – de Marx-Engels heurtent de front ce que suggère le bon sens et qu’admettent de nos jours les grandes masses dévoyées d’abord par les échecs sanglants subis dans la lutte de classe, ensuite par la politique opportuniste de leurs organisations politiques dégénérées, et enfin par la pression toujours plus brutale du capitalisme totalitaire et de sa propagande concentrée.

Cette évolution elle-même confirme l’analyse faite par Marx de la dégradation inéluctable des conditions de vie physiques et intellectuelles des individus dans le monde à partir de l’inflexible développement économique – ce qui ne l’empêche pas d’en tirer des conclusions révolutionnaires : « Une autre conséquence de l’utilisation du machinisme est d’obliger les femmes et les enfants à travailler dans les fabriques. Ainsi la femme est devenue un agent actif de notre production sociale, alors que jadis le travail des femmes et des enfants se confinait au cercle de la famille. Ce n’est pas un mal que les femmes et les enfants participent à notre production sociale. J’estime même que tous les enfants, à partir de l’âge de neuf ans, devraient être employés une partie de leur temps à un travail productif [2]. » Mais, dira-t-on, voilà que Marx se charge de pourvoir les exploiteurs capitalistes en main-d’œuvre à peu de frais et abondamment. L’argument est creux, car Marx n’exprime pas des souhaits, mais le cours déterminé des choses de notre société dans son ensemble, avec les résultats qui ne manquent pas d’advenir.

La conception de Marx n’est jamais celle d’une opposition qui continue de se mouvoir sur le même terrain que l’adversaire, elle est carrément de classe, dans l’éducation comme partout ailleurs. C’est dire qu’elle enregistre, non pas les vœux pieux de l’humanité torturée qui, dans sa réaction la plus immédiate, aspire au repos, à la paix et au philistinisme, mais le déterminisme objectif des rapports économiques et sociaux de la société dans son ensemble.

D’emblée, Marx-Engels s’opposèrent dès lors aux thèses de la minorité aussi bien que de la majorité de la Première Internationale, telles qu’elles se sont exprimées, par exemple, au congrès de Lausanne de 1867. Extrait du rapport de la majorité : « Si la femme est destinée à être épouse et ménagère en même temps qu’à donner à l’enfance les premiers soins physiques et les premières idées, n’est-il pas vrai qu’elle doit posséder une instruction complète [...] afin que l’épouse soit à la hauteur des idées de l’époux » ; et du rapport de la minorité : « Si nous admettons la moyenne de quatre enfants pour chaque femme, et que nous décomptions largement quatre années pour chaque enfant, cela ne fera que seize années enlevées au travail et encore pas complètement. Il restera donc dans la vie de la femme une part suffisante à consacrer au travail [3]. » Tout le monde est satisfait comme cela, et la morale aussi, qui veut que la femme soit avant tout une « machine à faire des enfants [4]».

Outre son caractère paradoxal, le socialisme scientifique se caractérise de la manière la plus frappante par le fait qu’il prévoit le cours inéluctable de l’évolution [5]. La solution programmatique apparaît donc paradoxale à un double point de vue : 1. Elle jure avec les conditions existant actuellement et les solutions qui s’imposent de manière immédiate à nos contemporains comme résultats directs des rapports économiques d’exploitation et de domination. 2. Elle est solution en devenir et met en adéquation la socialisation déjà obtenue dans la production avec les conditions à socialiser dans la distribution, les superstructures bourgeoises devant être éliminées purement et simplement. C’est dire qu’elle existe comme programme à réaliser, à partir d’un strict déterminisme, possible uniquement parce que l’économie obéit à des lois inflexibles, objectives, « aveugles », qui s’imposent à la conscience, à la volonté et à l’action des hommes. « La grande industrie crée une base économique nouvelle pour une forme supérieure de la famille et des rapports entre les deux sexes, en attribuant un rôle décisif aux femmes, aux jeunes gens et aux enfants des deux sexes dans les procès socialement organisés de la production. » En harmonie avec la socialisation de la production déjà obtenue, « la libre socialisation des hommes et la transformation du travail domestique privé [des femmes] en une industrie publique susciteront directement la socialisation de l’éducation de la jeunesse et, par suite, des rapports mutuels réellement libres entre les membres de la famille [6]».

En somme, la production capitaliste « accouche d’une forme supérieure de société », donc de rapports entre les hommes et dans la conception marxiste, l’épanouissement de l’humanité est conditionnée, non pas par son éducation spirituelle et morale, mais par un acte physique révolutionnaire, qui brise les superstructures surannées qui pèsent sur notre société et entravent son développement.

Genèse de l’« éducation » communiste[modifier le wikicode]

Suivons maintenant le processus par lequel l’épanouissement de l’homme en tous sens se réalisera à partir du développement économique de l’actuelle production capitaliste. Pour plus de simplicité et de clarté, nous procéderons schématiquement en trois points qui s’articulent et se combinent entre eux [7]:

1. La tâche historique du capital – et sa justification transitoire – est de développer en tous sens les forces productives. En lisant certains passages où Marx analyse cette « mission civilisatrice » toute matérielle du capitalisme, il semblerait presque qu’il décrit la société communiste, tant cette action est révolutionnaire. En fait, le capitalisme ne fait que jeter les bases économiques du socialisme : « Nous décelons dans la production la tendance universelle du capital. Cette tendance le distingue de tous les modes de production antérieurs. Bien qu’il soit borné de par sa nature, le capital tend à un développement universel des forces productives et devient la prémisse d’un mode de production nouveau. Celui-ci ne sera pas fondé sur un développement des forces productives tendant uniquement à reproduire et à élargir la base matérielle existante. Nous aurons un développement libre, sans entrave, progressif et universel des forces productives (dont l’homme), et celui-ci sera la condition de la société et donc de sa reproduction : la seule prémisse en sera le dépassement du point de départ [8]» – soit l’épanouissement et la créativité de l’homme.

La base économique du capital est révolutionnaire, contrairement à ce qu’a affirmé Staline et, à sa suite, Trotsky, avec leur thèse volontariste de la stagnation de la production à l’ère du capitalisme sénile. Le capitalisme ne peut exister s’il ne crée sans cesse de la plus-value et la surproduction, dont l’excès le fera entrer en crise pour accoucher d’une forme de production nouvelle : « Le capital implique la production de la richesse en tant que telle (c’est-à-dire matérielle), en développant universellement les forces productives et en bouleversant sans cesse sa propre base, comme condition de sa reproduction [9]. »

2. Cette tendance au développement universel de la PRODUCTION, qui se manifeste par un essor incessant de branches d’industrie nouvelles créant des objets toujours plus nombreux et différenciés, crée un système toujours plus large et complexe de BESOINS. Or, le capital ne connaît que les « besoins solvables », qui sont particulièrement limités, comme cela se manifeste de manière criante aux époques de crises de surproduction. Parmi les besoins, comme nous le verrons, il n’y a pas que ceux, premiers bien sûr, de boire, manger, se vêtir et se loger, qu’en dépit de sa surproduction le capital satisfait de plus en plus mal pour la grande masse de l’humanité – ces quatre milliards recensés en 1976. En opprimant toujours plus les multiples besoins de changement et d’amélioration de la vie des larges masses avec son armée de policiers et d’idéologues – dont ceux de la publicité qui sert à nous faire avaler tous les produits frelatés –, la société capitaliste crée de plus en plus le besoin d’une révolution radicale qui mettra en adéquation les possibilités infinies et complexes de la production avec la consommation, la jouissance et l’épanouissement de l’homme, en accordant les conditions matérielles déjà existantes aux conditions idéelles.

Marx remarque que le capital pose lui-même des entraves à son développement, et suscite en même temps les éléments pour les surmonter : « La limitation du capital, c’est que tout son développement s’effectue de manière antagonique – Vive donc les antagonismes ! – et que l’élaboration des forces productives, de la richesse universelle et de la science entraîne l’aliénation du travailleur, qui se comporte vis-à-vis des conditions produites par lui-même comme vis-à-vis de la richesse étrangère et de sa pauvreté à lui.

« Mais cette forme contradictoire est elle-même transitoire et produit les conditions de sa propre abolition. Le résultat en est que le capital tend à créer cette base qui renferme, de manière potentielle, avec l’universalité des communications, le développement universel des forces productives et de la richesse, soit la base du marché mondial. Or cette base renferme la possibili-té du développement universel de l’individu. Le développement concret des individus à partir de cette base, où constamment chaque barrière se trouve abolie, leur donne cette conscience : nulle limite n’est plus tenue pour sacrée [10]. » Quelle est la barrière principale – jadis sacro-sainte qui s’oppose au devenir communiste, sinon les superstructures juridiques, politiques et idéologiques qui bloquent l’évolution humaine au niveau capitaliste, avec l’armée des juges, policiers, fonctionnaires, professeurs et curés, qui repré-sentent la « civilisation » du capital, en s’appropriant le temps libre créé par la classe ouvrière ? D’où la formule révolutionnaire des Babeuf et Blanqui ces « représentants du parti communiste véritable » : « Vive la force révolu-tionnaire ! À bas la civilisation ! » que Marx a reprise et complétée avec sa formule de l’épanouissement universel de tous les hommes dans la société sans classe, sur la base de la dictature transitoire du travail sur les classes « cultivées » et « éclairées ».

C’est strictement sur une base de classe, bien tranchée et antagonique au système capitaliste et aux classes bourgeoises, et à partir du développement économique réel, que Marx fonde le devenir de la société communiste future, et non sur un réformiste et révisionniste développement graduel, par osmose chez les masses, de la culture existant chez les représentants intellectuels du capital.

3. Le machinisme industriel permet une formation universelle de l’individu aussi bien sur le plan pratique qu’intellectuel. Marx souligne que le capitalisme parcourt deux phases progressives :

a) Le stade de la manufacture, qui assure la transition entre les métiers individuels figés des corporations du Moyen Âge et l’abolition de tout métier [11]. La grande masse de la population est d’abord poussée dans les fabriques, où la division des tâches est encore déterminée par une certaine force physique et adresse de l’ouvrier que l’on astreint de plus en plus à des opérations de détail. La dialectique du développement manufacturier en système industriel mécanique implique que le travail devienne de plus en plus simple, si bien que femmes, enfants et travailleurs non spécialisés prévalent de plus en plus.

b) C’est ensuite le stade de la grande industrie mécanique, qui fait de chaque travailleur le servant, l’appendice de la machine. Le capital engendre par suite l’indifférence de l’ouvrier vis-à-vis du contenu de son travail, puisque dans les pays capitalistes développés il passe d’une branche de production à l’autre, n’étant intéressé à ce changement que par une rémunération supérieure. Sous le capitalisme, cette indifférence, possible seulement par le fait que partout le travail est devenu simple, permet une mobilité croissante de la main-d’œuvre qui devient infiniment fluide (les pays de l’Est freinent au maximum ce mouvement dans un but de conservation !), mais ce n’est que dans le communisme que ces changements d’activité exprimeront et serviront le développement en tous sens de l’homme[12].

La tendance du capital est, par ailleurs, d’incorporer la science dans la machine en agissant en tous sens sur l’ouvrier qui a perdu ses traits professionnels. La force de travail vivante est dès lors entièrement soumise au procès réel du capital, fonctionnant selon les lois physiques et procédés chimiques, scientifiques, du machinisme. Certes, le capital développé ne fait qu’accentuer la division du travail qu’il reproduit de façon toujours plus monstrueuse, mais de la spécialité à vie de manier un outil de détail il a fait la « spécialité » à vie de servir une machine, entre autres, du système mécanique de l’atelier. Tout le métier s’est incorporé dans la machine et le système des machines, et le travail vivant est devenu absolument simple : des machines servent même à fabriquer les machines.

Le procès de production désormais social est combiné et analysé systématiquement en une application utile des sciences naturelles après qu’il a fait découvrir les quelques grandes formes fondamentales du mouvement – de la mécanique : « La technologie découvrit le petit nombre de formes fondamentales par lesquelles, malgré la diversité des instruments employés, tout mouvement productif doit s’accomplir. Ainsi le machinisme le plus compliqué ne cache que le jeu de mouvements mécaniques simples [13]. »

Dans son Droit à la paresse, Lafargue en déduit que les machines, qu’elles fabriquent des saucisses ou d’autres machines, des chaussettes ou de la pâle dentifrice, n’exigent pour produire personne d’autre que le mécanicien [14], l’unique « métier » que l’on apprend très rapidement et qui s’applique à toutes les productions possibles. Comme sa tâche consiste à « veiller au travail d’un mécanisme bien réglé, il peut l’apprendre en très peu de temps, comme il peut transférer ses services d’une machine à l’autre. En variant sa tâche, il peut développer ses idées pour apprendre les combinaisons générales qui résultent de ses travaux et de ceux de ses compagnons [15]». Et Marx d’en conclure : « Dès lors que tout développement spécialisé cesse, le besoin d’universalité, la tendance vers un développement intégral de l’individu commence à se faire sentir. » En effet, « du moment que la forme bourgeoise bornée est tombée, que devient la richesse, sinon l’universalité des besoins produite dans l’échange universel [16]», soit « le développement de la richesse de la nature humaine comme but en soi [17]» ?

L’espace du temps libre[modifier le wikicode]

Dans les programmes ouvriers, Marx a fixé les objectifs et les normes de la lutte du prolétariat révolutionnaire, sans lesquels il n’est pas d’émancipation possible. Ces normes ne font qu’accélérer et précipiter le mouvement économique déterminé de la société, Ce n’est pas sur le terrain de la morale et de l’esprit, mais sur celui du travail que les problèmes se règlent : « Nous déclarons que la limitation de la journée de travail est une condition préalable sans laquelle tous les autres efforts tendant à l’amélioration et à l’émancipation doivent échouer. Elle est indispensable pour rétablir la santé et l’énergie physique de la classe ouvrière, c’est-à-dire de la grande masse de chaque nation, et lui fournir la possibilité d’un développement intellectuel ainsi que d’une communication sociale et d’une activité politique et sociale [18]. »

Si Marx a attribué une importance aussi fondamentale à la lutte des ouvriers pour la réduction de la journée de travail à dix heures, puis à huit, etc., c’est que, sur le mouvement même de la société capitaliste, les ouvriers avaient greffé leur programme communiste, qui avait en vue l’abolition de la division entre travail nécessaire et surtravail, travail manuel et intellectuel, production et jouissance, savoir et faire, soit l’antagonisme entre classes pauvres, ignorantes et opprimées et classes riches, cultivées et privilégiées, pour en arriver à l’épanouissement de l’homme. Ce faisant, le prolétariat intervient, avec des moyens politiques, comme facteur révolutionnaire de volonté et de conscience, pour mettre en harmonie la socialisation de la production (qu’il a déjà réalisée par son travail dans la base économique) avec la socialisation de la distribution et de la consommation : « Ce n’est qu’avec la gigantesque augmentation des forces productives atteinte par la grande industrie qu’il devient possible de répartir le travail entre tous les membres de la société sans exception (puisque le travail simple est devenu général dans la production), en limitant ainsi le temps de travail de chacun au point qu’il reste assez de temps à tous pour participer aux affaires générales de la société au plan intellectuel aussi bien que pratique [cf. tout le programme ouvrier de Gotha]. Ce n’est donc qu’à partir de ce moment-là que toute classe dominante et exploiteuse est devenue superflue, voire un obstacle au développement social, et ce n’est qu’à partir de ce moment-là aussi qu’elle sera impitoyablement éliminée [19]. »

En répartissant le travail sur tous les membres de la société, on surmonte l’antagonisme entre oisiveté et surtravail et donc aussi entre science et travail. D’un monopole d’une certaine classe de privilégiés, la science se transforme en bien de tous, au contact du travail. Sur la base d’une riche satisfaction de tous les besoins matériels, les besoins spirituels s’épanouissent ensuite.

Pour atteindre ce but final qui correspond à l’abolition de la classe du prolétariat lui-même, Marx se base donc à la fois sur le mouvement économique de la société capitaliste et sur l’action de classe du prolétariat au sein de celle-ci même, et rien ne l’illustre mieux que sa proposition sur l’« éducation » des jeunes prolétaires, pour lesquels il combine, dans les programmes de l’Internationale ouvrière, le travail productif à l’enseignement et aux exercices physiques en vue d’abolir la spécialisation et la division du travail au niveau de l’individu en même temps que de la société.

Dans les textes qui vont suivre, Marx souligne que le capitalisme, à ses débuts révolutionnaires, avait lui-même posé plus ou moins consciemment ce programme d’éducation « polytechnique » que la division croissante du travail a tari ensuite dans le capitalisme, en développant de manière forcenée le travail manuel à un pôle des classes et le travail intellectuel à l’autre. On voit que le capitalisme « développé » ne fait que s’éloigner, ici aussi, de son mouvement progressif d’antan sur la lancée duquel la dictature du prolétariat pouvait se greffer plus aisément, évitant à l’humanité les affres d’une longue dégénérescence.

Une fois la réduction de la journée de travail opérée par la généralisation à tous du travail productif, c’est à une autre puissante synthèse, toute matérielle, que Marx ramène toute la question de l’épanouissement de l’homme : « Même lorsque la valeur d’échange sera abolie, ce sera toujours le travail qui créera la richesse et sera la mesure du coût qu’exige sa production. Mais le temps libre, le temps disponible, sera la richesse elle-même – en partie pour la jouissance des produits, en partie pour la libre activité, qui n’est pas déterminée par l’obligation d’un but extérieur qu’il faut accomplir, dont l’accomplissement est une nécessité de la nature ou un devoir social – comme on voudra.

« Il va de soi qu’à partir du moment où le temps de travail est limité à une mesure normale, il ne s’effectuera plus pour un autre, mais pour moi-même, les oppositions sociales entre patron et homme étant abolies : ce sera du travail vraiment social. Enfin, le travail lui-même, comme base du temps disponible, revêtira un tout autre caractère, en devenant plus libre, et l’homme qui, après avoir travaillé, bénéficiera lui-même de son temps libre, possédera des qualités infiniment supérieures à celles de la bête de somme qu’il était auparavant [20]. »

Pour réaliser ce grand but, il faudra mettre au fur et à mesure en œuvre une organisation, un plan et le travail en commun pour toute l’humanité. Le point de départ en est le marché mondial, avec le développement inouï des moyens de transport et de communication. Dès lors, c’est à un niveau de développement immense des forces productives que l’on peut répartir d’une façon à peu près uniforme la grande industrie dans tous les pays [21]. Cette redistribution « permettra une application technologique consciente à l’agriculture[22] », ainsi qu’un « métabolisme rationnel entre l’homme et la terre sous une forme qui permettra le plein épanouissement humain, tant physique qu’intellectuel [23]».

Ce qui est remarquable, c’est le cheminement, la transition qui va de l’aliénation de l’homme à sa réalisation pleine et entière, par le renversement total de la praxis actuelle et l’élimination des superstructures de contrainte physique et intellectuelle. Les voies à ce changement sont platement matérielles. L’exemple de l’abolition des différences entre ville et campagne l’illustre de manière frappante.

L’ultime moyen : la concentration[modifier le wikicode]

Marx part, dans son programme, de la séparation entre ville et campagne, qui fait du paysan un être qui dispose d’avantages naturels pour se développer physiquement, mais est ignare et « barbare » (ce qui ne manque d’ailleurs pas de rejaillir sur son développement physique), tandis que l’ouvrier des villes est physiquement atrophié et intellectuellement mutilé. Cependant, si les individus aliénés sont de la sorte dépouillés de leur humanité, la ville devient le centre de ce que l’on appelle dans ces conditions la « civilisation » : « Avec la ville, on a en même temps la nécessité de l’administration, de la police[24] , des impôts, etc., bref, de la vie collective et de la politique [25]. » Et Marx nous donne aussitôt une synthèse qui rassemble de nouveau en une formule tous les fils et articulations de la question : « La ville est déjà la donnée de la concentration de la population, des instruments de production, du capital, des jouissances, des besoins, alors que la campagne est précisément la donnée contraire, qui suscite l’isolement et la parcellarisation [26]. »

C’est la ville, avec son monopole et sa concentration, dans le monde infect de l’aliénation, qui prépare la synthèse de l’homme social qui « monopolisera et concentrera » aussi en lui tout le savoir, les arts et le faire de la société supérieure dans laquelle il vivra. On sait que l’Allemagne de cet après-guerre, disloquée et décapitée, n’a plus été en mesure de produire la moindre œuvre littéraire ou artistique, voire cinématographique, de haute qualité. L’explication matérialiste en est qu’elle a perdu sa capitale, et que Bonn n’est rien de plus qu’un nid de province, où se fait le jeu parlementaire, alors que la politique et l’économie se décident ailleurs, bref qu’il n’est plus de centrali-sation possible pour les superstructures artistiques de ce pays. Le prestige culturel de la France dans le monde jusqu’à la veille de la dernière guerre ne s’explique pas du tout par les qualités intellectuelles des Parisiens ou des Français, mais par le fait que la France représentait d’une certaine manière les superstructures « culturelles » de l’Occident, à la suite des traditions de centralisation que l’on trouve, par exemple, dans les cours des derniers grands rois de France. De la sorte, la capitale attirait les talents de tous ceux « qui montaient à Paris » et y exprimaient la diversité et la complexité de leurs pays et de leurs situations, en leur donnant la marque de l’universalité à la mode « parisienne ». De nos jours, le centre américain de l’impérialisme mondial tend, avec les moyens d’expression modernes que sont le cinéma et la télévision, à monopoliser les talents du monde entier, en plus de la centralisation économique, monétaire, boursière et politique. D’où notre thèse selon laquelle le capitalisme ne tombera que si l’on touche au cœur le monstre américain.

Les prétendus communistes, qui se décentralisent eux-mêmes de plus en plus vis-à-vis de leur Mecque d’antan, peuvent se plaindre de cette évolution du capitalisme, parce qu’ils représentent la libre petite entreprise et les capitalistes moyens de leur pays contre les « monopoles ». Les révolutionnaires y voient, au contraire, le maximum de développement que peut atteindre la base productive du capitalisme et y trouvent les conditions archimûres pour réaliser le mode de distribution communiste dans lequel l’homme atteindra son plein épanouissement.

Certes, la centralisation capitaliste n’est pas la nôtre, mais, selon l’expression d’Engels et de Lénine, c’est le tout dernier développement avant le mode de distribution socialiste. En effet, il suffit à présent pour avoir une seule économie mondiale, qui coordonne et rationalise la production dans tous les pays et permet un épanouissement universel de chaque individu, de HAUSSER cette centralisation, avec ses synthèses universelles, au niveau de toutes les communautés qui se substitueront aux villages et aux villes d’aujourd'hui, afin que les hommes disposent des conditions matérielles de leur développement humain intégral, et que la créativité générale des individus en tous lieux bénéficie en retour à toute l’humanité.

Synthèse universelle[modifier le wikicode]

En somme, Marx et Engels résument les mesures tendant à une formation universelle de tous dans le principe selon lequel l’enseignement doit être combiné au travail productif, afin de surmonter l’opposition entre travail intellectuel et corporel, ce pour quoi il faut que, dès l’enfance, l’homme soit entraîné au travail physique et spirituel. Cela suppose que les tâches corporelles pénibles cessent d’être méprisées, et que l’on s’approprie des connaissances, des capacités et un savoir-faire pratiques dans toutes les branches d’activité. Les capacités intellectuelles, indispensables à cette mobilité, ne doivent pas s’exercer seulement au cours de l’enfance et de la jeunesse, mais durant tout le reste de la vie : la formation et la créativité vont toujours de pair, et dans le communisme cela s’exprime dans le fait que l’on n’y reproduit pas simplement le mode de production et de vie, comme sur la base du capital, mais que l’on y crée sans cesse des rapports, des objets et des hommes nouveaux. L’effet ne peut en être qu’une riche diversification des besoins tant matériels que spirituels.

En opposition à l’unilatéralité de l’éducation illuministe des classes privilégiées du passé, la combinaison du travail productif et intellectuel donnera, en outre, une hygiène du corps, créant une esthétique qui transfigurera le monde matériel aussi bien que spirituel, en donnant une impulsion naturelle aux forces humaines de tout genre [27].

Dès lors, dans l’activité associée (qui seule permet le développement en tous sens de chaque individu), il y aura fusion entre la théorie et la pratique, et l’activité en deviendra scientifique, consciente et volontaire, pour dominer les forces objectives aveugles qui réglaient l’homme lui-même jusque-là.

Dans le système de formation que Marx prône pour le prolétariat, l’activité productive des enfants et adolescents est nécessaire pour assurer « une base pratique à une activité scientifique ». L’activité pratique est aussi bien l’occasion d’acquérir une expérience utile que la possibilité d’appliquer et de contrôler le savoir théorique, voire de le développer. La classe prolétarienne anticipe, dès la société capitaliste, sur cette praxis scientifique créatrice : même si les rapports capitalistes séparent de manière brutale le savoir du faire au sein de la production, dans son action politique révolutionnaire, le parti de classe, en suivant le mouvement matériel du devenir vers le communisme, agit sur une base déterminée, scientifique, tout autre qu’improvisée, en façonnant et en créant des rapports nouveaux : c’est sur ce terrain qu’on assiste en premier au renversement révolutionnaire de la praxis traditionnelle des sociétés de classe, qui est dictée par les forces aveugles de l’économie. Selon l’expression de Marx, dès lors qu’elles déploient une activité révolutionnaire, la « théorie gagne (et imprègne) les masses révolutionnaires ».

L’un des gaspillages les plus inouïs de l’actuelle société capitaliste est certainement dû au fait que les « oisifs » disposent de tout l’appareil scientifique et artistique de la société et ne font pas, tandis que ceux qui sont actifs dans la production tâtonnent dans l’ignorance [28]. De par la simple combinaison du savoir et du faire, le socialisme suscitera un accroissement de forces productives et de richesses qui dépassera de loin celui que l’humanité a enregistré en passant du féodalisme au capitalisme. Cependant, son originalité en est que cette amélioration ne portera plus tant sur les biens matériels, mais avant tout sur l’enrichissement spirituel et l’essor de l’homme, et c’est par répercussion que le monde des richesses s’en trouvera transformé et illuminé.

Dialectique du progrès et de l’aliénation croissants[modifier le wikicode]

Il y a un fait éclatant qui caractérise notre siècle, et qu’aucun parti ne saurait contester : d’un côté, nous avons vu s’éveiller à la vie des forces industrielles et scientifiques qu’on n’aurait pu imaginer à aucune époque antérieure de l’histoire humaine ; de l’autre, surgissent les symptômes d’une décadence telle qu’elle éclipsera même les horreurs fameuses du déclin de l’Empire romain [29].

Mais, de nos jours, chaque chose apparaît grosse de son contraire : la machine, qui possède le merveilleux pouvoir d’abréger le travail et de le rendre plus productif, suscite l’étiolement de la force de travail en même temps qu’elle la suce jusqu’à la moelle.

Les nouvelles sources de la richesse se muent en source de misère par une malédiction qui peut sembler étrange : on dirait que chaque victoire de la science se paie par la déchéance de l’homme et de son caractère. À mesure que l’humanité se rend maître de la nature, il semble que l’homme tombe sous le joug d’autres hommes ou celui de sa propre infamie. Il apparaît même que la sereine lumière de la science ne puisse briller que sur l’arrière-fond de l’ignorance . Toutes nos inventions et tous nos progrès ne paraissent avoir d’autre résultat que de doter de vie et d’intelligence les forces matérielles, et d’abêtir l’homme en le ravalant au niveau d’une force purement physique.

Les conditions sociales de notre temps ont déterminé ce fait patent, écrasant et indéniable : l’industrie moderne et la science sont en opposition antagonique avec la misère et la déchéance modernes, autrement dit il y a antagonisme entre les rapports sociaux et les forces productives de notre temps. Certains partis peuvent le déplorer ; d’autres souhaiter être débarrassés des conquêtes de la technique moderne et, du même coup, des conflits modernes ; ou bien encore ils peuvent se figurer qu’un progrès aussi remarquable dans le domaine de l’industrie implique, pour prendre tout son essor, un recul non moins remarquable dans l’ordre politique. Pour notre part, nous ne sommes pas un instant dupes du caractère perfide de ceux qui insistent sur le caractère éternel de ces contradictions. Nous savons que les nouvelles forces de la société ont uniquement besoin, pour acquérir un effet bienfaisant, d’hommes nouveaux, qui les maîtriseront – nous avons parlé des ouvriers.

Or ils sont le produit des temps nouveaux – comme les machines elles-mêmes. Dans les symptômes qui embrouillent la bourgeoisie, l’aristocratie et les piètres prophètes d’un déclin, nous reconnaissons notre vaillant ami Robin Godfellow[30] – la vieille taupe qui sait si obstinément saper le sous-sol de l’actuelle société, ce remarquable mineur de fond : la révolution.

Les ouvriers anglais sont les premiers-nés de l’industrie moderne. Ils ne seront sans doute pas les derniers à soutenir la révolution sociale engendrée par cette industrie, puisque cette révolution n’est rien d’autre que l’émancipation de leur propre classe dans le monde entier, cette classe étant aussi universelle que le règne du capital et l’esclavage du salariat. Je connais les luttes héroïques soutenues par la classe ouvrière anglaise depuis le milieu du siècle dernier – ces luttes, bien que mises sous le boisseau ou retouchées par les historiens bourgeois, n’en sont pas moins glorieuses.

Au Moyen Âge, il existait en Allemagne un tribunal secret, la Sainte Vehme, qui vengeait les crimes commis par la classe dominante. Quand on voyait une maison marquée d’une croix rouge, on savait que son propriétaire avait été jugé par la Sainte Vehme. Or, de nos jours, toutes les maisons bourgeoises d’Europe sont marquées de cette mystérieuse croix rouge. Le juge, c’est l’histoire ; l’exécuteur de la sentence, c’est le prolétariat.

Le prolétariat, classe la plus inculte et la plus féconde[modifier le wikicode]

C’est ainsi que l’Angleterre montre ce fait remarquable : plus une classe est au bas de la société et est « inculte » au sens courant du terme, plus elle est proche du progrès et a d’avenir [31]. En somme, c’est ce qui caractérise toute époque révolutionnaire. Ainsi, par exemple, lors de la révolution religieuse, dont le produit a été le christianisme, on s’aperçut que « bienheureux sont les pauvres », que « la sagesse de ce monde est devenue folie », etc. Or ce signe avant-coureur d’une grande révolution n’est jamais apparu avec autant de netteté et si fortement délimité qu’à présent en Angleterre. Alors qu’en Allemagne le mouvement part de la classe non seulement cultivée, mais encore savante[32] , en Angleterre les couches cultivées et même les savants sont aveugles et sourds à tous les signes du temps. L’incurie la plus sordide règne dans les universités anglaises, en comparaison desquelles les établissements allemands d’enseignement supérieur sont encore en or. C’est un fait connu de tout le monde. Mais que dire des travaux des premiers théologues anglais et même d’une partie des premiers naturalistes anglais ! Quels ouvrages misérables et réactionnaires voyons-nous dans la masse des « listes hebdomadaires des nouveaux livres » ! On ne peut s’en faire une idée sur le continent. L’Angleterre est certes la patrie de l’économie politique ; mais qu’en est-il de cette science parmi les professeurs et les politiciens, dans la pratique ? La liberté du commerce d’Adam Smith a été poussée jusqu’à la conséquence absurde de la théorie de la population de Malthus et n’a rien produit d’autre qu’une version civilisée nouvelle de l’ancien système de monopole, qui trouve chez les actuels tories ses représentants et combat avec succès les absurdités malthusiennes – mais se trouve tout de même à la fin entraînée dans le sillage de ces mêmes théories. Partout ce n’est qu’inconséquence et hypocrisie, tandis que les travaux économiques les plus frappants des socialistes et en partie aussi des chartistes sont écartés avec mépris et ne trouvent de lecteurs que dans les classes basses. La Vie de Jésus de Strauss a été traduite en anglais, mais nul éditeur « respectable » n’a voulu la faire imprimer. À la fin, elle fut publiée par fascicules, à 3 pence chacun, chez un éditeur de second plan, un antiquaire énergique. C’est ce qui se produisit aussi avec les traductions de Rousseau, de Voltaire, d’Holbach, etc. Byron et Shelley ne sont lus pratiquement que dans les couches basses – l’œuvre de ce dernier ne saurait figurer sur la table d’aucune personne « respectable » sans qu’elle ne tombe dans le pire discrédit [33]. On en est donc là : heureux sont les pauvres, car le royaume des cieux leur appartient, et avant longtemps sans doute aussi le royaume de ce monde.

Lorsqu’au milieu de notre siècle un étranger cultivé s’installait en Angleterre, ce qui le frappait le plus et ne pouvait pas lui échapper, c’était la bigoterie religieuse et la bêtise de la « respectable »bourgeoisie anglaise[34]. Nous étions tous alors des matérialistes ou pour la plupart des libres penseurs, et il nous paraissait incompréhensible que presque tous les gens cultivés en Angleterre crussent à toutes les choses les plus miraculeuses et que des géologues même – par exemple Buckland et Mantell – déformassent les faits de leur science afin de ne pas contredire trop ouvertement les mythes des histoires incohérentes de la Création. Ce qui nous était enfin incompréhensible, c’est que, pour trouver des gens qui osaient appliquer leur raison dans le domaine religieux, il fallait aller chez les non cultivés, la « masse brute » comme on l’appelait alors, chez les ouvriers, notamment les socialistes owénites.

Dans le domaine des sciences historiques, y compris de la philosophie, l’ancien esprit théorique sans ménagement a entièrement disparu en même temps que la philosophie classique [35]. L’éclectisme dépourvu de conscience, égards craintifs eu égard à la carrière et à la rémunération, voire l’arrivisme le plus vulgaire occupent désormais l’avant-scène. Les représentants officiels de cette science sont devenus les idéologues sans fard de la bourgeoisie et de l’État existant – à une époque cependant où tous deux sont entrés en opposition directe avec la classe ouvrière.

Et ce n’est plus que chez la classe ouvrière que continue de subsister sans régression le sens théorique allemand. Il ne peut être liquidé, car ici point d’égards au carriérisme, à la course au profit, à la gentille protection des autorités supérieures ; au contraire, plus la science avance avec sérénité et sans égards, plus elle se trouve en harmonie avec les intérêts et les aspirations des ouvriers [36]. La nouvelle orientation a découvert dans l’évolution du travail la clé pour comprendre toute l’histoire de la société et s’est tournée d’emblée de préférence vers la classe des travailleurs. De fait, elle y trouva un accueil et un écho qu’elle ne pouvait chercher ni attendre auprès de la science officielle.

La littérature d’aujourd’hui[modifier le wikicode]

Parmi tous les gros livres et minces brochures qui ont paru l’an dernier en Angleterre pour l’amusement ou l’édification du « monde cultivé », l’ouvrage de Carlyle est le seul qui vaille d’être lu [37]. Tous les romans aux nombreux volumes avec leurs intrigues mélancoliques ou égrillardes, tous leurs commentaires exemplaires et insignifiants, savants et communs de la Bible – car il se trouve que les romans et livres pieux sont les deux articles de grande série de la littérature anglaise – tous ces livres vous pouvez tranquillement ne pas les lire [38]. Peut-être trouverez-vous quelques livres sur la géologie ou l’économie, l’histoire ou la mathématique, qui renferment un petit brin de nouveauté – mais ce sont des choses que l’on étudie, et qu’on ne lit pas ; il s’agit là de science compartimentée et desséchée, de plantes dont la racine a été arrachée depuis longtemps de la terre commune des hommes dont elles tiraient leur nourriture. Cherchez tant que vous voulez, l’ouvrage de Carlyle est le seul qui ait des résonances humaines, qui traite de rapports humains et recèle une trace de conceptions humaines. [...]

Il n’y a que la partie ignorée sur le continent de la nation anglaise, c’est-à-dire les ouvriers, les parias, les pauvres, qui soit vraiment respectable, malgré toute sa grossièreté et ses mœurs dissolues. C’est d’elle seulement que peut venir le salut en Angleterre, c’est en elle que se trouve encore une matière susceptible d’évoluer. Elle n’a aucune éducation, mais elle est sans préjugés, elle est encore susceptible de développer une énergie pour une action à l’échelle nationale – elle a encore un avenir. L’aristocratie – et celle-ci inclut de nos jours aussi les classes moyennes – a épuisé son rôle ; ce qui lui restait d’idées à appliquer a été rendu pratique et brûlé jusqu’à ses dernières conséquences, et son empire avance à grands pas vers sa fin.

Éloge des prolétaires incultes[modifier le wikicode]

Le chartisme tire sa force des ouvriers, des prolétaires [39].

Les socialistes (de la réforme) ne cessent de se plaindre des mœurs dissolues des classes inférieures, mais ne voient pas que cette dissolution des mœurs recèle l’élément du progrès social [40]... Comme ils n’admettent aucune évolution historique, ils veulent atteindre directement l’état communiste, et ignorent le point de départ actuel du mouvement.

Deux cent mille hommes – et quels hommes[41] ! Des hommes qui n’ont rien à perdre, dont les trois quarts n’ont qu’un lambeau sur le corps, d’authentiques prolétaires et sans-culottes, et en plus des Irlandais, de sauvages, d’indomptables, de fanatiques Gaëls. Il faut avoir vu les Irlandais pour s’en faire une idée. Donnez-moi deux cent mille Irlandais, et je vous fous toute la monarchie anglaise en l’air [42].

L’Irlandais est un enfant de la nature ; il est insouciant, gai et mange des pommes de terre. De sa lande où il a grandi dans une misérable chaumière, en se nourrissant de maigres aliments et de thé léger, il est lancé dans notre civi-lisation. La faim le pousse vers l’Angleterre. Dans les villes et les fabriques anglaises, au milieu des machines et des égoïsmes glacés, il voit s’éveiller ses passions. Que signifie l’épargne pour cet enfant de la nature, simple et rude, qui a passé sa jeunesse à jouer dans la lande et à mendier sur les grands che-mins ? Ce qu’il gagne, il le dépense follement ; puis il a faim jusqu’à ce qu’il retrouve du travail ; mais, il est habitué à la faim. Lorsqu’il retourne chez lui, il va récupérer sa famille sur les grands chemins où elle s’est dispersée pour mendier, et ils se retrouvent si possible tous autour du pot de thé que la mère traîne toujours avec elle...

Le travail capitaliste n’est pas du travail[modifier le wikicode]

Surveiller les machines, renouer les fils cassés, ce ne sont pas là des activités qui demandent à l’ouvrier un effort de pensée, cependant, d’un autre côté, elles l’empêchent d’occuper son esprit avec autre chose [43]. En même temps, nous avons vu que ce travail n’accorde non plus aucune place au jeu des muscles, à l’activité physique. De la sorte, ce n’est pas à proprement parler du travail, c’est un ennui pur et simple, l’ennui le plus paralysant et le plus déprimant qui soit – l’ouvrier de l’usine est condamné à laisser péricliter toutes ses forces physiques et intellectuelles dans cet ennui, son métier consistant à se faire suer toute la journée depuis l’âge de huit ans. À cela s’ajoute qu’il ne saurait s’en distraire un instant – la machine à vapeur tourne toute la journée, les rouages, les courroies et les broches bourdonnent et cliquètent sans arrêt à ses oreilles. Veut-il se reposer, ne serait-ce qu’un instant, et voilà que surgit le surveillant avec son carnet d’amendes à la main.

Cette condamnation à être enterré vivant dans l’usine, a surveiller interminablement une machine inlassable, est éprouvée par l’ouvrier comme la pire des tortures. Elle a d’ailleurs un effet absolument abrutissant tant sur l’organisme que sur les facultés mentales de l’ouvrier. On ne saurait inventer de meilleure méthode d’abêtissement que le travail d’usine. Ce n’est qu’en se révoltant contre son sort et contre la bourgeoisie qu’il lui est possible de sauver sa raison, voire de développer et d’aiguiser son intelligence, plus que les autres. Mais si cette indignation contre la bourgeoisie ne devient pas le sentiment prédominant chez les ouvriers, ils tombent nécessairement dans l’alcoolisme et ce que l’on appelle couramment la démoralisation.

Science, force du capital[modifier le wikicode]

Dans son traité sur L’Économie des machines et des manufactures, l’économiste bourgeois Babbage écrit[44] : « La progression continuelle du savoir et de l’expérience est notre grande force. » Cette progression, ce progrès social appartient au capital, et il l’exploite à fond. Toutes les formes de propriété antérieures condamnent la majeure partie de l’humanité à être esclave, pur instrument de travail. L’évolution historique et politique, l’art, la science, etc., se déroulent dans les hautes sphères au-dessus de cette masse laborieuse. Le capital, lui, commence par faire prisonnier le progrès historique et le met au service de la richesse.

Tous les progrès de la civilisation, c’est-à-dire toute augmentation des forces productives sociales ou, si l’on veut, des forces productives du travail lui-même n’enrichissent pas l’ouvrier, mais le capital. Il en va de même des résultats de la science, des inventions, de la division et de la combinaison du travail, de l’amélioration des moyens de communication, de l’action du marché mondial ou de l’emploi des machines. Tout cela augmente uniquement la force productive du capital, c’est-à-dire la puissance qui domine le travail. En effet, comme le capital se trouve en opposition avec l’ouvrier, tout cela ne fait qu’accroître la domination objective sur le travail [45].

Dans son History of the Middle and Working Classes.... 3e édition, Londres, 1835, John Wade affirme :

« Le travail est l’agent qui rend le capital productif de salaires, de profit ou de revenus. [...] Le capital est de l’industrie emmagasinée, assurant son propre développement en des formes nouvelles et équivalentes ; c’est une force collective [...].

Le capital est un simple synonyme de civilisation » (p. 164).

L’association des travailleurs – la coopération et la division du travail, comme conditions fondamentales de la productivité du travail – de même que toutes les forces productives qui déterminent l’intensité et l’extension pratiques du travail apparaissent comme forces productives du capital. Aussi la force collective et le caractère social du travail sont-ils la force collective du capital. Il en est de même de la science, de la division du travail et de l’échange qu’implique cette division des tâches. Toutes les puissances sociales de la production sont des forces productives du capital, et celui-ci apparaît donc comme le sujet de celles-là [46].

La science, étrangère à l’ouvrier jusque dans la production[modifier le wikicode]

[Dans les entreprises mécanisées], l’activité se manifeste comme le seul fait de la machine, l’ouvrier surveillant l’action transmise par la machine aux matières premières et la protégeant contre les dérèglements.

Avec l’outil, c’était tout le contraire : le travailleur l’animait de son art et de son habileté propre, car le maniement de l’instrument dépendait de sa virtuosité. En revanche, la machine, qui possède habileté et force à la place de l’ouvrier, est elle-même désormais le virtuose, car les lois de la mécanique agissant en elle l’ont dotée d’une âme. Pour rester constamment en mouvement, elle doit consommer, par exemple, du charbon et de l’huile (matières instrumentales), comme il faut à l’ouvrier des denrées alimentaires.

L’activité de l’ouvrier, réduite à une pure abstraction, est déterminée en tous sens par le mouvement d’ensemble des machines ; l’inverse n’est plus vrai. La science contraint, de par leur construction, les éléments inanimés de la machine à fonctionner en automates utiles. Cette science n’existe donc plus dans le cerveau des travailleurs : au travers de la machine, elle agit plutôt sur eux comme une force étrangère, comme la puissance même de la machine.

L’appropriation du travail vivant par le capital acquiert, dans la machinerie, une réalité immédiate : la production est alors un procès d’analyse découlant directement de la science et une application des lois mécaniques et chimiques permettant à la machine d’effectuer le même travail que l’ouvrier autrefois. Cependant, la machinerie ne connaît un tel développement que lorsque l’industrie a déjà atteint un niveau très élevé, que le capital a emprisonné toutes les sciences à son service et que, de plus, la machinerie existante lui procure déjà d’appréciables ressources.

L’invention devient alors une branche des affaires, et l’application de la science à la production immédiate détermine les inventions, en même temps qu’elle les sollicite [47].

On mesure le niveau de développement déjà atteint par le mode de production capitaliste – ou dans quelle mesure le capital représente lui-même la présupposition de sa production ou est sa propre condition – au volume que représente le capital fixe, du point de vue non seulement quantitatif, mais encore qualitatif.

En somme, la force productive sociale du travail se manifeste, dans le capital fixe, comme une propriété inhérente au capital. Elle englobe aussi bien les forces scientifiques que la combinaison des forces productives sociales au sein du procès de production, et en fin de compte l’adresse extraite du travail immédiat et transposée dans la machine, dans la force productive morte.

La division et l’association du travail au sein du procès de production constituent une augmentation de la force productive, une machine qui ne coûte rien au capital. Elles supposent des travaux à une grande échelle, c’est-à-dire un développement considérable du capital et du travail. Une autre force productive qui ne coûte rien au capital, c’est la force de la science. (Il va de soi qu’il faut toujours payer une certaine contribution pour les curés, les maîtres d’école et les savants, si grande ou si mince que soit leur force scientifique[48].) Mais les forces de la science ne peuvent être appropriées qu’au moyen de l’utilisation des machines (en partie aussi dans le procès chimique).

La croissance de la population est de même une force productive qui ne coûte rien au capital...

Il en est de la science comme des forces naturelles. Une fois découvertes, les lois de la déviation de l’aiguille aimantée dans le rayon d’action d’un courant électrique, ou de la production du magnétisme dans le fer autour duquel un courant électrique circule ne coûtent pas un sou au capital [49].

Enfin, depuis 1825, presque toutes les nouvelles inventions furent le résultat des collisions entre ouvriers et l’entrepreneur qui cherchait à tout prix à déprécier la spécialité de l’ouvrier [50]. Après chaque nouvelle grève tant soit peu importante, surgit une nouvelle machine. L’ouvrier voyait si peu dans l’application des machines une espèce de réhabilitation, de restauration, comme dit M. Proudhon, qu’au XVIIIe siècle, il résista pendant bien longtemps à l’empire naissant de l’automate.

Vous dites que la technique dépend pour une grande part du niveau de la science [51]. Or celle-ci dépend infiniment plus du niveau et des exigences de la technique. Quand la société a un besoin technique, cela donne plus d’impulsion à la science que ne le feraient dix universités. Toute l’hydrostatique (Torricelli, etc.) a été suscitée, en Italie aux XVIe et XVIIe, siècles, par le besoin vital de régulariser les torrents de montagne. Nous ne savons quelque chose de rationnel de l’électricité que depuis qu’on a découvert son utilisation technique. Mais hélas, en Allemagne, on a pris l’habitude d’écrire l’histoire des sciences comme si elles étaient tombées du ciel.

Bien que l’ouvrage de Ure date de 1835, soit d’une époque où le système de fabrique n’était encore que faiblement développé, il n’en reste pas moins l’expression classique de l’esprit de ce système, non seulement en raison de son franc cynisme, mais encore de la naïveté avec laquelle il divulgue les contradictions absurdes qui hantent la tête des capitalistes [52]. Après avoir développé, par exemple, la doctrine selon laquelle le capital, grâce à l’aide de la science captée à sa solde, « parvient toujours à contraindre à l’obéissance l’ouvrier rebelle », il s’indigne de ce que « l’on accuse parfois la science physique et mécanique de se prêter au despotisme des riches capitalistes et de servir d’instrument pour opprimer la classe pauvre [53]».

La science, instrument d’oppression de classe[modifier le wikicode]

Comme dans la coopération, le corps collectif des ouvriers est dans la manufacture aussi une forme d’existence du capital [54]. La force productive découlant de la combinaison des travaux apparaît donc comme force productive du capital. Mais tandis que la coopération laissait intact le mode du travail individuel, la manufacture la révolutionne et mutile l’ouvrier ; étant incapable de faire un produit indépendant, il devient un simple appendice de l’atelier du capitaliste. Les puissances intellectuelles du travail disparaissent de chez le grand nombre pour élargir leur volume à l’autre pôle. La division du travail manufacturière produit l’opposition des ouvriers aux puissances spirituelles du procès du travail, celles-ci étant la propriété d’autrui et la puissance qui les domine. Ce procès de séparation commence dans la coopération, se développe dans la manufacture et se parfait dans la grande industrie, qui sépare du travail la science en tant que puissance productive autonome, contrainte d’entrer au service du capital (in den Dienst des Kapitals gepresst).

En étant transformé en automate, le moyen du travail fait face, durant le procès du travail, à l’ouvrier lui-même en tant que capital, en tant que travail mort, qui suce la force de travail vivante et la domine [55]. Il en est de même des puissances spirituelles du procès de production qui sont les puissances du capital sur le travail. L’adresse de détail de l’ouvrier individuel, vidé par la machine, disparaît comme une minuscule chose secondaire devant la science, les colossales forces naturelles et le travail social massif qui sont incorporés dans le système de la machinerie.

Frais de production et d’éducation[modifier le wikicode]

Les origines de la classe salariée dans chaque pays, le milieu historique où elle s’est formée, continuent longtemps à exercer la plus grande influence sur les habitudes, les exigences et, par contrecoup, les besoins qu’elle éprouve dans la vie [56]. Contrairement aux autres marchandises, il faut tenir compte d’un élément historique et moral pour déterminer la valeur de la force de travail. Pour un pays, donc à une époque donnée, on a cependant une moyenne déterminée de moyens de subsistance nécessaires.

Le propriétaire de la force de travail est mortel. Si l’on veut donc qu’on en trouve régulièrement sur le marché, comme l’exige la transformation continuelle de l’argent en capital, il faut qu’il s’éternise, « comme s’éternise chaque individu vivant, par la génération ». Les forces de travail que l’usure et la mort viennent enlever au marché doivent être constamment remplacées par un nombre au moins égal de forces nouvelles. La somme des moyens de subsistance nécessaire à la production de la force de travail comprend donc les moyens de subsistance des remplaçants – c’est-à-dire les enfants des travailleurs –, afin que cette singulière race d’échangistes se perpétue sur le marché.

En outre, pour transformer la nature humaine, pour lui faire acquérir aptitude, précision et célérité dans une branche de travail déterminée, c’est-à-dire pour en faire une force de travail développée pour une tâche spéciale, il faut une certaine éducation ou formation, qui coûte elle-même une somme plus ou moins grande d’équivalents en marchandises. Cette somme varie selon le caractère plus ou moins complexe de la force de travail. Les frais d’éducation – très minimes d’ailleurs pour la force de travail simple – entrent donc dans la sphère des valeurs à dépenser pour la production de la force de travail...

Comme les multiples fonctions du travailleur collectif formant l’atelier sont plus ou moins simples ou complexes, inférieures ou élevées, ses organes, c’est-à-dire les forces de travail individuelles qui le composent, exigent des degrés très divers de préparation et de formation professionnelle elles possèdent par conséquent des valeurs très différentes [57]. La manufacture crée en conséquence une hiérarchie des forces de travail à laquelle correspond une échelle graduée des salaires. Si le travailleur individuel est assujetti et annexé, sa vie entière, à une seule et unique fonction, ses diverses opérations sont adaptées à cette hiérarchie d’habiletés et de spécialités naturelles et acquises. Cependant, chaque procès de production exige certaines manipulations, dont le premier venu est capable. Elles aussi sont détachées de leur connexion fluide avec les éléments plus importants de l’activité générale pour être ossifiées en fonctions exclusives, simples.

La manufacture produit ainsi dans chaque métier dont elle s’empare une classe de simples manouvriers que l’artisanat du Moyen Âge ignorait systématiquement. Si elle transforme en virtuosité la spécialité tout à fait unilatérale aux dépens de la capacité de travail intégrale, elle commence aussi à faire une spécialité de l’absence de toute formation professionnelle. À côté de la gradation hiérarchique, il se développe une division simple des travailleurs en habiles et inhabiles. Pour ces derniers, les frais d’apprentissage disparais-sent complètement ; pour les premiers, ils diminuent comparativement à ceux qu’exige l’artisanat ; dans les deux cas, la force de travail baisse de valeur [58]. Des exceptions se produisent seulement lorsque la fragmentation du procès de travail donne parfois naissance à de nouvelles fonctions générales que l’artisanat ignorait ou qui n’y jouaient qu’un rôle inférieur. La dévalorisation relative de la force de travail due à la diminution ou à la disparition des frais d’apprentissage entraîne directement pour le capital un accroissement de plus-value, car tout ce qui raccourcit le temps nécessaire à la production de la force de travail agrandit ipso facto la marge de surtravail [59].

Coûts de l’éducation[modifier le wikicode]

Comment se déterminent les frais de production du travail lui-même[60] ?

Ce sont les frais à engager pour que le travailleur subsiste en tant que travailleur, et pour le former au travail.

Un travail exige-t-il moins de temps de formation ? Les frais de production de l’ouvrier seront donc moindres, et le prix de son travail, son salaire, va être plus bas. Certaines industries ne demandent guère d’apprentissage ; il suffit que le travailleur existe physiquement. Là, les frais de fabrication d’un ouvrier se réduisent pratiquement aux marchandises nécessaires à le maintenir en vie. Le prix de son travail est donc déterminé par celui des moyens de subsistance indispensables.

L’homme, comme la machine, se détériore et doit être remplacé par un autre homme . Outre la quantité de moyens de subsistance nécessaire à son propre entretien, il lui en faut une quantité pour élever un certain nombre d’enfants destinés à le remplacer sur le marché du travail et à perpétuer la race des travailleurs. Enfin, pour former sa force de travail et acquérir une certaine habileté, il dépensera une autre quantité de valeurs.

À mesure que le travail se divise et se simplifie, l’habileté particulière d’un travailleur perd sa valeur [61]. Il se trouve de plus en plus transformé en une simple force productive monocorde, qui n’a plus à faire jouer ses énergies physiques ou intellectuelles. Son travail, n’importe qui pourrait le faire. Le voilà donc entouré de concurrents toujours plus nombreux. Rappelons-nous que, plus le travail est simple et facile à apprendre, plus les frais de production que nécessite son apprentissage sont réduits, et plus le salaire baisse, car il est déterminé, comme le prix de n’importe quelle marchandise, par les frais de production.

Gonflement des classes « cultivées »[modifier le wikicode]

Toutes les formes de surtravail exigent une augmentation de la population[62] : dans la première phase du capitalisme, ce sera l’accroissement de la population ouvrière, et, dans la seconde, celui de la population en général[63] , étant donné qu’il faut alors un développement de la science, etc. De toute façon, la population apparaît toujours comme la source première de la richesse.

Baisse générale de tous les frais d’éducation[modifier le wikicode]

Le travailleur commercial ne produit pas directement de la plus-value [64]. Le prix de son travail est déterminé par la valeur de sa force de travail, c’est-à-dire par les coûts de production de celle-ci. Toutefois, comme pour n’importe quel autre salarié, l’exercice de sa force de travail, comme effort, dépense d’énergie et usure, n’est en aucune façon limité par la valeur de sa force de travail. C’est pourquoi son salaire n’a pas un rapport nécessaire avec la masse de profit qu’il aide le capitaliste à réaliser. Ce qu’il coûte et ce qu’il rapporte au capitaliste sont des grandeurs différentes. Il lui rapporte non pas en créant directement de la plus-value, mais en contribuant à diminuer les frais de réalisation de la plus-value, dans la mesure où il effectue du travail en partie non payé.

Le travailleur commercial proprement dit entre dans la catégorie des salariés les mieux payés, son travail qualifié se situant au-dessus du travail moyen. Cependant, avec le progrès du mode de production capitaliste, son salaire a tendance à baisser même par rapport au travail moyen. Cela est dû, premièrement, à la division du travail à l’intérieur du bureau, qui n’exige plus qu’un développement unilatéral des capacités de travail, obtenu en partie gratuitement par le capitaliste, puisque le travailleur forme lui-même ses aptitudes en exerçant sa fonction, et ce d’autant plus rapidement que la division du travail devient plus unilatérale. Deuxièmement, du fait que la science et l’instruction publique progressent, la préparation professionnelle, les connaissances commerciales et linguistiques, etc., se répandent de manière toujours plus rapide, plus facile, plus générale, et à meilleur compte, d’autant que le mode de production capitaliste oriente de plus en plus vers la pratique les méthodes d’enseignement, etc. La généralisation de l’enseignement primaire permet de recruter cette catégorie professionnelle dans des classes qui, jusque-là, en avaient été exclues et étaient habituées à un mode de vie plus médiocre. En outre, elle accroît l’affluence et donc la concurrence. C’est pourquoi, à quelques exceptions près, la force de travail de ces employés de commerce se dévalue à mesure que la production capitaliste se développe ; leur salaire baisse, alors que leur capacité de travail augmente [65]. Le capitaliste accroît le nombre de ses employés, s’il veut réaliser plus de valeur et de profit. L’accroissement du travail est toujours l’effet et jamais la cause de l’augmentation de la plus-value.

Superstructures et classes bourgeoises[modifier le wikicode]

La Polémique suscitée par A. Smith avec sa distinction entre travail productif et improductif est restée limitée principalement aux dieux mineurs (Storch étant le plus important d’entre eux) ; on ne vit y participer aucun économiste important, personne de qui on pourrait dire qu’il ait découvert quoi que ce soit en économie politique [66]. En revanche, elle est le cheval de bataille des individus de second plan, et particulièrement des pédants compilateurs et auteurs de manuels, des amateurs férus de beau style et des vulgarisateurs. Voici ce qui a suscité cette polémique :

La grande masse des travailleurs prétendument « supérieurs » – fonctionnaires de l’État, militaires, artistes, médecins, prêtres, juges, avocats, etc., qui, non seulement ne sont pas productifs, mais sont essentiellement destructifs, et savent néanmoins s’approprier une grande partie de la richesse « matérielle », soit en vendant leurs marchandises « immatérielles », soit en les imposant de vive force – n’étaient guère flattés de se voir relégués, du point de vue économique, dans la même classe que les bouffons et domestiques et d’être considérés comme des Co consommateurs et parasites vivant aux dépens des véritables producteurs (ou plutôt des agents de la production). C’était une étrange désacralisation des professions qui précisément étaient entourées jusque-là d’une auréole et jouissaient d’une vénération superstitieuse.

L’économie politique, dans sa période classique, tout comme la bourgeoisie elle-même à peine parvenue au pouvoir, s’est montrée sévère et critique vis-à-vis de l’appareil d’État, etc. Plus tard, elle comprend et apprend par expérience – ce qui se révèle aussi dans la pratique – que c’est de ses propres structures que résultent nécessairement toutes ces classes en grande partie totalement improductives, dont elle a hérité.

Ces « travailleurs improductifs » ne créent pas de biens de consommation et leur emploi est donc entièrement déterminé par la façon dont l’agent de la production entend dépenser son salaire ou son profit, quand ils deviennent ou se rendent indispensables à cause des maux physiques (comme les médecins) ou des carences de l’esprit (comme les prêtres) ou enfin des conflits opposant les intérêts privés aux intérêts nationaux (comme c’est le cas des fonctionnaires de l’État, de tous les juristes, des policiers, des soldats). C’est pourquoi ils apparaissent à A. Smith, ainsi qu’au capitaliste industriel et à la classe ouvrière, comme des faux frais de production qu’il convient donc, autant que possible, de réduire au strict minimum et d’obtenir aux moindres frais.

Cependant, sous une forme qui lui est propre, la société bourgeoise va reproduire désormais tout ce qu’elle avait combattu dans la forme féodale ou absolutiste, et ce sera donc l’une des principales tâches des sycophantes de cette société – notamment ceux des classes supérieures – que de justifier, sur le plan de la théorie, la restauration de la fraction purement et simplement parasitaire de ces « travailleurs improductifs », voire d’établir le bien-fondé des prétentions exagérées des éléments indispensables parmi eux. En fait, c’est proclamer que la classe des idéologues, etc., dépend des capitalistes.

Mais deuxièmement, tantôt l’un, tantôt l’autre des économistes démontrait qu’une partie des agents de la production (même de la production matérielle) était « improductive », ce qu’a fait, par exemple, pour le propriétaire foncier, le groupe d’économistes représentant le capital industriel (Ricardo). D’autres (par exemple, Carey) déclarèrent que le commerçant proprement dit est un travailleur improductif. D’autres enfin allèrent jusqu’à affirmer que le capitaliste lui-même était improductif, en s’efforçant pour le moins de réduire ses droits sur la richesse matérielle au salaire, c’est-à-dire à la rémunération d’un « travailleur productif ». Nombre de travailleurs intellectuels semblaient partager ce scepticisme. Il devenait donc urgent de faire un compromis et de déclarer qu’étaient productives toutes les catégories n’appartenant pas directement à celle des agents de la production matérielle. Passe-moi la rhubarbe, je te passerai le séné, et, comme dans la fable des abeilles, il fallait démontrer que, même du point de vue économique, « productif », le monde bourgeois, avec tous ces « travailleurs improductifs », est le meilleur des mondes. C’était d’autant plus urgent que les « travailleurs improductifs » eux-mêmes se livraient à des considérations critiques sur la productivité des classes dont la seule fonction est de consommer les fruits de la terre – voire sur les « agents de la production », tels que les propriétaires fonciers, qui ne font rien du tout, etc. Or il fallait que ceux qui ne faisaient rien du tout aussi bien que leurs parasites trouvent leur place dans le meilleur des mondes possibles.

Troisièmement, à mesure que se développait la domination du capital et qu’il plaçait sous sa dépendance les sphères de la production ne rentrant pas directement dans la création de richesse matérielle, c’est-à-dire à mesure qu’il mettait à son service les sciences positives (sciences de la nature) comme moyens de la production matérielle, les sycophantes subalternes de l’économie politique se crurent obligés de magnifier et de justifier n’importe quelle sphère d’activité, en montrant qu’elle était « en relation » avec la production matérielle, qu’elle en était le moyen. Ils eurent la bonté de faire de tout un chacun un « travailleur productif », au sens le plus strict du terme, c’est-à-dire un travailleur au service du capital, utile, d’une manière ou d’une autre, à l’enrichissement de celui-ci.

Il faut alors préférer des gens comme Malthus qui proclament ouvertement la nécessité et l’utilité des « travailleurs improductifs » et des parasites purs et simples [67].

Promotion sociale de la médiocrité[modifier le wikicode]

La richesse, en tant que telle c’est-à-dire bourgeoise, trouve son expression la plus dynamique dans la valeur d’échange où elle apparaît comme médiation entre les extrêmes de la valeur d’échange et de la valeur d’usage . C’est toujours le moyen terme qui l’emporte sur le rapport économique substantiel, achevé, parce qu’il est la synthèse de tous les contraires si bien qu’il apparaît toujours en fin de compte comme la puissance supérieure et unique par rapport aux extrêmes. De la sorte, le mouvement ou le rapport qui, à l’origine, sert de médiation aux deux extrêmes devient nécessairement, de par sa dialectique même, sa propre médiation : il apparaît comme le seul sujet autonome, les deux extrêmes devenant ses simples éléments après avoir perdu leur autonomie et leur prépondérance.

Ainsi, dans la sphère religieuse, le Christ, de médiateur qu’il était entre Dieu et les hommes – simple moyen de circulation – est devenu leur unité, l’Homme-Dieu et, en tant que tel, il prend plus d’importance que Dieu. Mais les saints l’emportent à leur tour sur le Christ, et les curés enfin sur les saints.

Dans l’économie, la valeur d’échange l’emporte sur la valeur utile, après avoir opéré comme simple intermédiaire. Il en est ainsi de l’argent dans la circulation simple, et du capital qui relie la production et la circulation. Dans le rapport du capital lui-même, l’une de ses formes occupe à son tour la position de la valeur d’usage en face de celle de la valeur d’échange. C’est ainsi que le capital industriel fait figure de producteur vis-à-vis du commerçant qui représente la circulation : le premier est l’élément substantiel, le second l’élément formel, c’est-à-dire la richesse en soi. C’est le capital mercantile qui devient le médiateur entre la production (capital industriel) et la circulation (ensemble des consommateurs), soit entre la valeur d’usage et la valeur d’échange [68]. Il en va de même dans le commerce : le grossiste est l’intermédiaire entre le fabricant et le détaillant, entre le fabricant et le paysan ou entre les divers fabricants – il devient leur centre supérieur. À son tour, le courtier joue ce rôle vis-à-vis du grossiste. Le banquier sert d’intermédiaire entre les industriels et les commerçants, les sociétés par actions à leur tour jouent ce rôle vis-à-vis de la production – et au sommet le financier s’interpose entre l’État et la société bourgeoise.

Aux yeux de Hobbes, la science, et non le travail d’exécution, est la mère de tous les arts[69] : « Les arts d’utilité sociale, tels que la construction de fortifications, de machines et autres engins de guerre, parce qu’ils contribuent à la défense et à la victoire, représentent un pouvoir. Cependant, bien que la véritable mère en soit la science, notamment les mathématiques, on les attribue néanmoins aux artisans parce que c’est la main de l’artisan qui leur a donné le jour – de même, c’est la sage-femme qui passe pour la mère aux yeux du vulgaire. » (Cf. Leviathan, t. 3, p. 75).

Le produit du travail de l’esprit – la science – se tient toujours en dessous de sa valeur, parce que le temps de travail nécessaire à sa reproduction est absolument sans rapport aucun avec le temps de travail qu’exige sa production première : en une heure, par exemple, n’importe quel écolier peut apprendre la théorie des binômes [70].

Le temps libre, base de la civilisation[modifier le wikicode]

Dans les États de l’antiquité, en Grèce et à Rome, l’émigration forcée, qui prenait la forme d’une création périodique de colonies, était un véritable élément constituant de la structure sociale [71]. Tout le système de ces États était construit sur une limitation déterminée du montant de la population : il ne pouvait être dépassé sans mettre en danger les bases mêmes de la civilisation antique. Mais pourquoi en était-il ainsi ? Parce que l’application des sciences naturelles à la production matérielle y était absolument inconnue. Pour demeurer civilisés, les libres citoyens devaient rester peu nombreux [72]. Sinon ils auraient dû subir cette affreuse misère par laquelle les citoyens libres sont transformés en esclaves ; la faiblesse des forces productives faisait que la citoyenneté était liée à un taux numérique donné, auquel il ne fallait pas toucher. Le seul antidote en était donc l’émigration forcée.

À intensité et productivité du travail données, le temps que la société doit consacrer à la production matérielle est d’autant plus court, et le temps disponible pour le libre épanouissement des individus d’autant plus grand, que le travail est distribué avec plus d’uniformité entre tous les membres aptes au travail dans la société, et qu’une couche sociale a moins le pouvoir de se décharger sur une autre de la nécessité de travailler que la nature impose [73]. En ce sens, c’est la généralisation du travail manuel qui pourra réduire la journée de travail à son minimum le plus extrême.

La société capitaliste, elle, fait produire le temps libre par une seule classe, en transformant la vie entière des masses en temps de travail.

Condition de l’épanouissement de l’homme : la suppression de la contradiction entre le temps libre et le temps de travail[modifier le wikicode]

La véritable économie (épargne) porte sur le temps de travail, c’est-à-dire minimum et réduction à un minimum de frais de production [74]. Or il se trouve que cette économie correspond au développement de la force productive. Économiser ne signifie donc pas renoncer à la jouissance, mais développer la puissance et les capacités de la production, et donc en même temps les capacités et les moyens de jouissance.

La capacité de jouissance est condition de la jouissance, et même son moyen premier : cette capacité correspond au développement d’une disposition individuelle et d’une force productive.

Économiser du temps de travail, c’est accroître le temps libre, c’est-à-dire le temps servant au développement complet de l’individu, ce qui agit en retour sur la force productive du travail et l’accroît.

Du point de vue de la production immédiate, le temps économisé peut être considéré comme servant à produire du capital fixe, un capital fixe fait homme (Angl.). Il va de soi, au demeurant, que le temps de travail immédiat ne peut rester enfermé dans sa contradiction abstraite au temps libre – comme c’est le cas dans l’économie bourgeoise. Certes, le travail ne peut devenir jeu, comme le voudrait Fourier, qui a eu le grand mérite de démontrer que le but ultime exige l’abolition non seulement de la distribution actuelle, mais encore du mode de production, même sous ses formes les plus développées.

Le temps libre – pour le loisir aussi bien que pour les activités supérieures – transformera tout naturellement celui qui en jouit en un individu différent, et c’est cet homme transformé qui se présentera ensuite dans le procès de production immédiat. Celui-ci est discipline pour ce qui concerne l’homme qui est en devenir, et exercice en même temps que science expérimentale, science matériellement créatrice qui s’objective pour ce qui concerne l’homme devenu, dans le cerveau duquel vit la science accumulée de la société [75]. Pour tous deux, il s’agit toujours d’un exercice, puisque tout travail[76] exige toujours une activité manuelle pratique ainsi qu’une libre occupation, comme cela se fait dans l’agriculture.

Critique des déformations universitaires et juste instinct des masses[modifier le wikicode]

Tu viens de toucher Kautsky juste au point où il fallait [77]. Sa tendance juvénile à juger péremptoirement a encore été aggravée par la misérable méthode de l’enseignement de l’histoire dans les universités – notamment autrichiennes. On y apprend systématiquement aux étudiants à faire des travaux historiques avec une documentation, dont chacun sait qu’elle est insuffisante pour les études qui doivent être traitées de manière satisfaisante, bref ils doivent traiter de sujets qu’ils connaissent forcément mal et qu’ils doivent néanmoins rédiger de manière juste. C’est ce qui naturellement a rendu Kautsky très téméraire. Vient ensuite la vie de littérateur : écrire pour des honoraires et écrire beaucoup. Si bien qu’il n’a absolument aucune idée de ce qu’est véritablement un travail scientifique. Dans ces conditions, il s’est brûlé profondément les doigts à plusieurs reprises, d’abord avec son histoire de la population, ensuite avec ses articles sur le mariage dans la préhistoire. C’est ce que je lui ai ouvertement fait comprendre en toute amitié sans l’épargner, critiquant sans pitié sur ce plan-là, tout ce qu’il fait. Cependant, il est heureux que je puisse le consoler en lui disant qu’au temps de ma jeunesse où je croyais hardiment tout savoir j’ai appris chez Marx comment il faut travailler. Et c’est ce qui nous est aussi d’un grand secours.

En Allemagne, nous sommes maintenant assez forts pour supporter beaucoup [78]. Un des plus grands services que nous a rendus la loi antisocialiste, c’est qu’elle nous a débarrassés de l’importun homme d’études allemand va-guement socialiste. Nous sommes maintenant assez forts pour digérer même cet homme d’études allemand qui, de nouveau, envahit nos rangs. Vous qui avez déjà fait quelque chose, vous avez dû certainement remarquer combien rares sont les jeunes littérateurs accrochés au parti qui se donnent la peine d’étudier l’économie, l’histoire de l’économie, du commerce, de l’industrie, de l’agriculture, des formations sociales. Combien connaissent de Maurer plus que le nom ? La suffisance du journaliste doit résoudre toutes les difficultés, mais les résultats ne valent pas mieux ! Ces messieurs ont l’air de croire que tout est assez bon pour les ouvriers. Si ces messieurs savaient que Marx estimait que ses meilleures œuvres n’étaient pas encore assez bonnes pour les ouvriers et qu’il considérait comme un crime d’offrir aux ouvriers quelque chose qui fût au-dessous du parfait [79]!

En Allemagne, un esprit pourri gagne notre parti, non pas tant les masses que les dirigeants (ceux qui viennent des classes supérieures et des rangs « ouvriers ») [80]. Le compromis avec les lassalléens a également conduit à un compromis avec des médiocrités, à Berlin (par le truchement de Most) avec Dühring et ses « admirateurs », et ailleurs avec toute une bande d’étudiants et de docteurs super-intelligents qui veulent donner au socialisme un tour « supérieur, idéal », en substituant à la base matérialiste (qui réclame une étude sérieuse et objective, si l’on veut opérer à partir d’elle) leurs fétiches de la Justice, de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité. Le Dr Höchberg, qui édite la Zukunft, est un représentant de cette tendance ; il a « acheté » sa place dans le parti – je suppose dans les intentions les plus sublimes, mais je me fiche des « intentions ». Rarement quelque chose de plus misérable que son programme de la Zukunft n’a vu la lumière du jour avec plus de « modestie prétentieuse ».

Quant aux ouvriers, lorsqu’à l’instar de Monsieur Most et consorts ils abandonnent leur métier pour devenir des littérateurs de profession, ils créent chaque fois des ravages « théoriques » et sont toujours disposés à s’associer avec la caste des prétendus « gens cultivés ». Or, précisément, ce qui nous a coûté plusieurs décennies de travail et de peine énormes pour balayer hors de l’esprit des ouvriers allemands et ce qui leur donnait un poids théorique (et donc pratique aussi) supérieur à celui des Français et des Anglais, à savoir le socialisme utopique et les jeux d’imagination sur les constructions futures de la société, c’est ce qui s’étale de nouveau dans notre presse et sous une forme plus creuse, non seulement si on la compare à celle des grands utopistes fran-çais et anglais, mais même avec Weitling. Il est évident que l’utopisme, qui avant le temps du socialisme matérialiste et critique renfermait ce dernier en germe, ne peut plus être, s’il revient par la suite, que niais, insipide et de fond en comble réactionnaire.

Le Vorwärts semble avoir comme principe essentiel ces derniers temps de ne publier que ce que les Français appellent de la « copie », et ce, d’où qu’elle vienne. Par exemple, dans les derniers numéros, un gaillard qui ne connaît pas l’A.B.C. de l’économie politique s’est mis à faire de grotesques révélations sur les « lois » des crises : il ne nous révèle que son propre effondrement « intérieur » [81]. Il y a ensuite ce futé polisson de Berlin à qui l’on permet de faire imprimer aux frais du « peuple souverain » ses pensées hétérodoxes sur l’Angleterre et les niaiseries panslavistes les plus plates dans une série d’articles qui n’ont ni queue ni tête.

C’en est plus qu’assez !

... Ces prétendus « éléments cultivés » sont en réalité de parfaits ignorants et des philanthropes qui se rebellent de toutes leurs forces contre l’étude [82]. Contrairement aux vœux de Marx et en dépit des avertissements que je prodigue depuis de longues années, on ne les a pas seulement admis dans le parti, mais on leur a encore réservé les candidatures au Reichstag...

... On veut fonder un organe officiel du parti à Zurich – le Sozialdemokrat –, et la direction, sous le très haut contrôle de ceux de Leipzig, doit en être confiée aux Allemands de Zurich (Höchberg, Bernstein et Schramm), dont je ne peux vraiment pas dire qu’ils m’inspirent confiance [83]. En effet, ne trouve-t-on pas de fort curieuses choses dans la revue sociale et scientifique du Jahrbuch, éditée par Höchberg, qui fait partie de ces Allemands. D’après ce qu’on y lit, le parti aurait eu tort de se présenter comme un parti ouvrier ; il se serait attiré lui-même la loi antisocialiste en raison de ses attaques inutiles contre la bourgeoisie ; en outre, il ne s’agit pas de faire la révolution, mais de suivre un long processus pacifique, etc. Ces lâchetés absurdes apportent évidemment de l’eau au moulin de Most, et il se met en devoir de les exploiter, comme tu as pu le voir dans les derniers numéros de la Freiheit.

Ceux de Leipzig nous ont demandé de collaborer au nouvel organe, et nous avions effectivement accepté ; mais lorsque nous avons appris à qui devait en revenir la direction immédiate, nous avons décliné leur offre – et depuis la parution de ce Jahrbuch nous avons complètement coupé les relations avec ces gens qui veulent introduire de telles niaiseries et de telles méthodes de lèche-cul dans le parti : Höchberg et ses compères. Ceux de Leipzig ne tar-deront pas à remarquer quels alliés ils se sont dégotés là. De toute façon, il va bientôt être temps d’intervenir contre ces philanthropiques grands et petits bourgeois, ces étudiants et docteurs qui se faufilent dans le parti allemand et qui veulent diluer la lutte de classe du prolétariat contre ses oppresseurs en une institution générale de fraternisation entre les hommes – et ce au moment même où les bourgeois, avec lesquels on voudrait que nous fraternisions, nous déclarent hors la loi, anéantissent notre presse, dispersent nos réunions et nous livrent à l’arbitraire policier sans phrase. Il n’est pas concevable que les ouvriers allemands marchent dans ce genre d’affaire.

... C’est un phénomène inévitable et inhérent au cours historique que des individus ayant appartenu jusqu’alors à la classe dominante se rallient au prolétariat en lutte et lui apportent des éléments de formation théorique [84]. C’est ce que nous avons expliqué déjà dans le Manifeste communiste. Cependant, il convient de faire deux observations à ce sujet :

Premièrement : ces gens, pour être utiles au mouvement prolétarien, doivent vraiment lui apporter des éléments de formation d’une valeur réelle. Or, ce n’est pas du tout le cas de la grande majorité des convertis bourgeois allemands. Ni la Zukunft ni la Neue Gesellschaft n’ont apporté quoi que ce soit qui ait pu faire avancer d’un seul pas notre mouvement : les éléments de formation réels d’une authentique valeur théorique ou pratique y font totalement défaut. Au contraire, ces revues cherchent à mettre en harmonie les idées socialistes, grossièrement assimilées avec les opinions théoriques les plus diverses que ces messieurs ont ramenées de l’université ou d’ailleurs, et dont l’une est plus confuse que l’autre, étant donné le processus de décomposition que traversent actuellement les vestiges de la philosophie allemande. Au lieu de commencer par étudier sérieusement la nouvelle science, chacun préfère la retoucher pour la faire concorder avec les idées qu’il a reçues, se fabriquant en un tour de main sa petite science privée à lui, avec la prétention affichée de l’enseigner aux autres. C’est ce qui explique qu’on trouve parmi ces messieurs presque autant de points de vue que de têtes. Au lieu d’apporter la clarté sur tel ou tel point, ils ne font qu’y mettre la pire des confusions par bonheur, presque uniquement dans leur milieu. Le parti peut parfaitement se passer de tels éléments de formation théorique, dont le premier principe est d’enseigner ce qu’ils n’ont même pas appris.

Deuxièmement : lorsque ces individus venant d’autres classes se rallient au mouvement prolétarien, la première chose qu’il faut exiger d’eux, c’est qu’ils n’apportent avec eux aucun vestige de leurs préjugés bourgeois, petits-bourgeois, etc., mais qu’ils s’approprient sans réserve les conceptions prolétariennes. Or ces messieurs ont démontré qu’ils sont enfoncés jusqu’au cou dans les idées bourgeoises et petites-bourgeoises. Dans un pays aussi petit-bourgeois que l’Allemagne, ces conceptions ont certainement leurs raisons d’être, mais uniquement hors du parti ouvrier social-démocrate. Que ces messieurs se rassemblent en un parti social-démocrate petit-bourgeois, c’est leur droit le plus parfait. On pourrait alors traiter avec eux et, selon le cas, mettre sur pied un cartel avec eux, etc. S’il y a des raisons de les tolérer pour l’instant, nous avons l’obligation de les tolérer seulement, sans leur confier aucune charge ni influence dans la direction du parti, en étant parfaitement conscient que la rupture avec eux ne peut être qu’une question de temps. Au demeurant, il semble bien que ce moment soit venu. Nous ne comprenons pas que le parti tolère plus longtemps dans son sein les auteurs de cet article. Si la direction du parti tombait peu ou prou entre les mains de cette sorte de gens, le parti se déviriliserait tout simplement et, sans tranchant prolétarien, il n’existe plus.

Nos gars en Allemagne sont vraiment magnifiques, depuis que la loi contre les socialistes les a libérés de tous ces messieurs les « cultivés » qui tentaient avant 1878 de jouer aux maîtres d’école chez les ouvriers avec leur ignare confusion universitaire, ce à quoi trop de chefs se sont prêtés hélas trop facilement [85]. Ces habitudes pourries ne sont certes pas encore totalement éliminées, mais le mouvement est tout de même revenu dans une voie nettement révolutionnaire. Ce qu’il y a de fameux chez nos gars, c’est que les masses sont de loin meilleures que presque tous les chefs, et maintenant que la loi contre les socialistes force les masses à prendre elles-mêmes le mouvement en main et que l’influence des chefs est réduite à un minimum, tout est meilleur que jamais.

... Les nouvelles [du Sozialdemokrat] sur l’incident des « chefs » en Allemagne nous ont vivement intéressés [86]. Je n’ai jamais dissimulé qu’à mon avis, en Allemagne, les masses étaient bien meilleures que messieurs les chefs – surtout depuis que, grâce à la presse et à l’agitation, le parti est devenu une vache à lait qui les approvisionne en bon beurre, même après que Bismarck et la bourgeoisie aient subitement tué cette vache. Les mille existences qui ont été brusquement ruinées de ce fait ont le malheur personnel de n’être pas plongées dans une situation directement révolutionnaire, mais d’être frappées d’interdiction et mises au ban. Autrement, nombre de ceux qui pleurent misère seraient déjà passés dans le camp de Most, puisqu’ils trouvent que le Sozialdemokrat est trop docile. La plupart d’entre eux sont restés en Allemagne et se trouvent le plus souvent dans des localités passablement réactionnaires, où ils sont mis au ban du point de vue social, mais dépendent des philistins pour leur subsistance, et beaucoup sont très gangrenés par le philistinisme [87]. Ils fondèrent donc bientôt toutes leurs espérances sur l’abolition de la loi antisocialiste. Il n’est pas étonnant que, sous la pression des philistins, il leur vint l’idée folle – en réalité tout à fait absurde – qu’ils pourraient y arriver en se montrant dociles. ...

Ce que vous dites de la responsabilité de Liebknecht dans le rabattage d’éléments petits-bourgeois est depuis longtemps mon avis [88]. Parmi ses nombreuses remarquables caractéristiques, Liebknecht a le défaut de vouloir attirer à toute force des éléments « cultivés » dans le parti ; aux yeux de cet ancien instituteur, rien ne peut être plus grave qu’un ouvrier confondant un « me » avec un « moi » au Reichstag. Nous n’aurions jamais dû présenter aux élections un homme comme Viereck ; il nous a plus mortellement ridiculisé au Reichstag que cent faux « moi » que les Hohenzollern et les maréchaux eux-mêmes perpètrent. Si les « cultivés » et en général ceux qui nous viennent de milieux bourgeois ne se placent pas entièrement sur le terrain prolétarien, ils sont pure corruption. En revanche s’ils sont véritablement sur ce terrain, ils sont parfaitement utilisables et les bienvenus [89]...

Il se trouve qu’au premier choc après les attentats et la loi antisocialiste, les chefs se sont laissés gagner par la panique – ce qui prouve qu’eux-mêmes ont vécu beaucoup trop au milieu des philistins et se trouvent sous la pression de l’opinion petite-bourgeoise. On voulut alors que le parti paraisse, sinon devienne, tout à fait bourgeois. Cela est heureusement surmonté à présent, mais les éléments petits-bourgeois qui se sont introduits dans le parti peu avant la loi antisocialiste, notamment les étudiants parmi lesquels prédominent ceux qui ont raté leurs examens, sont toujours là, et il faut les tenir sévèrement à l’œil.

... Avec toutes ses précieuses qualités, Liebknecht est un maître d’école né [90]. S’il arrive qu’un ouvrier dise « me » au lieu de « moi » au Reichstag ou prononce une voyelle latine courte comme si elle était longue et que les bourgeois en rient, alors il est au désespoir. C’est pourquoi il veut avoir des gens « instruits », comme le mou Viereck, qui nous a plus discrédité avec un seul de ses discours au Reichstag que 2 000 faux « moi » n’eussent pu le faire...

Le littérateur que tu m’as tout de même envoyé est, je l’espère, le dernier de cette espèce [91]. Tu ne peux pas ne pas constater toi-même que ces gaillards éhontés abusent de toi. L’homme était tout aussi totalement indécrottable que son ami la grenouille Quarck – et si tous deux vous rejoignent, il ne me restera qu’à m’éloigner davantage de vous. Ne te rendras-tu donc jamais compte que cette racaille à demi cultivée de littérateurs ne peut que falsifier nos positions et gâcher le parti ? [...]

Ta plus grande peur c’est que l’on choque ces messieurs les philistins. Or il y a des moments où c’est nécessaire, et si l’on ne s’exécute pas, ils deviennent effrontés...

J’ai pu lire les diverses incongruités de Geiser et Frohme ainsi que tes brèves et cinglantes réponses [92]. Toute cette salade nous la devons surtout à Liebknecht et à sa manie de favoriser les écrivassiers de merde cultivés et les personnages occupant des positions bourgeoises, grâce à quoi on peut faire l’important vis-à-vis du philistin. Il est incapable de résister à un littérateur et à un marchand qui font les yeux doux au socialisme. Or ce sont là précisément en Allemagne les gens les plus dangereux, et depuis 1845 Marx et moi nous n’avons cessé de les combattre. À peine leur ouvre-t-on la porte du parti qu’ils s’y engouffrent et se mettent en avant – et l’on est obligé d’arrondir sans cesse les angles, parce que leur point de vue petit-bourgeois entre à tout moment en conflit avec le radicalisme des masses prolétariennes ou parce qu’ils veulent falsifier les positions de classe...

Bernstein a un esprit théorique très ouvert, et avec cela il a de l’humour et sait répondre du tac au tac, mais il manque encore quelque peu de confiance en lui – ce qui est plutôt rare et est plutôt une chance aujourd’hui, où règne en général la folie des grandeurs, même chez la dernière bourrique qui a fait des études. Kautsky a appris une masse considérable de bêtises dans les universités, mais il se donne le plus grand mal à les désapprendre. Or tous deux peuvent supporter une critique franche, ils ont bien saisi l’essentiel et on peut se fier à eux. Ces deux-là sont de véritables perles, étant donné la nouvelle génération d’affreux littérateurs qui se pendent aux mamelles du parti.

Monsieur Schippel et d’autres littérateurs veulent attaquer la direction du parti et constituer une opposition [93]. C’est ce que l’on ne saurait vraiment pas interdire après l’abolition de la loi antisocialiste. Le parti est si grand qu’une liberté absolue de discussion dans son sein est une nécessité. Il n’est pas possible autrement d’assimiler et de former les nombreux éléments nouveaux qui ont afflué ces trois dernières années et qui parfois sont encore assez verts et bruts. On ne peut pas traiter comme des enfants de l’école le nouveau renfort de 700 000 hommes (en comptant simplement les électeurs) qui nous sont venus ces trois dernières années ; il faut pour cela des discussions et même aussi un peu de chamaillerie – c’est ce qui permet le mieux de surmonter cet état. Le danger de scission n’existe pas le moins du monde : douze années de pression ont amené ce résultat. Mais ces littérateurs superintelligents qui veulent à toute force satisfaire leur colossale folie des grandeurs, intriguer et manœuvrer avec tous les moyens dont ils disposent, apportent à la direction du parti une peine et une irritation auxquelles elle n’est pas habituée, et celle-ci réagit avec une colère plus grande qu’ils ne le méritent.

Vous avez reçu depuis trois ans une masse d’un million en renfort [94]. Ces nouveaux n’ont pas pu bénéficier d’assez de lecture et d’agitation durant la loi antisocialiste, afin d’arriver à la hauteur des anciens militants. Nombre d’entre eux n’ont que la bonne volonté et les bonnes intentions, dont l’enfer est pavé, comme on sait. Ce serait miracle s’ils n’avaient pas le zèle intempestif de tous les néophytes. Ils constituent un matériau tout à fait propre à se laisser prendre et à se laisser fourvoyer par les littérateurs et les étudiants qui se pressent maintenant à l’avant-scène et vous font opposition. C’est le cas aussi à Magdebourg, par exemple. Cela recèle un danger qu’il ne faut pas sous-estimer. Il est clair que vous en viendrez à bout en un tour de main à ce con-grès, mais préoccupez-vous de ce que des ferments ne soient pas posés pour de futures difficultés. Ne faites pas d’inutiles martyrs, montrez que la liberté de critique règne, et s’il faut ficher dehors, alors seulement dans les cas où vous êtes en présence de faits tout à fait éclatants et parfaitement démontrables – des faits patents de bassesse et de trahison ! [...]

Que messieurs les littérateurs sachent et admettent que leur « formation académique » – qui nécessite de toute façon une sérieuse révision critique – ne leur confère aucun diplôme d’officier qui leur permettrait d’être élevés à un grade correspondant au sein de notre parti[95] ; que, dans notre parti, chacun doit faire son service à la base ; que des postes de confiance dans le parti ne se conquièrent pas par le simple talent littéraire et les connaissances théoriques, même si les deux conditions sont incontestablement réunies, car il faut encore être familiarisé avec les exigences de la lutte militante, savoir manier les armes les plus diverses dans la pratique politique, inspirer une confiance personnelle, faire preuve d’un zèle et d’une force de caractère à toute épreuve, et enfin s’incorporer docilement dans les rangs de ceux qui combattent. En somme, il faut que ceux qui ont été « formés dans les universités » sachent apprendre davantage des ouvriers que ceux-ci n’ont à apprendre d’eux [96].

Dénouement des antagonismes[modifier le wikicode]

L’antagonisme entre la richesse et la valeur apparaît plus tard chez Ricardo sous la forme suivante : la plus-value doit être aussi grande que possible par rapport au produit brut [97]. Ce qui, à son tour, sous cette forme antagonique, signifie que les couches de la société, dont le temps n’est absorbé que partiellement ou pas du tout par la production matérielle, bien qu’elles en jouissent des fruits, doivent être aussi nombreuses que possible par rapport aux classes dont le temps est absorbé tout entier par la production matérielle. Autrement dit, les classes qui jouissent des fruits doivent être aussi nombreuses que possible par rapport aux classes dont le temps est absorbé tout entier par la production matérielle et dont la consommation entre dans les frais de production et n’est qu’une simple condition pour qu’elles servent de bête de somme dans la production. C’est du moins le désir de ne condamner au travail forcé que la partie la plus restreinte possible de la société. Or c’est là le maximum de ce que puisse donner la production capitaliste. C’est ce que souligne aussi notre auteur.

Même si la valeur d’échange disparaît, le temps de travail reste toujours la substance créatrice de la richesse et la mesure des frais qu’en exige la production. Or ce qui constitue la richesse réelle de la société, c’est le temps libre, le temps dont on dispose, soit pour la jouissance des produits, soit pour la libre activité, qui n’est pas, comme le travail, réglementé par un but extérieur qu’il faut exécuter et dont la réalisation est une nécessité naturelle, ou un devoir social.

Il est évident que le temps de travail, dès lors qu’il est ramené à une mesure normale, que je l’occupe pour moi et non plus pour autrui, que l’antagonisme entre maîtres et serviteurs est aboli, que ce travail devient alors réellement du travail social. Le travail prend alors un caractère tout autre, beaucoup plus libre que le temps disponible qui lui sert de base, bref : le temps de travail d’un homme disposant de temps libre est forcément de qualité plus élevée que le temps de travail d’une simple bête de somme.

C’est précisément grâce à la révolution industrielle que les forces productives du travail humain ont atteint un tel niveau que la possibilité se trouve donnée – pour la première fois depuis qu’il y a des hommes – de produire, en répartissant rationnellement le travail entre tous [98]. Dès lors, on produira assez non seulement pour assurer en abondance la consommation de tous les membres de la société et pour constituer un important fonds de réserve, mais encore pour procurer à chaque individu suffisamment de loisirs afin non seulement de conserver ce qui, dans l’héritage culturel transmis historiquement, mérite de l’être dans la science, l’art, l’urbanité, etc., mais encore sera développé en devenant le bien commun de toute la société et sera développé au lieu d’être le monopole de la classe dominante.

Voici le point décisif de toute la question : dès que les forces productives du travail humain ont atteint ce niveau, il n’existe plus aucun prétexte au maintien d’une classe dominante [99]. Le dernier argument pour défendre les différences de classes n’était-il pas toujours qu’il fallait qu’une classe existât qui n’avait pas à s’exténuer pour produire son entretien quotidien, afin de disposer du temps libre pour effectuer le travail intellectuel dans la société ? La révolution industrielle des cent dernières années a, une fois pour toutes, retiré tout fondement à ce discours grandement justifié par l’histoire jusqu’à ce jour. Le maintien d’une classe dominante se révèle chaque jour davantage un obs-tacle au développement des forces productives industrielles, ainsi qu’à celui de la science, de l’art et, en particulier, des formes civiles de la vie sociale. Il n’y a jamais eu d’hommes plus grossiers que nos modernes bourgeois [100].

  1. Cf. MARX, Salaire, Prix et Profit, in Werke, 16, p. 129.
  2. Cf. MARX, exposé sur L'Effet du machinisme à la séance du Conseil général de l'A.I.T. du 28 juillet 1868, in Werke, 16, p. 552-553. En général, Marx conçoit la société communiste comme régénération des rapports réifiés et extérieurs à l'homme au sein du capitalisme. C'est bel et bien l'atroce réalité d'aujourd'hui qui forme la base transfigurée par le travail vivant, enfin émancipé, du monde de demain. Les transformations économiques que se fixent les programmes politiques et sociaux ouvriers au cours de la transition au socialisme réaliseront les intuitions du jeune Marx, qui écrivait en 1843 dans les Annales franco-allemandes : « Il s'agit de forcer les rapports pétrifiés à se mettre à danser, en leur chantant leur propre mélodie. »
  3. Cf. La Première Internationale, préparée par Jacques Freymond, Librairie E. Droz, Genève, 1962, p. 218 et 221. Le rapport d'ensemble était tout à fait réactionnaire et « populaire » : « La femme, par sa nature physique et morale, est naturellement appelée aux fonctions paisibles et minutieuses du foyer domestique : c'est là son département. Nous ne croyons pas qu'il soit utile à la société de lui donner encore un autre ministère. Si la femme prolétaire pouvait devenir député à la Chambre, la soupe du travailleur pourrait bien manquer de sel. » Il est clair qu'une telle conception est toujours apolitique.
  4. Ibid., p. 219.
  5. Ce qui distingue le marxisme de l'actuelle science faussement objective, basée sur l'empirisme, voire la philosophie, c'est qu'il n'enregistre pas seulement les données, mais entend les transformer révolutionnairement. Il ne traite donc pas des faits ou « de la nature qui EST, mais de celle qui PASSE et qui DEVIENT » (Cf. ENGELS, Herrn Eugen Dührings Unwälzung der Wissenschaft. Dialektik der Natur, Mit Anhang aus dem handschriftlichen Nachlass in MEGA, 1935, p. 487). La science des sociétés de classe – par exemple, avec les lois physiques qui sont objectivées dans les instruments et les machines – transforme elle aussi les produits de la nature et, à un certain niveau quantitatif, la nature et l'homme lui-même, mais de façon mécanique et indirecte, au sens où la science forme une sphère à part, séparée de la combinaison sociale volontaire et consciente des hommes, si bien qu'elle obéit non pas à l'esprit et à la volonté de l'homme – quoi qu'on en dise et en pense dans l'idéologie dominante – mais agit d'après le devenir déterminé et aveugle des choses elles-mêmes, dont l'homme lui-même fait partie tant qu'il est aliéné et réifié.
  6. Cf. ENGELS, Anti-Dühring, in Werke, 20, p. 294. Marx-Engels n'ont jamais varié de conception en matière d'éducation comme ailleurs. Dès le Manifeste, ils proposaient au point 10 : « Gratuité de l'éducation publique pour tous les enfants. Abolition du travail des enfants tel qu'il existe aujourd'hui dans les fabriques et enseignement combiné avec la production matérielle, etc. »
  7. Deux parties – l'économie et la politique – se distinguent cependant dans ce processus : il y a pratiquement transcroissance de la base économique capitaliste qui se socialise de plus en plus, et saut révolutionnaire et rupture dans le mode de distribution à socialiser, avec l'action politique dissolvante du pouvoir prolétarien sur les superstructures surannées.
  8. Cf. MARX, Grundrisse, p. 438.
  9. Ibid., p. 439-440.
  10. Ibid., p. 440.
  11. Au niveau de l'organisation de classe du prolétariat, cette évolution se manifeste par la dissolution du syndicat de métier – par exemple des tisserands –, qui évolue en syndicat d'industrie – par exemple de la chimie ou du textile –, après que les syndicats d'ouvriers spécialisés aient admis l'adhésion des travailleurs non qualifiés (cf. MARX-ENGELS, Le Syndicalisme, P.C.M., 1972, t. 1, p. 184-185, 195-196 ; t. 2, p. 124-125.
  12. Cf. MARX, Un chapitre inédit du Capital, 10/18, p. 216. Marx montre en même temps (p. 181) que, en dépit du fait que le mode de production capitaliste balaie tous les obstacles économiques qui s'opposent à la variabilité du travail de l'ouvrier, il suscite par ailleurs de nouveau des obstacles extra-économiques légaux, qui s'opposent à cette variabilité, freinée par ailleurs par le manque de culture générale et de formation professionnelle de l'ouvrier. D'où la nécessité d'une rupture révolutionnaire du système. Dès lors, la révolution prolétarienne devient l'une des conditions au plein et libre développement des individus, cf. MARX-ENGELS, L'Idéologie allemande, in Werke, 3, p. 301.
  13. Cf. MARX, Le Capital, I, chap. XV, 9, in Werke, 23, p. 510.
  14. Dans Le Capital, Marx parle des ouvriers des machines (Maschinenarbeiter).
  15. Cf. MARX, Misère de la philosophie, Ed. sociales, 1972, p. 149-150.
  16. Cf. MARX, Grundrisse, p. 387. Le caractère du travail lui-même sera transformé dans la société communiste qui ne peut se développer qu'à un niveau extrêmement élevé des forces productives : « Au sein de la production matérielle, le travail ne peut s'émanciper que : 1. si son contenu est devenu directement social ; 2. s'il revêt un caractère scientifique et apparaît directement comme du temps de travail général. Autrement dit, s'il cesse d'être l'effort de l'homme simple force de travail naturelle à l'état brut ayant subi un dressage déterminé (métier, spécialisation), pour devenir l'activité du sujet qui règle toutes les forces de la nature au sein du procès de production. » (Grundrisse, 10/18, t. 3, p. 181.)
  17. Cf. MARX, Théories sur la plus-value, in Werke, 26/2, p. 309.
  18. Cf. MARX, Instructions pour les délégués du Conseil central de l'A.I.T. adoptées en résolutions au congrès de Genève de 1866, in Werke, 16, p. 192.
  19. Cf. ENGELS, Anti-Dühring, in Werke, 20, p. 254.Comme le dit Engels, « le terrain du travail devint dès lors un champ de bataille » (ibid.).
  20. Cf. MARX, Théories sur la plus-value, in Werke, 26/3, p. 253.
  21. Cf. ENGELS, Anti-Dühring, in Werke, 20, p. 370. Engels précise que le passage de l'industrie de la force vapeur à l'électricité a ouvert des possibilités infinies à l'industrie de s'installer uniformément et rationnellement dans les campagnes, cf. Engels à Bernstein, 27 février-1er mars 1883.
  22. Cf. MARX, Le Capital, livre I, in Werke, 23, p. 530.
  23. Ibid., p. 530-531.
  24. Le dressage policé n'est possible qu'avec le développement de la ville (urbs, polis).
  25. Cf. MARX-ENGELS, L'Idéologie allemande, in Werke, 3, p. 48.
  26. Ibid.
  27. Dans son éloge à Ernst Moritz Arndt, Engels laisse transpercer tout son mépris pour une éducation qui néglige les « soins du corps » : « Ce n'est pas dans la poussière et la fumée des grandes villes où la joie de l'un est écrasée par les intérêts de la totalité, ce n'est pas dans les garderies des tout petits et les écoles, ces prisons philanthropiques, où la force et la sève vitale se tarissent, non, c'est uniquement sous le ciel libre, dans les bois et les champs, que la nature développe l'homme d'acier que l'espèce ramollie considère stupéfaite comme un fier chevalier du Nord [...]. Une jeunesse qui craint l'eau froide comme un chien qui serait enragé, qui à la moindre froidure s'enveloppe dans trois ou quatre épaisseurs de laine, qui s'honore de se libérer du service militaire en raison de ses débilités corporelles – c'est vraiment un beau pilier de la patrie ! » (Cf. MEGA, 1/2, p. 97.)
  28. Cette dissociation de la vie et de l'esprit ne cesse d'engendrer de nos jours des entraves à l'essor des individus et leur cause mille tourments, en même temps qu'elle suscite la difficulté d'apprendre comme de produire : « La journée d'école prolongée, unilatérale et improductive, des enfants des classes moyennes et supérieures augmente inutilement le travail des instituteurs, non seulement en faisant perdre sans fruit aux enfants leur temps, leur santé et leur énergie, mais encore en les débilitant au plus haut point. » (MARX, Le Capital, I, in Werke, 23, p. 508.)
  29. Cf. MARX, discours prononcé lors de la commémoration de l'anniversaire de l'organe chartiste People's Paper, 19avril 1856, in Werke, 12, p. 3-4. Marx fait preuve ici d'un haut esprit dialectique : à ses débuts, le capitalisme est révolutionnaire et progressif ; mais, étant aliéné, la courbe ascendante de production qu'il fait transitoirement parcourir à l'humanité se retourne en une dégénérescence de plus en plus grave : sa technique devient de plus en plus antisociale et polluante, et sa « culture » finit par empoisonner la pauvre humanité.
  30. Personnage légendaire auquel la croyance populaire anglaise attribue le rôle de patron tutélaire de l'homme, l'une des principales figures de la comédie de SHAKESPEARE, Le Songe d'une nuit d'été.
  31. Cf. ENGELS, « Lettres de Londres », in Schweizerischer Republikaner, 16mai 1843. Engels illustre ici le principe fondamental du matérialisme dialectique, selon lequel le progrès d'une société ne dépend pas du niveau de savoir, mais du niveau des forces productives et du rôle d'une classe dans le mode de production.
  32. Allusion à la situation de révolution double en Allemagne avant 1848, où, dans la première phase, antiféodale, les bourgeois et les petits-bourgeois ont un rôle important à jouer et sont donc progressistes. Avec le temps, le prolétariat a moins besoin d'individualités venues d'autres classes – encore que ce fait ne soit pas en contradiction avec les conditions matérielles de l'émancipation du prolétariat, qui œuvre pour tous les individus : « La provision de cerveaux, dont le prolétariat a bénéficié avant 1848 par l'apport d'autres classes, semble depuis totalement tarie, et cela dans tous les pays. » (Engels à Marx, 11 février 1870.)
  33. La communication par le moyen de la langue, parlée ou écrite, n'entre pas dans la superstructure, mais dans la base économique, c'est une force productive. Au cours de la première phase du mouvement ouvrier, la propagation de l'écriture et de la lecture à tous était indubitablement un progrès matériel, au reste arraché de haute lutte par la force, dans des batailles revendicatives de caractère économique ici, politique là, contre la bourgeoisie, dont c'eût été pourtant le rôle historique de les promouvoir, mais qui avait peur de la contagion des idées révolutionnaires, autre force productive de premier plan. Au début du capitalisme, Marx pouvait écrire : « Il faut avoir connu l'application – studieuse, la soif de savoir, l'énergie morale, l'infatigable instinct de développement des ouvriers français et anglais, pour pouvoir se faire une idée de la noblesse humaine de leur mouvement » (Sainte-Famille, Ed. sociales, p. 106). Sur cette première phase, MARX-ENGELS, Les Utopistes, P.C.M., 1976, p. 19-31, 75-93.
  34. Cf. ENGELS, introduction de 1892 au Développement du socialisme de l'utopie à la science, in Werke, 22, p. 295. Pour l'évolution économique comme pour le développement des sciences et de la culture, l'Angleterre avancée montre la voie que suivront les pays arriérés qui se lancent dans le sillage du capitalisme.
  35. Cf. ENGELS, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, in Werke, 21, p. 307.
  36. Lorsqu'après une défaite, dont la pire est une capitulation graduelle devant les exigences de la bourgeoisie, le parti ouvrier ou le prolétariat tourne le dos à son propre point de vue de classe, il faut parler effectivement de dégénérescence dès lors que le processus atteint une gravité qui nécessite la création d'organismes révolutionnaires nouveaux – comme Lénine l'a mis en évidence dans sa polémique contre la Deuxième Internationale.
  37. Cf. ENGELS, La Situation de l'Angleterre, compte rendu de Th. CARLYLE,Past and Present,Londres, 1843, in Werke, 1, p. 525-526.
  38. Face à la stagnation de l'enseignement pour les ouvriers et la monopolisation de la production intellectuelle par les classes dominantes, la bourgeoisie ne distille aujourd'hui les bribes de savoir aux masses que pour les abrutir – la partie la plus mauvaise et la plus basse de la presse bourgeoise va spontanément aux ouvriers – celle qui combine la fesse (le « cœur ») à l'argent, l'escroquerie au policier, les commérages à la morale, et le racisme à la torture, la société sénile bourgeoise se décomposant en un procès plus délétère que l'ancienne Rome.
  39. Cf. ENGELS, « La Situation des classes laborieuses en Angleterre », in Werke, 2, p. 452. Cf. le corollaire de cette thèse, infra, p. 193, note 70.
  40. Cf. ENGELS, « La Situation des classes laborieuses en Angleterre », in Werke, 2, p. 452. Cf. le corollaire de cette thèse, infra, p. 193, note 70.
  41. Cf. ENGELS, « Lettres de Londres », inSchweizerischer Republikaner, 27juin 1843.
  42. Allusion à O'Connel qui, abusant les masses qui le suivaient – les 200 000Irlandais, dont Engels parle ici –, trahissait par vanité personnelle et vénalité les revendications irlandaises d'abolition de l'Union avec l'Angleterre.
  43. Cf. ENGELS, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, chap. « Les différentes branches d'industrie ; les ouvriers d'usine proprement dits », in Werke, 2, p. 397-398. Dans ce texte, Engels porte de rudes coups à l'ouvriérisme qui cultive et glorifie la condition ouvrière. Le socialisme ne doit pas perpétuer cette condition, mais l'abolir en même temps que le capital et le salariat.
  44. Cf. MARX, Grundrisse, p. 483-484, 215, 479, 584, 591, 603, 651, 657, 599.
  45. Au fur et à mesure que le capital s'accumule, son joug se fait plus pesant, l'aliénation et le dénuement de l'ouvrier augmentent. La science et la technique ne sont donc pas neutres, aussi longtemps que subsistent les rapports capitalistes et que la science s'objective dans le capital fixe en opposition au travail vivant, toujours plus débile et sans défense devant le monstre automatique du capital. À la fin du cycle, la science, qui est une force progressive, révolutionnaire au début du capitalisme, évolue, devient sénile et pestiférée comme les rapports capitalistes eux-mêmes.
  46. Le fait que les lois scientifiques s'objectivent dans les machines et qu'elles les animent suscite l'inversion des rapports sociaux, si bien que le capital apparaît en tant que sujet dominant. Ainsi, les machines, la technique et la science apparaissent comme la source première et principale de la richesse, tandis que la force de travail apparaît comme secondaire, accessoire alors qu'il est évident que c'est d'elle qu'est venu tout le progrès productif, y compris la science, la technique et les arts. Cette inversion place le travailleur intellectuel au-dessus du manuel, les universités et instituts de recherche au-dessus des chantiers.
  47. C'est toujours en matérialiste que Marx considère les rapports : ce n'est pas l'esprit, l'intelligence, mais les besoins matériels de la production qui déterminent les inventions. C'est ce que confirme le marché de la matière grise et des brevets dans le monde : les États-Unis achètent des cerveaux dans le monde entier qu'ils regroupent dans leurs laboratoires et instituts de recherche, et on y effectue des inventions en série – comme on produit, parce qu'on est poussé par les exigences matérielles de la production industrielle. Les États-Unis enregistrent ainsi un excédent appréciable dans leur balance commerciale pour les inventions – et ce, non pas parce qu'ils ont des capacités intellectuelles particulières, mais parce que leur industrie est la plus massive et la plus avancée. De même, la base matérielle productive explique que l'ignare et brutale Allemagne hitlérienne, qui brûlait les livres et chassait les professeurs les plus éminents de ses universités, ou la conformiste Bonn d'après-guerre, qui tue toute pensée et sensibilité originales dans l'art et les lettres, est et reste le laboratoire, envié de tous, de la pensée technique, parce que l'industrie y a atteint un développement inouï et a des exigences matérielles considérables pour solliciter les inventions. Même l'opposition entre technique et belles-lettres s'écroule devant l'expansion d'un marché des ouvrages aussi bien scientifiques que philosophiques et littéraires, la technique étant aussi sophistiquée que la littérature est grossière et décadente, mais il y a toujours la réédition des classiques d'un autre temps pour orner les bibliothèques publiques et privées de ceux qui ont de l'argent.
  48. Le phénomène actuel du chômage confirme encore la primauté de l'argent et des conditions matérielles de la production sur les « forces scientifiques et spirituelles » : lorsque la rentabilité et les indices de la productivité baissent, on renvoie les chercheurs et on ferme les instituts... faute de crédit. De même, la crise fait émerger crûment quelques vérités et pousse à une conscience de classe plus aiguë, face aux mystifications capitalistes qui s'épanouissent aux périodes de prospérité économique pour crétiniser l'intelligentsia comme les masses.
  49. La science ne coûte en général absolument rien au capitaliste, ce qui explique sa frénésie à l'exploiter. La science « d'autrui » est incorporée au capital tout comme le travail d'autrui. Or, appropriation « capitaliste » et appropriation « personnelle » de la science ou de la richesse sont choses complètement étrangères l'une à l'autre. Le Dr Ure lui-même déplore l'ignorance grossière de la mécanique qui caractérise ses chers fabricants exploiteurs de machines savantes. Quant à l'ignorance en chimie des fabricants de produits chimiques, Liebig en cite des exemples à faire dresser les cheveux. (Note de Marx.) [1] MARX, Misère de la philosophie, in Werke, 4, p. 154-155.
  50. MARX, Misère de la philosophie, in Werke, 4, p. 154-155.
  51. Engels à B. Borgius, 25 janvier 1894.
  52. Cf. MARX, Le Capital I, in Werke, 23, p. 460.
  53. URE, Philosophie des manufactures, p. 367-370.
  54. Cf. ENGELS, Compte rendu du Capital I de Karl Marx, in Werke, 16, p. 278.
  55. Ibid., p.284.
  56. Cf. MARX, Le Capital, livre 1, in Werke, 23, p. 186. Nous passons maintenant à la question des frais de formation et d'éducation que coûte la main-d'œuvre dont a besoin le capital. On constatera aussitôt que la mesure est calculée au plus juste pour les masses, et ce pour diverses raisons impératives pour le capital. Il s'agit d'abord des frais qui concernent la grande masse de la population, où chaque centime épargné par unité se multiplie par un chiffre énorme, où il importe donc de ladrer ; ensuite, pour la production de la force de travail vivante, comme pour celle de n'importe quelle autre marchandise, le capital ne peut se développer qu'en augmentant la part du profit et en comprimant les frais « nécessaires » au maximum, et de plus en plus. En somme, l'éducation des masses se calcule au plus juste. Mais même les spécialistes sont produits à un coût toujours moindre, comme on le verra. En revanche, la bourgeoisie, qui profite du temps « libre » créé de plus en plus par la productivité croissante du travailleur collectif, n'est pas soumise à un calcul aussi rigoureux de ses frais d'éducation – au contraire, le gaspillage ne fait que croître démesurément dans cette sphère.
  57. Cf. MARX, Le Capital, I, in Werke, 23, p. 370-371.
  58. « Un ouvrier, en se perfectionnant par la pratique sur un seul et même point, devient [...] moins coûteux. » Cf. URE, Philosophie des manufactures, 1836, etc., t. I, p. 28. (Note de Marx.)
  59. On dit que cette évolution ne s'est pas vérifiée après Marx dans les pays développés, par exemple, États-Unis et l'Europe occidentale d'aujourd'hui – ne serait-ce que parce que la scolarité s'y prolonge de plus en plus. Il faut d'abord distinguer ici entre les couches tertiaires et la classe ouvrière moins son aristocratie – et déjà le phénomène se ramène à de modestes proportions. Ensuite, il faut tenir compte que l'aristocratie ouvrière est pratiquement concentrée tout entière dans les pays « avancés ». Ces pays semblent démentir la loi générale de la diminution des coûts d'éducation ou de la tendance au travail de plus en plus simple, qui donne ce que l'on appelle aujourd'hui le minimum vital. De fait, la fraction des ouvriers productifs diminue par rapport à la population des tertiaires dans quelques pays avancés, mais ce fait qui semble contredire la prolétarisation croissante n'est qu'un phénomène déformant de l'évolution réelle du capitalisme à l'échelle générale, mondiale. Pour ce qui concerne celle-ci, Le Monde du 18-19 janvier 1976 rapportait que le nombre des (simples) ouvriers ne cesse de croître dans l'univers : « Au début du XIXe siècle, affirme la Pravda, la classe ouvrière ne comptait pas plus de 10 millions de membres dans le monde ; au début des années 30, elle avait triplé ses effectifs pour arriver à plus d'un demi-milliard dans les années 60. Selon la Pravda, ce demi-milliard se répartit ainsi : 160 millions pour l'Europe occidentale, 110 millions pour l'Amérique du Nord, le Japon, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, 160 millions pour les pays socialistes, plus de 50 millions pour l'Amérique latine et, enfin, 120 millions pour les pays afro-asiatiques. » Et la Pravda d'en tirer une thèse parfaitement juste et actuelle, mais à laquelle la Russie depuis Staline a tourné le dos pour passer à la démocratie populaire, à savoir que la dictature du prolétariat s'impose de plus en plus de nos jours.
  60. Cf. MARX, Travail salarié et Capital, 1849. La base de l'éducation dans les sociétés de classe est l'économie, et de nos jours cela se voit de plus en plus à l'importance croissante des crédits qui conditionnent tout, du maître au chauffage. Peut-on lire un livre, écouter un concert, assister à un spectacle, sans débourser aussitôt ? Il y a plus, dans les sociétés arriérées, les enfants subviennent très rapidement à leurs propres besoins, et certains auteurs ont expliqué la démographie galopante des pays du tiers monde par le fait que les enfants y trouvaient plus facilement à subvenir à leurs besoins et contribuer à ceux des autres, comme ce fut le cas durant la période initiale d'accumulation du capital en Europe, décrite par Marx dans son œuvre maîtresse. Certes, les frais d'éducation gonflent massivement dans les pays développés, mais à un rythme moindre que l'accroissement de la production, car ils obéissent, eux aussi, aux grandes lois de l'économie capitaliste, qui exige pour PROGRESSER une diminution constante des frais de production de l'homme, donc de l'éducation, ce qui ne va pas dans le sens de l'amélioration de la qualité, mais du nivellement, de la production de masse – pour les classes cultivées aussi bien que pour les ouvriers. La série de textes ci-après se divise en deux : ceux qui concernent la formation professionnelle : 1. des ouvriers de la production qui va toujours davantage dans le sens de la simplicité la plus grande ; 2. de celle des spécialistes que l'on appelle aujourd'hui les tertiaires, cadres, services, fonctionnaires, etc., qui se dévalorise également dans une mesure croissante, quoique les effectifs n'en cessent de gonfler – quitte à s'effondrer lors des crises.
  61. Cf. MARX, Travail salarié et Capital, 1849. La base de l'éducation dans les sociétés de classe est l'économie, et de nos jours cela se voit de plus en plus à l'importance croissante des crédits qui conditionnent tout, du maître au chauffage. Peut-on lire un livre, écouter un concert, assister à un spectacle, sans débourser aussitôt ? Il y a plus, dans les sociétés arriérées, les enfants subviennent très rapidement à leurs propres besoins, et certains auteurs ont expliqué la démographie galopante des pays du tiers monde par le fait que les enfants y trouvaient plus facilement à subvenir à leurs besoins et contribuer à ceux des autres, comme ce fut le cas durant la période initiale d'accumulation du capital en Europe, décrite par Marx dans son œuvre maîtresse. Certes, les frais d'éducation gonflent massivement dans les pays développés, mais à un rythme moindre que l'accroissement de la production, car ils obéissent, eux aussi, aux grandes lois de l'économie capitaliste, qui exige pour PROGRESSER une diminution constante des frais de production de l'homme, donc de l'éducation, ce qui ne va pas dans le sens de l'amélioration de la qualité, mais du nivellement, de la production de masse – pour les classes cultivées aussi bien que pour les ouvriers. La série de textes ci-après se divise en deux : ceux qui concernent la formation professionnelle : 1. des ouvriers de la production qui va toujours davantage dans le sens de la simplicité la plus grande ; 2. de celle des spécialistes que l'on appelle aujourd'hui les tertiaires, cadres, services, fonctionnaires, etc., qui se dévalorise également dans une mesure croissante, quoique les effectifs n'en cessent de gonfler – quitte à s'effondrer lors des crises.
  62. Cf. MARX, Grundrisse, p. 657. Dans ce passage tout à fait fondamental, Marx a prévu clairement la phase seconde, actuelle, des pays capitalistes développés, oùla masse des ouvriers productifs a tendance à diminuer – étant donné la monstrueuse accumulation du capital et de la technique, concentrée dans quelques rares pays du monde – par rapport aux spécialistes et tertiaires « cultivés » qui effectuent, en tant qu'agents salariés, les fonctions du capital. Cette division correspond aux stades décrits par Marx dans le Chapitre inédit du Capital (10/18, p. 191-223) : dans le premier, celui de la soumission formelle du travail au capital, la masse des ouvriers croît et la journée de travail s'allonge au maximum, tandis qu'à celui de la soumission réelle du travail au capital, la science et la technique (avec le gonflement des professionnels) intensifient le procès de travail au maximum, et le nombre des ouvriers peut diminuer dans ces quelques pays : la scolarité s'allonge alors pour les besoins d'exploitation du capital, et la journée de travail des ouvriers pourrait être réduite de manière draconienne.
  63. Qui comprend les classes cultivées.
  64. Cf. MARX, Le Capital, III,in Werke, 25, p. 311-312. Après l'analyse de l'évolution des frais de formation de la classe prolétaire qui nous intéresse essentiellement, puisqu'il s'agit toujours de la classe « la plus nombreuse et la plus misérable » de la société qui est aussi la force révolutionnaire de l'avenir, nous passons à la question des frais d'éducation des classes « cultivées », de ceux qui sont sortis des grandes et petites écoles, des cours accélérés ou prolongés pour experts et spécialistes remplissant les fonctions du capital en tant qu'employés salariés.
  65. Ce passage est essentiel pour expliquer la dégénérescence générale de la « culture » et de la science dans le capitalisme sénile. On sait qu'à la fin le capitalisme a largement dépouillé les individus de leur personnalité, comme les bourgeois sont expropriés et remplacés par des « agents salariés qui accomplissent les fonctions du capital » (Anti-Dühring). Tout d'abord, la production se fait plus scientifique : « Corrélativement à la centralisation du capital et à l'expropriation de la majeure partie des capitalistes au profit d'une poignée d'entre eux, se développe sur une échelle toujours croissante l'application de la science à la technique, etc. » (Capital, I, Ed. sociales, t. 1, p. 204.) Cependant, par la suite, le capital tend à faire baisser au maximum les frais d'éducation de l'énorme masse des tertiaires et autres classes « cultivées » pour appliquer sa loi de la baisse constante des coûts de production de la marchandise matérielle ou vivante : il suffit de comparer le niveau d'un bachelier de 1900 ou même d'avant-guerre avec celui de 1976, et se remémorer que le chômage des cadres est antérieur au chômage général de ces toutes dernières années, la crise frappant le plus durement les « classes moyennes », qui virent alors au totalitarisme fasciste. Observons enfin que le parasitisme du capitalisme mercantile s'exprime aussi dans le fait que le travail des cadres, ingénieurs, etc., se résout de plus en plus à faire des comptes mercantiles de productivité et de rentabilité, la fraction de leur temps consacré à la technique productive diminuant en général. Bref, le travail se dévalorise de plus en plus, et frappe même les « agents du capital ». Marx disait déjà en 1844 que le bourgeois lui-même subissait le joug du capital et de ses lois économiques aveugles, mais, ajoutait-il, nous autres prolétaires, nous n'avons pas lieu de pleurer sur leur sort.
  66. Cf. MARX, Théories sur la plus-value, in Werke, 26/1, p. 144-146. Il faut aborder – au moins – la question de savoir quelles fractions des classes « cultivées » sont productives, improductives ou parasitaires sous le régime capitaliste. Nous ne prétendons pas ici traiter à fond de la question. Nous renvoyons le lecteur aux deux grands textes dans lesquels Marx s'explique sur ce sujet : Théories sur la plus-value, Ed. sociales, t. 1, p. 161-356 ; Un chapitre inédit du Capital, 10/18, p. 224-240. Notons simplement deux choses. Premièrement, c'est en se rangeant parmi les classes productives qu'une profession se prétend indispensable et affirme son droit à une rémunération aussi élevée que possible. Deuxièmement, c'est que la bourgeoisie, en devenant conservatrice, a changé complètement de conception à ce sujet : alors qu'au début de son règne elle défendait, avec son porte-parole le plus classique – Adam Smith –, la nécessité d'avoir les faux frais les plus minimes possibles, en réduisant au maximum les classes improductives (du féodalisme) ainsi que le poids de l'État, elle vit gonfler par la suite les classes dites moyennes et parasitaires qui devinrent de plus en plus « nécessaires » au fonctionnement social du capital, à mesure qu'il vieillissait et devenait suranné. Cet exemple d'analyse des économistes illustre parfaitement la constatation de Marx, selon laquelle le système matériel aussi bien qu'intellectuel du capitalisme dégénère au fur et à mesure de son développement – et la raison ou vérité scientifique est de peu de poids devant les nécessités matérielles de la société.
  67. Cf. MARX-ENGELS, Sur Malthus, Petite Collection Maspero, en préparation.
  68. Dans Le Capital à propos des premiers placements de capitaux, Marx explique que l'inventeur d'une machine ou d'un procédé nouveau fait le plus souvent faillite, parce qu'il lui faut beaucoup de temps et de travail, donc d'argent, pour créer quelque chose de nouveau, l'expérimenter et le faire admettre, d'autant qu'il se heurte à la concurrence des machines et procédés déjà existants, si bien que le travail créateur dans la production – non pas, certes, dans la sphère idéologique – est toujours plus mal traité que le « travail » mercantile. L'expérience, dit Marx, a montré que ce n'est qu'à la seconde tentative, voire la troisième – faites évidemment par des capitalistes qui ont plus de moyens financiers que de génie inventif – que les machines ou procédés nouveaux finissent par s'imposer et donner lieu à de grands profits.
  69. Cf. MARX, Theorien über den Mehrwert, in Werke 26/1, p. 341.
  70. Les hommes d'argent tirent le plus grand profit du fait que l'appropriation ou la reproduction d'une invention est infiniment plus aisée et moins chère que sa production originelle, ce qui ne fait que confirmer que tous les rapports capitalistes tendent à pénaliser le travail productif en faveur du mercantilisme et du parasitisme. Ce même fait cependant, comme le note Marx, permet de penser que la facilité d'appropriation par rapport à la difficulté de production d'invention permet une diffusion incroyable des connaissances et de la pratique, qui favorisera l'éclosion de l'homme social, épanoui en tous sens. Dans l'antiquité, Pythagore devint fameux pour avoir assimilé musique et mathématique dans son école, toutes deux étant pour lui des nombres, la musique se ramenant à huit notes. Il passait d'un même pas du discontinu au continu, du fini à l'infini, pourrait-on dire. Ce fut, à l'époque, le résultat d'une très longue maturation extrêmement complexe, alors que cela apparaît aujourd'hui non seulement facile et clair, mais encore banal – même pour un enfant de l'école primaire. Il en sera ainsi plus tard des équations de la relativité générale d'Einstein – comprise de nos jours par une dizaine d'hommes sur un million De nos jours, ce qui est remarquable, ce n'est pas que la Neuvième Symphonie ait été écrite mais qu'étant incluse dans les huit notes de Guido d'Arezzo un quelconque orchestre puisse l'exécuter, si bien qu'elle peut émouvoir indépendamment de la langue. Sa valeur universelle n’est pas donnée au départ, mais à l'arrivée d'un long chemin d'une infinité d'hommes cheminant ensemble.
  71. Cf. MARX, « L'Émigration forcée », in New York Daily Tribune, 22 mars 1853. Dans ce passage remarquable, Marx évoque la régulation existant dans la société antique, dont on sait que la civilisation brillante reposait, comme il est de règle dans les sociétés de classe, sur le travail, la peine et la misère des esclaves, qui étaient seize fois plus nombreux en Grèce, que les hommes libres (de s'adonner aux sciences et aux arts – et qui le faisaient admirablement bien, ce que l'on ne peut plus dire de nos jours de leurs homologues les plus récents).
  72. Que dire de l'infamie des actuelles sociétés disposant de l'application des sciences naturelles à la production, qui devrait leur donner une souplesse inouïe – n'étaient les rapports mercantiles et monétaires tout-puissants – pour adapter la population aux nécessités de la production aussi bien qu'à ses résultats variés, dont le temps libre est au moins aussi important que la consommation aux yeux des marxistes. Il est significatif que les syndicats roses et jaunes négligent au maximum les revendications tendant à abréger la durée du temps de travail, et il est caractéristique du capitalisme sénile qu'il ait reporté la retraite à un âge plus mûr dans tous les pays « avancés », en faisant encore gonfler le « temps libre » pour ses « agents stipendiés » qui remplissent les fonctions de plus en plus lourdes du capital.
  73. Cf. MARX, Le Capital, I,in Werke, 23, p. 552.
  74. Cf. MARX, Grundrisse, p. 599-600. Marx expose dans ce passage le mécanisme économique à partir duquel l'abolition entre travail nécessaire et surtravail aboutira au plein épanouissement des hommes dans le communisme. Nous n'en donnons ici que la conclusion, tandis que nous développerons en détail la dynamique économique dans l'anthologie La Société communiste, aux éditions Maspero.
  75. Marx distingue dans la palingénésie future deux moments essentiels : le premier qui est discipline où l'homme s'approprie (et se plie à) toutes les lois scientifiques déjà objectivées dans le procès de production, et celui qui est à la fois exercice pratique et intellectuel où il crée de nouveaux produits et de nouvelles techniques.
  76. Intellectuel ou physique.
  77. Cf. Engels à August Bebel, 24 juillet 1885. Dans ces passages, il ne s'agit plus de la question de l'apport « culturel » des transfuges des classes dominantes cultivées. Le mouvement ouvrier en bénéficia au début, lorsque le socialisme scientifique a surgi dans les années 1848, cf. p. 152, note 5. Cette critique des apports d'intellectuels bourgeois au prolétariat révolutionnaire ne fait que confirmer la vision antiéducationniste de Marx-Engels, cf. infra, p. 156. Par la suite, il s'agit de réaliser ce corps d'idées et de principes, et non de le compléter, ni de le réviser sous la pression de faits prétendument toujours nouveaux et imprévisibles – ce qui rendrait vain tout effort théorique. Comme Marx-Engels l'ont dit eux-mêmes, cf. ci-dessus, p. 258, les idées communistes nouvelles attendent pour se compléter et se réaliser à l'échelle de l'humanité des conditions matérielles nouvelles, qui ne peuvent découler que de la révolution socialiste, qui abattra les entraves physiques des sociétés de classe à l'épanouissement intellectuel de l'humanité. Il ne s'agit donc plus de nos jours que de conserver l'acquis théorique et – chose infiniment difficile – de le confronter dans tous ses détails avec l'évolution des conditions matérielles de la société dans laquelle nous vivons – ce qui n'exige aucune capacité « créative », mais beaucoup de travail et d'honnêteté intellectuels, qualités que ne cultivent guère les universités bourgeoises, comme il ressort des textes ci-dessus de Marx-Engels.
  78. Cf. Engels à C. Schmidt, le 5 août 1890, in Werke, 37, p. 437.
  79. On aurait tort d'en déduire que Marx-Engels voulaient simplement faire mieux que les hommes de science bourgeois. En fait, la bourgeoisie niant que dans le domaine humain – histoire, sociologie et économie, etc. – il soit possible d'établir des lois et une discipline scientifiques comme dans les sciences dites exactes de la matière, tout ce qui touche les idées et le devenir humains est idéologie dans la conception bourgeoise. La méthode marxiste implique une rigueur et un esprit parfaitement scientifiques dans le domaine des sciences de l'homme, et c'est la raison pour laquelle les exigences de Marx-Engels pour leur élaboration sont infiniment scrupuleuses, ne reposant pas sur le génie intellectuel de l'individu, mais sur la capacité d'analyse et de déduction du mouvement réel, soit le contraire de la créativité chère aux idéologues et intellectuels de profession. C'est le mépris pour les facultés créatrices de l'intellect qui est la condition première du socialisme scientifique, qui déduit rigoureusement ses lois non de la volonté et de l'esprit humains, mais du développement des conditions matérielles – ce qui limite singulièrement le droit et la capacité d'improvisation et de tournant des chefs ouvriers. En somme, le mépris de l’idéologie est synonyme de rigueur et d'élaboration objective de la théorie communiste du prolétariat.
  80. 54. Cf. Marx à Fr.-A. Sorge, 19 octobre 1877. Dans ce passage, Marx explique que les ouvriers qui jouent à l'intellectuel dans le parti peuvent devenir au moins aussi perméables aux idées bourgeoises que les transfuges des classes cultivées. La raison en est qu'il importe peu quelle soit l'origine de celui qui accède à la culture, dès lors que « les idées dominantes sont celles de la bourgeoisie ». Le seul moyen de préserver de l'influence bourgeoise aussi bien les intellectuels issus des universités que des rangs ouvriers, c'est de les soumettre aux méthodes de travail rigoureuses et objectives de la classe ouvrière ainsi qu'au but spécifique, révolutionnaire, du socialisme scientifique, soit à l'analyse scientifique. Ce qu’il faut éviter, comme le fit Marx, c'est de former un corps de littérateurs de profession, où se perdent aussi bien les militants issus du prolétariat que des autres classes sociales.
  81. Le Vorwärts avait publié les 5 et 7 octobre 1877 un article intitulé « Les Conséquences du grand krach ». Fr.-A. Sorge apprit à Marx, dans sa lettre du 19 juillet 1877, que Karl-Daniel-Adolph Douai en était l'auteur.
  82. Cf. Engels à A. Bebel, 6 juin 1884.
  83. Cf. Engels à J. Ph. Becker, 8 septembre 1879. Engels souligne ici le danger que font courir au parti, et par son intermédiaire aux masses révolutionnaires, les intellectuels issus d'autres classes : non seulement les idées des classes dominantes qu'ilsont ingurgitées dans les écoles et universités bourgeoises, mais encore tout leur mode de vie matériel les incitent à diffuser les idées dominantes du capitalisme dans la presse que leur savoir-faire met tout naturellement sous leur influence. Ils flattent de la sorte toutes les tendances à l'accommodation au mode de vie et de pensée bourgeois qui peuvent surgir dans les masses, et notamment dans l'aristocratie ouvrière qui en a le plus de moyens et bénéficie de conditions plus favorables pour déployer une activité politique que les couches profondes, plus pauvres et plus exploitées, du prolétariat.
  84. Cf. circulaire de Marx-Engels à A. Bebel, W. Liebknecht, W. Bracke – d'après le brouillon, écrit à la mi-septembre 1879 (extrait).
  85. Cf. Engels à J. Ph. Becker, 22 mai 1883. Dans ce passage, Engels explique que moins la bourgeoisie peut corrompre les couches supérieures du prolétariat – qui n'est pas une classe homogène de par les conditions économiques, mais par l'action politique du parti de classe –, plus les couches profondes les plus durement exploitées et les plus radicales ont la parole, pour le plus grand bien de l'action révolutionnaire. Cette constatation, faite par Marx-Engels tout au long de leur vie militante, ne fait que confirmer leur thèse antiéducationniste, selon laquelle les conditions matérielles prévalent sur les manifestations intellectuelles de conscience, les premières dictant les secondes.
  86. Cf. Engels à Eduard Bernstein, 25 janvier 1882.
  87. En matérialiste conséquent qu'il est, Engels attribue plus d'importance aux conditions matérielles pour déterminer quelle sera l'attitude politique des hommes qu'à leur système d'idées. Un parti, quel qu'il soit, ne saurait s'abstraire des conditions matérielles qui expliquent en dernier ressort ses prises de position politique. Il est indubitable qu'au moment de la crise économique et sociale des années 1920 les partis communistes étaient plus révolutionnaires, en idée comme en pratique, qu'au cours de la longue période de prospérité débilitante pour les ouvriers, parce qu'elle signifie triomphe incontesté de sa Majesté le Capital pour développer sa production ; cf. « Le Parti à contre-courant (1850 à 1863) », in MARX-ENGELS, Le Parti de classe, P.C.M., 1973, t. 2, p. 5-78. Seule une politique de fermeté sur les principes permet de limiter quelque peu les pressions matérielles des fluctuations de la conjoncture économique, mais l'expérience a montré qu'elle ne résistait guère, surtout dans les partis préoccupés d'avoir de larges effectifs.
  88. Cf. Engels à Eduard Bernstein, 28 février – 1er mars 1883.
  89. Cette appréciation toute relative sur l'origine sociale des individus et leurs idées s'explique chez Engels par son solide sens matérialiste : ce sont les conditions économiques de vie qui déterminent les manifestations intellectuelles des individus, celles-ci ne réagissent sur la base économique que dans certaines conditions toutes matérielles encore. Pour le parti révolutionnaire, la pratique la plus proche de ses principes subversifs se fait au moment des crises économiques et sociales sur la base de fermes principes d'organisation et de théorie, cette conception matérialiste faisant donc aussi sa place au facteur de conscience. C'est essentiellement la pratique du parti qui détermine sa politique et sa théorie, et rien ne sert de prendre de grandes garanties individuelles, les personnes et leurs idées étant fondamentalement déterminées par l'action révolutionnaire de leur parti. C'est donc dans la rigueur des principes et de l'action du parti anonyme qu'il faut chercher la solution, et non dans les individus particuliers.
  90. Cf. Engels à August Bebel, 10 mai 1883.
  91. Cf. Engels à Wilhelm Liebknecht, 4 février 1885.
  92. Cf. Engels à August Bebel, 22 juin 1885. Dans ces divers passages, Engels repousse toute concession au préjugé selon lequel les représentants du parti ouvrier doivent se donner un vernis policé de culture pour faire bonne figure vis-à-vis des représentants des classes dominantes qui monopolisent la culture dans les conditions de classe actuelles. En toute droite ligne de ce mépris pour la culture, un représentant de la Gauche, à laquelle nous nous rattachons, écrivait lors de la polémique historique de 1912 sur la culture au sein du Parti socialiste italien : « On dit aux prolétaires qu'ils n'ont pratiquement pas le "droit" d'être des militants dans le domaine syndical et parfois même politique, parce qu'ils ne sont pas assez instruits, voire on les écarte de la direction pour ce motif, en cherchant à les faire rougir de leur ignorance, alors qu'il faudrait, au contraire, les convaincre qu'elle est l'une des nombreuses infamies de l'exploitation capitaliste. Qui plus est, l'infériorité intellectuelle de l'ouvrier, qui devrait être un ressort pour le faire se révolter, tout comme son infériorité économique, devient alors une cause d'hésitation et est considérée comme quelque chose de vil. » (Cf. « Le Marxisme et la question philosophique », Le Fil du temps, n° 13, chap. « Le Problème de la culture ».
  93. Cf. Engels à Fr.-A. Sorge, 9 août 1890.
  94. Cf. Engels à W. Liebknecht, 10 août 1890.
  95. Cf. Engels à la rédaction du Sächsische Arbeiter-Zeitung, in Sozialdemokrat, 13 septembre 1890. Le lecteur trouvera d'autres lettres sur ce sujet dans MARX-ENGELS, La Social-démocratie allemande, 10/18, 1975.
  96. Marx-Engels ne cessent de répéter que les « masses sont bien meilleures que les chefs ». Cela s'explique par le fait que ce sont les conditions économiques et sociales de classe qui poussent les masses vers les solutions socialistes, le communisme étant le mouvement auquel tend toute la société dans son évolution économique, avant qu'intellectuelle, dans ce mouvement, où la tête est le résultat le plus fragile et aléatoire. En d'autres termes, l'instinct de classe est, certes, plus brut, mais moins trompeur que la conscience : « La poussée instinctive des masses vers le socialisme devient activité de plus en plus vive, consciente et unitaire. Les masses, bien que moins conscientes que certains chefs, sont cependant meilleures que tous les chefs réunis » (cf. Engels à Kautsky, 3 janvier 1895). En poursuivant son raisonnement avec conséquence, Engels démontre que l'instinct de classe se fait de moins en moins solide à mesure que l'on s'élève vers les couches plus favorisées du prolétariat, du tréfonds vers la surface : « Le mouvement gagne toujours plus en ampleur et s'empare de couches sans cesse plus profondes, c'est-à-dire les plus basses qui stagnaient jusqu'ici, et le jour n'est pas loin où cette masse se trouvera soudain elle-même et où elle prendra conscience en un éclair que c'est elle qui est la masse colossale en mouvement – et à partir de ce moment-là elle réglera son compte en un tour de main à toutes les filouteries et les chamailleries » (cf. Engels à Fr.-A. Sorge, 19 avril 1890).
  97. Cf. MARX, Théories sur la plus-value, in Werke, 26/3, p. 253. Les extraits qui suivent forment en quelque sorte la conclusion où se dénouent les antagonismes existant entre travail nécessaire et travail libre, travail manuel et travail intellectuel, misère et richesse, science et ignorance, classe d'ouvriers pauvres et opprimés et classes exploiteuses et jouisseuses. Une juste répartition du temps de travail dans la société fera que chaque individu devra travailler manuellement, de sorte que le poids du travail physique sera diminué au point qu'il restera à tout le monde du temps libre pour se développer et s'épanouir. Ce processus sera engagé par un acte de violence, la dictature du prolétariat, et non par une « campagne culturelle » ou par la diffusion de la Raison ou des Lumières, comme le voulait la révolution bourgeoise : la journée de travail sera diminuée de façon draconienne et généralisée à tous les membres de la société pour aboutir à la transformation du procès de travail et de production. Du même coup, s'opérera une palingénésie ou réappropriation de la science morte dans les machines par les têtes vivantes des humains, avec l'abolition de l'antagonisme actuel entre le travail mort objectivé dans les machines et le travail vivant dans la force de travail humaine.
  98. ENGELS, La Question du logement, in Werke, 18, p. 220-221.
  99. Marx et Engels sont pleinement conscients de ce que les civilisations des sociétés de classes étaient nécessaires (au développement des forces productives des masses) pour aboutir à une société humaine, communiste, où l'individu ne sera plus en guerre contre les autres, ni ne s'épanouira sur le travail et le dénuement d'un autre. C'est ce qui fait dire à Engels que la civilisation bourgeoise devient odieuse et plus dégénérée que celle des sociétés grecque et romaine antiques, dès lors que les forces productives sont suffisantes pour généraliser à tous les individus les bienfaits créés par le travail à condition de briser le cycle infernal du capitalisme qui aboutit aux cycles de surproduction et aux guerres de carnage généralisés à son stade impérialiste développé.
  100. Cette grossièreté dans la vie de tous les jours va de pair avec le plus grand « raffinement »dans les sentiments et la plus haute élévation d'âme dans la Morale – ce qui fait naître des illusions – répandues par le curé et l'instituteur – jusque dans les classes les plus basses de la société sur la paix et le bonheur qui DEVRAIENT régner, mais qu'on ne peut, bien sûr, réaliser : « On dit de l'enfance que c'est le temps le plus heureux d'une existence. En est-il toujours ainsi ? Non. Peu nombreux ceux dont l'enfance a été heureuse. L'idéalisation de l'enfance trouve son origine dans la vieille littérature des classes privilégiées. Une enfance assurée de tout et, de surcroît, une enfance sans nuage dans les familles traditionnellement riches et instruites, toute de caresses et de jeux, reste dans la mémoire collective comme un îlot inondé de bonheur à l'orée du chemin de la vie... L'immense majorité des gens, si seulement ils jetaient un coup d'œil en arrière, apercevraient au contraire une enfance sombre, mal nourrie, asservie. La vie porte, de nos jours, ses coups sur les faibles – et qui donc est plus faible que les enfants ? »(Cf. TROTSKI, Mein Leben, Fischer-Verlag, 1974, p. 15.)