Protestantisme

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Luther brûlant publiquement les œuvres d'un théologien catholique

Le protestantisme est une religion chrétienne apparue en Allemagne au 16e siècle, à la suite d'un schisme avec l'Eglise catholique. Son développement est concomittant de celui du capitalisme, et l'analyse des rapports entre ce mode de production et cette religion a fait l'objet de commentaires de la part d'auteurs marxistes, à commencer par Marx lui-même, mais aussi d'auteurs non marxistes, comme Max Weber

L'impression de la Bible de Gutenberg (premier ouvrage imprimé en Europe, en 1455) a joué un très grand rôle : à la fois pour unifier la langue et la nation allemande, et pour favoriser le message protestant (mettant l'accent sur le rapport plus direct avec les écritures, et la critique du clergé catholique) et son contenu réformiste / révolutionnaire de l'époque. A l'inverse, le clergé catholique a souvent cherché à empêcher la lecture directe de la bible (qui était déjà techniquement difficile d'accès avant l'imprimerie) : en 1229, l'édit du Synode de Toulouse interdit aux laïques de posséder une copie de la bible, ce qui est étendu peu après au bas clergé par l'édit de Tarragone. Ou encore, en 1408, le Synode d'Oxford interdit la traduction de la bible.

1 Analyse de Marx dans Le Capital

Les principaux apports de Marx sur la question se trouvent dans Le Capital.

L'analyse que fait Marx du protestantisme est en fait complexe :

1. La réforme protestante est le reflet de la société bourgeoise. Ainsi, le catholicisme décadent de l'Ancien régime, étroitement associé à l'ancienne classe dominante et à ses privilèges, a été une des cibles idéologiques favorites de la bourgeoisie ascendante (Les Lumières...). Si en France notamment, c'est le matérialisme (surtout mécaniste) qui a été avancé, dans les pays anglo-saxons, le bouleversement principal que la lutte de classe a causé dans la sphère religieuse a été l'essor du protestantisme.

« Le monde religieux n'est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise [...] trouve dans le christianisme avec son culte de l'homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable. » [1]

2. A l'inverse, le protestantisme joue un rôle actif dans la mise en place de la société bourgeoise. Ainsi, Marx a montré avec quelle netteté la Réforme en Angleterre a pu accompagner l'accumulation primitive du capital :

« La Réforme, et la spoliation des biens d'église qui en fut la suite, vint donner une nouvelle et terrible impulsion à l'expropriation violente du peuple au XVI° siècle. L'Église catholique était à cette époque propriétaire féodale de la plus grande partie du sol anglais. La suppression des cloîtres, etc., en jeta les habitants dans le prolétariat [2] [...] Le protestantisme joue déjà par la transformation qu'il opère de presque tous les jours fériés en jours ouvrables, un rôle important dans la genèse du capital[3]. »

La question de savoir si le protestantisme est plutôt le reflet ou la cause du capitalisme ne semble pas trop préoccuper Marx. L'important pour lui est surtout de montrer la connexion intime entre les deux, comme dans la phrase suivante, où Marx met le doigt, bien avant Weber, sur la correspondance entre l'éthique capitaliste et le protestantisme :

« Le culte de l’or a son ascétisme, ses renoncements et ses sacrifices : l’épargne, la frugalité, le mépris des jouissances terrestres, temporelles et passagères ; c’est la chasse au trésor éternel. Faire de l’argent est ainsi en connexion avec le puritanisme anglais et le protestantisme hollandais. » [4]

2 Engels et le calvinisme

Que ce soit dans ses premiers écrits comme La guerre des paysans (1850), ou dans l'Anti-Dühring, Engels conserve les mêmes analyses sur le protestantisme. Il voit dans le catholicisme médiéval un parallélisme de structure avec la hiérarchie féodale, et dans la réforme protestante une critique de cette hiérarchie.

Pour Engels, c'est plus spécifiquement le calvinisme qui a joué ce rôle de relai et de soutien religieux du capitalisme. En 1888, dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Engels évoque la révolution anglaise du 17e siècle, et écrit que « le calvinisme s'avère être le véritable déguisement religieux des intérêts de la bourgeoisie à cette époque »[5]. En 1892, dans la préface à l'édition anglaise de Socialisme utopique et socialisme scientifique, il met en connexion la religion calviniste et la condition existentielle de la bourgeoisie :

« Là où Luther échoua, Calvin remporta la victoire. Le dogme calviniste répondait aux besoins de la bourgeoisie la plus avancée de l’époque. Sa doctrine de la prédestination était l’expression religieuse du fait que, dans le monde commercial de la concurrence, le succès et l’insuccès ne dépendent ni de l’activité, ni de l’habilité de l’homme, mais de circonstances indépendantes de son contrôle. Ces circonstances ne dépendent ni de celui qui veut, ni de celui qui travaille ; elles sont à la merci de puissances économiques supérieures et inconnues... »[6]

Du point de vue du discours sur le prêt avec intérêt, Calvin fut en effet le premier à l'approuver. Luther condamnait l'usure comme une façon d'être un criminel sans en avoir l'air :

« La simple raison a permis aux païens de compter l'usurier comme assassin et quadruple voleur. Mais nous, chrétiens, nous le tenons en tel honneur, que nous l'adorons presque à cause de son argent. Celui qui dérobe, vole et dévore la nourriture d'un autre, est tout aussi bien un meurtrier (autant que cela est en son pouvoir) que celui qui le fait mourir de faim ou le ruine à fond. Or c'est là ce que fait l'usurier, et cependant il reste assis en sûreté sur son siège, tandis qu'il serait bien plus juste que, pendu à la potence, il fût dévoré par autant de corbeaux qu'il a volé d'écus; si du moins il y avait en lui assez de chair pour que tant de corbeaux pussent s'y tailler chacun un lopin. On pend les petits voleurs... les petits voleurs sont mis aux fers; les grands voleurs vont se prélassant dans l'or et la soie. Il n'y a pas sur terre (à part le diable) un plus grand ennemi du genre humain que l'avare et l'usurier, car il veut être dieu sur tous les hommes. Turcs, gens de guerre, tyrans, c'est là certes méchante engeance; ils sont pourtant obligés de laisser vivre le pauvre monde et de confesser qu'ils sont des scélérats et des ennemis; il leur arrive même de s'apitoyer malgré eux. Mais un usurier, ce sac a avarice, voudrait que le monde entier fût en proie à la faim, à la soif, à la tristesse et à la misère; il voudrait avoir tout tout seul, afin que chacun dût recevoir de lui comme d'un dieu et rester son serf à perpétuité. Il porte des chaînes, des anneaux d'or, se torche le bec, se fait passer pour un homme pieux et débonnaire.   L'usurier est un monstre énorme, pire qu'un ogre dévorant, pire qu'un Cacus, un Gérion, un Antée. Et pourtant il s'attife et fait la sainte nitouche, pour qu'on ne voie pas d'où viennent les bœufs qu'il a amenés à reculons dans sa caverne. Mais Hercule entendra les mugissements des bœufs prisonniers et cherchera Cacus à travers les rochers pour les arracher aux mains de ce scélérat. Car Cacus est le nom d'un scélérat, d'un pieux usurier qui vole, pille et dévore tout et veut pourtant n'avoir rien fait, et prend grand soin que personne ne puisse le découvrir, parce que les bœufs amenés à reculons dans sa caverne ont laissé des traces de leurs pas qui font croire qu'ils en sont sortis. L'usurier veut de même se moquer du monde en affectant de lui être utile et de lui donner des bœufs, tandis qu'il les accapare et les dévore tout seul Et si l'on roue et décapite les assassins et les voleurs de grand chemin, combien plus ne devrait on pas chasser, maudire, rouer tous les usuriers et leur couper la tête. »[7]

3 L'analyse de Max Weber

La thèse de Max Weber dans son ouvrage L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme est devenue célèbre. Il y reprend de nombreux constats sur la corrélation entre essor du capitalisme et protestantisme, proches de ceux de Marx et Engels, mais il en tire des conclusions différentes. Pour lui, le protestantisme n'est pas un simple "reflet" idéologique de l'essor bourgeois, mais il en était un facteur actif, car il aurait modifié les façons de penser et créé un état d'esprit proto-capitaliste.

Puisque selon la doctrine de la prédestination, il était impossible de modifier son propre salut après la mort, la seule façon pour le calviniste de se rassurer était de constater qu'il "réussit sa vie" pour y voir un signe. Voir ses affaires couronnées de plus en plus de succès était un des critères principaux, et pour cela un calviniste devait adopter une attitude de rationalisation de la production, et un certain ascétisme personnel (l'importance de réinvestir étant supérieure à la jouissance par la consommation).

Weber souligne qu'une fois le développement du capitalisme amorcé, ses propres lois économiques (concurrence pour le profit) suffisent à créer une "cage d'acier" qui pousse tous les bourgeois à rationaliser la production, éthique protestante ou pas.

Weber s'est beaucoup appuyé sur les analyses de Werner Sombart, qui avait étudié en détail le cas des Quakers. Mais Sombart était beaucoup plus pluraliste dans les liens qu'il faisait entre religion et capitalisme. Par exemple, il voyait également dans certains courants catholiques, comme le thomisme, des évolutions favorisant le capitalisme. Par la suite, Sombart s'est focalisé sur les juifs, les voyant comme les principaux vecteurs du capitalisme, et devant de plus en plus antisémite. Weber a produit un livre de 800 pages pour réfuter les analyses de Sombart sur les juifs. Il répond notamment que cela ne colle pas avec le constat historique, puisque le centre du développement capitaliste était l'Europe de l'Ouest, où les juifs étaient beaucoup moins nombreux qu'en Europe de l'Est. Weber répond également que les juifs, même ceux exerçant des métiers liés au capital-argent, étaient cantonnés à un rôle minoritaire, et ne pouvaient que faire vivre un "capitalisme de parias" tant que la société dans son ensemble n'entamait pas la transition vers le capitalisme industriel.

4 Contre l'essentialisation d'une « religion bourgeoise »

Il est clair que le protestantisme à l'époque de la Réforme a épousé l'essor de la bourgeoisie la plus avancée de cette époque. Mais le protestantisme ne peut pas pour autant être essentialisé comme "religion bourgeoise", pour toute une série de raisons :

  1. à la même époque, d'autres courants plus radicaux et plébéiens de la Réforme ont incarné plutôt la rébellion populaire ;
  2. même le calvinisme, branche qui a le plus épousé la montée en puissance de la bourgeoisie, s'est développé dans plusieurs régions sans que cela n'engendre un essor précoce du capitalisme ;
  3. là où le protestantisme ne s'est pas implanté, le capitalisme s'est développé sous d'autres idéologies ;
  4. bien après avoir été un reflet de l'essor bourgeois, un même courant du protestantisme a pu se diffuser parmi des couches entières travailleur-ses et exprimer leurs aspirations.
4.1 1. Courant plébéiens de la Réforme

La Réforme, qui a commencé par les actes de rupture plutôt modérés de Luther, a entraîné dans son sillage le développement de courants de nature plus plébéienne et protestataires (diggers, quakers...)[8].

Dans son analyse de la grande révolte des paysans allemands, Engels distinguait trois principaux camps politiques et idéologiques / religieux :

  • un camp conservateur catholique, qui rassemble les prélats, les grands nobles et une bonne partie des princes de l'Empire germanique ;
  • un camp luthérien, bourgeois modéré, qui rassemble la bourgeoisie urbaine et la petite noblesse ;
  • un camp révolutionnaire, protestant et millénariste sur un plan religieux, plébéien et paysan d'un point de vue social.

Engels met en lumière la dimension anticipatrice et utopique de l'idéologie religieuse de Münzer, chef des paysans révolutionnaires :

« Sa doctrine politique correspondait exactement à cette conception religieuse révolutionnaire et dépassait tout autant les rapports sociaux et politiques existants que sa théologie dépassait les conceptions religieuses de l’époque. [...] Ce programme, qui était moins la synthèse des revendications des plébéiens de l’époque, qu’une anticipation géniale des conditions d’émancipation des éléments prolétariens en germe parmi ces plébéiens, exigeait l’instauration immédiate sur terre du Royaume de Dieu, du royaume millénaire des prophètes, par le retour de l’Eglise à son origine et par la suppression de toutes les institutions en contradiction avec cette Eglise, prétendument primitive, mais en réalité, toute nouvelle. Pour Munzer, le royaume de Dieu n’était pas autre chose qu’une société où il n’y aurait plus aucune différence de classes, aucune propriété privé, au aucun pouvoir d’Etat étranger, autonome, s’opposant aux membres de la société. »[9]

Cependant, Engels ne résiste pas toujours à la tentation du réductionnisme, et réduit souvent les diverses croyances à de simples déguisements d'intérêts religieux. Il prétend ainsi que Münzer dissimulait ses convictions révolutionnaires sous une phraséologie chrétienne qui parlait plus à la masse des paysans. La dimension spécifiquement religieuse et mystique du millénarisme münzérien semble lui avoir échappé.

De même, certaines analyses d'Engels sur le calvinisme semblent reprendre l'idée que la religion constitue un simple masque occultant la véritable nature d'une idéologie de nature politique. Ainsi, Engels écrit que dans la révolution anglaise du 17e siècle, « le calvinisme s'avère être le véritable déguisement religieux des intérêts de la bourgeoisie de l'époque[10]. »

4.2 2. Calvinisme sans capitalisme

En Ecosse ou dans le Palatinat, le calvinisme s'est développée au moment de la Réforme, et pourtant ce ne sont pas ces endroits qui ont été les centres de l'essor du capitalisme.[11]

4.3 3. Essor bourgeois hors du calvinisme

La Réforme protestante a connu globalement un échec dans certains pays comme la France, si bien que plus tard, l'essor de la bourgeoisie s'est faite au travers d'autres idéologies, non religieuses en l'occurrence. En France, la révolution bourgeoise de 1789 ne s'est pas du tout faite au nom du protestantisme, mais au nom des idées républicaines.

« En France, pays qui avait sauté par-dessus la Réforme, l'Église catholique, en sa qualité d'Église d'État, réussit à vivre jusqu'à la révolution qui trouva, non point dans des textes bibliques, mais dans des abstractions démocratiques, une expression et une justification pour les desseins de la société bourgeoise.  »[12]

4.4 4. Réappropriations différentes d'un même courant

D'autres phénomènes de conversions plus tardives au protestantisme ont eu lieu sous l'effet du néo-colonialisme. Ainsi en Corée, vers la fin du 19e siècle, toutes les couches lettrées se sont converties au protestantisme anglo-saxon (aujourd'hui près de 30% de la population en Corée du Sud est chrétienne).

Trotski disait à propos du protestantisme aux États-Unis : « Le baptisme d’un Noir est quelque chose de totalement différent du baptisme d’un Rockfeller. Ce sont deux religions différentes. »[13]

5 Autres analyses

Les chercheurs Andreï Korotaïev et Daria Khaltourina ont mis l'accent sur l'importance de l'alphabétisation par la lecture de la bible, montrant qu'à l'époque de la Réforme, les populations protestantes savaient mieux lire et écrire que les populations catholiques.[14]

6 Trotski sur la Russie

A propos du fait qu'il n'y a pas eu de réforme majeure en Russie, comparable à la Réforme protestante, Trotski écrivait :

« L'insignifiante importance des villes russes contribua le plus à l'élaboration d'un État de type asiatique et excluait, en particulier, la possibilité d'une Réforme religieuse, c'est-à-dire du remplacement de l'orthodoxie féodale et bureaucratique par quelque variété plus moderne du christianisme, adaptée aux besoins de la société bourgeoise. La lutte contre l'Église d'État ne s'éleva pas au-dessus de la formation de sectes de paysans, dont la plus puissante fut celle des Vieux-Croyants.  »[12]

7 Notes et sources

7.1 Notes

  1. Karl Marx, Le Capital Livre I.4, 1867
  2. Karl Marx, Le Capital, Livre premier, L'accumulation primitive du capital, 1867
  3. Karl Marx, Le Capital, Livre premier, La journée de travail
  4. Karl Marx, Fondements de la Critique de l’Economie Politique (Grundrisse)
  5. Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, in K. Marx, F. Engels, Sur la religion, Paris, Editions sociales, 1960, p. 259.
  6. Friedrich Engels, Introduction à l'édition anglaise de Socialisme utopique et socialisme scientifique, in K. Marx, F. Engels Sur la religion, op. cit., p. 294.
  7. Cité par Marx dans le Capital, Livre I, Division de la plus-value en capital et en revenu. – Théorie de l’abstinence, 1867
  8. Michael Löwy, Opium du peuple ? Marxisme critique et religion, Contretemps.eu, 7 février 2010
  9. Karl Marx, Friedrich Engels, Sur la religion, Paris, Editions sociales, 1960, p. 114.
  10. Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, in K. Marx, F. Engels, Sur la religion, Paris, Editions sociales, 1960, p. 259.
  11. Alain Bihr, La naissance du mode de production capitaliste, 1415-1763
  12. 12,0 et 12,1 Léon Trotski, Histoire de la révolution russe, 1930
  13. Trotski, La question noire aux États-Unis, 1933
  14. Korotayev A., Malkov A., Khaltourina D. (2006), Introduction to Social Macrodynamics, Moscow: URSS, ISBN 5-484-00414-4

7.2 Sources

  • Michaël Löwy, "Karl Marx et Friedrich Engels comme sociologues de la religion", 2000.