Socialisme scientifique

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Le socialisme scientifique est le nom du courant du socialisme qui s'est démarqué du socialisme utopique.[1] De fait, c'est une théorie et une pratique que l'on doit en majeure partie à Karl Marx, et qui est donc un cas particulier du marxisme.

1 Origine de l'expression

C'est Joseph Proudhon qui dans Qu'est que la propriété ? défini l'opposition entre une socialisme utopique et socialisme scientifique.

Cependant, c'est Engels qui va populariser les expressions dans l'Anti-Dühring publié en 1878. Il en sortira des chapitres pour l'opuscule demandé par Paul Lafargue : Socialisme utopique et socialisme scientifique. Marx et lui, se distingue ainsi du « Socialisme utopique » et de l'idéalisme néokantien, courant de pensée spéculatif alors dominant parmi les socialistes de cette fin XIX, dont chez les sympathisants marxistes.

Engels qualifia leur doctrine de « socialisme scientifique » comme l'avait déjà fait proudhon vis à vis des doctrines socialistes spéculatives. Cependant, l'expression est construit sur le modèle de la Doctrine de de la science de Fichte, une référence philosophique importante  :

« La conception matérialiste de l’histoire et son application particulière à la lutte des classes moderne entre prolétariat et bourgeoisie n’était possible qu’au moyen de la dialectique. Mais si les maîtres d’école de la bourgeoisie allemande ont noyé les grands philosophes allemands et la dialectique dont ils étaient les représentants dans le bourbier d’un sinistre éclectisme, au point que nous sommes contraints de faire appel aux sciences modernes de la nature pour témoigner de la confirmation de la dialectique dans la réalité – nous, les socialistes allemands sommes fiers de ne pas descendre seulement de Saint-Simon, de Fourier et d’Owen, mais aussi de Kant, de Fichte et de Hegel » F. Engels, 21 sept. 1882, Préface à la 1ère éd. allemande de Socialisme utopique et socialisme scientifique [Le développement du socialisme de l’utopie à la science], trad. fr. E. Botigelli, Paris, éd. sociales, 1977 p. 12/13.[2].

Karl Marx parlait pour sa part de « socialisme rationaliste critique »[3].

"Toutefois toute la conception (Auffassungsweise) de Marx n'est pas une doctrine mais une méthode. Elle ne fournit pas de dogmes tous faits mais les points de départ de l'étude ultérieure et la méthode pour cette recherche. Il y a donc ici encore un certain travail à accomplir que Marx, dans ce premier jet, n'a pas conduit à son terme." (Engels, lettre à Werner Sombart, 11 mars 1895)

Ainsi, la méthode d'analyse de la société capitaliste adoptée par Marx et Engels est « scientifique » et rigoureuse, allant sans cesse des concepts philosophiques, historiques et sociologiques de l'époque à l'observation immédiate des phénomènes formés par la société.

Or, Les procédés de nature logique utilisé dans le Capital sont décrits, en 1954, par Alexandre Zinoviev dans son sujet de thèse Method visxoždenija ot abstraktnogo k konkretnomu (La Méthode du passage de l'abstrait au concret) qu'il va développer et utiliser ultérieurement. Ainsi, comme pour tout développement d'une connaissances scientifique, "les nouvelles connaissances de l'objet d'étude ne viennent pas directement de l'observation, ni de l'expérience (l'empirisme), mais des jugements logiques dans le cadre d'une théorie donnée ou nouvellement développée" [4].


2 Socialisme utopique et socialisme scientifique

Le socialisme utopique, loin d'être "une doctrine", est le nom qu'on a donné a posteriori à un ensemble de petits courants socialistes hétérogènes. Les points communs entre ces socialismes sont l'absence d'une rigoureuse analyse du capitalisme et la défense de modèles de société idéale qui ne s'appuient pas sur le mouvement ouvrier concret.

A l'inverse le socialisme scientifique s'appuie sur une analyse matérialiste et dialectique des classes sociales, de leur devenir et de leur lutte, confrontée aux faits.

Les principaux acquis du socialisme scientifique sont que :

  • La société se divise toujours plus en deux classes sociales aux intérêts antagonistes : la bourgeoisie et le prolétariat. La bourgeoisie au pouvoir ne laissera pas son pouvoir sans une révolution.
  • La seule classe vraiment révolutionnaire est la classe ouvrière. Par conséquent c'est cette dernière qui doit être au centre de la stratégie des révolutionnaires.

3 Un socialisme basé sur l'analyse scientifique

Inquiétés par cette montée de la critique radicale de l'ordre existant, que la répression ne freinait pas, la bourgeoisie a tenté depuis le XIXème siècle de riposter idéologiquement au marxisme. Sa principale attaque fut de dénier sa scientificité.

3.1 L'objectivité

Une des premières critiques fut que le socialisme ne peut être scientifique puisqu'il est un engagement politique. Ainsi le sociologue Emile Durkheim écrivit dans Conscience et société que la recherche de Marx « était entreprise pour établir une doctrine… éloignée de la doctrine résultant de la recherche… C’était la passion qui inspirait tous ces systèmes ; ce qui leur donne naissance et constitue leur force est la soif pour une justice plus parfaite… Le socialisme n’est pas une science, une sociologie en miniature : c’est un cri de souffrance. »

Durkheim sous-entend que lui parvient à une sociologie "objective", "au dessus des classes". Pour les marxistes, une telle chose est une chimère. Ce qui paraît le plus être un positionnement "raisonnable", voire carrément du "bon sens", est quasiment toujours marqué par l'idéologie dominante. Celle-ci a son apparence de cohérence, mais inévitablement aussi ses contradictions, générées par les contradictions du capitalisme.

L'économie bourgeoise, lorsqu'elle parle de "chômage naturel" ou de l'impératif de "diminuer les charges sociales", est-elle "objective" ?

3.2 Karl Popper et la réfutabilité

Une des critiques devenues classiques du marxisme est celle de Karl Popper, qui étudia les critères pour distinguer sciences et pseudo-sciences. Il centra sa démonstration sur le principe de réfutabilité : une théorie ne peut être scientifique que si on a la possibilité de la réfuter ; pour cela, il faut qu'elle admette elle-même des énoncés axiomatiques, et si ceux-ci sont "faux", la théorie est fausse. Popper a rejeté tous les historicismes, en défendant que l'histoire n'a pas de déterminisme, et le marxisme était pour le pire des exemples.

Mais dès le début, beaucoup de contradicteurs ont fait remarquer que sa théorie s'appliquait mal aux "sciences humaines" (sociologie, psychologie, économie...). En effet, il est impossible dans ces cas de reproduire des expériences exactement identiques.

3.3 Sortir de l'idéalisme en science

Ces critiques se basent souvent sur une vision implicite de "la science", ou plutôt de l'épistémologie, qui est idéaliste : croire qu'il existe une démarcation nette entre ce qui est "science dure" et "science molle". Avec une telle vision, il y aurait d'un côté les "scientifiques" mettant au point des énoncés "sérieux", et de l'autres des domaines (comme le socialisme) où l'on ne pourrait rien affirmer sauf à être dogmatique.

Cette illusion prend racine dans la facilité à reproduire des expériences, qui est très grande en physique, très faible en psychologie. Mais en réalité il s'agit d'un continuum. En physique à de nombreuses reprises les théories ont finalement été invalidées, comme la théorie newtonienne qui fonctionne en général (dans nos conditions de vie habituelle) mais s'est avérée fausse avant que l'on invente la relativité générale, qui est elle-même est fausse puisqu'incompatible avec la mécanique quantique... Il y a un consensus pour considérer que la météorologie est une science, pourtant la fiabilité des prévisions est très limitée (à cause des limites des modèles actuels). La plupart des scientifiques reconnaissent qu'entre la neurologie et la psychologie, malgré le niveau extrêmement rudimentaires de nos connaissances actuelles, il doit y avoir des ponts vers une meilleure connaissance du fonctionnement de la pensée.

Marx était très intéressé par toutes les sciences et se tenait au courant des avancées majeures de son époque. En rupture avec les dogmes (religieux ou non) hérités des sociétés rigides du passé, beaucoup d'intellectuels cherchaient à comprendre rationnellement le monde, introduisant la méthode scientifique dans tous les domaines. Marx était d'ailleurs loin d'être le premier à creuser dans les domaines qui l'intéressaient particulièrement : il s'est basé sur l'économie classique de Smith et Ricardo, sur les observations d'historiens bourgeois sur la lutte de classe...

Pour Marx, il n'a jamais été question d'inventer un schéma qui serait calqué sur la logique métaphysique, où les énoncés ressembleraient à "telle cause A engendre tel effet B". Non pas parce que le principe de causalité serait faux, mais parce qu'avec des sujets sociaux complexes, on n'a jamais affaire exactement à la "même cause A". De plus, les effets ont des rétroactions sur les causes (B modifie A). Enfin, un constat comme "A implique B" est valable dans un contexte donné, mais ce contexte est lui-même modifié lentement par les sommes de changements, et peut brutalement changer les "lois apparentes".

Marx s'est beaucoup inspiré des observations faites en chimie, reprenant certaines expressions comme "cristalliser"... Certaines analogies sont en effet parlantes. La réaction d'un liquide A en un gaz B augmente la pression, mais la pression a un effet sur la vitesse de la réaction. A une certaine pression, c'est le réceptacle tout entier qui peut exploser, modifier profondément "l'ordre établi" précédent.

Il ne faut donc pas avoir une vision réductrice de la science, basée sur une analogie avec la logique formelle qui n'est valable que dans un système où toutes les données sont maîtrisées. Pour expliquer le monde réel, que ce soit en météorologie ou en histoire des sociétés de classe, il faut des modèles, qui seront toujours limités et améliorables. Mais renoncer par principe à chercher une base rationnelle au socialisme, ce n'est au fond que céder à l'idéologie dominante qui veut que la société actuelle soit "naturelle" et indépassable, alors que partout on peut faire le constat que les principaux maux (sociaux, environnementaux, sanitaires...) ont pour cause le capitalisme.

4 Notes et sources

Marxisme et science, Robin Goodfellow, 2012

  1. Friedrich Engels, Socialisme Utopique et Socialisme Scientifique[1], 1880.
  2. Luc, Vincenti Fichte et le marxisme, site Marx au XXI - L'esprit et la lettre.
  3. Georges Haupt, De Marx au marxisme, « L'Historien et le Mouvement social », La Découverte, 1980, p. 93.
  4. in Foundations of the logical theory of scientific knowledge (Complex Logic), Alexandre Zinoviev, éd. Reidel Publishing Company, 1973, partie editorial introduction, p. VIII (citation de la partie Logical and Physical implication, p.91 in Problems of the Logic of Scientific Knowledge (1964))