Bruno Bauer et le christianisme primitif

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Le 13 avril est mort à Berlin un homme qui a joué jadis un certain rôle en tant que philosophe et théologien, mais qui, depuis des années, à demi oublié, n’avait attiré sur lui l’attention du public que de temps en temps comme une sorte « d’original » de la littérature. Les théologiens officiels, Renan aussi, le plagiaient et, de ce fait, étaient unanimes à passer son nom sous silence. Et pourtant il valait mieux qu’eux et a plus fait qu’eux dans le domaine qui nous intéresse aussi, nous autres socialistes : la question de l’origine historique du christianisme.

Que sa mort soit l’occasion de décrire brièvement l’état actuel de la question et la contribution de Bauer à sa solution.

La conception qui régna depuis les libres penseurs du moyen âge jusqu’aux philosophes des Lumières du XVIIIe siècle inclus, et qui faisait de toutes les religions, et donc du christianisme également, l’œuvre d’imposteurs, était suffisante depuis que Hegel avait fixé pour tâche à la philosophie de montrer que l’histoire universelle obéissait à une évolution rationnelle.

Il est bien évident que, si des religions naturelles comme le fétichisme des nègres ou la religion primitive des Aryens[1] naissent sans que l’imposture joue un rôle dans cette affaire, leur développement ultérieur rend très vite inévitable l’imposture des prêtres. Quant aux religions artificielles, à côté des enthousiasmes religieux sincères qu’elles suscitent, elles ne peuvent se passer, dès leur fondation, de l’imposture et de la falsification de l’histoire, et le christianisme a lui aussi, dès ses débuts, de forts bons résultats à présenter en ce domaine, ainsi que Bauer l’a montré dans sa critique du Nouveau Testament. Mais ce n’est là que la constatation d’un phénomène général qui n’explique pas le cas particulier dont il s’agit précisément ici.

On n’en a pas fini avec une religion qui s’est soumis le monde romain et a dominé pendant 1800 ans la plus grande partie, et de loin, de l’humanité civilisée, en se bornant à déclarer que c’est un tissu d’absurdités fabriqué par des imposteurs. On n’en vient à bout que si l’on sait expliquer son origine et son développement à partir des conditions historiques existant au moment où elle est née et où elle est devenue religion dominante. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne le christianisme. Il s’agit précisément de résoudre la question de savoir comment il a pu se faire que les masses populaires de l’empire romain préférèrent à toutes les autres religions cette absurdité prêchée de surcroît par des esclaves et des opprimés, jusqu’à ce que l’ambitieux Constantin finit par considérer que confesser cette religion de l’absurde était le meilleur moyen de parvenir à régner sans partage sur le monde romain.

La contribution de Bruno Bauer pour répondre à cette question est beaucoup plus importante que celle de quiconque. Par l’étude de la langue, Wilke avait démontré que les Evangiles s’étaient succédé dans le temps et étaient interdépendants. Bruno Bauer refit la démonstration, de façon irréfutable, à partir du contenu des Evangiles, en dépit du désir des théologiens semi-croyants de la période de réaction qui a suivi 1849 de s’opposer à sa démarche. Il a dévoilé le caractère antiscientifique de la confuse théorie de Strauss sur les mythes qui donnait loisir à chacun de tenir pour historique ce qui lui plaisait dans les récits évangéliques. Et si dans cette affaire il apparut que, de tout le contenu des Evangiles, presque rien n’était historiquement vérifiable — si bien que l’on peut même mettre en doute l’existence historique d’un Jésus-Christ, Bauer a, ce faisant, seulement déblayé le terrain pour répondre à la question : quelle est l’origine des représentations et des idées qui ont été rassemblées dans le christianisme en une espèce de système, et comment parvinrent-elles à dominer le monde ?

C’est de cette question que Bauer s’est occupé jusqu’à la fin. Ses recherches culminent dans ce résultat : le Juif alexandrin Philon, qui vivait encore en l’an 40 de notre ère, mais était très vieux, est le vrai père du christianisme et le stoïcien romain Sénèque pour ainsi dire son oncle. Les nombreux écrits qui nous ont été transmis et qu’on prête à Philon sont nés en effet de la fusion de traditions juives interprétées dans une optique rationaliste et allégorique avec la philosophie grecque, surtout stoïcienne. Cette conciliation de conceptions occidentales et orientales contient déjà toutes les idées intrinsèquement chrétiennes : l’idée que le péché est inné chez l’homme, le Logos, le Verbe qui est en Dieu et l’homme ; l’expiation obtenue non par des sacrifices d’animaux, mais par l’offrande de son propre cœur à Dieu ; enfin ce trait essentiel, la nouvelle philosophie religieuse renversant l’ordre antérieur du monde, cherchant ses disciples parmi les pauvres, les misérables, les esclaves, les parias et méprisant les riches, les puissants, les privilégiés et, par là, érigeant en règle le mépris de toutes les jouissances temporelles et la mortification de la chair.

D’autre part, Auguste avait déjà veillé à ce que non seulement « l’homme-dieu », mais encore la prétendue « immaculée conception » fussent des formules prescrites pour raison d’Etat. Non seulement il fit honorer César et lui-même comme des dieux, mais il fit répandre la fable que lui, Augustus Caesar Divus, le divin, n’était pas le fils de son père terrestre, mais que sa mère l’avait conçu du dieu Apollon. Espérons que ce dieu Apollon n’était pas parent de celui qu’a chanté Henri Heine ![2].

On le voit, pour que le christianisme soit achevé dans ses traits principaux, il ne manque plus que la clef de voûte : l’incarnation du Verbe en une personne déterminée et le sacrifice expiatoire de celle-ci sur la croix pour le rachat de l’humanité pécheresse.

Comment cette clef de voûte s’est-elle insérée historiquement dans les enseignements stoïciens de Philon ? Sur ce point, les sources réellement dignes de foi nous laissent en panne. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle n’a pas été insérée par des philosophes disciples de Philon ou des stoïciens. Les religions sont fondées par des gens qui éprouvent eux-mêmes un besoin religieux des masses, et, en règle générale, nous voyons, aux périodes où tout se désagrège — actuellement aussi, par exemple — la philosophie et les dogmes religieux perdre toute profondeur et se vulgariser, se répandre partout. Si la philosophie classique grecque a abouti dans ses dernières formes — en particulier dans le cas de l’école épicurienne — au matérialisme athée, la philosophie vulgaire grecque mène à la doctrine du dieu unique et de l’immortalité de l’âme. La même chose s’était produite dans le judaïsme, vulgarisé et devenu rationaliste au contact et sous l’influence des étrangers et des demi-juifs ; il en était arrivé à négliger les cérémonies de la loi, à transformer l’ancien dieu national exclusivement juif Jahvé[3] en dieu — le seul vrai dieu — créateur du ciel et de la terre, et à accepter l’immortalité de l’âme qui était à l’origine étrangère du judaïsme. Ainsi il y eut rencontre entre la philosophie vulgaire monothéiste et la religion vulgaire qui lui présentait un dieu unique tout prêt. Voilà comment se trouva préparé le terrain sur lequel des représentations venues de Philon et vulgarisées elles aussi, s’élaborèrent pour donner naissance au christianisme chez les Juifs, et sur lequel cette religion, une fois créée, put trouver bon accueil chez les Grecs et chez les Romains. Le christianisme est issu de représentations empruntées à Philon et popularisées, et non pas directement des écrits de Philon ; la preuve en est fournie par le fait que le Nouveau Testament néglige presque complètement la partie principale de ses écrits, à savoir l’interprétation philosophico-allégorique des récits de l’Ancien Testament. C’est là un aspect dont Bauer n’a pas tenu suffisamment compte.

On peut se faire une idée de ce qu’était le christianisme dans sa forme primitive en lisant l’Apocalypse de saint Jean. Un fanatisme forcené et confus ; pour tout dogme, des embryons seulement, de ce qu’on appelle morale chrétienne, la mortification de la chair seulement ; par contre des visions et des prophéties en masse. L’élaboration définitive des dogmes et de la morale est le fait d’une période postérieure au cours de laquelle ont été écrits les Evangiles et ce qu’on appelle les Epîtres Apostoliques. Et on utilisa alors — au moins pour la morale — sans la moindre gêne la philosophie stoïcienne et notamment Sénèque. Bauer a montré que les Epîtres plagient ce dernier parfois mot pour mot ; ce fait avait en réalité déjà frappé les croyants orthodoxes, mais ils prétendaient que c’était Sénèque qui avait copié le Nouveau Testament — avant qu’il fut écrit. Les dogmes se développèrent d’une part en liaison avec la légende évangélique de Jésus, alors en cours d’élaboration, d’autre part dans la lutte entre chrétiens d’origine juive et chrétien d’origine païenne.

Quant aux causes qui permirent au christianisme d’emporter la victoire et d’étendre sa domination au monde, Bauer donne également des dates très précieuses. Mais ici l’idéalisme propre au philosophe allemand vient à la traverse et l’empêche d’avoir une vue très claire et une formulation nette. Sur tel ou tel point décisif, c’est souvent une phrase creuse qui se substitue au fait. Aussi, au lieu d’entrer dans le détail des vues de Bauer, nous préférons présenter notre propre conception sur ce point, fondée sur les travaux de Bauer et aussi sur des études personnelles.

La conquête romaine désagrégea dans tous les pays soumis, directement d’abord la structure politique antérieure, indirectement ensuite les anciennes conditions de vie sociale. Premièrement en substituant à l’ancienne division en castes (abstraction faite de l’esclavage) la simple différence entre citoyens romains et non-citoyens ou sujets. Deuxièmement, et surtout, par les exactions commises au nom de l’Etat romain. Si l’Empire a fait son possible, dans l’intérêt même de l’Etat, pour mettre un terme à la cupidité forcenée des proconsuls, celle-ci fut remplacée par les impôts levés pour le trésor impérial, qui pesèrent d’un poids de plus en plus lourd sur les populations — et cette exploitation eut un effet terriblement désagrégateur. Troisièmement enfin, partout la justice fut rendue selon le droit romain par des juges romains, la réglementation sociale autochtone fut de ce fait déclarée sans valeur, dans la mesure où elle ne coïncidait pas avec les règles du droit romain. Ces trois moyens devaient avoir un énorme effet niveleur, surtout lorsqu’ils furent employés pendant quelques siècles à l’encontre de populations dont l’élément le plus robuste avait déjà été abattu ou emmené en esclavage au cours des luttes qui précédèrent, accompagnèrent ou souvent même suivirent la conquête. Les conditions sociales des Provinces se rapprochèrent de plus en plus de celles de la capitale et de l’Italie. La population se répartir de plus en plus en trois classes formées des éléments et des nationalités les plus disparates : les riches, parmi lesquels nombre d’esclaves affranchis (cf. Pétrone), grands propriétaires fonciers, usuriers, ou les deux à la fois comme cet oncle du christianisme, Sénèque ; les hommes libres prolétaires, nourris et distraits à Rome aux frais de l’Etat — dans les Provinces, réduits à eux-mêmes ; enfin la grande masse — les esclaves. Vis-à-vis de l’Etat, c’est-à-dire de l’Empereur, les deux premières clases étaient presque aussi dépourvues de droits que les esclaves vis-à-vis de leurs maîtres. Notamment de Tibère à Néron, ce fut une règle de condamner à mort de riches Romains pour confisquer leur fortune. Pour tout soutien, le gouvernement disposait matériellement de l’armée, qui ressemblait déjà beaucoup plus à une armée de lansquenets qu’à l’antique armée romaine composée de paysans, et — moralement — de l’opinion généralement répandue qu’il n’y avait aucune possibilité de sortir de cette situation, que l’Empire fondé sur la domination militaire était une nécessité immuable, même si tel ou tel empereur, lui, pouvait être changé. Ce n’est pas le lieu ici d’examiner sur quels faits très matériels reposait cette opinion.

A cette privatisation de droits et à l’absence d’espoir de jamais instaurer un meilleur état de choses correspondaient une mollesse et une démoralisation générales. Les rares anciens Romains de manières et de mentalité patriciennes qui subsistaient encore, furent éliminés ou s’éteignirent ; le dernier d’entre eux est Tacite. Les autres étaient bien contents de pouvoir se tenir complètement à l’écart de la vie publique ; devenir riches et jouir de cette richesse, voilà qui comblait leur existence, ainsi que les commérages privés et les intrigues privées. Les hommes libres prolétaires, qui percevaient à Rome une pension de l’Etat, avaient par contre dans les Provinces une situation difficile. Ils étaient obligés de travailler et ils avaient affaire par-dessus le marché à la concurrence du travail des esclaves. Mais ils ne se trouvaient que dans les villes. A côté d’eux il existait encore dans les Provinces des paysans, propriétaires fonciers libres (ici et là, il existait sans doute encore des terres en communauté) ou, comme en Gaule, serfs pour dettes des grands propriétaires fonciers. Cette classe fut la moins touchée par le bouleversement social ; ce fut aussi celle qui opposa la plus longue résistance au bouleversement religieux[4]. Enfin les esclaves, privés de droits et de libertés, étaient dans l’impossibilité de se libérer, comme l’avait déjà prouvé la défaite de Spartacus ; mais pour une grande part ils étaient cependant eux-mêmes d’anciens hommes libres ou fils d’hommes nés libres. C’est donc encore parmi eux que devait exister le plus de haine contre leurs conditions de vie, une haine vivante, bien que vouée extérieurement à l’impuissance.

Le caractère des idéologues de cette période correspond aussi à cet état de choses. Les philosophes étaient ou bien de simples magisters qui faisaient ce métier pour gagner leur vie ou bien les bouffons appointés de riches débauchés. Beaucoup étaient même des esclaves. L’exemple du sieur Sénèque nous montre ce qu’il advenait d’eux quand tout allait bien. Ce stoïcien, qui prêchait la vertu et l’abstinence, fut un maître-intrigant à la cour de Néron, ce qui n’allait pas sans servilité ; il se fit offrir de l’argent, des biens, des jardins, des palais, et tandis qu’il proposait un pauvre Lazare comme modèle, il était en réalité le riche de la parabole évangélique. Ce n’est que lorsque Néron voulut lui tordre le cou qu’il pria l’empereur de reprendre tous ses cadeaux, disant que sa philosophie lui suffisait. Il n’y eu que quelques très rares philosophes, comme Persius, pour brandir au moins le fouet de la satire sur leurs contemporains dégénérés. Mais en ce qui concerne le second type d’idéologues, les juristes, ils étaient des partisans enthousiastes des nouvelles conditions sociales, parce que l’effacement de toutes les différences de caste leur laissait toute latitude de mettre au point leur cher droit civil, en échange de quoi ils fabriquèrent ensuite pour l’empereur le droit constitutionnel le plus servile qui ait jamais existé.

En détruisant les particularités politiques et sociales des peuples, l’Empire romain avait aussi voué à la destruction leurs religions particulières. Toutes les religions de l’antiquité ont été des religions naturelles de tribus et plus tard de nations, nées de la situation sociale et politique de chaque peuple et étroitement liées à celle-ci. Une fois les bases détruites, une fois brisées les formes sociales et l’organisation politique traditionnelles ainsi que l’indépendance nationale, il va de soi que la religion qui faisait corps avec ces institutions s’effondrera aussi. Les dieux nationaux peuvent tolérer à leurs côtés d’autres dieux nationaux, et ce fut la règle dans l’antiquité ; mais pas au-dessus d’eux. Lorsque des cultes d’Orient furent transplantés à Rome, cela ne fit que nuire à la religion romaine, mais ne put retarder la décadence des religions orientales. Dès que les dieux nationaux ne peuvent plus être les patrons tutélaires de l’indépendance et de la souveraineté de leur nation, ils se rompent eux-mêmes le cou. C’est ce qui est arrivé partout (à l’exception des paysans, en particulier dans les montagnes). Ce qui à Rome et en Grèce a été l’œuvre de la philosophie vulgaire, j’allais dire du voltairianisme, dans les Provinces c’est l’asservissement à Rome et le remplacement d’hommes libres et fiers de l’être par des sujets résignés et des gueux égoïstes.

Telle était la situation matérielle et morale. Le présent insupportable, l’avenir, si possible, encore plus menaçant. Pas d’issue. Désespérer ou se réfugier dans la plus vulgaire jouissance — chez ceux-là du moins qui pouvaient se le permettre, et c’était une petite minorité. Sinon il ne restait d’autre recours que la soumission veule à l’inévitable.

Mais dans toutes les classes devaient se trouver un certain nombre de gens qui, désespérant d’une délivrance matérielle, cherchaient en compensation une délivrance spirituelle — une consolation sur le plan de la conscience, qui pût les préserver du désespoir total. La philosophie du Portique ne pouvait offrir cette consolation, pas plus que l’école d’Epicure, précisément parce qu’elles étaient des philosophies et, à ce titre, n’étaient pas destinées à la conscience vulgaire et deuxièmement parce que le comportement de leurs disciples jetait le discrédit sur les enseignements de ces écoles. Cette consolation recherchée ne devait pas remplacer la philosophie perdue, mais la religion perdue, elle devait se manifester sous une forme religieuse comme toute notion qui devait s’emparer des masses à cette époque-là et jusqu’au XVIIe siècle.

Il est sans doute à peine besoin de noter que la majorité de ceux qui aspiraient à cette consolation au niveau de la conscience, à cette évasion du monde extérieur vers le monde intérieur devait nécessairement se recruter… parmi les esclaves.

C’est dans cette situation de désagrégation universelle, économique, politique, intellectuelle et morale que le christianisme fit son apparition. Il s’opposait radicalement à toutes les religions antérieures.

Dans toutes les religions antérieures, les cérémonies étaient l’essentiel. Ce n’est qu’en participant aux sacrifices et aux processions, en Orient en outre en observant les prescriptions les plus détaillées concernant le régime alimentaire et la pureté, que l’on pouvait manifester son appartenance. Tandis que Rome et la Grèce étaient tolérantes sous ce rapport, régnait en Orient une frénésie d’interdictions religieuses qui n’a pas peu contribué au déclin final. Des gens appartenant à deux religions différentes (Egyptiens, Perses, juifs, Chaldéens) ne pouvaient manger ni boire ensemble, ni accomplir en commun aucun acte quotidien, à peine pouvaient-ils se parler. Cette ségrégation des hommes est une des grandes causes de la disparition de l’ancien monde oriental. Le christianisme ignorait ces cérémonies, qui consacraient une ségrégation, comme il ignorait même les sacrifices et les cortèges du monde classique. En rejetant ainsi toutes les religions nationales et le cérémonial qui leur est commun, en s’adressant à tous les peuples sans distinction, il devenait lui-même la première religion universelle possible. Le judaïsme aussi, avec son nouveau dieu universel, avait fait un pas vers la religion universelle ; mais les fils d’Israël demeuraient toujours une aristocratie parmi les croyants et les circoncis ; et il fallut d’abord que le christianisme lui-même se débarrassât de l’idée de la prééminence des chrétiens d’origine juive (qui domine encore dans l’Apocalypse de saint Jean) avant de pouvoir devenir réellement une religion universelle. D’autre part, l’Islam, en conservant son cérémonial spécifiquement oriental a limité lui-même son aire d’extension à l’Orient et à l’Afrique du Nord conquise et repeuplée par les Bédouins arabes : là il a pu devenir la religion dominante, en Occident il n’y a pas réussi.

Deuxièmement, le christianisme a fait vibrer une corde qui devait être sensible dans d’innombrables cœurs. A toutes les plaintes sur le malheur des temps et sur l’universelle misère matérielle et morale, la conscience chrétienne du péché répondait : il en est ainsi, et il ne peut en être autrement ; les responsables de la perversité morale de chacun ! Et où était l’homme qui pouvait dire non ? Mea culpa ! Il était impossible de refuser de reconnaître la part de culpabilité de chacun dans le malheur général et c’était aussi la condition préalable de la rédemption spirituelle que le christianisme annonçait en même temps. Et cette rédemption spirituelle était faite de telle sorte que les adeptes de toutes les autres communautés religieuses anciennes pouvaient facilement la comprendre. Pour toutes ces anciennes religions la notion du sacrifice expiatoire par lequel on se concilie la divinité offensée était une notion courante ; comment l’idée du médiateur effaçant une fois pour toutes par son propre sacrifice les péchés de l’humanité n’aurait-elle pas trouvé un terrain propice ? Donc, en donnant, par la notion de conscience personnelle du péché, une expression claire au sentiment universellement répandu que les hommes étaient eux-mêmes responsables du malheur universel, et en même temps en fournissant par l’holocauste de son juge, une forme accessible à tous de consolation sur le plan de la conscience, qui donne satisfaction au désir général de se racheter intérieurement de la perversité du monde, le christianisme prouvait à nouveau sa capacité de devenir une religion universelle et une religion qui convenait précisément au monde existant.

Voilà pourquoi, de tous les milliers de prophètes et de prédicateurs dans le désert qui remplirent ce temps-là de leurs innombrables innovations en matière religieuse, seuls les fondateurs du christianisme furent couronnés de succès. Non seulement la Palestine, mais tout l’Orient, fourmillait de ces fondateurs de religions entre lesquels se livrait un combat véritablement darwinien pour l’existence sur le plan des idées. C’est éminemment grâce aux éléments développés ci-dessus que le christianisme l’a emporté. Comment il a peu à peu continué d’élaborer son caractère de religion universelle, par sélection naturelle dans le combat que se livraient les sectes entre elles et dans la lutte contre le monde païen, c’est ce qu’apprend dans le détail l’histoire de l’Eglise des trois premiers siècles de notre ère.

  1. Le terme d’Aryen est aujourd’hui considéré comme vieilli et non-scientifique. A l’origine il n’est que le nom que se donnaient à eux-mêmes les anciens habitants de l’Inde et de l’Iran ; cette expression fut utilisée, à partir du XIXe siècle, par quelques savants comme l’équivalent d’« indo-européen », c’est-à-dire pour désigner tous les peuples qui parlent les langues indo-européennes. On tenta plus tard de fabriquer à l’aide du concept d’Aryen une unité raciale des peuples indo-européens qui n’a jamais existé. Les fascistes allemands utilisèrent ce terme en faisant des « Aryens » les représentants d’une race prétendue supérieure. Friedrich Engels, qui en utilisant le terme d’« Aryen » se conformait à l’usage de la science de son temps, entendait par là les Indo-Européens, « peuples dont les langues se groupent autour du sanscrit, la plus ancienne d’entre elles » (F. Engels : Contribution à l’histoire des anciens Germains).
  2. Engels pense au poème de Henri Heine : Le dieu Apollon.
  3. Comme Ewald l’a démontré, les Juifs écrivaient, dans leurs manuscrits ponctués (c’est-à-dire comportant voyelle et signes de ponctuation), sous les consonnes du nom de Jahvé, qu’il était interdit de prononcer, les voyelles du mot Adonaï qu’on lisait à sa place. Ce qui donna pour les générations postérieures Jehovah. Ce mot n’est donc pas le nom d’un dieu, mais simplement une grossière faute grammaticale : en hébreu il est tout simplement impossible (F. E.).
  4. D’après Fallmerayer, au IXe siècle, dans le Pénoponèse, les paysans faisaient encore des sacrifices à Zeus (F. E.). Fallmerayer écrivait : « Je ne veux pas soulever à nouveau la querelle autour des habitants et du district de Mani ou Maina. Cependant une chose est tranchée : c’est que les Maniates… du IXe siècle après J.-C. étaient encore idolâtres… » (cf. Jacob Philipp Fallmerayer : Quelle influence a eu l’occupation de la Grèce par les Slaves sur le destin de la cité d’Athènes et de l’Attique ? Ou nouveaux arguments à l’appui de la thèse sur l’origine des Grecs modernes, exposée dans le 1er volume de Histoire de la presqu’île de la Morée au cours du moyen âge, Stuttgart et Tubingen, 1835, pp. 78-79.)