Tactique et stratégie

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La différence entre tactique et stratégie est souvent utilisée, à partir du domaine militaire, dans la politique.

« Par tactique, en politique, nous enten­dons, par analogie avec la science de la guerre, l'art de mener des opérations isolées; par stratégie, l'art de vaincre, c'est-à-dire de s'emparer du pouvoir. »[1]

1 Tactiques articulées à une stratégie

La stratégie, pour les communistes révolutionnaires, c'est avant tout ce qui concerne l'objectif général de renverser le capitalisme et la bourgeoisie. C'est pourquoi les marxistes considèrent souvent que des désaccords d'ordre stratégiques tracent une ligne de distinction fondamentale entre réformistes et révolutionnaires.

« La social-démo­cratie avait une tactique parlementaire, syndicale, municipale, coopérative, etc. La question de la combinaison de toutes les forces et ressources, de toutes les armes pour remporter la vic­toire sur l'ennemi, ne se posait pas à l'époque de la II° Interna­tionale, car cette dernière ne s'assignait pratiquement la tâche de la lutte pour le pouvoir. »[1]

Ce n'est pas en soi de participer à des luttes pour des revendications immédiates dans le cadre de syndicats, de coopératives, d'associations, de campagnes de boycott, ou la participation aux municipalités ou aux parlements, qui revient à tourner le dos à l'objectif révolutionnaire. On peut même aller plus loin et souligner que le fait d'avoir une stratégie révolutionnaire impose aux militant·es de déployer une série de tactiques sur du long terme, sous peine de rester isolé·es dans le propagandisme.

C'est lorsqu'un élément de tactique est érigé en fin en soi qu'un désaccord stratégique émerge. Par exemple lorsque des courants théorisent que le syndicalisme peut suffire, ou que le capitalisme peut être remplacé progressivement par des coopératives qui essaimeraient, ou par un patient travail pour convaincre la bourgeoisie dans les parlements.

Il en va de même, en miroir, pour les modes d'actions plus radicaux (émeute, boycott des institutions, armement, milices, insurrection...) :

  • Renoncer par principe à tous ces modes d'action, par croyance dans le fait que la démocratie bourgeoisie sera éternellement stable et respectée par la majorité de la population, c'est une divergence stratégique avec le marxisme révolutionnaire.
  • Préconiser ces modes d'action comme fins en soi indépendamment de la situation, c'est une divergence stratégique également (blanquisme, anarchisme de la propagande par le fait, terrorisme populiste, appellisme...).

2 Des tactiques à adapter à la situation

En revanche, au sein d'un même parti révolutionnaire, il peut et il doit exister de nombreux avis différents sur les tactiques qui sont les plus adaptées à une situation donnée. Celles-ci relèvent du débat démocratique, des tests en commun qui doivent être faits, avec des bilans critiques. Quand la situation politique connaît objectivement de brusques tournants, il est nécessaire - pour que le parti reste en phase avec les expériences que vivent les masses - d'opérer un tournant tactique. Fréquemment, cela créé des difficultés au sein des partis :

« Il arrive trop souvent qu'à un tournant brusque de l'histoire les partis avancés eux-­mêmes ne puissent, pendant un temps plus ou moins long, se faire à la nouvelle situation, répètent les mots d'ordre qui, justes hier, ont aujourd'hui perdu tout leur sens, et cela aussi "sou­dainement" que le tournant historique a été soudain. »[2]

Les divergences de tactique peuvent (et doivent) en pratique être résolus par l'expérience pratique.

« Les divergences sur la tactique d'un parti sont souvent liquidées par le passage de facto de ceux qui ont des vues erronées sur une ligne correcte, parce que le cours même des événements [...] prive ces vues erronées de leur contenu et de leur intérêt »[3]

3 Exemples historiques

Dans la Première internationale, où cohabitaient des tendances très diverses du mouvement ouvrier, de nombreux débats tactiques sont survenus, et ont donné naissance à des courants politiques ayant des différences stratégiques. Ainsi les mutuellistes de Proudhon refusaient d'utiliser la grève, ou encore les bakouninistes refusaient de participer aux parlements. Le marxisme s'est plutôt développé comme un courant apte à une grande souplesse tactique, tout en saluant l'insurrection des communards.

Lorsque le socialiste français Millerrand entre dans un gouvernement bourgeois en 1899, la Deuxième internationale le condamne officiellement. La social-démocratie affirmait alors officiellement que ce « ministérialisme » constituait une rupture stratégique. En effet, un gouvernement constitue un ensemble solidairement responsable de la politique appliquée, contrairement à un parlement qui permet à des oppositions d'exister. Par conséquent, quelles que soient les illusions de départ, l'entrée d'un socialiste dans un gouvernement bourgeois n'a que des effets négatifs : apporter une caution de gauche à ce gouvernement, démobiliser les secteurs du mouvement ouvrier qui pouvaient avoir des espoirs, discréditer le socialisme.

Suite aux tensions qui éclatent entre bolchéviks et menchéviks au 2e congrès du POSDR (1903), Lénine écrivait :

« les divergences qui séparent actuellement ces deux ailes concernent surtout les problèmes d’organisation, et non les questions de programme ou de tactique (...) le programme importe plus que la tactique, et la tactique importe plus que l’organisation. »[4]

Malgré tout, les occasions de divergences tactiques étaient limitées, car la répression du régime tsariste obligeait l'ensemble du parti à mener une activité clandestine.

En revanche, suite à la révolution manquée de 1905, une période contre-révolutionnaire s'ouvre (1907-1911). Le régime avait accordé des concessions qui permettait un militantisme légal très modéré (quelques syndicats, élections à la Douma...), sans cesse surveillé par la censure, mais sa police secrète redoublait d'efforts pour démanteler les cellules révolutionnaires clandestines. Cela engendre un double mouvement :

  • à la droite des menchéviks, le courant liquidateur théorise qu'il faut abandonner la lutte clandestine, et se concentrer sur les organes légaux ; le désaccord devint vite d'ordre stratégique, car cela revenait à abandonner des revendications révolutionnaires comme la république ;
  • à la gauche des bolchéviks, le courant otzoviste à l'inverse refuse toute utilisation même tactique de ces moyens légaux et considère la présence social-démocrate à la Douma comme une trahison des principes.

Dans ces conditions, Lénine a peu à peu considéré qu'il était devenu impossible de construire avec ces extrêmes le parti révolutionnaire, c'est-à-dire un parti dont le centre de gravité reste illégal pour maintenir son autonomie, mais utilisant tactiquement les moyens légaux pour se massifier. C'est cette ligne que les bolchéviks sur la ligne de Lénine sont parvenus à construire un parti ouvrier de masse entre 1912 et 1914.

La Troisième internationale, nouvellement créée en 1919, va aussitôt connaître de nombreux débats sur la tactique et la stratégie. Alors que la plupart des jeunes militant·es espéraient la révolution mondiale imminente, il a fallu à nouveau s'engager dans une réflexion tactique. Cela débouchera alors de nombreuses élaborations qui entendaient théoriser précisément l'articulation entre tactique et stratégie :

La direction de l'Internationale communiste insistait sur la nécessité d'une grande clarté vis-à-vis des réformistes, et également des centristes entretenant le flou. La scission dans les anciens partis socialistes (de la Deuxième internationale) devait être nette. Dans ses toutes premières années, elle insistait sur le fait que les révolutionnaires anti-parlementaristes (donc en désaccord avec sa ligne) n'avaient qu'un désaccord tactique et étaient donc bienvenus.

Néanmoins, les clivages se sont amplifiés par la suite, ce qui a conduit à une critique plus frontale du « gauchisme », et à des scissions (par exemple avec le KAPD en Allemagne).

4 Notes

  1. 1,0 et 1,1 Trotski, Les leçons d'Octobre, 1924
  2. Lénine , A propos des mots d'ordre, juillet 1917
  3. Lénine, Œuvres Complètes (en russe), 3' éd., vol. VIII,pp. 13-15.
  4. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, 1904