Révolution au Turkestan (1917-1920)

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Drapeau de la République soviétique populaire de Boukhara

L'Asie centrale est fortement impactée par les événéments révolutionnaires du début du 20e siècle, et en particulier dans le sillage de la révolution russe de 1917. Les événements connus sous le nom de révolution de Khiva ont donné naissance à la République soviétique populaire khorézmienne (Khiva est la capitale de l'ancienne région de Khorezm), et à la même époque a été formée la République soviétique populaire de Boukhara. Ces deux aires géographiques sont aujourd'hui principalement en Ouzbékistan.

1 Contexte

1.1 L'Asie centrale féodale

L'Asie centrale était au 19e siècle divisée en plusieurs pays féodaux issus de l'ancien khanat de Djaghataï, et tendait à décliner en puissance relative depuis le déclin de la route de la soie à partir du 15e siècle.

Vers le milieu des années 1890, l'Emir de Boukhara, Abdul Ahad, avait 27 millions de roubles-or dans la Banque centrale de Russie, 7 millions dans des banques privées, et de grosses sommes en Allemagne et en Suisse. Les "fonctionnaires" comme les hakem (gouverneurs) ne recevaient pas de salaire de l'Etat, mais prélevaient arbitrairement sur les sujets de l'émirat. Les condamnés à mort étaient emmenés à la mosquée Kalian au centre de la ville, les jours de marché, et des crieurs publics appelaient la foule à se rassembler. Ensuite, la sentence était lue, et le prisionnier était précipité du haut du minaret, le plus haut point de la ville (45 m), surnommé la « tour de la mort ».

La situation est similaire à Khiva. Un grand nombre de bureaucrates sont directement nommés par le khan et lui sont fidèles. Pour accepter à de nombreux postes, il fallait l'approbation du khan. Les chefs locaux avaient des pouvoirs de justice et de taxation très élevés, et le khan tolérait leurs abus. Ces dirigeants étaient donc de fervents défenseurs de la monarchie absolue... Le clergé musulman était aussi majoritairement allié au khan, sacralisant son pouvoir. Il y avait aussi des esclaves, notamment des Perses.

Dans les villages ou les tribus nomades, les chefs traditionnels, ou en tout cas les juges, étaient les aksakals (littéralement, « barbe blanche »), les hommes les plus âgés et dits les plus sages. Les hommes, et en particulier les aksakals, se réunissent parfois en assemblées (les qurultay[1]). Ces formes d'organisation, tout en étant patriarcales et agistes, représentaient un certain héritage de l'égalitarisme nomade.

Un développement inégal avait déjà commencé, accéléré par l'arrivée des Russes. Ces derniers connectent la région avec la Russie dans les années 1880 avec le chemin de fer transcaspien, implantent des industries, des banques... Khiva en particulier s'enrichit et voit le développement d'une bourgeoisie : en 1900, il y avait 12 grandes entreprises, en 1913, il y en a 22. La plupart des ouzbeks travaillaient pour leur propre compte, ou travaillaient dans l'industrie artisanale à domicile (environ 25% des adultes). Le clergé représentait 2,2 % de la population.

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Esclave perse à Khiva
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Prise de Khiva en 1873

1.2 La domination russe

Les différents royaumes sont de plus en dominés par l'Empire russe. Les armées tsaristes étaient en surnombre, et, vers la fin du 19ème siècle, bénéficiaient d'une avance technique. Par exemple, les murailles de Boukhara, Khiva et Khokand étaient construites en terre, et ne résistaient pas à l'artillerie moderne.

  • Les Russes implantent des forteresses dans l'actuel Kazakhstan dès le 18e siècle, et le dominent progressivement. En 1822 ils l'intégrent à l'Empire et liquident le pouvoir des khans.
  • En 1865, les Russes prennent Tachkent et l'incorporent au gouvernorat du Turkestan.
  • En 1868, l'émirat de Boukhara perd la région de Samarcande, et le khanat de Kokand devient vassal de l'Empire russe.
  • En 1873, le khanat de Khiva et l'émirat de Boukhara deviennent protectorats russe en 1873.
  • En 1876, le khanat de Kokand est déclaré aboli et incorporé dans le Turkestan comme "province de Ferghana".

La pauvreté des masses était encore aggravée par l'arrivée des Russes, qui prélevaient de fortes quantités d'eau dans la rivière Zeravchan, rendant la région de Boukhara plus aride. Des paysans russes venaient aussi s'installer sur les terres de la région.

1.3 Mouvements démocratiques et nationalistes

Au début du 20e siècle, les monarchies à travers le monde sont profondément contestées, à la fois par des mouvements démocratiques bourgeois et par la social-démocratie. En particulier, les empires voisins ont connu de grandes crises : l'Empire russe (révolutions de 1905 puis de 1917), l'Empire ottoman (révolution des Jeunes-Turcs de 1908), l'Empire chinois (révolution de 1911). Cette région de l'Asie centrale était influencée par les événements de l'Empire ottomon par la proximité, mais également par le fond culturel commun turc des populations ouzbèkes.

Un mouvement réformateur, le jadidisme (de l'arabe "nouvelle méthode"), se répandait à cette époque dans les régions musulmanes dominées par les Russes (du Tatarstan jusqu'en Ouzbékistan). Il revendiquait des réformes démocratiques et l'autonomie / indépendance par rapport aux Russes.

A Boukhara, dominée par l'émir Mohammed Alim Khan, une société secrète jadidiste se forme en 1909, et se nomme le mouvement des Jeunes Boukhariotes, dirigés par Faizullah Khojaev.

A Khiva, la bourgeoisie revendiquait une monarchie constitutionnelle. Même si elle était très modérée dans sa lutte, le khan restait inflexible. En 1906 et 1911, des écoles modernes ouvrent. Même si elles enseignent aussi le Coran, elles sont mal vues par le clergé.

En 1916, la conscription par l'Empire russe (auparavant les musulmans étaient dispensés) provoque une révolte parmi les peuples d'Asie centrale, qui durera sous des formes différentes jusqu'en 1933 (révolte basmatchi). Ce mouvement a depuis le début eu un fort caractère religieux, et ses premiers membres étaient des bandits (ce serait le sens du mot basmatchi) de la vallée de Ferghana.

2 Les événements

2.1 Révolte de 1917 à Khiva

La nouvelle de l'abdication du tsar en février 1917 galvanise les progressistes de la région. Fin février, les partisans des Jeunes-Turcs et les jadidistes s'unissent et se désignent mouvement des Jeunes Khivans. Le 4 avril 1917, une manifestation à Khiva crie « A bas la violence, la cruauté et l'oppression! Vive la liberté! » et appelle à la rébellion.

Le 5 avril, le khan Asfandiyar doit signer le manifeste que lui remettent les leaders du mouvement Jeune Khivan. Celui-ci prévoit l'élection d'un parlement qui contrôlerait les finances, mais aussi la construction de chemins de fer et de télégraphes, l'ouverture d'écoles... Le manifeste se répand alors dans toute la région. Les dirigeants du mouvement, Baba Akhund Salimov et Matmuratov, sont élus.

Mais le khan détient encore un immense pouvoir sur la société. L'absence de réel changement conduit à la radicalisation d'une partie des militants, surtout après la nouvelle de la révolution bolchévique d'octobre, qui au contraire effrayait les dirigeants. Le khan dissout alors les assemblées élues et déclare qu'il ne reconnaît pas le nouveau pouvoir bolchévik en Russie et au Turkestan.

2.2 Révolte de 1917 à Tashkent et à Kokand

Bâtiment du soviet de Tashkent

Un soviet se forme à Tashkent le 2 mars 1917 sous l'impulsion de 35 cheminots du chemin de fer transcaspien et de leur leader, un technicien nommé I. I. Bel'kov. Il se réunit à la Douma locale et met en place un Comité exécutif des organisations publiques, en charge de la ville. Le soviet est alors dominé par les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires. La ville était divisée en une vieille ville à majorité autochtone et une ville nouvelle, coloniale, à majorité russe et européenne. Les travailleurs et soldats impliqués dans le soviet étaient quasi-exclusivement russes, et il n'y avait que deux non-russes dans le comité exécutif du soviet, les avocats Faizullah Khojaev et Tashpolad Narbutabekov (alors que Tachkent est à 90% musulmane). Malgré cela, au début, la soviet de Tashkent propage des espoirs dans l'ensemble de la population de la région (le poète Sirajiddin Makhdum Sidqi publie des poèmes populaires révolutionnaires...).

Kokand et la vallée de Ferghana a depuis longtemps été plus marquée par l'Islam. Deux courants principaux s'organisent dans le sillage de la révolution de février 1917 : Shura-i Islam (« Conseil islamique », plutôt jadidiste) et Ulema Jemyeti (« Conseil des hommes instruits », conservateur). D'abord coalisées, ces deux forces tendent à se diviser lorsque Shura-i Islam se rapproche des bolchéviks. Mais lorsque des travailleurs locaux proposent de former une branche musulmane social-démocrate, le soviet de Tashkent les repousse, et rejette leur participation dans le gouvernement. De plus le soviet n'utilise que la langue russe. En réaction, les deux organisations musulmanes se réunissent, et forment un gouvernement à Kokand basé sur la charia. Le Royaume-Uni s'empresse de déclarer son soutien au gouvernement de Kokand...

Le soviet de Tashkent reconnaît l'autorité de Kokand, mais restreint sa juridiction à la vieille ville de Tashkent, et exige le dernier mot dans les affaires régionales. Des émeutes violentes éclatent à Tashkent, et les relations sont brisées. Kokand, militairement faible, se tourne alors vers les Russes Blancs et libère des bandits armés menés par Irgash Bey pour sa défense. En février 1918, des bataillons de l'armée rouge, accompagnés de Dashnaks, prennent et pillent Kokand, faisant plus de 25 000 morts. De nombreux paysans de Ferghana, soupçonnés de cacher du coton et de la nourriture, sont exécutés.

Le parti nationaliste libéral kazakh, Alash Orda, proclama le 13 décembre 1917 l'autonomie du territoire correspondant à l'actuel Kazakhstan, et s'allia aux Blancs. Le parti Alash fut formé en 1917, notamment autour de Alikhan Bukeikhanov, qui était auparavant au parti de la bourgeoisie libérale russe, le parti KD. Le parti était principalement divisé entre une aile tournée vers l'occidentalisation, et une aile tournée vers le monde musulman.

2.3 Réactions et divisions internes

En janvier 1918, l'influence bolchévique s'accentue dans la région de l'Amou-Darya.

En parallèle, les prix des produits de première nécessité commencent à devenir très élevés, générant de plus en plus de colère. Les chefs de tribus turkmènes s'unissent derrière Djounaïd Khan, qui mène une rebellion contre le khan ouzbek de Khiva. Asfandiyar lui propose de négocier et de s'unir contre les bolchéviks. Djounaïd Khan fait mine d'accepter mais trahit, et fait assassiner Asfandiyar, prenant le contrôle de Khiva, et réprimant le mouvement Jeune Khiva.

Djounaïd Khan réunit 10 000 soldats contre les bolchéviks, mais réalise bientôt qu'il n'a pas une puissance militaire suffisante. Il propose alors aux bolchéviks la paix à condition que la Russie soviétique retire ses troupes et n'empiète pas sur le territoire de Khiva. Le 9 avril 1919, un armistice est signé entre la Russie et le khanat de Khiva dans la forteresse de Takhta. L'accord affirme le droit de la population de Khiva à l'auto-détermination, et prévoit des échanges diplomatiques et commerciaux, ainsi que la liberté de mouvement.

En mars 1918, les Jeunes Boukhariotes tentent de prendre le pouvoir avec l'aide du soviet de Tachkent, mais ils échouent et doivent s'enfuir à Tachkent.

Suite au massacre de Kokand, Irgash Bey se proclame "Chef suprême de l'armée islamique", avec le soutien du clergé, et prend la tête de ce qui sera vu comme la continuité de la rébellion basmatchi face aux Russes. De nombreux pauvres le soutiennent, et il parvient bientôt à contrôler la région de Ferghana et les alentours de Tashkent avec 20 000 hommes. Il fait face à la rivalité de Madamin Bey, soutenu par les courants musulmans modérés, mais s'impose comme leader lors d'un conseil en mars 1919.

Les politiques de réquisitions sous le communisme de guerre mécontentent les colons fermiers russes de Tashkent, qui passent un pacte avec Madamin Bey en mai 1919. Mais l'alliance est vite ébranlée par la question religieuse, et perd du terrain face aux attaques de la Brigade rouge des Tatars de la Volga (par ailleurs musulmans).

En Avril 1918, 40% des délégués du soviet de Tachkent étaient musulmans. En Octobre 1919, la direction bolchevik reprend le contact avec Tachkent et prend des mesures rompant avec son chauvinisme antérieur.

Au moment de l'offensive des troupes blanches de Koltchak sur Samara et Kazan en mars-avril 1919, le gouvernement Alach Orda soutint les soulèvements antisoviétiques dans les steppes de Tourgaï.

2.4 Intervention bolchévique et victoire des progressistes (1919-1920)

A l'été 1919, les relations se tendent. Djounaïd Khan signe une alliance contre la Russie avec Alim Khan, l'émir de Boukhara. Une mobilisation générale est déclarée. En septembre 1919, le Conseil militaire révolutionnaire du Turkestan envoie un télégramme à Glavkom, le commandant des troupes soviétiques, l'informant que « Khiva se prépare sans aucun doute à attaquer au moment opportun. »

En septembre 1919 est créé le Conseil des commissaires nationaux de la Fédération de Russie au Turkestan, plus tard rebaptisé Turkcommissia avec à sa tête Frounzé. Il avait un pouvoir étendu de représentation de la Russie bolchevique au Turkestan, mais avait également pouvoir dans les pays qui ont des frontières communes avec le Turkestan, comme Boukhara et Khiva. Le Comité central du PC russe étend le 10 octobre 1919 le pouvoir de la Turkcommissia, lui accordant tout pouvoir au nom du parti en Asie centrale. Cela permit à la Turkcommissia d'influencer le développement des événements. Elle s'attache en particulier à rallier les groupes communistes plutôt faibles, à leur apporter un fort soutien logistique et militaire. Elle a aussi pour mission d'appliquer une politique de développement local, dans des conditions difficiles :

« Il n'existe pas de caractères d'imprimerie musulmane, parce que l'imprimerie était le privilège de la nation dominante. Il n'y a pas de lettrés dans la langue indigène ; au Turkestan les cantons sont obligés de s'emprunter l'un à l'autre des secrétaires pour leurs comités exécutifs. Il n'y a pas de spécialiste pour le travail intellectuel et les intellectuels se comptent seulement par dizaines. Il n'y a pas de gens qui puissent enseigner à lire et à écrire. Cet été nous avons formé au Turkestan un millier de maîtres d'école musulmans, mais rien que pour les écoles déjà existantes, il nous en manque environ 1 500. »[2]

En novembre 1919, elle fédère les forces opposées à Djounaïd Khan : les tribus turkmènes de Kosh Mamed et Ghulyam Ali, les militants Jeunes Khivans et des militants communistes. Ceux-ci forment un centre révolutionnaire à Turtkul, le le « Turkfront », dont le but est le renversement du khan. Sous cette influence, les militants Jeune-Khiva adoptent un manifeste dans lequel ils prônent la fin de l'autocratie, la propriétaire populaire des finances et des grandes propriétés terriennes, la construction de canals pour l'irrigation, l'ouverture d'écoles et d'hopitaux gratuits, et la construction d'infrastructures.

Du 22 décembre 1919 à janvier 1920, les troupes bolchéviques combattent au côté de ces forces insurgées, et Khiva est prise le 1er février 1920. Djounaïd Khan est s'enfuit dans le désert et prend la tête des Basmatchis du Khorezm.

Le leader de la commission turque, Turar Ryskulov, écrit une lettre à Lénine le 25 mai 1920, dans laquelle il porte un dur jugement sur la politique bolchévique :

« En ce qui concerne les rapports des Russes avec les États orientaux, vu qu'ils s'efforcent de produire des soulèvements artificiels à l'aide des armes des Bolchéviks — comme Turkfront l'a fait à Khiva et voudrait faire à Boukhara — tout cela revient à une nouvelle méthode d'expansion impérialiste. »

Après le dur hiver 1919-1920, et après le ralliement de Madamin Bey aux bolchéviks en mars, et avec l'amélioration socio-économique qui suit la NEP, la base populaire des Basmatchis s'effrite. A l'été 1920, les bolchéviks organisent de nouvelles réquisitions et conscriptions, ce qui relance la révolte.

2.5 La Turkcommissia et ses critiques

Après les critiques de Ryskulov de mai 1920, Sans attendre l’aval de la Turkkommissia, les communistes musulmans envoient à Moscou une délégation pour exposer leurs doléances. Au cours des débats, présidés par Lénine et auxquels prennent part des membres de la Turkkommissia dépêchés en urgence, Ryskulov, arguant de « l’importance du Turkestan pour la politique soviétique en Orient et [de] la nature coloniale des relations nationales » dans la région, revendique la plus large autonomie possible pour la république, aux frontières encore indécises.

Lénine refuse, mais il se méfie désormais de la Turkkommissia (dont les décisions doivent être désormais soumises à l’approbation du « centre » et des autres organes du pouvoir soviétique au Turkestan), et en juin, il rédige un projet exposant les tâches du Parti bolchevik dans la région. Il appelle à liquider les inégalités entre colons et indigènes en « égalis[ant] la propriété terrienne des Russes et des étrangers avec celle de la population locale ». Il ajoute : « L’objectif général doit être le renversement du féodalisme, mais non le communisme »[3].

D'autres plaintes seront relayées par Narbutabekov, lors de la Conférence de Bakou en septembre 1920 :

« Pour éviter que l’histoire du Turkestan ne se répète dans les autres parties du monde musulman, […] [n]ous vous disons : débarrassez-nous de vos contre-révolutionnaires, de vos éléments étrangers qui sèment la discorde nationale ; débarrassez-nous de vos colonisateurs travaillant sous le masque du communisme. »

Un conflit éclate en 1921 au sein de la Turkkommissia entre :

  • Tomsky, qui affirme appliquer la NEP, et donc défend l’introduction immédiate de l’impôt en nature mais le statu quo en terme de partage de terre. Sa position est soutenue par les colons russes.
  • Safarov, qui préconise la mise en place de comités de paysans pauvres, le partage des terres des koulaks (donc localement surtout de colons russes) et l’incitation à la polarisation de classes au sein de la population musulmane. Sa position est soutenu par de nombreux musulmans.[4]

Début août 1921, Ioffé est envoyé par le Politburo au Turkestan pour arbitrer le différend et œuvrer à un compromis permettant de lutter contre l’exclusion des musulmans de l’exercice du pouvoir sans pour autant s’aliéner les masses travailleuses russes, qui forment l’essentiel des « forces rouges au Turkestan ».[5]

La neutralité de Lénine dans le conflit Tomski-Safarov n’est que de façade. Transmettant à Staline, Commissaire du peuple aux nationalités, une lettre de Safarov, il ajoute en post-scriptum que ce dernier « a tout à fait raison ». Staline ne partage guère cette opinion et répond qu’ils « ont tous les deux tort ». Safarov se retrouve vite attaqué par l'appareil du parti, et par Staline qui l'accuse de contribuer à l’ « exacerbation des dissensions nationales », de « détruire l’organisation du parti au Turkestan » et de « compromettre le parti aux yeux des travailleurs ». Staline prône la liquidation de ce qu'il appelle le « banditisme nationaliste de masse » qui saccagerait les récoltes de coton : « la conclusion est claire : Safarov doit être congédié. »

Le 13 septembre 1920, dès réception du rapport de Ioffé, qui accable Safarov, le Politburo décide de suspendre ce dernier. Le même jour, Lénine adresse une missive à Ioffé. Le soupçonnant de s’être rangé aux positions de Tomski, il exige de lui davantage de détails, « des faits, des faits, des faits », sur le « sort » du coton, sur la lutte contre les rebelles musulmans anti-soviétiques, mais surtout sur « la question de la défense des intérêts des autochtones contre les outrances “russes” (grand-russiennes ou colonisatrices) ». Car Lénine « soupçonne fort la “ligne Tomski” […] de relever du chauvinisme grand-russien, ou plus exactement de pencher dans ce sens ». De manière plus acérée encore qu’auparavant, il souligne la portée internationale des politiques soviétiques au Turkestan et exige l’adoption d’une ligne de conduite foncièrement anticolonialiste :

« Pour toute notre Weltpolitik, il est diantrement important de gagner la confiance des autochtones ; de la gagner au triple et au quadruple ; de prouver que nous ne sommes pas des impérialistes, que nous ne souffrirons aucune déviation dans ce sens. C’est une question mondiale, je n’exagère pas, mondiale. Il faut être d’une extrême rigueur. Cela aura un retentissement en Inde, en Orient ; pas question de plaisanter, il faut être 1 000 fois prudent. »[6]

Le 14 octobre, le Politburo se réunit à nouveau. Il démet et Safarov et Tomski de leurs fonctions et ordonne la réorganisation de la Turkkommissia et du Bureau du Parti au Turkestan (Turkburo) sous la supervision de Sokolnikov. Fin décembre, Lénine envoie à ce dernier, « sous secret » un message. Continuant de penser que « Safarov a raison (tout au moins en partie) », il prie Sokolnikov « de mener une enquête objective pour ne pas laisser la zizanie, le grabuge et la vindicte gâcher le travail au Turkestan ». Lénine vient alors de recevoir une lettre de Safarov qui lui a signifié son désir de se retirer de tout poste de responsabilité dans la politique soviétique en Orient. Il lui répond sans ménagement, mais néanmoins en signe de soutien : « Ne vous énervez pas c’est inadmissible et honteux, vous n’êtes pas une demoiselle de 14 ans. […] Il faut continuer à travailler, sans partir où que ce soit. Savoir réunir avec diligence et calme les documents contre les auteurs de cette affaire inepte. »[7] Safarov n’obtiendra pas gain de cause, malgré l'appui de Lénine, qui n'était pas tout-puissant au sein des différentes instances du pouvoir soviétique.

2.6 Fondation de la République du Khorezm (1920-1923)

L'Asie centrale en 1922

Le 10 février 1920, la Turkcommission envoie une délégation à Khiva avec des pouvoirs d'urgence. Cette commission était impliquée dans tous les aspects des affaires de Khorezm et organise tous les meetings.

Le 4 avril, lors d'un meeting célébrant la victoire, un Comité communiste de Khiva est créé avec toutes les forces victorieuses. Le 26 avril 1920, le premier kurultay ("conseil") du peuple du Khorezm a lieu. Il déclare l'abolition du khanat, et accepte comme base le programme des militants Jeunes Khivans. La République soviétique populaire khorézmienne est proclamée. Dès avril, de nombreux équipements sont créés : un pensionnat pour les enfants sans-abri, une bibliothèque, un hôpital, une salle de cinéma, un bureau de poste, une pharmacie... De nombreuses séances de formation sont aussi orgnanisées par le parti communiste. Une dizaine de journaux sont publiés.

La Russie bolchevique signe un accord avec la nouvelle république le 13 septembre 1920. Elle reconnaît son indépendance, et s'engage à une assistance militaire, politique et économique. L'accord prévoit également que : « Partant du principe de soutien mutuel, la République du Khorezm met toutes ses matières premières à la disposition de la République de Russie. »

En plus du conflit avec les monarchistes, la République est traversée par un conflit entre la ville (aux mains des Jeunes Khivans ouzbeks, derrière Pavlan Niyaz Yusupov) et les tribus turkmènes. Trois postes étaient tenus par des leaders turkmènes (Kosh Mamed Khan, Ghulyam Ali et Shah Murad Bakhshi), mais ceux-ci ne respectaient pas le centralisme, s'occupant seulement des tribus turkmènes. Kosh Mamed Khan demanda au gouvernement de ne plus envoyer des agitateurs bolchéviks en zone turkmène, car ceux-ci « corrompent le peuple ». Par la suite, après l'arrestation d'un chef turkmène, Kosh Mamed Khan refusa qu'il soit remplacé par un représentant du gouvernement, mais exigea que la tribu soit dirigée par un représentant choisi par lui seul. Il imposa de lourdes taxes sur "sa" population.

Les ouzbeks de Khiva comme les représentants de la Russie étaient de plus en plus en conflit avec les Turkmènes. Avant eux, les représentants du Tsar avaient voulu supprimer le pouvoir des chefs de tribu, mais avaient été stoppés par le pouvoir de Saint-Petersbourg. Les représentants des bolchéviks, moins contrôlés à ce moment là, ont voulu aller dans ce sens.

Le 3 septembre, les Jeunes Khivans et les représentants de la Russie dans le Khorezm, Dubiansky et Shakirov, décident de convoquer les trois leaders turkmènes et leurs troupes pour les désarmer. Lorsqu'ils arrivent fin septembre, ils sont capturés et exécutés. En même temps, le gouvernement appelle les turkmènes à élire de nouveaux leaders, et proclament « nous vous considérons égaux aux Ouzbeks ». Mais la population turkmène est scandalisée, et les Basmatchis menés par Djounaïd Khan se renforcent.

Avec le discrédit des Jeunes Khivans, la Turkcommission s'implique davantage dans les affaires de la République de Khorezm, notamment après la nomination à sa tête de Safonov le 19 octobre 1920. Celui-ci s'implique dans l'économie de la république, et ignore largement le gouvernement de Khiva. Une campagne est organisée par les communistes de la région pour s'opposer au Comité de Khiva. Safonov s'appuie sur l'armée de Khiva (Purkhiv) et sur des agitateurs qui tiennent des meetings. La Turkcommission et l'armée rouge sont alors principalement composés de Tatars voulant radicaliser la révolution. L'armée gagne rapidement en influence dans le Parti local, jusqu'à renverser le gouvernement de Pavlan Niyaz Yusupo le 6 mars 1921. Les Jeunes Khivans fuient et beaucoup rejoignent Djounaïd Khan.

Le pouvoir revient à un Comité révolutionnaire (« Revcom ») temporaire, nommé par l'armée, et constitué de 5 personnes : Sultanuradov (leader du comité Jeune Khivan de Turtkul), Baba Akhund Salimov, Djalal-Akhun (représentant du clergé), ainsi que Kosh Mamed Khan et Mollaoraz Khodjamamedov (chefs turkmènes).

Le 15 mai 1921, le Second kurultay du Khorezm est réuni à Khiva. Sous la houlette des représentants plénipotentiaires de la Russie bolchevique, il ratifie une nouvelle Constitution, qui prive les anciens partisans du gouvernement du droit de vote, et interdisent la présence au gouvernement du clergé et des riches marchands/artisans. La politique des Jeunes Khivans est condamnée comme « antipatriotique ». Les bolchéviks adoptent une ligne consitant à encourager la lutte de classe et à s'appuyer sur les éléments prolétariens.

De nombreuses réorganisations du PC khorezmien ont lieu (décembre 1920, été 1921, 1923), renforçant le contrôle du PC russe. Le premier congrès du PC khorezmien (décembre 1921) décide de limiter les forces armées de Khiva.

A l'automne 1921, le Comité central du PC préconise l'unfication économique du Turkestan, de Boukhara et du Khorezm. Le Bureau politique soutient cette idée le 1er février 1922. Une monnaie commune est alors instaurée, le chervonetz russe.

2.7 La République de Boukhara et les Basmatchis (1920-1923)

En mai 1920, les Jeunes Boukhariens appuyés par l'Armée rouge prennent Boukhara et forment le premier gouvernement de la République soviétique populaire de Boukhara. L'émir Alim Khan fuit en Afghanistan, d'où il dirige le mouvement Basmatchi de Boukhara, soutenu par le clergé et une grande partie de la population pauvre, et sous le commandement militaire du chef tribal Ibrahim Bey.

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Ismail Enver, dit Enver Pacha, ancien ministre de la guerre de l'Empire ottoman, est chassé de Turquie par la victoire de Kemal. Il se rapproche des bolcheviks et en novembre 1921, il est envoyé à Boukhara par Lénine pour parlementer avec les révoltés. Mais en 1921 il trahit et prend la tête du mouvement basmatchi et le porte à son ampleur maximale avec une armée de 16 000 hommes. Son but est la création d'un État turc et musulman unifié, de la Turquie jusqu'au Xinjiang chinois. Début 1922, il contrôle une bonne partie de la République de Boukhara, dont Samarkande et Douchanbé.

Le camp communiste l'emporte progressivement, à la fois par sa force militaire (renforcée par la fin de la guerre civile sur le sol russe) et par des concessions sur les questions nationale et religieuse. Les bolchéviks s'efforcent aussi de trouver des appuis locaux dans la lutte. Par exemple le leader doungane Magaza Masanchi (musulman) forme un régiment qui se bat aux côtés des bolchéviks, une milice de paysans volontaires est mise sur pied (les « batons rouges »). On estime que 15 à 25 % des troupes rouges étaient alors composées de musulmans.

En juin 1922, les Basmatchis perdent la bataille de Kafrun. Le 4 août, Enver Pacha est tué près de Baldzhuan, dans l'actuel Tadjikistan. Son successeur, Selim Pacha, s'enfuira en Afghanistan en 1923.

2.8 Khiva et la révolte de Djounaïd Khan (1923)

En juin 1922, un accord entre la Russie et la République du Khorezm prévoit que le commerce extérieur de Khiva doit être autorisé préalablement par le Vneshtorg (Organisation du commerce extérieur). Lors du 3ème Congrès du PC khorezmien (juin 1922), certains délégués se prononcent contre cette politique avec le slogan « Le Khorezm aux Khorezmiens ». Mais le Bureau du Parti communiste d'Asie centrale ignore ces déclarations. En mars 1923 se tient la première conférence sur l'unification économique des Républiques d'Asie centrale, et elle met en place un Conseil économique d'Asie centrale chargé de planifier l'économie.

La nouvelle Constitution issue du 4ème kurultay du Khorezm le 17 octobre 1923, transforme officiellement le Khorezm en République soviétique socialiste khorézmienne, et une réforme agraire est réalisée (la propriété de la terre devient publique et des lopins sont distribués gratuitement). La taxe sur les paysans au bénéfice du clergé est abolie, ce qui provoque une vague d'indignation dans une grande partie de la population, qui se sent heurtée dans ses traditions. Les Turkmènes sont également mécontents et s'estiment lésés, notamment par l'attribution de terres qui étaient auparavant libres.

La contestation grandit, et Djounaïd Khan en devient le porte-parole. Quelques jours après le 4ème kurultay, des troupes russes supplémentaires sont massées à Khiva. Fin 1923, des négociation s'ouvrent avec Djounaïd Khan, qui réclame le retrait des troupes, le retour à la charia, le retour des notables (khakirns et aksakals) dans leurs positions, l'annulation de la réforme fiscale.

La plupart des tribus turkmènes rejoignent Djounaïd Khan. Un soulèvement de nomades Kazakhs et d'Ouzbeks (à Pitnyak) a également lieu. Entre les 23 et 28 janvier 1924, 10 000 cavaliers assiègent Khiva. Les communistes répliquent et doivent amener des renforts pour vaincre, notamment une caravane de 3000 chameaux, 9 avions, et un régiment turkmène.

Le 8 avril, les troupes de Djounaïd Khan doivent se replier de l'autre côté de la frontière perse. Mais le camp communiste est affaibli. Le Bureau du PC d'Asie centrale notait le 20 février 1924 que « la politique pure "de classe" n'a pas une base suffisante au Khorezm ». De sa propre initiative, le parti revient sur un certain nombre de réformes et revoit la Constitution. Une taxe sur les paysans riches et les artisans employant des salariés est annulée, l'inviolabilité des terres libres est déclarée, l'amnistie est accordée aux insurgés, des écoles coraniques sont réouvertes...

2.9 Le découpage ethnique (1924)

Dès 1920, des débats avaient eu lieu sur le découpage des pays à adopter pour l'Asie centrale. Turar Ryskulov et Tursun Khojaev défendaient l'idée que tous les peuples turcs s'organisent dans un même Etat et un même parti communiste, ce qui avait la préférence de Lénine. Mais d'autres prônaient plutôt le découpage suivant les lignes ethniques (comme Faizullah Khojaev et Akmal Ikramov).

En janvier 1924, le Parti communiste russe introduit l'idée de découpage des pays selon les ethnies. Le 31 janvier, il envoie Ian Roudzoutak à Tashkent dans le but de mettre en oeuvre ce découpage avec les dirigeants des trois républiques d'Asie centrale.

Alors qu'il n'y avait aucun doute sur le bien fondé de cette politique du côté de Moscou, il y avait des divergences dans les partis communistes d'Asie centrale. Début mars, des militants Khorezmiens défendent cette idée, mais le 28 avril, à la réunion du Bureau d'Asie centrale du PC russe, deux personnes importantes du Parti communiste du Khorezm s'y opposent : Adinaev, secrétaire du Comité central, et Abdusalyamov, membre du Bureau exécutif. Le Bureau s'aligne sur leur position.

Mais finalement le 26 juillet, le Bureau déclare la partition ethnique nécessaire.

Le 27 octobre 1924, les RSS du Turkestan, du Khorezm et de Boukhara laissent place aux RSS du Kazakhstan, d'Ouzbékistan et de Turkménie.

3 Évolutions

A Khiva, la période de 1918-1924 a été très dure et le nombre d'habitants a chuté de 25 000 à 18 000. A partir de 1925, une usine de nettoyage de coton s'y installe. Dans les années 1930, une politique de regroupement des ateliers d'artisanats en plus gros ateliers sera menée. Des méthodes de plus en plus autoritaires seront utilisées. Par exemple en août 1937, le conseil municipal de Khiva ordonne le détachement de 10 travailleurs par district pour le travail dans l'usine de coton.

L'Asie centrale est maintenue dans sa spécialisation dans le coton qui datait du tsarisme, au point de représenter deux tiers de la production de l'URSS en 1940.

En 1929-1930, la collectivisation et la sédentarisation forcée provoquent une famine qui fait disparaître un tiers de la population du Kazakhstan (1,5 millions de personnes) et fait émigrer 600 000 personnes. La politique de sédentarisation pousse les nomades disséminés dans la steppe kazakhe à s’établir dans des kolkhozes aux bords de cette steppe. Deux tiers des Kazakhs ethniques sont sédentaire à la fin des années 1930, alors que plus de 80% du cheptel kazakh originel est décimé. L'Asie centrale devient aussi dans les années 1920 le principal lieu d'implantation des goulags.[8]

Après les compromis de la période 1924-1925, la pratique de l'islam est progressivement attaquée (comme celle du christiannisme dans le reste de l'URSS). Des mosquées et des écoles coraniques sont fermées de force, et les pratiquant-e-s, notamment les femmes protant le voile sont stigmatisé-e-s.

L'alphabet arabe ou persan est d'abord remplacé en 1928 par l'alphabet latin (sur le modèle de la Turquie), puis dans les années 1940 par l'alphabet cyrillique. Depuis 1992, l'alphabet latin est progressivement réintroduit.

Des Basmatchis se maintiennent dans la vallée de Ferghana jusqu'en 1924. Ils sont alors entre 5 et 6000, dirigés par Kurshirmat. Mais l'épuisement des paysans et l'amélioration des conditions économiques effritent les troupes, laissant bientôt un noyau de 2000, vivant principalement de banditisme. Kurshirmat doit alors fuir en Afghanistan. Après avoir menacé à nouveau Khiva en 1926, Djounaïd Khan est exilé en 1928. Faizal Maksum et Ibrahim Bey mènent des raids à partir de l'Afghanistan en 1929. En 1934, les dernières poches basmatchis au Kirghizstan disparaissent. De nombreux films soviétiques à coloration « exotique » furent produits sur ce thème, surnommés « easterns » ou « red westerns ».

La plupart des Jeunes Boukhariens et Jeunes Khivans, qui avaient rejoint les partis communistes avec des positions dirigeantes, seront éliminés lors des grandes purges staliniennes de 1936-1937.

4 Notes

  1. On retrouve des conseils nommés kurultai dans la Révolution kirghize (2010)
  2. G.I. Safarov, L'évolution de la question nationale, janvier 1921
  3. Lénine, « Projet de décision du Bureau politique du C.C. du P.C.(b)R. Sur les tâches du P.C.(b).R. au Turkestan » [1919], in Oeuvres, tome 42, p. 196-197
  4. Georgui Safarov, « L’Évolution de la question nationale », Bulletin communiste, 2ème année, n ° 4, 27 janvier 1921
  5. Lénine, « À M. P. Tomski » (1919), in Oeuvres, tome 45, p. 230
  6. Lénine, « À A. A. Ioffé » (1921), in Oeuvres, tome 45, p. 284-286.
  7. Lénine, « À G. I. Safarov » (1921), in Oeuvres, tome 45, p. 417.
  8. Novastan, La famine kazakhe, grande oubliée de l’histoire soviétique, septembre 2015

5 Sources