Certaines notions essentielles de l’économie moderne

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CES DERNIERS TEMPS la vie économique russe et européenne développa plusieurs formes économiques complexes et nouvelles qui ont besoin d’un « travail d’analyse et de synthèse » et en premier lieu, d’une bonne classification. Naturellement, ici « la pratique » précède « la théorie » et le travail théorique se fait après l’accumulation d’un matériel suffisant. Il est aussi compréhensible que les approches préliminaires souffrent inévitablement de fautes sérieuses. La « confusion des notions » est le péché inévitable de la pensée humaine lorsqu’elle cherche de nouvelles voies. Ainsi des erreurs se sont logiquement exprimées avec un parti pris et une dérive dus à un certain positionnement social. Dans ce cas, se forme une « tendance » qu’on peut qualifier selon son contenu social. Les derniers discours du camarade Lénine, d’un côté, la série de déclarations, d’articles, etc., tous très symptomatiques, émanant du milieu ouvrier, de l’autre, expliquent la nécessité d’une analyse critique de certaines notions essentielles de l’économie moderne.

I

DANS LES DISCUSSIONS actuelles entre l’aile droite et l’aile gauche de notre parti, la question du capitalisme d’État est mise en avant. Sur ce sujet, le camarade Lénine proposa une série de formules : « apprendre le socialisme des organisateurs de trusts » (premier mot d’ordre) ; « dans nos conditions le capitalisme d’État est le plus grand progrès » (deuxième thèse) ; « même sous Kerenski le capitalisme d’État aurait été un pas en avant de géant » — c’était la troisième thèse du camarade Lénine qu’il opposa à l’auteur de cet article à l’une des dernières réunions du Comité Exécutif Central[1].

Citons maintenant deux fragments de la revue Vestnik Metallista[2]. Voilà ce qu’écrit le camarade Ya. Boyarkov[3] dans son article « Les problèmes de démobilisation de l’industrie

» :

Les jeunes syndicats ouvriers qui n’ont pas beaucoup d’expérience de la lutte des classes et ne sont pas habitués à l’activité économique organisationnelle, sont obligés de prendre toute la responsabilité de la réglementation étatique de l’économie. Vu leur manque étonnant de forces intellectuelles et industrielles, sans coopération avec les entrepreneurs, le prolétariat russe est seul pour imposer le système de contrôle des forces économiques, contrôle caractéristique pour le capitalisme développé (souligné par moi — N.B.) en Europe Occidentale

Et plus loin :

Ce n’est pas le socialisme ou l’ordre exclusivement bourgeois que nous devons instaurer en Russie. À l’encontre d’une bourgeoisie russe arriérée il faut construire un système capitaliste développé (souligné par moi — N.B.) avec le contrôle étatique de la production.

Puis l’auteur déclare qu’il « n’a pas d’illusion sur le fait que le socialisme éclaire bien l’Est ».

Comparons les déclarations du camarade Lénine avec les articles de la Vestnik Metallista. Rappelons-nous aussi les paroles du camarade Lénine sur l’idéologie du syndicat des métallurgistes qui est un exemple d’idéologie prolétarienne. Alors on comprend que cette concordance n’est pas accidentelle. Evidemment, il est en train de se former une « tendance » qui est réellement présente dans les masses ouvrières.

Analysons maintenant l’aspect logique des thèses mentionnées ci-dessus. On voit que « le capitalisme d’Etat » du camarade Lénine est le même que « le capitalisme développé » de la Vestnik. Donc, il faut d’abord analyser cette notion.

Qu’est-ce que le capitalisme d’État ? Du point de vue des techniques de production, il s’agit d’une production contrôlée par l’État, la liquidation de l’anarchie du marché libre dans ce domaine, « le contrôle strict » exercé par les autorités. La production et la distribution sont organisées. Non seulement les conditions générales du procès de production, mais aussi les détails techniques sont sciemment mis dans le cadre du plan général d’organisation.

Du point de vue social et économique, cette caractéristique n’est pas suffisante, car en outre il faut analyser les rapports entre les personnes dans le procès de production. Le capitalisme d’État (« le capitalisme développé ») est une des formes du capitalisme, une certaine forme du pouvoir du capital. Donc, il ne s’agit pas d’un changement des principes de la « structure économique ». Les rapports principaux de production du système capitaliste sont ceux qui existent entre le capitaliste qui possède les moyens de production, et l’ouvrier qui vend sa force de travail au capitaliste. Sous le capitalisme financier, ces rapports se maintiennent mais, à la différence du capitalisme industriel, la propriété individuelle de chaque capitaliste est remplacée par la propriété capitaliste collective des moyens de production. Le capitalisme d’État est l’aboutissement du capitalisme financier. Donc les rapports principaux (la domination du capital sur la classe ouvrière) se maintiennent totalement. Mais à la différence du capitalisme financier, ces organisations bourgeoises multiples concentrant la production dans leurs mains (les trusts privés, les cartels, les unions d’« employeurs »», etc.) cèdent la place à une seule organisation de la bourgeoisie — l’État bourgeois, financier, capitaliste et impérialiste.

Si l’on caractérise la société capitaliste d’État du point de vue des rapports de forces sociaux, le capitalisme d’État est le pouvoir de la bourgeoisie au plus haut niveau. Ici la domination du capital devient extrêmement et monstrueusement puissante, elle abat tous ses ennemis, en premier lieu le prolétariat qui est asservi par l’État pillard.

Enfin, si on analyse la question du point de vue des rapports entre les pays, le capitalisme d’État signifie l’aggravation de la concurrence capitaliste, la préparation économique aux guerres destructrices futures (« la militarisation de l’économie »), un grand développement du protectionnisme et du militarisme et un danger aggravé de guerre.

Analysons maintenant le capitalisme d’État par rapport au socialisme. Les sociauxpatriotes de toutes espèces ont déclaré que le capitalisme d’État était une sorte de socialisme. Jadis le révisionniste allemand connu Edmund Fischer[4] crut trouver de nombreuses sortes de socialisme à l’exemple des royaumes prussien ou bavarois qui introduisirent les monopoles : la planification du monopole de l’électricité par l’État — voilà le socialisme électrique ! On monopolise la force de l’eau — c’est le socialisme de l’eau, etc. Au vu de la déclaration de guerre et de la militarisation de l’industrie, les sociaux-patriotes déclarèrent qu’il fallait appuyer le gouvernement existant seulement parce que l’État bourgeois était en train de dégénérer vers un « socialisme d’État » sans classes.

Après tout cela, on peut comprendre que cette caractéristique de capitalisme d’État est une blague sanglante pour la classe ouvrière. Car le capitalisme d’État signifie le renforcement immense de la domination du capital et de la clique militariste et aussi l’exploitation impitoyable de la classe ouvrière. C’est plutôt l’économie esclavagiste que le socialisme. Et pour construire le socialisme, il faut avant tout détruire l’appareil monstrueux de la violence et de l’oppression.

Voilà pourquoi l’extrême gauche de l’Internationale de Zimmerwald[5] proposa le mot d’ordre considéré comme essentiel à l’époque : « Contre le capitalisme d’Etat ! » (Gegen den Staatskapitalismus !). Voilà pourquoi cette aile refusa d’appuyer toutes les mesures qui concouraient au renforcement du capitalisme d’État (comme I’Union douanière de l’Autriche Hongrie et de l’Allemagne).

Dans ce cas, le caractère progressif — du point de vue technique — de cette forme ne servait pas et ne pouvait pas servir de critère tactique. Sans aucun doute, le capitalisme d’État est un pas en avant du point de vue de la centralisation et de la concentration du capital. Telles sont les contradictions du développement capitaliste. Ce « pas en avant » signifie en même temps une montée du militarisme, du danger de guerre, de l’oppression de la classe ouvrière et de la menace grandissante de la révolution socialiste ; donc, en somme, l’aggravation du risque de l’élimination colossale et barbare des forces productives de la société. C’est pourquoi l’époque actuelle impose à la classe ouvrière la tâche non de soutenir le capitalisme d’État, mais de le détruire. Impérialisme, militarisme, capitalisme d’Étal — cette sainte trinité de la barbarie capitaliste doit voler en éclats du fait du prolétariat. Et notre parti l’a bien compris. Souvenons-nous du débat entre le journal Novaïa Jizn[6] et notre presse. Pendant que Novaïa Jizn représenté par les Bazarov[7], les Avilov[8], etc., se montrait en faveur du contrôle étatique, nous proposâmes le mot d’ordre du contrôle ouvrier par le bas. Et ce n’était pas parce que nous étions opposés à un plan central et à une organisation générale par en bas et par en haut. De notre point de vue, comme la bourgeoisie impérialiste possède le pouvoir, le contrôle étatique signifie la montée du capitalisme d’État qui s’accompagne inévitablement de l’asservissement de la classe ouvrière. À l’époque nous ne partagions pas du tout l’idée actuelle du camarade Lénine que « même sous Kerenski le capitalisme d’État aurait été un grand pas en avant ». Nous comprîmes que le capital financier, qui avait bien « utilisé » les meneurs de la petite bourgeoisie, se serait trouvé un point d’appui supplémentaire juste au moment où il fallait lui arracher tout appui.

Mais ce qui fut si clair à cette époque-là devient maintenant obscur pour nombre de personnes. Quand le camarade Boyarkov écrit : « Ce n’est ni le socialisme ni l’ordre exclusivement bourgeois que nous (c’est-à-dire, la classe ouvrière — N.B.) devons instaurer en Russie ». Et lorsqu’il s’avère que cet ordre doit être « un capitalisme développé », dans cette phrase, vraiment classique, se concentre tout un gouffre de confusion, de contradictions et d’opportunisme le plus déchaîné qui se révèlent çà et là dans les fragments de discours et de déclarations de beaucoup de nos camarades.

En effet, « le capitalisme développé » est représenté comme une quelconque société intermédiaire et de transition entre le capitalisme et le socialisme. Et le camarade Boyarkov, âme naïve, dit que le capitalisme, surtout « développé », n’est pas une société exclusivement bourgeoise. Nous nous permettons de donner au camarade Boyarkov l’assurance que le capitalisme d’État est la société bourgeoise par excellence et la plus pure, car dans ce type de capitalisme la puissance des organisations capitalistes est poussée à une extrémité encore jamais vue. Et c’est cette société que la Vestnik metallista propose aux ouvriers « d’instaurer en Russie » ! Il n’y a rien à dire, belle tâche pour les ouvriers socialistes ! Jusqu’ici les marxistes tournèrent toujours le dos avec mépris aux populistes qui les invitaient à’ « en tirer la conclusion » c’est-à-dire à ouvrir eux-mêmes des cabarets pour « propager le capitalisme »[9]. Les marxistes pensent que leur tâche n’est pas « la propagation du capitalisme », mais l’organisation des fossoyeurs du capital. Maintenant, il se trouve que cet ancien point de vue est dépassé : nous réalisons une caricature de populisme ; le fait que maintenant nous ne le « propagions » pas, mais l’« instaurions », nous sert de faible consolation.

II

LE LECTEUR NE DOIT PAS PENSER que les camarades métallurgistes et le camarade Lénine s’apprêtent sans préambule à construire réellement les mêmes rapports de production qui sont instaurés par les Lloyd George, les Helfferich[10], les Rathenau[11] et autres oligarques en Europe et en Amérique. Ce serait vraiment catastrophique si après la guerre sanglante contre la bourgeoisie impérialiste et ses agents, le prolétariat triomphant construisait par lui-même une société capitaliste d’État en Russie... En effet, si on lisait attentivement les formules proposées par le camarade Lénine et « les ouvriers qualifiés » de la Vestnik Metallista, on pourrait constater sans peine que des camarades utilisent des mots sans bien en comprendre le sens. Ainsi, le camarade Lénine parle du « capitalisme d’État dans les conditions de la dictature du prolétariat » et l’auteur de la Vestnik parle naïvement de construction du capitalisme « sans entrepreneurs » ( !!). L’un vaut l’autre. Le capitalisme d’État sous la dictature du prolétariat est une absurdité, un non-sens. Car le capitalisme d’État suppose la dictature du capital financier ce qui signifie la soumission de la production à l’État dictatorial. De même le capitalisme d’État est absurde sans capitalisme. « Le capitalisme non capitaliste » — c’est le comble de la confusion jamais imaginé.

D’où l’on voit que les camarades confondent le capitalisme d’État avec le contrôle sur la production par l’État socialiste, prolétaire (ou prolétaire et paysan). Le contrôle d’État peut avoir deux formes opposées par le sens et par la signification sociale : le socialisme et le capitalisme d’État, et la signification différente dépend entièrement de la classe qui est au pouvoir.

Mais il n’y a point de fumée sans feu. Et en réalité, il ne s’agit pas seulement d’une confusion de mots ou de termes. Malheureusement cette discussion ne concerne pas uniquement les notions. Il faut analyser la domination de toute classe et son pouvoir non comme un phénomène statique, mais dans sa dynamique, son développement ou sa régression. C’est de ce point de vue que nous devons analyser la situation actuelle.

Le pouvoir de classe se compose fondamentalement de deux éléments : de son pouvoir politique et de son emprise économique et, en fin de compte, le facteur décisif est son degré d’influence sur la production. De ce point de vue, on peut comprendre qu’une dictature ouvrière et paysanne qui ne déboucherait pas sur l’expropriation des expropriateurs et ne liquiderait pas le pouvoir du capital dans les entreprises ne pourrait être qu’un phénomène passager. Inévitablement, elle céderait sa place au régime politique bourgeois et son sens historique ne serait que la destruction des restes du féodalisme. C’est ainsi qua nous avons posé la question, à l’époque de la révolution précédente de 1905-1907, quand était à l’ordre du jour la révolution bourgeoise démocratique et non socialiste. Nous considérâmes « la dictature du prolétariat et de la paysannerie » comme un coup de balai radical de l’histoire balayant les ordures féodales et nettoyant objectivement la route pour un rapide développement des rapports capitalistes.

C’est cette question qui est aussi posée maintenant. Il peut y avoir une certaine non-conformité entre le régime politique et économique quand la pression de « l’économie » concourt à la transformation de « la politique ». Au sens concret : supposons que le pouvoir soviétique (la dictature du prolétariat soutenue par les paysans pauvres) qui organise en paroles le contrôle d’État, confie en fait la gestion aux « organisateurs des trusts ». Qu’arrive-t-il ? Le pouvoir réel du capital grandit et se referme sur l’économie. Et soit l’enveloppe politique se transforme peu à peu jusqu’à devenir méconnaissable, soit elle « explose » à un certain moment, parce qu’à la longue, « le pouvoir de direction » du capital sur l’économie est incompatible avec celui du prolétariat sur la politique.

C’est une pareille situation qui est en train de se former maintenant chez nous. Si la tendance à la conciliation pas à pas avec le capital prédomine (heureusement ce n’est pas encore un fait) dans l’économie, ce serait la création d’un pouvoir fort dirigé par des capitalistes qui renverserait tôt ou tard une superstructure politique qui serait absolument inadmissible pour lui. Alors s’instaurerait un capitalisme d’État achevé et la dictature politique du capital naîtrait à partir de l’œuf du pouvoir économique de direction des « organisateurs de trusts ». Ce danger intérieur et réel est bien celui dont nous avons parlé dans nos Thèses[12]. Ce danger se révèle pour le pouvoir soviétique avec la ligne politique de Goukovski, dans les négociations avec Mechtcherski (heureusement terminées sans rien), etc., et dans les articles de la Vestnik metallista. Cela signifie une orientation vers le capital étranger qui veut implanter le capitalisme d’Etat. Malheureusement, les camarades oublient qu’à mesure de la croissance du capitalisme d’État, l’âme de la dictature du prolétariat le quitte.

III

LE MANQUE DE CLARTE quand on pose la question essentielle du capitalisme d’État mène à une série d’obscurités et d’erreurs dans presque toutes les questions liées au contrôle de l’État sur la production. Notons ici celles du travail obligatoire et de la discipline au travail. D’après l’analyse faite ci-dessus, on voit que ces notions peuvent avoir deux significations radicalement différentes et opposées.

Le service du travail obligatoire exprime la solidarité envers la dictature socialiste. Il peut être également l’asservissement complet de la classe ouvrière au capitalisme d’État.

La discipline au travail représente la discipline fraternelle sous la dictature socialiste. Elle est, par contre, la caserne, le meurtre de l’âme et la galère sous le capitalisme d’État. Tant qu’existe la tendance au capitalisme d’État, les premières significations de ces notions se transforment dans les secondes, ce qui détachera inévitablement la classe ouvrière du parti qui mène les masses au capitalisme d’État.

En discutant avec les communistes de gauche, le camarade Lénine prétend surtout que ceux-ci ne comprennent pas le caractère critique de la phase actuelle de la révolution qui met le prolétariat devant la nécessité du travail quotidien. Mais nous sommes pleinement d’accord avec la nécessité d’un pareil travail et sur toutes les conséquences qui en découlent. Nos vraies discordes sont bien autres, elles concernent la ligne de partage entre le capitalisme d’État et l’État-commune socialiste. Il ne serait pas difficile de montrer que la conception actuelle de l’abandon de la prise collective des décisions, basée sur une défiance envers la force des organisations ouvrières, contredit absolument le beau mot d’ordre formulé jadis par le camarade Lénine : « Enseigner toutes les cuisinières pour qu’elles dirigent l’État[13]». Il ne serait pas difficile de montrer aussi que « les organisateurs des trusts » (non le personnel technique, mais les capitalistes comme tels) n’ont rien à voir avec les anciens mots d’ordre élevant l’activité du prolétariat. Mais tout cela dépasse le cadre de cet article.

serait pas difficile de montrer aussi que « les organisateurs des trusts » (non le personnel technique, mais les capitalistes comme tels) n’ont rien à voir avec les anciens mots d’ordre élevant l’activité du prolétariat. Mais tout cela dépasse le cadre de cet article.

Revenons à l’analyse des « notions essentielles de l’économie moderne ». Il me semble que le mot très habituel de notre époque — « la nationalisation » — est bien responsable de la confusion des notions.

Nationalisation cela veut dire étatisation. Mais il y a deux sortes d’étatisation, car l’essence sociale de l’Etat dépend de la classe sur laquelle il repose. « La nationalisation » est une notion formelle d’un certain point de vue, car elle ne dit rien du tout du contenu social de l’étatisation. Lorsque le capital américain remet les chemins de fer entre les mains de son État pillard, c’est la nationalisation. Lorsque l’État prussien monopolise la production de l’énergie électrique, c’est la nationalisation. Mais la transmission de l’industrie du sucre aux mains de l’État ouvrier et paysan (à part les entrepreneurs) c’est aussi la nationalisation. Il est clair que dans les deux premiers cas il n’y a aucune « expropriation des expropriateurs » ; les derniers transmettent tout simplement la machine de l’exploitation d’une main à l’autre : des mains de leurs trusts à celles de leur État. Dans le troisième cas, l’expropriation est évidente.

Il est clair que sous la dictature socialiste, la nationalisation complète signifie la socialisation et la transmission d’une branche de production entre les mains du pouvoir socialiste.

Le mot « socialisation » est défiguré par certains SR qui le nuancent d’une façon spécifique (les lots de terres égaux, les normes de travail, etc.). Cela n’empêche pas du tout de nommer ainsi la nationalisation sous le régime de la dictature du prolétariat.

Il faut faire la distinction entre la socialisation et l’occupation des entreprises isolées par les ouvriers de ces dernières. Pendant la montée révolutionnaire une pareille occupation se transforme inévitablement en socialisation : si la révolution pourrit, soit le phénomène s’arrête (les ouvriers « ne sont pas capables de la faire »), soit (ce qui est peu probable) les autres ouvriers forment des « artels[14] » qui sont condamnés à devenir (comme la plupart des associations productives) une entreprise capitaliste.

La socialisation de la production est l’antithèse du capitalisme d’État. Elle est l’étape de transition du socialisme au communisme quand la dictature du prolétariat disparaîtra comme inutile et quand les classes se dissoudront dans la société communiste sans État devenue unie et harmonieuse.

Notre mot d’ordre comme celui du parti communiste n’est pas le capitalisme d’Etat. Il est : « Vers la socialisation de la production — vers le socialisme ! »

N. Boukharine

  1. Séance du CEC du 29 avril 1918. Cf. LENINE, Œuvres, t. 27, op. cit., p. 306-307
  2. Vestnik metallista, n° 2, janvier 1918. — Le Messager du métallurgiste, organe du Comité central du syndicat pan-russe des ouvriers de la métallurgie. (Note du rédacteur)
  3. Ya. Boyarkov est le pseudonyme de Abraham Z. GOLTSMAN (1894-1933) : dirigeant des ouvriers métallurgistes et partisan du projet Mechtcherski d’un modèle de développement capitaliste d’État. Président du syndicat des métallurgistes à la suite de l'envoi de Chliapnikov en mission en Norvège, il sera un des rares dirigeants syndicalistes à soutenir Trotski lors du débat sur les syndicats en 1920. Un temps oppositionnel puisqu’il signe la« Déclaration des 46 » en 1923, il est par la suite responsable de l’aviation civile à partir de* 1932. Il trouve la mort dans un accident d’avion.
  4. Georg Edmund FISCHER (1864-1925) : sculpteur sur bois, journaliste et social- démocrate allemand, il est l’un des membres fondateurs du SPD à Francfort sur le Main en 1890. De 1892 à 1893 il est rédacteur du journal Volksstimme et de 1893 à 1898 rédacteur à la Sachsischen Arbeiterzeitung de Dresde. Collaborateur régulier des Sozialistischen Monatshefte de 1914 à 1922, il aura été délégué à tous les congrès du SPD entre 1895 et 1916.
  5. C’est dans le village suisse de Zimmerwald que se réunissent du 5 au 8 septembre 1915 38 militants internationalistes européens pour marquer leur opposition à la guerre et leur refus de l’Union Sacrée. Face à une droite qui se satisfait de la réaffirmation de principes pacifistes, la gauche de Zimmerwald appelle à la formation d’une nouvelle internationale et à la rupture avec une social-démocratie dont la faillite est patente.
  6. La Vie nouvelle, organe central des sociaux-démocrates internationalistes publié à Petrograd par Maxime Gorki. Opposé à la prise du pouvoir par les bolcheviks et à leur politique autoritaire, le journal est supprimé en juillet 1918.
  7. Vladimir Alexandrovitch BAZAROV (1874-1939) : économiste et philosophe russe, il organise avec Bogdanov dont il restera proche un cercle des travailleurs dans sa ville natale de Toula. Entre 1907 et 1909 il traduit Le Capital en russe et rejoint les menchéviks vers 1911. Internationaliste pendant la Première Guerre mondiale, principal contributeur de la revue Novaïa Jizn, très critique de la politique de Lénine, il travaillera néanmoins par la suite au Gosplan lors de la NEP et à l’institut Marx-Engels avec Riazanov. Arrêté à l’été 1930, il est mis en cause lors du « procès des menchéviks » de 1931 et condamné à 18 mois d’exil.
  8. Boris Vassilievitch AVILOV (1874-1938) : avocat, il adhère au parti bolchevik en 1904 où il reste jusqu’en avril 1917 avant de rejoindre les menchéviks internationalistes où il est nommé au Comité central au mois d’août. Il abandonne la politique de parti en 1918 et travaillera par la suite au Bureau central de statistiques ainsi qu’au Gosplan
  9. Allusion à l’ancienne discussion entre les marxistes et les populistes. Les marxistes prétendaient que le capitalisme était une phase progressive pour la Russie (le socialisme est impossible à construire sans cette phase) ; les populistes les invitaient, par conséquent, à concourir à la construction du capitalisme. (N.d.T.)
  10. Karl Theodor HELFFERICH (1872-1924) : économiste, homme politique et banquier allemand, il est secrétaire d’État au Trésor de 1915 à 1916 et secrétaire d’État à l’intérieur de mai 1916 à octobre 1917. En 1918, il est nommé ambassadeur d’Allemagne en Russie, après l’assassinat du comte von Mirbach. Il s’occupe également de collecter des fonds et de drainer l’argent de la Deutsche Bank vers les organisations d’extrême droite, notamment la Ligue anti-bolchevique en opposition à la Révolution de Novembre et à la ligue spartakiste
  11. Walter RATHENAU (1867-1922) : industriel et homme politique allemand, il est le fils du fondateur d’AEG avant d’être en politique un fidèle soutien de la politique impérialiste du Second Reich. Il s’accommode néanmoins de la République de Weimar dont il devient une des figures majeures à droite. Décrié aussi bien par l’extrême-droite que par l’extrême- gauche, c’est lui qui négocie avec les russes le traité de Rapallo, ce qui lui vaut une attaque particulièrement virulente de Helfferich au Reichstag le 23 juin 1922. Le lendemain il est assassiné par l’Organisation Consul, issue des Corps Francs et de l’échec du putsch de Kapp.
  12. Cf. La revue Kommunist, op. cit., p. 68.
  13. On trouve cette idée dans la seconde partie de la brochure « Les bolcheviks garderont- ils le pouvoir ? », parue en octobre 1917 dans la revue Prosvéchtchénié n° 1-2 : « Nous ne sommes pas des utopistes. Nous savons que le premier manœuvre ou la première cuisinière venus ne sont pas sur-le-champ capables de participer à la gestion de l’État. Sur ce point, nous sommes d’accord et avec les Cadets et avec Brechkovskaïa, et avec Tsérétéli. Mais ce qui nous distingue de ces citoyens, c’est que nous exigeons la rupture immédiate avec le préjugé selon lequel seuls seraient en état de gérer l’État, d’accomplir le travail courant, quotidien, de direction, les fonctionnaires riches ou issus de familles riches. Nous exigeons que l’apprentissage en matière de gestion de l’État soit fait par les ouvriers conscients et les soldats, et que l’on commence sans tarder, c’est-à-dire qu’on commence sans tarder à faire participer à cet apprentissage tous les travailleurs, tous les citoyens pauvres. », in Lénine, Œuvres, t.- 26, op. cit., p. 109.
  14. Mot d’origine russe qui signifie « confrérie d’artisans » et qui désigne toute coopérative ou petite association de travailleurs où la propriété est collective.