Iskra

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L'Iskra (littéralement L'Étincelle) était un journal marxiste du début du 20e siècle en Russie. C'était l'organe du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR). Il fut publié à partir de 1900, sous la direction de Lénine, Martov et Plekhanov. Son but était le rassemblement des différents courants du mouvement ouvrier en Russie et la formation d'une plateforme commune.

L'Iskra fut le noyau autour duquel s'est constituée l'équipe dirigeante du POSDR. Elle continuera à être publiée, sans Lénine, jusqu'en 1905.

Une revue théorique était associée à l'Iskra, la Zaria (« Aurore »), dont 4 numéros sortent d'avril 1901 à 1902. Pour Lénine « La revue doit servir surtout à la propagande, le journal surtout à l’agitation », même si tous les aspects du mouvement doivent être présents au sein des deux publications.

1 Contexte

Vers la fin du 19e siècle, ceux qui constestent l'autocratie tsariste sont principalement des libéraux bourgeois (parti KD), mais de plus en plus mollement, et surtout des socialistes. Le socialisme russe est alors dominé par le courant populiste, qui vise soit à faire une révolution à partir de la paysannerie, soit à faire des attentats contre des dignitaires du régime.

En 1883, la première cellule marxiste de Russie, Libération du Travail, est formée par d'anciens populistes : Gueorgui Plekhanov, Pavel Axelrod, Vera Zassoulitch, etc. Une grande partie de l'intelligentsia sera gagnée au marxisme au tournant du 20e siècle, mais le populisme reste influent, avec en particulier la formation en 1901 du Parti socialiste-révolutionnaire (SR). Sur le modèle de l'Internationale ouvrière, les marxistes se nomment alors « social-démocrates ». Les partis seront aussi beaucoup désignés par les diminutifs эсер (« essère », S-R) et эсдек (« essdek », S-D).

Des cercles social-démocrates, d'intellectuels ou d'ouvriers, se forment un peu partout dans l'Empire russe, mais avec une certaine hétérogénéité et sans coordination. En mars 1898, un congrès (clandestin) est organisé à Minsk pour tenter d'unifier en un parti diverses organisations marxistes ou ouvrières. Il est considéré comme le premier congrès du POSDR, mais n'a pas vraiment réussi son objectif.

2 Histoire

2.1 Le besoin d'un organe central

Un petit groupe de marxistes se retrouve dans le milieu des émigrés russes (en raison de la répression) en Europe, et cherche à fonder un véritable parti, autour d'un organe central, un journal, l’Iskra. Ce groupe (les « iskristes ») est composé d'anciens, comme Plekhanov, et de jeunes, comme Martov, et Lénine, qui est particulièrement convaincu et investi dans ce projet.  La fonction de la presse ouvrière occupait l’attention de Lénine bien avant la création du POSDR. Il consacra plusieurs années de sa vie à étudier sa pertinence et son insertion dans la classe ouvrière émergente. Le slogan de l’Iskra était « De l'étincelle jaillira la flamme », une formule lancée par le poète Alexandre Odoïevski suite à l'emprisonnement des décembristes.

Pendant qu’il était en Sibérie, Lénine correspondait avec deux autres déportés, Martov et Potressov, qui étaient fondamentalement d’accord avec lui sur le plan pour un journal et une organisation nationaux. Ils s’écrivaient longuement sur l’avenir du journal : qui devrait écrire pour lui, quand devait-il être imprimé, comment devait-il être introduit clandestinement dans les villes, quelle serait sa position sur toute une série de questions. Les trois étaient très proches, ayant à peu près le même âge (Potressov ayant un an de plus, Martov trois ans de moins que Lénine), leur temps de déportation devant se terminer plus ou moins en même temps, et tous trois partant à l’étranger pour poursuivre le plan de lancement du journal. Ils considéraient tous trois Plékhanov comme leur maître. Ils étaient si proches, en fait, que Lénine les appelait « la triple alliance ».

Lénine défendait la nécessité d'un organe central dans un article intitulé Notre tâche immédiate, rédigé vers la fin de 1899, ou encore dans Une question urgente, écrit à la même époque.

En 1900 eut lieu une réunion clandestine à Pskov, où Lénine s'était établi à son retour de Sibérie. Parmi les présents : Lénine, Martov, Potressov, deux militants locaux, Stepan et Loubov Radtchenko, ainsi que Strouvé et Tougane-Baranowski. Ces deux derniers proposaient de fonder un journal libéral bourgeois, Osvobojdénié (Libération) et comme ils ne voulaient pas rompre avec le mouvement ouvrier, ils cherchaient à réaliser une sorte de coalition entre les libéraux illégaux d’alors et les social-démocrates illégaux. Les autres défendaient au contraire le lancement d'un journal social-démocrate, l'Iskra. Dans cette idée, Lénine partit pour l’étranger avec Potressov.

2.2 La rencontre houleuse avec Plékhanov

En août 1900, les jeunes allèrent à la rencontre du « père du marxisme russe » pour s'entendre sur la naissance de l'Iskra, et cela ne se passa pas comme ils l'avaient espéré. Plékhanov était très sectaire et paternaliste. De plus lui et ses proches étaient dans l'émigration depuis longtemps, et n'avaient pas maintenu de liens suffisants avec les militants russes pour garder une bonne compréhension de la situation politique dans le pays. Lénine décrit la rencontre dans un long rapport confidentiel qui n’était destiné à être lu que par Kroupskaïa, Martov, et quelques proches, et était intitulé « Comment l’étincelle faillit s’éteindre » (un jeu de mots sur le nom du journal, l’Iskra, qui signifie « étincelle »)[1]. Lénine et Potressov découvrirent amèrement un Plékhanov exagérément méfiant envers eux, alors qu'ils venaient à lui pour lancer un journal, l'Iskra, sous sa direction.

[Il] était réellement soupçonneux, susceptible et rechthaberich jusqu’au nec plus ultra (ne souffrant pas de discussion sur le fait qu’il avait raison). Je m’efforçai d’être prudent, d’éviter les points « névralgiques », mais cette façon d’être constamment sur le qui-vive ne pouvait certes pas manquer de rendre l’ambiance extrêmement pesante… Il y eut aussi des « frictions » quant à la tactique de la revue : Plékhanov a toujours manifesté une extrême intolérance, une incapacité et une mauvaise volonté à comprendre les arguments des autres, et de plus un manque de sincérité, c’est bien le terme exact.

Par ailleurs, ils furent surpris par le violent sectarisme de Plékhanov (envers les narodniks, Struve, le Bund...).

Nous disions que nous devions être indulgents autant que possible envers Strouvé, car nous-mêmes n’étions pas sans responsabilité dans son évolution : nous-mêmes, Plékhanov y compris, ne nous étions pas insurgés au moment où il fallait le faire (en 1895, 1897). Mais Plékhanov ne voulait pas reconnaître la moindre part de faute, se retranchant derrière des arguments manifestement faibles, qui écartaient la question au lieu de l’éclairer. Dans un entretien amical entre futurs corédacteurs, cette diplomatie produisait l’effet le plus désagréable : pourquoi se leurrer en prétendant qu’en 1895, il lui aurait été « ordonné » ( ? ?), à lui Plékhanov, de « ne pas tirer » (sur Strouvé), et qu’il était habitué à faire ce qu’on lui ordonnait (voilà qui lui ressemble!). Pourquoi se leurrer en assurant qu’en 1897 (au moment où Strouvé annonçait dans le Novoïé Slovo son intention de réfuter l’une des thèses fondamentales du marxisme) il n’avait pas pris position contre, parce qu’il ne comprenait pas du tout (et ne comprendrait jamais) la polémique entre collaborateurs d’une seule et même revue. Ce défaut de sincérité était d’autant plus irritant que Plékhanov s’attachait au cours la discussion à démontrer que nous ne voulions pas d’une guerre implacable contre Strouvé…

Lénine, d’autre part, tout en affirmant que le journal proposé devait se faire le champion intransigeant du marxisme révolutionnaire, était favorable à son ouverture à des polémiques avec des libéraux, des « économistes » et des révisionnistes. Il prépara le projet d’une « Note de la rédaction », dans lequel

… il était question de l’objet et du programme de nos publications ; il était écrit dans un esprit « opportuniste » (selon Plékhanov) : on y admettait les polémiques entre collaborateurs, le ton en était modeste, il réservait la possibilité d’un règlement pacifique du conflit avec les « économistes », etc. On y soulignait que nous appartenions au parti et que nous voulions travailler à son union.

Il était partisan d’inviter Strouvé et Tougan-Baranovski à écrire pour les journaux. Mais Plékhanov, s’opposant complètement à l’admission d’opinions adverses, « … montrait pour les « gens de l’Union » une haine passant les bornes de la décence (les soupçonnant de mouchardage, les accusant d’affairisme, de fripouillerie, se déclarant prêt à « fusiller » sans hésiter pareils « traîtres », etc. »).

Quelques jours plus tard Plékhanov, Axelrod et Zassoulitch rencontrèrent Lénine et Potressov pour essayer de négocier un accord entre les deux générations. Les relations tendues s’enflammèrent en un conflit ouvert. « Le désir de Plékhanov de commander sans partage était évident », mais il commença avec diplomatie :

Là, il déclare qu’il préfère être collaborateur, simple collaborateur, car autrement ce sont des heurts continuels, qu’ils considèrent visiblement les choses autrement que nous, qu’il comprend et qu’il respecte notre point de vue, celui du parti, mais qu’il ne peut pas l’adopter. Que nous soyons rédacteurs et lui collaborateur. Nous restons ahuris, littéralement ahuris, et nous commençons à nous récuser.

Lorsque Lénine et ses compagnons insistèrent pour que Plékhanov soit membre de la rédaction, celui-ci demanda comment les choses se passeraient avec six rédacteurs (Plékhanov, Axelrod et Zassoulitch pour les vétérans, et Lénine, Martov et Potressov pour la jeune génération) lorsqu’il faudrait voter. Véra Zassoulitch proposa alors que Plékhanov bénéficie de deux voix, cependant que les autres en auraient une chacun.

Alors Plékhanov prend en mains les rênes du pouvoir et se met, jouant le rédacteur en chef, à répartir les rubriques et les articles entre les assistants, sur un ton ne souffrant pas de réplique. Nous restons tous là consternés, acceptant passivement toutes choses, incapables encore de digérer ce qui nous arrive. Nous sentons que nous sommes joués.

2.3 Le lancement fin 1900

En décembre 1900, le premier numéro de l’Iskra est achevé.  L'éditorial intitulé Les tâches les plus urgentes de notre mouvement est l'œuvre de Lénine lui-même, et il affirme « la nécessité d’organiser un parti révolutionnaire en coordonnant toute l’activité des groupes locaux et permettant d’organiser un travail révolutionnaire régulier ». Lénine résume encore cet objectif dans Par où commencer ?, article publié en mai 1901, dans le quatrième numéro. Il y met en avant l'importance du journal comme lien organique du Parti, permettant de mener une « politique pour toute la Russie ». Le journal est le fil conducteur permettant de bâtir une organisation efficace, rassemblant et organisant toutes les forces révolutionnaires. Lénine évoque, à cet égard, la nécessité d’établir, précisément par la réalisation d’un journal commun, produit d’une œuvre commune, une « liaison effective » entre tous les « collaborateurs », permettant de construire la médiation pratique incitant « à progresser constamment dans toutes les voies nombreuses qui mènent à la révolution ».

Le journal devait tenir un langage clair mais qui permettait, à son tour, d’élever la conscience politique des travailleurs. Lénine tenait aussi particulièrement à ce que le journal paraisse régulièrement pour devenir un point de repère.

2.4 Les débuts difficiles

Cependant le chemin n'est pas facile. Lénine reprend l'impression du journal en Allemagne, alors que Plekhanov voulait s'installer en Suisse. Des sociaux-démocrates allemands aident Lénine à s'installer et à trouver du matériel d'impression permettant l'impression des caractères cyrilliques. Ils collaborent également au transport clandestin et illégal du journal à travers la frontière germano-russe. L'Iskra, interdite, devait être introduite en Russie en contrebande. Mais elle devint vite le journal clandestin le plus lu depuis 50 ans.[2]

Couverture du premier numéro de la Zaria, revue théorique associée à l'Iskra

Le premier tirage aurait été fait à Leipzig le 1er décembre 1900. Selon d'autres sources, ce serait le 24 décembre[3]. Enfin selon d'autres, bien que le processus d'impression soit en cours, il est finalement retardé et le premier tirage aurait vu le jour en janvier 1901. Lénine termine la rédaction de l'Iskra, et le premier numéro peut être publié.

Dans un premier temps les numéros sont ouverts assez largement. Strouvé et Tougane-Baranowski y écrivaient, ainsi qu'un prince Obolenski qui était tombé d'admiration devant Lénine à Pskov.[4] Mais ceux-ci s'éloignent dès qu'ils comprennent que la rédaction sera intransigeante sur la centralité du prolétariat.[5]

L’Iskra s'attache à polémiquer contre les libéraux, les narodniks, mais aussi contre divers courants qui se revendiquent du marxisme mais qui s'en éloignent : les « marxistes légaux » (abandonnant tout réel travail politique subversif), les « économistes » (abandonnant la politique au nom de la priorité aux luttes économiques)... Dans ces années-là, le pays traverse une période de politisation sociale active avec des milliers de jeunes qui se rapprochent des idées marxistes. Pour l’Iskra, il s'agit de disputer l'influence à ces courants opportunistes.

De 1901 à juillet 1903 sortent 44 numéros de l’Iskra. L'œuvre célèbre de Lénine Que faire ? (Что делать?) (1902) rassemble les développements du journal en matière d'organisation. Que faire est alors écrit au nom de toute la rédaction.

Quand Lénine était à Londres (1902–1903), le journal était édité dans un petit bâtiment au 37a Clerkenwell Green, EC1[6], avec l'aide de Henry Quelch pour le travail d'impression.[7]

Trotski intègre le comité de rédaction de l’Iskra en 1902, sous le pseudonyme de Pero (« la plume »). Lénine l'avait proposé pour ses qualités d'écriture, et pour contrebalancer les vieux marxistes de plus en plus opportunistes (Plekhanov, Zassoulitch, Axelrod). Pendant que Lénine devenait le directeur politique du journal, sa femme Kroupskaïa était chargée de maintenir les relations avec les comités russes qui alimentaient le journal en nouvelles et dénonciations ouvrières. Trotski raconte qu'à l'automne 1902, il passait « à Samara où s'était concentré à cette époque l'état-major intérieur, c'est-à-dire non émigré, de l'Iskra. Il avait à sa tête, sous un pseudonyme de conspirateur (Clair), l'ingénieur Krjijanovsky »[8].

2.5 Techniques clandestines

Kroupskaïa a livré dans ses mémoires de nombreux témoignages du travail clandestin qu'elle coordonnait :

« Toute cette technique était fort primitive, comme d’ailleurs toute notre conspiration, dont on ne peut s’empêcher d’admirer la naïveté lorsqu’on relit la correspondance de l’époque avec la Russie. Toutes ces lettres traitant de mouchoirs de poche (passeports), de bière brassée, de chaudes fourrures (littérature clandestine), tous ces surnoms de villes ayant la même initiale que la ville (Odessa-Ossip, Tver-Térence, Poltava-Pétia, Pskov-Pacha, etc.), tous ces noms masculins employés pour désigner des femmes et vice-versa, tout cela était d’une transparence extraordinaire. »[9]

L’un des principaux responsables de l’acheminement de l’Iskra en Russie, Piatnitski, a décrit :

« Pour expédier une petite quantité de littérature en Russie, nous utilisions des valises à double fond. Avant même mon arrivée à Berlin, une petite usine fabriquait ces valises pour nous en grand nombre. Mais les fonctionnaires des douanes aux frontières flairèrent du louche, et plusieurs envois furent saisis. Apparemment, ils reconnaissaient les valises, qui étaient toutes de même facture. Puis nous entreprîmes d’ajouter nous-mêmes des doubles fonds de carton fort à des valises ordinaires, dans lesquelles ou pouvait entasser 100 à 150 numéros de l’Iskra. Ces doubles fonds étaient collés avec tant d’adresse que personne ne pouvait deviner que la valise contenait de la littérature. D’autant que cela n’ajoutait pas à la valise beaucoup plus de poids. Nous exécutions cette opération sur toutes les valises des étudiants ou étudiantes en partance qui avaient des sympathies pour le groupe de l’Iskra ; et aussi sur toutes les valises des camarades qui se rendaient en Russie, légalement ou illégalement. Mais cela ne suffisait pas. La demande de littérature nouvelle était énorme. Nous inventâmes alors des ‘plaques de poitrine’ : pour les hommes, nous fabriquions une espèce de gilet dans lequel nous fourrions deux ou trois cents numéros de l’Iskra et des brochures peu épaisses ; pour les femmes, nous confectionnions des corsages spéciaux et cousions de la littérature dans leurs robes. Avec notre système, les femmes pouvaient transporter trois ou quatre cents exemplaires de l’Iskra. »

Trotski se souvient :

« Kroupskaïa (...) était au centre de tout le travail d’organisation, recevait les camarades venus de loin, instruisait et accompagnait les partants, fixait les moyens de communication, les lieux de rendez-vous, écrivait les lettres, les chiffrait et les déchiffrait. Dans sa chambre, il y avait presque toujours une odeur de papier brûlé venant des lettres secrètes qu’elle chauffait au-dessus du poêle pour les lire. Et fréquemment elle se plaignait, avec sa douce insistance, de ne pas recevoir assez de lettres, ou de ce qu’on s’était trompé de chiffre, ou de ce qu’on avait écrit à l’encre sympathique d’une telle façon qu’une ligne grimpait sur l’autre, etc. »[10]

L’Iskra joua un rôle central dans la préparation du congrès. Il était le centre d’organisation d’un parti clandestin en Russie. Les agents du comité de rédaction – au nombre de neuf à la fin de 1901, voyageant en secret dans tout le pays, entraient en contact avec des groupes locaux, ou constituaient des groupes lorsqu’il n’en existait pas, et coordonnaient leur travail.

Un rapport du général de gendarmerie Spiridovitch confirme :

« Ayant formé un petit groupe clandestin de révolutionnaires professionnels, ils allaient de ville en ville, là où il y avait des comités du parti, établissaient des liaisons avec les membres de ceux-ci, leur fournissaient des publications illégales, les aidaient à monter des imprimeries et puisaient auprès d’eux les renseignements dont l’Iskra avait besoin. »[11]

Cette façon d’acheminer l’Iskra en Russie était très malaisée et coûteuse. « Tous ces transports demandaient une somme considérable d’argent, d’énergie, les risques courus étaient très grands, et c’est à peine si la dixième partie des envois arrivait à destination. »[9] Le bruit courait que le journal était vendu à 100.000 exemplaires à Kiev, mais en fait le nombre total d’exemplaires imprimés du premier numéro ne dépassa pas 8.000.

2.6 La rédaction tenue par les émigrés

La rédaction de l'Iskra était de fait aux mains des émigrés, qui avaient de fait beaucoup plus de facilités pour s'organiser que les cadres « de l'intérieur » (en Russie tsariste). Trotski raconte :

« J'étais arrivé à l'étranger avec cette idée que la rédaction devait se "subordonner" au comité central. Telle était la disposition d'esprit de la majorité des adeptes de l'Iskra.
_Ça ne marchera pas, me répliquait Lénine. La proportion des forces ne se présente pas ainsi. Voyons, comment feront-ils pour nous diriger du fond de la Russie ? Ça ne marchera pas... Nous sommes un centre stable, nous sommes idéologiquement plus forts, et c'est nous qui dirigerons d'ici.
_Alors, c'est la complète dictature de la rédaction? demandai-je.
_Et qu'y voyez-vous de mal? répliqua Lénine. C'est ainsi qu'il en doit être dans la présente situation. »[10]

2.7 La rupture de 1903

Au deuxième congrès du POSDR (1903), une division sur la question organisationnelle apparaît entre deux courants, l'un partisan de Lénine, l'autre de Martov. Lénine obtient une majorité (notamment avec l'aide de Plékhanov), et demande donc la majorité pour ses partisans dans la rédaction de l'Iskra. C'est suite à ce vote qu'ils seront nommés bolcheviks (de bolchinstvo, « majorité »), par opposition aux mencheviks (de menchinstvo, « minorité »). Mais ces dénominations s'imposeront plus tard. Sur le moment, on parle d'un clivage « martovistes / léninistes », ou « doux / durs ». Trotski témoigne ainsi :

« Les collaborateurs de l'Iskra se divisèrent en "durs" et "doux". Ces appellations, comme on sait, eurent cours dans les premiers temps, prouvant que s'il n'existait pas encore de ligne de partage, il y avait pourtant une différence dans la façon d'aborder les questions, dans la décision, dans la persévérance vers le but. Pour ce qui est de Lénine et de Martov, on peut dire que même avant la scission et avant le congrès Lénine était déjà un "dur", tandis que Martov était un "doux". »[10]

Lénine voulait à la fois que la composition de la rédaction reflète sa majorité (quatre d’entre eux, Martov, Potressov, Axelrod et Zassoulitch, étaient contre lui), mais il voulait aussi une rédaction resserrée au nom de l'efficacité. Pour beaucoup il semblait aller de soi que les six « sortants » seraient élus. Lénine proposa un comité de rédaction de seulement trois personnes – Plékhanov, lui-même et Martov.

Expliquant ses propres motifs, Lénine déclara que, sur les 45 numéros de l’ancienne Iskra, Martov avait donné 39 articles, Lénine 32, et Plékhanov 24. Zassoulitch n’avait écrit que 6 articles, Axelrod 4, et Potressov, 8. Les partisans de l’ancien comité de rédaction de l’Iskra ont employé des arguments tels que : « Le congrès n’a le droit ni moral ni politique de remanier la rédaction (...) C’est une question trop épineuse » (Trotski) ; « comment les membres non élus de la rédaction doivent-ils se comporter à l’égard du fait que le congrès ne veut plus les voir faire partie de la rédaction ? » (Tsarev).

Lénine considérait les divergences comme un conflit entre ceux qui acceptaient l’esprit d’un parti salariant des permanents, d’une part, et ceux qui étaient habitués aux attitudes de cercle et du « réseau de vieux copains ».[12]

« De tels arguments reportaient déjà entièrement la question sur le terrain de la pitié et de l’offense, étant une reconnaissance manifeste de la faillite dans le domaine des arguments véritablement de principe, véritablement politiques… En nous plaçant à ce point de vue étranger au parti, à ce point de vue petit-bourgeois, nous nous trouverons à chaque élection devant la question de savoir si Pétrov ne se formaliserait pas de voir qu’à sa place a été élu Ivanov, si tel membre du Comité d’organisation ne se formaliserait pas de voir qu’à sa place un autre a été élu au comité central. Où donc, camarades, cela va-t-il nous mener ? Si nous nous sommes réunis là, non pas pour nous adresser mutuellement d’agréables discours, ou échanger d’affables politesses, mais pour créer un parti, nous ne pouvons aucunement accepter ce point de vue. Nous avons à élire des responsables et il ne peut être question ici de manque de confiance en tel ou tel non-élu ; la question est de savoir seulement si c’est dans l’intérêt de la cause et si la personne élue convient au poste pour lequel elle est désignée »[13]

Lorsque Martov, refusant de se plier à la décision du congrès concernant le comité de rédaction, proclama : « nous ne sommes pas des serfs ! », Lénine argumenta contre cet « anarchisme aristocratique » et dit qu’ils « devaient apprendre à insister sur le fait que les devoirs d’un membre du parti doivent être remplis non seulement par la base, mais par les « gens du sommet » aussi. ».

Sur son propre positionnement, Trotski ajoute :

« Pourquoi me suis-je trouvé au congrès parmi les "doux"? De tous les membres de la rédaction, j'étais le plus lié avec Martov, Zassoulitch, et Axelrod. Leur influence sur moi fut indiscutable. Dans la rédaction, jusqu'au congrès, il y avait eu des nuances, mais non des dissentiments nettement exprimés. J'étais surtout éloigné de Plékhanov: après les premiers conflits, qui n'avaient en somme qu'une importance secondaire, Plékhanov m'avait pris en aversion. Lénine me traitait fort bien. Mais c'était justement lui, alors, qui, sous mes yeux, attaquait une rédaction formant à mon avis un ensemble unique et portant le nom prestigieux de l'Iskra. L'idée d'une scission dans le groupe me paraissait sacrilège.

En 1903, il ne s'agissait tout au plus que d'exclure Axelrod et Zassoulitch de la rédaction de l'Iskra. A leur égard, j'étais pénétré non seulement de respect, mais d'affection. Lénine, lui aussi, les estimait hautement pour leur passé. Mais il en était arrivé à conclure qu'ils devenaient de plus en plus gênants sur la route de l'avenir. Et, en organisateur, il décida qu'il fallait les éliminer des postes de direction. C'est à quoi je ne pouvais me résigner. Tout mon être protestait contre cette impitoyable suppression d'anciens qui étaient enfin parvenus au seuil du parti. De l'indignation que j'éprouvais alors provint ma rupture avec Lénine au IIe congrès. Sa conduite me semblait inacceptable, impardonnable, révoltante. Pourtant, cette conduite était juste au point de vue politique et, par conséquent nécessaire pour l'organisation. La rupture avec les anciens qui étaient restés figés dans l'époque préparatoire était de toutes façons inévitable. Lénine l'avait compris avant les autres. Il fit encore une tentative pour conserver Plékhanov, en le séparant de Zassoulitch et d'Axelrod. Mais cet essai, comme le montrèrent bientôt les événements, ne devait donner aucun résultat.

Ainsi, ma rupture avec Lénine eut lieu en quelque sorte sur un terrain "moral", et même sur un terrain individuel. Mais ce n'était qu'en apparence. Pour le fond, nos divergences avaient un caractère politique qui ne se manifesta que dans le domaine de l'organisation. Je me considérais comme centraliste. Mais il est hors de doute qu'en cette période je ne voyais pas tout à fait à quel point un centralisme serré et impérieux serait nécessaire au parti révolutionnaire pour mener au combat contre la vieille société des millions d'hommes. »

Les 3 membres du Comité central élus (Lengnik, Noskov et Krjijanovsky) sont des partisans de Lénine. Le comité de rédaction de l'Iskra est réduit de 6 à 3 membres (Lénine, Plekhanov et Martov).

Mais aussitôt après le vote du congrès, les minoritaires vont exercer un chantage à la scission.

Plékhanov et Lénine restèrent seuls à assumer la publication de l’Iskra, car, comme le disait Plékhanov, les généraux faisaient la grève générale. Six numéros parurent sous la direction de Lénine et de Plékhanov. Celui-ci publia alors des articles où il enseignait la tactique des combats de rues.

2.8 Revirement de Plékhanov

Mais au bout de quelques mois, Plékhanov céda à la pression à l'unité. Il proposa à Lénine de faire revenir à la rédaction les « généraux grévistes », lui assurant qu’à eux deux ils arriveraient à les tenir en main. Mais Lénine était intraitable sur ce genre de questions.

Lénine quitte la rédaction le 1er novembre 1903, et l'Iskra devient donc un journal « menchévik » (« minoritaires » en russe, nom donné par les partisans de Lénine). Les bolchéviks (« majoritaires ») désignaient aussi leurs rivaux de « néo-iskristes » pour différencier la nouvelle Iskra de celle de 1901-1903, à partir du numéro 53.

L'Iskra continuera à être publiée sous la direction de Plékhanov jusqu'en 1905. Elle avait un tirage d'environ 8000 exemplaires.

3 Rédacteurs

puis :

4 Voir aussi

5 Anecdotes

Il a existé un hebdomadaire satirique russe, également intitulé Iskra, qui a paru à Saint-Pétersbourg de 1859 à 1873.[14]

6 Notes et références

  1. Lenin, How the “Spark” Was Nearly Extinguished, September 1900
  2. Rice, Christopher (1990). Lenin: Portrait of a Professional Revolutionary. London: Cassell. ISBN 978-0-304-31814-8.
  3. Selon Hélène Carrère d'Encausse dans L'URSS de la Révolution à la mort de Staline
  4. Abraham Resnick, Lenin: Founder of the Soviet Union, 2004, p.47
  5. Grigori Zinoviev, Histoire du Parti Bolchevik, 31 mars 1924
  6. Glancey, Jonathan. G2: Architecture, The Guardian, 21 June 2004
  7. John Saville, "Quelch, Henry [Harry] (1858–1913)", rev. Oxford Dictionary of National Biography, Oxford University Press, 2004.
  8. Léon Trotski, Ma vie, 10. Première évasion, 1930
  9. 9,0 et 9,1 Kroupskaïa, Souvenirs sur Lénine, 1926
  10. 10,0 10,1 et 10,2 Léon Trotski, Ma vie, 12. Le congrès du parti et la scission, 1930
  11. Trotski, Staline, 1940
  12. Tony Cliff, Lénine : 1893-1914. Construire le parti – chapitre 5, 1975
  13. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, 1904
  14. Voir Искра (журнал) sur la wikipedia russe.

7 Lien externe