Centralisme démocratique

De Wikirouge
Aller à la navigation Aller à la recherche

Le centralisme démocratique est un mode d'organisation interne d'une organisation politique ou syndicale, qui peut être résumé par une phrase de Lénine : « liberté totale dans la discussion, unité totale dans l'action ». Pour les léninistes, c'est un principe qui découle des tâches du parti communiste et auquel celui-ci doit se tenir s'il veut être effectivement révolutionnaire.

1 Nécessité du centralisme

Le parti communiste révolutionnaire se donne pour objectif quotidien d'organiser la classe laborieuse face à la bourgeoisie. Or, cette dernière tend à disposer d'une force bien supérieure. En effet, en tant que classe dominante, c'est en dernière analyse dans ses intérêts que sont employées les institutions de l'Etat, avec au centre la police, la justice et l'armée. Idéologiquement, c'est aussi elle qui diffuse sa pensée conservatrice dans tous les domaines, dans les média, dans les sciences sociales... Enfin, hors période d'instabilité politique, ce sont des partis directement au service de ses intérêts qui exercent le pouvoir, au gouvernement, au parlement, dans les conseils régionaux, généraux, municipaux... Tout cela, qui est un héritage historique, permet à une classe largement minoritaire de s'imposer sur le prolétariat. Le fait même que dans les grandes lignes, les politiciens bourgeois véhiculent un même socle de valeurs conservatrices, parvient à influencer de larges secteurs du prolétariat et à les faire se rallier à eux, contre leurs propres intérêts.

De plus, même s'ils sont en concurrence relative, les grands bourgeois, très homogènes, ont une conscience élevée de leurs intérêts communs de classe, conscience qui se renforce très rapidement en cas de montée du mouvement des travailleurs. Inversement, le prolétariat est une classe nombreuse et avec des tendances à l'hétérogénéité (renforcées par le capitalisme), et son unité, sociale, géographique et organisationnelle, est un combat permanent.

Face à cet ordre établi, il est évident que la révolution socialiste, et en général toute avancée sociale majeure, exige une action unifiée. Le centralisme est donc directement une condition de l'efficacité du parti : diffusion d'un même matériel de propagande à l'échelle du pays, effort dans une lutte sociale mené dans tout le pays...

Mais le centralisme est aussi une condition indirecte de l'efficacité du parti : il permet de mener ensemble une même action, pour pouvoir en tirer ensemble un bilan. Par exemple, si une politique de front unique est décidée majoritairement, elle doit être menée par l'ensemble du parti, y compris par la minorité. Dans le cas contraire, l'action sera très affaiblie, et en cas d'échec, il sera difficile de savoir si c'était la décision qui était mauvaise, ou si c'est l'absence d'unité d'action. De même, les mots d'ordre majoritaires doivent être relayés par tous.

2 Nécessité de la démocratie

La démocratie à l'interieur du parti est tout aussi nécessaire. Par démocratie, il faut comprendre non pas le système de la démocratie bourgeoise (parlementarisme, élections au suffrage universel direct...) mais une série de principes tendant à l'appropriation des débats par la plus grande partie possible du parti. Cette implication la plus large possible est liée à la condition nécessaire de l'émancipation des travailleurs : qu'elle soit une émancipation des travailleurs par eux-mêmes. Si le parti regroupe l'avant-garde des travailleurs, mais qu'il ne leur apprend pas à se former, à débattre et à diriger eux-mêmes, il ne pourra pas lutter pour la démocratie dans les syndicats, et encore moins aider à ériger un gouvernement des travailleurs. Et en pratique, un cloisonnement entre direction et base conduit le plus souvent à une décantation sociale : les prolétaires à la base, les intellectuels et l'aristocratie ouvrière au sommet.

Concrètement, parmi les mesures les plus fréquentes, on peut citer :

  • l'élection des délégués à la proportionnelle des positions exprimées
  • la révocabilité des délégués
  • l'incitation collective au renouvellement des responsables et dirigeants
  • l'organisation s'aligne autant que possible sur les décisions de la base : Congrès ou AG sont souveraines, Congrès extraordinaires pour les questions politiques majeures...
  • la possibilité de lutter collectivement pour changer la ligne politique : le droit de tendance ou de fraction

On a souvent appelé ces principes la "démocratie ouvrière", car c'est ce que tend à faire l'avant-garde des travailleurs en lutte.

3 Rapport entre centralisme et démocratie

Il y a une opposition partielle entre centralisme et démocratie. Par exemple, lorsque la direction prend dans l'urgence une décision sans consulter le parti, cela fait pencher la balance vers le centralisme. Lorsque la direction accepte de poser un débat réclamé par une minorité et considéré par la majorité comme une perte de temps, la balance penche vers la démocratie.

Donc on ne peut pas juger en "instantanné" si un parti suit le centralisme ou la démocratie, mais uniquement sur un temps plus long, le temps de l'action plus le temps du bilan. Si toute discussion critique des actions du parti est bannie, même après coup, le parti est sclérosé dans l'antidémocratisme. Si toutes les discussions sont possibles mais jamais une action n'est menée collectivement, l'organisation est davantage une fédération de groupes qu'un parti.

« La démocratie et le centralisme ne sont pas dans un rapport constant l'une vis-à-vis de l'autre. Tout dépend des circonstances concrètes, de la situation politique du pays, de la force du parti et de son expérience, du niveau général de ses membres, de l'autorité que la direction a réussi à s'assurer. Avant une conférence, quand il s'agit de formuler une ligne politique pour la prochaine période, la démocratie l'emporte toujours sur le centralisme. Quand le problème est l'action politique, le centralisme se subordonne la démocratie. La démocratie réaffirme ses droits quand le parti sent le besoin d'examiner de façon critique sa propre activité. L'équilibre entre démocratie et centralisme s'établit dans la lutte réelle, est violé à certains moments, rétabli de nouveau ensuite. La maturité de chaque membre du parti s'exprime particulièrement dans le fait qu'il n'exige pas du régime du parti plus qu'il ne peut donner.» [1]

4 Un principe tourné vers l'action

4.1 Une base objective

Il y a des tendances objectives à l'unification du prolétariat. Les syndicats par exemple forment le premier stade de la conscience de classe, et dans une grève ou une manifestation de travailleurs, on peut déjà observer une forme de centralisme démocratique. Par exemple, la force organisée des grévistes majoritaires peut se protéger des briseurs de grève en tenant les piquets ou en occupant le lieu de travail, ou le service d'ordre permettant de tenir à l'écart les agents provocateurs. Ce sont ces tendances qui forment la base objective du centralisme démocratique dans un parti communiste révolutionnaire, l'objectif étant de généraliser le meilleur de la démocratie ouvrière, de le conserver même en temps de reflux des luttes, et de l'utiliser comme tremplin vers une situation révolutionnaire.

Mais même dans le parti, le centralisme démocratique n'est pas un principe métaphysique, ancré dans le marbre, applicable de façon invariable. Et ceci d'abord et avant tout parce que le parti n'est pas une entité intemporelle, mais un instrument de lutte agissant dans des circonstances données. Par exemple, s'il évolue dans un Etat très répressif, et a fortiori s'il est poussé à la clandestinité comme le Parti bolchévik des débuts, le centralisme rigoureux est une impérieuse nécessité. Si le parti est embryonnaire et en plein questionnement sur la stratégie à adopter, le centralisme est plus difficile à appliquer que si le parti est majoritairement confiant dans sa ligne.

« je ne pense pas [...] qu'il me soit possible de donner sur le centralisme démocratique une formule qui, « une fois pour toutes », éliminerait malentendus et interprétations erronées. Un parti est un organisme actif. Il se développe au cours d'une lutte contre des obstacles extérieurs et des contradictions internes. La décomposition maligne de la II° et de la III° Internationale, dans les sévères conditions de l'époque impérialiste, crée pour la IV° Internationale des difficultés sans précédent dans l'Histoire. On ne peut les surmonter par une quelconque formule magique. Le régime d'un parti ne tombe pas tout cuit du ciel, mais se constitue progressivement au cours de la lutte. »[1]

4.2 Droits formels et pratique démocratique

Un des moyens par lequel le parti peut renforcer la démocratie en son sein est de formaliser quelques droits, comme le droit de tendance ou de fraction. Néanmoins, comme dans la démocratie bourgeoise, les droits formels ne sont pas une garantie quelconque s'ils ne sont pas utilisés régulièrement.

Concrètement, le droit de constituer une tendance peut être formellement inscrit dans les statuts, si la direction est bureaucratisée, elle peut s'arranger pour qu'en pratique les militants qui essaient de mettre ce droit en pratique soient ostracisés, calomniés, exclus. Pour que cela n'arrive pas, la seule solution est que le parti soit en permanence en train de chercher à se renforcer, et donc qu'il y ait un mouvement de la base vers le sommet, des nouveaux adhérents vers les responsabilités de dirigeants, les dirigeants étant toujours reconnus pour leurs actes et non par la tradition.

Concrètement, l'auto-émancipation du prolétariat et la rotation des tâches peuvent être proclamés comme buts, ça n'est vrai en pratique que si le parti organise la formation théorique en son sein, et s'assure que tous ses membres militent. Sans homogénéisation du niveau politique, les militants les moins formés seront cantonnés dans des rôles d'exécutants, et la direction tendra à l'entre-soi.

Donc, en pratique, le fait que le centralisme démocratique soit sain dans un parti dépend dialectiquement de la justesse de sa ligne politique. Un parti communiste révolutionnaire en train de se construire dans l'avant-garde des travailleurs a toutes les chances d'avoir un régime intérieur sain.

«Tout véritable révolutionnaire qui révèle les erreurs du régime de son parti devrait se dire d'abord : « Il nous faut recruter au parti une douzaine d'ouvriers nouveaux. » Les jeunes travailleurs rappelleront à l'ordre messieurs les sceptiques et marchands de griefs, les pessimistes. C'est seulement sur cette voie qu'un régime du parti solide et sain pourra être établi dans les sections de la IV° Internationale. »[1]

5 Exemples

5.1 Le parti bolchevik

L'image d'épinal d'un parti bolchevik avec une discipline de fer et une unité monolithique ne correspond pas à la réalité. L'expérience de la démocratie et du centralisme s'est forgée dans l'expériences des luttes internes menées dans le POSDR. Le 2e congrès du parti, qui voit la scission entre bolchéviks et léninistes, se fait sur la question organisationnelle et en grande partie sur la question du centralisme. Trotski était à ce moment-là choqué par l'intransigeance de Lénine, et il écrira plus tard :

« Je me considérais comme centraliste. Mais il est hors de doute qu'en cette période je ne voyais pas tout à fait à quel point un centralisme serré et impérieux serait nécessaire au parti révolutionnaire pour mener au combat contre la vieille société des millions d'hommes. »[2]

Le terme de centralisme démocratique a été assez peu utilisé par Lénine. Dans les débats du POSDR, il a surtout émergé dans les années 1905-1907 (l’accent y était mis sur le « centralisme démocratique ») et après 1917 (l’accent est alors de plus en plus sur le « centralisme démocratique »).[3]

En 1906, des débats eurent lieu sur la question des critiques tolérables sur les décisions des congrès, et sur les prises de position pouvant nuire à l'unité d'action. Les menchéviks alors majoritaires voulaient limiter la critique des décisions des congrès. Lénine se battait pour que le droit de débattre soit valable le plus largement, y compris dans les réunions ouvertes et les meetings. En revanche il réaffirmait dans le même temps que l'unité d'action ne doit pas être entravée. Par exemple, il disait que pendant une campagne électorale où participe le parti, il était inadmissible que des membres du parti appellent à ne pas voter.[4]

Lénine, par exemple, a été en minorité au début de la révolution russe de 1917. Tandis qu'il prônait dans l'émigration le défaitisme révolutionnaire, la ligne qui dominait dans la Pravda, notamment sous l'influence de Kamenev et Staline, inclinait vers la "défense nationale". Lorsqu'il est de retour en Russie le 3 avril 1917, Lénine va devoir mener une bataille interne pour réorienter le parti vers une stratégie clairement révolutionnaire. Il veut lancer le mot d'ordre "tout le pouvoir aux soviets", s'opposer au gouvernement provisoire, mettre fin à la guerre et distribuer la terre aux paysans. On qualifiera même ses thèses de "trotskystes" parce qu'il soutien que la révolution socialiste peut commencer en Russie avant l'Occident. Il va alors s'appuyer sur les ouvriers du parti pour inverser le rapport de force. Ceux-ci avaient été formés dans l'optique de la prise de pouvoir par leur classe, et leur tendance allait très naturellement vers les revendications les plus immédiates, et en même temps les plus transitoires. A la conférence du parti des 28 et 29 avril, Lénine devient majoritaire, Kamenev et Staline ne sont pas élus au bureau.

En septembre 1917, quand les bolchéviks deviennent majoritaires dans le soviets, Lénine doit encore batailler pour convaincre qu'il faut passer à l'insurrection. Il est convaincu que les bolchéviks sont trop attentistes, et que cela risque de laisser se refermer une situation révolutionnaire historique. Alors dans la clandestinité, il utilise tous les moyens à sa disposition : il envoyait des lettres vers des militants plus près de la base pour susciter des pressions sur les sommets, il applique sa ligne dans les soviets de Finlande proches de lui... Trotsky témoigne :

« Du point de vue des rapports hiérarchiques, les actes de Lenine n'étaient pas tout à fait irréprochables. Mais il s'agissait de quelque chose de plus grand que des considérations de discipline formelle. »[5]

Trotsky souligne aussi comment aux moments les plus tendus, les hésitations et les tendances modérées peuvent manquer de faire tout perdre, mais comment seule une démocratie interne peut permettre de forger le centralisme :

« Si toutes les conférences, controverses, discussions particulières qui eurent lieu au sein de la direction du parti bolcheviste seulement en octobre avaient été sténographiées, les générations futures pourraient constater par quelle lutte interne intensive se forma, dans les sommets du parti, l'intrépidité nécessaire pour l'insurrection. Le sténogramme montrerait en même temps combien un parti révolutionnaire a besoin d'une démocratie intérieure : la volonté de lutte ne se met pas en froides formules et n'est pas dictée d'en haut, il faut chaque fois la rénover et la retremper.  »

Cependant, au coeur de la guerre civile russe, le Xe Congrès (1921) du Parti communiste russe prend la décision d'interdire les fractions.

En 1923, Zinoviev insiste sur la nécessité de la « démocratie prolétaire »[6], et reconnut qu’en Russie alors, trop d’ordres étaient imposés par la hiérarchie et trop peu de discussion libre émergeait à la base pour garantir une vie saine au parti, ce qu'il appelait « centralisme démocratique ». Tout en faisant cette critique, il affirmait que ce « centralisme démocratique » était inévitable, étant donné le bas niveau culturel de nombreux membres.

Vers la fin de sa vie, Trotsky a fait une autocritique à ce sujet. Dans sa lettre à Marceau Pivert, il écrit que quel que puisse être le jugement sur le bien-fondé ou non de la décision du Xe Congrès du Parti bolchevik, il est incontestable que l'interdiction des fractions a été un facteur puissant de la bureaucratisation et de l'étouffement de la démocratie dans le parti.

6 Cas particuliers

6.1 Centralisme sur la théorie ?

Une question qui peut se poser est celle de savoir si un parti révolutionnaire doit imposer une ligne du parti sur des éléments d'analyse théorique.

Par exemple, un débat a éclaté dans le CIO, dont une fraction minoritaire contesté l'analyse de la crise. Celle-ci écrit :

« Le centralisme démocratique prescrit l'unité dans l'action, et non l'unité sur la théorie. Il est complètement absurde d'avoir une "ligne du parti" sur la cause de la crise capitaliste ! Par exemple, Lénine et Luxemburg étaient précisément en désaccord sur cette question, mais leurs points de vue divergents ont été publiés et discutés publiquement. Ils avaient aussi des différences dans les méthodes d'organisation, et même Trotsky a polémiqué publiquement contre le «Que faire?» de Lénine avec son «Nos tâches politiques», à un moment où Trotsky avait une approche menchevique et lassallienne de la construction et l'organisation du parti. »[7]

6.2 Les référendums

Les organisations marxistes sont généralement contre la tenue de référendums internes pour trancher des questions, car cela présuppose que chaque militant individuel a une opinion aboutie sur le sujet en question, avant toute discussion. C'est une conception selon laquelle le parti n'est que le total arithmétique des décisions des sections locales.

6.3 La question des mandats

De même, les organisations marxistes sont généralement contre les mandats impératifs ; c'est-à-dire l'obligation que le délégué d'une section locale aille au congrès voter suivant une consigne fixée à l'avance. Dans un tel cas, il suffirait de faire des référendums au lieu de congrès. A l'inverse, il y a de bonnes raisons de préférer que ce soit le congrès qui soit considéré comme l'instance fondée à prendre les grandes décisions du Parti, parce que les sections ou cellules ont des vues plus partielles, déterminées par leur situation, ou peuvent être dominées par une tendance et non confrontées à d'autres points de vue.

Trotsky décrivait le fonctionnement avec mandat non impératif de la façon suivante :

« Nous sommes naturellement en faveur d'un examen complet et d'un vote sur chaque problème dans chaque section locale, dans chaque cellule du Parti. Mais, en même temps, chaque délégué, élu par une section locale, doit avoir le droit de peser tous les arguments présentés au congrès à propos du problème en discussion et le droit de voter selon les exigences de son jugement politique. Si, lors du congrès, il vote contre la majorité qui l'a délégué et qu'après le congrès il n'est pas capable de convaincre son organisation de la justesse de son attitude, l'organisation locale peut alors lui retirer sa confiance politique. De tels cas sont inévitables. Mais ils représentent un mal incomparablement moindre que le système des référendums ou des mandats impératifs qui tuent complètement la totalité qu'est le parti. »[8]

7 Notes et sources