Dictature démocratique des ouvriers et des paysans

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La « dictature démocratique des ouvriers et des paysans » est la formule de gouvernement que défendaient Lénine et les bolchéviks entre 1905 et 1917.

1 Historique

1.1 Affirmation de la position marxiste

Au début du 20e siècle en Russie, les socialistes débattent intensément de la révolution qui vient. Les narodniks, non marxistes, parlent simplement de révolution démocratique et populaire, et exaltent la paysannerie. Les social-démocrates du POSDR soutiennent à l'inverse qu'une analyse en termes de classes sociales est indispensable. Ils sont d'abord tous unanimes sur le schéma classique du matérialisme historique : révolution démocratique-bourgeoise dans un premier temps, puis, après une période de développement capitaliste, révolution socialiste.

Au 2e Congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie tenu à Londres en 1903, il n'y eut aucun désaccord essentiel sur la question de la nature de la révolution russe à venir: c'était une Révolution bourgeoise. Les délégués envisageaient qu'elle donnerait naissance à une Assemblée constituante et à une république démocratique bourgeoise dans laquelle les travailleurs lutteraient pour leurs droits et en direction d'une société socialiste future.

Les délégués envisageaient, de façon encore assez abstraite, une insurrection donnant lieu à un gouvernement prenant des mesures révolutionnaires, ce qui était appelé « dictature démocratique » (dictature avait alors un sens différent, celui d'un gouvernement d'exception).

1.2 Les particularités russes

Cependant, la situation en Russie est particulière (Trotski parlera de développement inégal et combiné) : un prolétariat minoritaire mais concentré et organisé existe déjà, et la bourgeoisie craint beaucoup de le voir se mobiliser. On peut remarquer que Lénine avait déjà abordé cette question très tôt, et il n'était pas le seul. En 1899, il écrivait que « seule la classe ouvrière peut, en Russie, lutter résolument et de façon conséquente pour la démocratie »[1].

En particulier, la tentative révolutionnaire de 1905 montre que la bourgeoisie préfère se jeter dans les bras de la réaction plutôt que de risquer de tout perdre dans une lutte de classe trop intense. Le POSDR se divise en deux attitudes radicalement différentes :

  • les menchéviks prônent le ralliement du prolétariat à la bourgeoisie, et donc l'autolimitation des revendications ouvrières pour ne pas dissuader les libéraux bourgeois,[2]
  • les bolchéviks soutiennent que la révolution bourgeoise peut être accomplie même sans les libéraux bourgeois, par la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans ».

Dès mars-avril, Lénine s'élevait contre « le renoncement à l’idée de la dictature démocratique révolutionnaire »[3]. Il défendit sa position lors du 3e congrès (avril-mai) et dans des articles les mois suivants[4].

Lénine précisait « ce ne sera évidemment pas une dictature socialiste, mais une dictature démocratique. Elle ne pourra pas toucher (sans que la révolution ait franchi diverses étapes intermédiaires) aux fondements du capitalisme. » Pour lui il était clair qu'elle ne pourrait que réaliser des mesures démocratiques radicales, une réforme agraire, un début d'amélioration de la condition ouvrière. Il écartait :

… l’idée absurde, semi-anarchiste, de l’application immédiate du programme maximum, de la conquête du pouvoir pour la révolution socialiste. (...) Qui veut marcher au socialisme par une autre voie que celle de la démocratie politique en arrive infailliblement à des conclusions absurdes et réactionnaires, tant dans le sens économique que dans le sens politique. (...) Nous, marxistes, nous devons savoir qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir pour le prolétariat et la paysannerie d’autre chemin vers la liberté véritable que celui de la liberté bourgeoise et du progrès bourgeois. »

Mais il avait aussi en tête un autre impact central : « last but not least, étendre l'incendie révolutionnaire à l'Europe ». Dans leur presse, les bolchéviks ne mettaient pas en avant la lutte pour le socialisme, mais se présentaient comme des « démocrates conséquents ».

Comparant les types de révolutions bourgeoises, Lénine insistait sur le fait que plus elle est une révolution populaire (à l'inverse d'une révolution par le haut), plus elle est progressiste et prend des mesures transformant radicalement les structures sociales.

Tous les social-démocrates constataient la lâcheté de la bourgeoisie. Mais les mencheviks tendaient plutôt à s'y adapter en prônant une attitude passive et rassurante au nom de la révolution bourgeoise, tandis que les bolchéviks ne voulaient pas hésiter à se mettre à la tête du mouvement démocratique-révolutionnaire, quitte à se substituer en partie à des secteurs bourgeois. Gardant leur analyse, ils auront de plus en plus cette attitude, qui sera flagrante en 1917.

En lien direct avec ce débat, les social-démocrates débattaient sur la participation ou non à un gouvernement provisoire qui naîtrait d'une nouvelle révolution. Les mencheviks répondaient non : c'est à la bourgeoisie que revient de diriger la révolution bourgeoise, les socialistes doivent rester dans l'opposition et renforcer les positions de la classe ouvrière pour l'avenir. Les bolcheviks, au contraire, affirmaient que renoncer à participer à un gouvernement provisoire c'était renoncer à l'achèvement de la révolution démocratique. L'ironie de l'histoire est que ce sont les mencheviks qui entreront au gouvernement provisoire en 1917, et les bolchéviks qui les dénonceront. Cela vient du rôle inattendu des soviets : ce sont ces organes que les bolchéviks vont considérer comme le gouvernement légitime.

Néanmoins, dès 1905, Lénine ne dressait pas de mur étanche entre les revendications démocratiques et socialistes, et il était conscient que la nature des forces motrices de la révolution (prolétariat et paysannerie) ouvrait une possibilité que le processus révolutionnaire aille plus loin. Il estimait que cette lutte serait âpre, parce qu'après avoir soutenu la paysannerie dans son ensemble face aux féodaux, il faudrait soutenir la petite paysannerie contre la grande. Mais il n'envisageait en aucun une attitude de « stop » du processus révolutionnaire :

« Dans la pratique, cela peut signifier soit le passage des terres à la classe des petits propriétaires paysans, là où prévaut la grande, l'asservissante propriété féodale, et où n'existent pas encore les conditions matérielles de la grosse production socialiste ; soit la nationalisation, à la condition de la victoire complète de la révolution démocratique ; soit encore la remise des grands domaines capitalistes à des associations ouvrières , car, la révolution démocratique faite, nous aborderons aussitôt, - et dans la mesure précise de nos forces, dans la mesure des forces du prolétariat conscient et organisé, - la voie de la révolution socialiste. Nous sommes pour la révolution ininterrompue. Nous ne nous arrêterons pas à moitié chemin. »[5]

1.3 La caution de Kautsky

Pendant la révolution de 1905, Kautsky, alors le principal théoricien de l'Internationale socialiste, étudie aussi les particularités de la révolution en Russie. Il remarque que par rapport aux révolutions bourgeoises classiques (anglaise et française), le prolétariat déjà très développé, et que « pour la première fois dans l’histoire du monde, le prolétariat industriel apparaît en vainqueur à l’état de force directrice indépendante »[6]. Il remarque que la petite-bourgeoisie est réactionnaire et ne semble pas en mesure de "faire" la révolution (démocratique), alors que c'est elle qui formait la masse agissante dans les révolutions bourgeoises du passé. Luxemburg[7] puis Kautsky[8] emploient alors l'expression de « révolution en permanence ».

En 1906, Kautsky écrit un article qui sera influent : Les forces motrices de la Révolution russe et ses perspectives. Il y défend le point de vue des bolchéviks sur la stratégie pour mener la révolution anti-tsariste : un pari sur le paysan russe comme combattant pour la transformation démocratique du pays.

Au mois de juillet 1905, Lénine écrivait encore : « Personne ne parie de la prise du pouvoir par le parti ; il s'agit seulement de sa participation à la révolution, de sa participation dirigeante, si possible ». Suite à la révolution de 1905, Lénine se joint à l'optimisme de Kautsky : « Non seulement Kautsky considère comme très probable qu'au cours de la révolution la victoire revienne au parti social-démocrate, mais il déclare qu'il est du devoir des social-démocrates de suggérer à leurs partisans la certitude de la victoire, car on ne peut pas lutter avec succès si l'on renonce d'avance à vaincre. »

Cette prise de position apportera une véritable caution marxiste aux bolchéviks, qui l'utiliseront souvent. En 1910, dans une polémique contre le menchévik Martov, le dirigeant bolchévik Kamenev écrit: « il y a un certain plaisir à être assis aux côtés de Kautsky sur le banc des accusés ». Kamenev a publié à nouveau ce texte au début des années 1920 et y réaffirme la marque d’honneur qu’il en retire. Même Staline, bien plus tard, écrira au tout début du second volume de ses œuvres complètes un essai revenant sur l'article de Kautsky de 1906, vantant un « théoricien remarquable », qui « prête aux questions tactiques de la minutie et un grand sérieux », et dont les positions à l’égard des questions russes sont d’une grande valeur.

1.4 Les réformes de Stolypine

Le Premier ministre Stolypine (de 1906 à 1911), tout en réprimant les révolutionnaires, tenta de mettre en place une réforme agraire et des mesures de libéralisation économique et politique. Il s'agissait d'une tentative d'effectuer la transformation bourgeoise « par en haut ».

Lénine considérait (comme il l'avait déjà dit[4] en 1905) qu'il y avait une possibilité que ce processus aboutisse, et qu'il désamorce la possibilité de « dictature démocratique des ouvriers et des paysans ». Dans ce cas la révolution par haut prendrait beaucoup plus de temps et serait moins progressiste, à l'image de l'Allemagne.

Néanmoins Stolypine faisait face à de nombreuses résistances des forces de l'Ancien régime et du tsar lui-même, et ses réformes n'aboutissent pas. La première guerre mondiale et le nouvel essor révolutionnaire remettent à l'ordre du jour la voie révolutionnaire.

Suite à 1905, des élections (au pouvoir très limité) ont lieu. Face aux autres forces politiques présentes à la Douma, les social-démocrates sont face à des choix tactiques. Les menchéviks penchent plutôt pour l'alliance avec les bourgeois libéraux (parti KD) alors que les bolchéviks (otzovistes mis à part) prônent le rapprochement avec les troudoviks.

Les menchéviks pensaient de façon simpliste que les KD étaient le parti de la bourgeoisie montante et donc révolutionnaire, et tendaient à mépriser les troudoviks (plutôt paysans) comme arriérés et réactionnaires. Lénine soulignait que les KD étaient, en fait, largement liés aux propriétaires terriens, donc hostiles à un soulèvement paysan, et par là-même contre-révolutionnaires. Il était beaucoup plus attentif et patient envers le mouvement paysan.[9]

Lénine défendait notamment la nationalisation de la terre, tout en précisant qu'il ne s'agissait pas d'une mesure socialiste, mais capitaliste (même si, en défrichant le terrain pour le développement capitaliste, elle devrait mener à une augmentation rapide du nombre des prolétaires et à une exacerbation de la lutte des classes). Elle rendrait possible une « voie américaine du développement capitaliste », c’est-à-dire un développement qui ne serait pas entravé par des vestiges de féodalisme.

« L’abolition de la propriété privée de la terre est la suppression au maximum possible en société bourgeoise de toutes les barrières qui s’opposent au libre emploi du capital dans l’agriculture et au libre passage du capital d’une branche de production à une autre. » « La nationalisation permet au maximum d’abattre toutes les barrières du régime de possession foncière et de « nettoyer » toute la terre pour un faire-valoir nouveau correspondant aux exigences du capitalisme »[10]

En septembre 1914, Lénine continuait à écrire que la révolution russe devait se limiter aux

« trois conditions fondamentales d’une transformation démocratique conséquente : république démocratique (avec l’égalité complète des nations et leur droit à disposer d’elles‑mêmes), confiscation des terres des grands propriétaires fonciers et journée de travail de 8 heures. »[11]

2 Critique de Trotski : la révolution permanente

Trotski développe une idée différente et originale : la théorie de la révolution permanente. Il critique l'opportunisme des menchéviks, mais considère que la théorie de Lénine est inconséquente. Trotski insiste sur l'incapacité de la paysannerie à se structurer en parti indépendant et donc à avoir un rôle dirigeant. Par conséquent, il conclut que c'est nécessairement le prolétariat (et son parti, la social-démocratie), qui doit avoir ce rôle dirigeant, et que cela le conduira nécessairement, dans un processus ininterrompu (« révolution permanente »), des revendications immédiates aux mesures socialistes.[12]

Trotski considère qu'il n'y a pas de sens à faire comme Lénine une « distinction de principe entre la dictature socialiste du prolétariat et la dictature démocratique (c'est-à-dire bourgeoise démocratique) du prolétariat et des paysans. » Il qualifie ce raisonnement comme une « opération de logicien purement formelle », ajoutant : « Il suffit de se représenter clairement cette construction théorique pour comprendre de quel idéalisme elle procède et combien elle est peu solide. »[13] Ou encore :

« Le prolétariat au pouvoir devra immédiatement assurer du travail aux chômeurs, aux frais de l'État, par tels ou tels moyens (organisation de travaux publics, etc...). Ces mesures appelleront nécessairement une grande lutte économique, et une longue suite de grèves grandioses: nous avons vu tout cela, dans une faible mesure, à la fin de 1905. Et les capitalistes répondront alors (comme ils ont déjà répondu quand on exigeait la journée de huit heures) par le lockout. Ils mettront de gros cadenas à leur porte et ils se diront: notre propriété n'est pas menacée puisqu'il est décidé qu'actuellement le prolétariat s'occupe d'une dictature démocratique et non socialiste. Que pourra faire le gouvernement ouvrier quand il verra qu'on ferme les usines et les fabriques? Il devra les rouvrir et reprendre la production pour le compte de l'État. Mais alors, c'est le chemin du socialisme? Bien sûr! »

Lénine considérait qu'il n'était pas nécessaire que la paysannerie soit capable de constituer un parti pour que la dictature démocratique des ouvriers et des paysans se réalise :

« Si l'on considère l'expérience de la révolution russe [1905], il est également clair que la coalition de la paysannerie et du prolétariat s'est réalisée des dizaines et des centaines de fois, sous les formes les plus diverses, alors qu'il n'existait aucun parti autonome puissant de la paysannerie (...). Il est indubitable qu'une coalition de classes se réalisait à chaque fois qu'elles menaient une action commune. »[14]

Entre 1905 et 1917, Trotski critiquait donc à la fois les menchéviks et les bolchéviks. Il ne les renvoyait cependant pas exactement dos à dos :

« Il est vrai qu'entre menchéviks et bolcheviks, il y a une différence essentielle: tandis que les aspects anti-révolutionnaires du menchévisme se manifestent dès à présent dans toute leur étendue, ce qu'il y a d'anti-révolutionnaire dans le bolchevisme ne nous menace - mais la menace n'est pas moins sérieuse - que dans le cas d'une victoire révolutionnaire. »[13]

On trouvera dans l'essai de Trotski Trois conceptions de la révolution[15] une analyse approfondie des divergences de l'époque. Dans ce texte, Trotski indique aussi la part et les limites de la contribution d'Alexandre Parvus à la théorie de la révolution permanente.

A propos des liens entre sa théorie et celle de Lénine, Trotski a affirmé que d'un point de vue général, la formule de « dictature démocratique des ouvriers et des paysans » est juste, mais que c'est une « formule algébrique »[16], dont les termes (poids des ouvriers et poids des paysans) sont des inconnues. Pour lui, plus précisément, cette dictature devait prendre la forme d'une dictature du prolétariat appuyée sur la paysannerie.

Concernant le débat entre 1905 et 1917 sur la participation ou non à un gouvernement provisoire, Trotski est globalement resté en dehors : c'était alors un des seuls à défendre l'idée que le pouvoir ouvrier appuyé sur la paysannerie pourrait et devrait être basé sur les soviets.[17]

Dans sa lettre d'adieu, Adolf Joffé, qui fut un proche de Lénine et de Trotski, écrit à Trotski :

« Je n'ai jamais douté que vous étiez dans la voie juste, et, vous le savez, depuis plus de vingt ans, y compris dans la question de la " révolution permanente ", j'ai toujours été de votre côté. (...) Vous avez toujours eu raison en politique depuis 1905, et Lénine lui aussi l'a reconnu ; je vous ai souvent raconté que je lui avais entendu dire moi-même : en 1905, c'était vous et non lui qui aviez raison. A l'heure de la mort, on ne ment pas et je vous le répète aujourd'hui. »[18]

La gauche communiste italienne considère que la révolution permanente est fondamentalement fausse et que la ligne juste de façon « invariante » est la ligne de Lénine, qui aurait été exactement la ligne de Marx en 1848-50.[19]

3 Les évolutions rapides en 1917

Au moment de la révolution d'Octobre 1917, la politique pratique de Lénine a globalement coïncidé avec celle de Trotski (qui a rejoint les bolchéviks). Trotski dira « fort heureusement: sous la direction du camarade Lénine, le bolchevisme transforma (non sans luttes intérieures) son idéologie sur cette question primordiale dès le printemps 1917, c'est-à-dire avant la conquête du pouvoir ».[13] Suite aux Thèses d'Avril de Lénine, le bruit en effet que Lénine est devenu trotskiste.[20]

Cependant certains marxistes relativisent nettement le virage des Thèses d'avril, en soulignant qu'elles restaient largement compatibles avec les idées antérieures des bolchéviks, et que tout au long de l'année 1917, les bolchéviks, tout en espérant déclencher une révolution socialiste internationale, n'avaient pas clairement pour intention de prendre immédiatement des mesures socialistes en Russie.[21]

On peut par exemple noter qu'à l'été 1917, un dirigeant bolchévique déclarait devant le soviet de Moscou : « Lorsque nous parlons de transférer le pouvoir aux soviets, cela ne signifie pas le passage du pouvoir au prolétariat, parce que les soviets sont composés d’ouvriers, de soldats et de paysans ; cela ne signifie pas que nous expérimentons maintenant une révolution socialiste, car la révolution présente est démocratique-bourgeoise ».

Il faut noter que les menchéviks ont largement contribué à véhiculer une image simplifiée des débats de 1917, car dans leurs polémiques contre les bolchéviks, ils caricaturaient leurs positions en les présentant comme des utopistes qui voulaient une révolution socialiste immédiate alors que la Russie était arriérée. Il n'y a que de rares fois où ils évoquaient le fait que la stratégie des bolchéviks était une transition moins binaire, mais pour la nier aussitôt : à la mi-octobre, le dirigeant menchévique Koltsov déclara qu’il n’y avait pas de « troisième voie » entre capitalisme et socialisme. La théorie marxiste, assurait-il, n’accepte pas la conception d’une « révolution semi-socialiste »[22].

En réponse à de telles affirmations, le dirigeant bolchévique letton Pēteris Stučka déclara que l’établissement d’une dichotomie aussi rigide entre révolutions bourgeoise et socialiste était essentiel pour justifier ensuite le rejet de l’exigence d’un pouvoir soviétique. De la même façon, Trotski expliquait que les menchéviks avaient invoqué en février la nature bourgeoise de la révolution pour justifier leur refus de prendre le pouvoir, et que, en mai, ils avaient affirmé la même chose pour justifier leur participation à la coalition gouvernementale. Trotski concluait que ces invocations étaient des mesures « purement pratiques » pour « préserver les privilèges de la bourgeoisie et de lui accorder au gouvernement un rôle auquel la configuration des groupes politiques dans le pays ne lui donne absolument pas droit ».[23]

Les cadres bolchéviques ont réfuté de nombreuses fois les accusations selon lesquelles ils tentaient « d’introduire le socialisme » en disant que c’était juste un épouvantail pour détourner l’attention de l’alternative politique réelle : collaboration ou rupture avec la bourgeoisie. Au lieu d’argumenter en faveur de la révolution socialiste, ils insistaient sur le fait que, même si le socialisme devait être réalisé à l’échelle internationale, il était possible et nécessaire en Russie de rompre avec les capitalistes nationaux et impérialistes. Y compris, affirmaient-ils, si on croyait que la révolution était bourgeoise par nature, il n’en découlait pas obligatoirement l’instauration d’un gouvernement bourgeois. Un tel régime serait non seulement incapable d’atteindre les objectifs démocratiques bourgeois centraux (réforme agraire, Assemblée constituante, etc.), mais serait aussi nécessairement antidémocratique, car la majorité de la population en Russie était des paysans ou des ouvriers.

Dans une note sur les tâches du parti écrite en novembre 1917, Lénine écrit explicitement : « (α) Reconnaître la révolution du 25 octobre comme révolution socialiste ».[24]

4 Notes et sources

  1. Lénine, Un mouvement rétrograde dans la social-démocratie russe, fin 1899
  2. F. Dan, The Origins of Bolshevism, New York 1964.
  3. Lénine, La social-démocratie et le gouvernement révolutionnaire provisoire, mars-avril 1905
  4. 4,0 et 4,1 Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Juillet 1905
  5. Lénine, L'attitude de la social-démocratie à l'égard du mouvement paysan, 14 septembre 1905
  6. Karl Kautsky, Ancienne et nouvelle Révolution, Le Socialiste, 9 décembre 1905
  7. Rosa Luxemburg, Après le premier acte, 4 février 1905
  8. Karl Kautsky, The Consequences of the Japanese Victory and Social Democracy, July 1905
  9. Lenin, Cadets and Trudoviks, 1er mars 1907
  10. Lenin, The Agrarian Programme of Social-Democracy in the First Russian Revolution, 1905-1907
  11. Lénine, La guerre et la social-démocratie russe, septembre 1914
  12. Léon Trotski, Trois conceptions de la révolution russe, 1940
  13. 13,0 13,1 et 13,2 Léon Trotski, 1905 - Nos différends, 1909
  14. Lénine, L'objectif de la lutte du prolétariat dans notre révolution, mars 1909
  15. Trotski, Trois conceptions de la révolution, 1940
  16. Trotski, La révolution permanente, 1928-31
  17. Pierre Broué, Le parti bolchévique, 1963
  18. Adolf Joffé, Lettre d'adieu, 15 novembre 1927
  19. Critique de la théorie de la révolution permanente, Programme Communiste, numéro 57, octobre-décembre 1972
  20. Léon Trotski, Histoire de la révolution russe - Le réarmement du parti, 1930
  21. Eric Blanc, Débats des bolchéviques en 1917 : une révolution socialiste ?, Inprecor, N° 644-646, octobre-décembre 2017
  22. Cité par Gennady Lazarevich Shkliarevsky, The Russian Revolution and Organized Labor, PhD dissertation, University of Virginia, 1985, p. 330
  23. Léon Trotski, Le caractère de la révolution russe, 22 août 1917
  24. Lenin, Theses on the Tasks of the Party + the Present Situation, November 1917