Révolution permanente

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Pour la Quatrième Internationale, la théorie de la révolution permanente formulée par Léon Trotsky constitue, à ce jour, la plus importante acquisition du Marxisme révolutionnaire. Inscrite dans ses principaux documents, elle constitue une partie intégrante de son programme. Elle exprime la stratégie à suivre par la très grande majorité de l'humanité, celle qui vit dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, en direction du Socialisme. Elle signifie que, dans la période qui a été ouverte par la révolution d'Octobre, la création d'États ouvriers oeuvrant à la construction d'une société socialiste à l'échelle mondiale n'est pas seulement l'objectif des luttes du Prolétariat des pays économiquement développés, comme c'était le cas dans la dernière partie du XIXe siècle, mais aussi celui des luttes des plus larges masses laborieuses ouvrières et paysannes dans les pays que l'on désigne couramment du terme imprécis de Tiers Monde. Il n'est pas surprenant que cette théorie soit pratiquement ignorée des sociaux-démocrates qui n'ont de préoccupations qu'électorales dans les démocraties bourgeoises et qu'elle soit combattue farouchement par la Bureaucratie des États ouvriers parce qu'elle va à l'encontre de leur politique du « Socialisme dans un seul pays » et de « Coexistence pacifique » en vue de maintenir un statu quo international inaccessible. Précisément parce que la théorie de la révolution permanente constitue la plus haute acquisition du marxisme révolutionnaire à présent, elle a eu une longue et pénible gestation qu'il est, pensons-nous, utile de rappeler.

Les manifestations de révolution permanente, au sens que Marx a attribué à cette conception, « une révolution qui ne veut transiger avec aucune forme de domination de classe...» [1], ont été perceptibles dès les premières luttes de forces pré- ou pro-capitalistes dans la société féodale. Ainsi, lors de la Réforme en Allemagne, la guerre des paysans sous la direction de Thomas Münzer contre Luther [2]. Ces manifestations ont déjà été plus nettes au cours de la Révolution anglaise du 17e siècle avec les Levellers et les Diggers [3]. Mais, c'est avec la Grande Révolution française du 18e siècle que les choses prennent une forme assez claire. L'idée de la dictature révolutionnaire pour maintenir la révolution permanente jusqu'à l'élimination de toute inégalité sociale est formulée par Marat, des courants se forment pour mener la révolution au-delà même des objectifs de la fraction la plus radicale des Jacobins [4]. Babeuf et les Egaux, reprenant et précisant ces objectifs, formuleront la première ébauche d'un programme de révolution socialiste [5]. Ces conceptions défendues par la suite dans la clandestinité et dans l'illégalité, en particulier par Buonarroti, retrouveront force en 1848, et Marx les intégrera dans sa vue historique de l'humanité en marche vers le socialisme.

1 Marx et les révolutions de 1848

Au cours des révolutions de 1848, Blanqui, formé à l'école de Buonarroti et instruit par sa propre expérience de la Révolution de 1830, de la récupération de celle-ci par les bourgeois, se plaça, le premier, sur une position de révolution permanente dès la formation du gouvernement provisoire en France. Nous n'examinerons pas ici tout ce que nous pouvons à posteriori considérer comme étant confus dans la pensée de Blanqui; l'essentiel est qu'il avait une conscience claire des dangers provenant des dirigeants petits-bourgeois et qu'il voulait mener la révolution jusqu'à la victoire totale du Socialisme. Marx n'ignorait certainement pas l'histoire de la Révolution française qu'il avait étudiée notamment lors de son séjour à Paris en 1843-44 [5], mais il avait certainement, au début, des vues autres que celles de Blanqui sur la marche de la révolution. Les événements l'amenèrent à préciser ses pensées et à rectifier ses positions stratégiques et tactiques. Dans « Les luttes de classes en France », écrit en 1850, il emploie l'expression « révolution permanente » en y associant le nom de Blanqui avec lequel il n'avait pourtant eu aucune relation en 1848, mais dont il apprécia les positions au cours de la révolution : «... le prolétariat se groupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, autour du Communisme pour lequel la Bourgeoisie elle-même a inventé le nom de Blanqui. Ce socialisme est la déclaration permanente de la révolution, la dictature de classe du prolétariat, comme point de transition nécessaire pour arriver à la suppression des différences de classes en général, à la suppression de tous les rapports de production sur lesquels elles reposent, à la suppression de toutes les relations sociales qui correspondent à ces rapports de production, au bouleversement de toutes les idées qui émanent de ces relations sociales.» Peu après, il reprendra la définition ci-dessus du communisme dans la "Neue Reinische Zeitung" et il se créa même, en 1850 à Londres, une association qui fut de courte durée entre blanquistes et marxistes, la Société universelle des communistes révolutionnaires dont l'article I des statuts déclarait: "Le but de l'association est la déchéance de toutes les classes privilégiées, de soumettre ces classes à la dictature du prolétariat en maintenant la révolution en permanence jusqu'à la réalisation du communisme qui doit être la dernière forme de constitution de la famille humaine.» [6]

En mars 1850, au moment où la Ligue des Communistes se reconstruit en Allemagne, Marx et Engels emploieront encore l'expression «révolution permanente» dans l'Adresse à la Ligue des Communistes, en lui donnant toutefois une signification plus précise. Confirmant ce qu'ils avaient dit dans Le "Manifeste communiste", à savoir que la révolution bourgeoise était alors directement à l'ordre du jour dans toute l'Europe, qu'elle n'était qu'une phase de brève durée devant faire place à une révolution prolétarienne laquelle aboutirait à une société sans classe, ils ajoutaient dans la notion de révolution permanente une prise de position essentielle relativement à la question des rapports de classe dans le cours de la révolution bourgeoise, à savoir que, par rapport à la bourgeoisie et à la petite-bourgeoisie, plus spécifiquement par rapport aux démocrates petits-bourgeois même les plus avancés qui jouaient presque toujours un rôle dirigeant dans ces révolutions du milieu du 19e siècle, les travailleurs devaient avoir déjà dans ces révolutions leur organisation et leur politique propres, indépendantes, hostiles envers ces éléments qui, à l'époque, étaient désignés sous le terme général de «démocrates». «Cette adresse, devait écrire Marx à Engels dans une lettre du 13 juillet 1851, n'était au fond rien d'autre qu'un plan de guerre contre la démocratie». L'Adresse envisage non seulement la lutte commune contre ce qui subsistait de la société féodale, mais aussi les rapports entre formations politiques exprimant les classes en lutte contre celle-ci. Cette idée n'existait ni explicitement ni implicitement dans le "Manifeste". Dans un certain sens, on peut considérer que l'Adresse est aussi une autocritique de Marx et d'Engels, bien que non explicitée comme telle, de la tactique qu'ils suivirent au cours de la révolution en Allemagne. Nous ne discuterons pas ici les raisons possibles qui ont motivé Marx et Engels, lors de leur retour en Allemagne au cours de la révolution, à participer à l'organisation démocratique de Cologne. Le fait est qu'en 1850, à un moment où ils pensaient que la révolution repartirait de l'avant et où ils réorganisaient à cet effet la Ligue des Communistes, ils mettaient en garde les membres de cette association, de leur parti, contre toute réédition possible de leur tactique antérieure. Après 1850, Marx n'est plus revenu sur la question de la révolution permanente [7]. Il faut cependant mentionner que, dans une lettre à Engels du 16 avril 1856, il écrit : «En Allemagne, tout dépendra de la possibilité de soutenir la révolution prolétarienne par une espèce de seconde édition de la guerre paysanne. Alors l'affaire ira très bien. » Il ne s'agit plus là des rapports du prolétariat envers la bourgeoisie dans la révolution bourgeoise, mais des rapports du prolétariat et de la paysannerie dans la révolution prolétarienne. C'est chez Marx une remarque qui ne donne lieu, chez lui, à aucun développement. Trotsky reprendra la notion de révolution permanente au cours de la révolution de 1905. Avant d'en voir les circonstances, nous examinerons certaines remarques que Marx exprimera autour des années 1880 sur les problèmes d'une éventuelle révolution en Russie

2 Marx et les problèmes de la révolution russe dans les années 1880

Les idées développées par Marx vers la fin de sa vie en relation aux perspectives de la Russie tsariste n'ont pas un rapport direct mais indirect avec la «révolution permanente». Plus précisément, elles relèvent de ce que Trotsky appellera plus tard le «Développement inégale et combiné ». Marx et Engels se sont beaucoup occupés des développements économiques et sociaux dans la Russie des tsars, ils ont même beaucoup écrit à ce sujet. Leur correspondance avec des révolutionnaires russes publiée (en russe) en Union soviétique constitue un volume de près de 300 pages. L'intérêt de Marx pour ces questions était si grand qu'il se mit à apprendre le russe à l'âge de 50 ans. Ses idées avaient stimulé bien des révolutionnaires russes de son époque et c'est par eux qu'a été assurée la première traduction et la première publication en 1872, en une autre langue que l'allemand, d'une édition du Capital. Ils demandèrent à Marx d'être leur représentant dans la Première Internationale. Ces révolutionnaires étaient des populistes. Une scission se produisit chez eux en 1879 et un groupe animé par Plekhanov s'en sépara, qui, dans les 3 à 4 années suivantes, s'affirma marxiste et défendit l'idée que la Russie passerait nécessairement par une phase de développement capitaliste, contrairement à l'idée populiste que la Russie pourrait passer au Socialisme sans connaître une telle phase.

Marx soutint alors le point de vue des populistes. Dans une préface au 'Manifeste communiste' qu'il écrivit en 1882 pour une édition russe de celui-ci publiée par Plekhanov, Marx dit : «Mais en Russie nous trouvons, face à l'escroquerie capitaliste florissant rapidement et à une propriété terrienne commençant à peine à se développer, la plus grande moitié du sol est propriété commune des paysans. La question se pose donc : l'obchina russe, une forme de l'antique propriété commune du sol, bien que fortement minée, peut-elle passer directement à la forme plus élevée de la propriété commune communiste? Ou bien doit-elle au contraire traverser d'abord le même processus de dissolution de celle-ci que le développement de l'Occident a traversé?» «La seule réponse aujourd'hui possible est la suivante: si la révolution russe devient le signal d'une révolution prolétarienne à l'Ouest, de telle sorte que toutes deux se complètent, la propriété commune du sol russe peut servir de point de départ à un développement communiste. » (21 janvier 1882). A la même époque, Marx s'exprimera - en langue française - de façon plus précise sur cette question, dans une lettre de novembre 1877 adressée à la revue russe Otetchestwennie Zapiski (Annales de la patrie) et dans une lettre à Véra Zassoulitch et des projets pour cette lettre de mars 1881. Engels transmit à celle-ci copie de la lettre à la revue russe, mais ne semble pas avoir eu connaissance de la lettre de mars 1881. Cette lettre et les projets avaient été oubliés par la destinatrice et par le groupe de Plekhanov et n'ont été retrouvés que beaucoup plus tard dans les archives de Lafargue et dans celles d'Axelrod par Riazanov qui les publia dans les années 1920. Voici quelques passages importants de ces textes:

« Je parle d'un 'grand savant et critique russe' avec la haute considération qu'il mérite. Celui-ci (Tchernitchevsky) a traité, dans des articles remarquables, la question si la Russie doit commencer par détruire, comme le veulent les économistes libéraux, la commune rurale pour passer au régime capitaliste, ou si, au contraire, elle peut, sans éprouver les tortures de ce régime, s'en approprier tous les fruits en développant ses propres données historiques. Il se prononce dans le sens de la dernière solution... Je partageais ses vues sur cette question... Pour pouvoir juger en connaissance de cause du développement économique de la Russie contemporaine, j'ai appris le russe et puis étudié, pendant de longues années, les publications officielles et autres ayant rapport à ce sujet. Je suis arrivé à ce résultat: si la Russie continue à marcher dans le sentier suivi depuis 1861, elle perdra la plus belle chance que l'histoire ait jamais offerte à un peuple pour subir toutes les péripéties fatales du régime capitaliste... Si la Russie tend à devenir une nation capitaliste à l'instar des nations de l'Europe occidentale, et pendant les dernières années elle s'est donné beaucoup de mal en ce sens, elle n'y réussira pas sans avoir préalablement transformé une bonne partie de ses paysans en prolétaires et après cela, amenée une fois au giron du régime capitaliste, elle en subira les lois impitoyables comme d'autres peuples profanes.» [8]

« La 'fatalité historique' de ce mouvement (la genèse de la production capitaliste) est donc expressément restreinte aux pays de l'Europe occidentale... Dans ce mouvement occidental, il s'agit donc de la transformation d'une forme de propriété privée en une autre forme de propriété privée. Chez les paysans russes, on aurait au contraire à transformer leur propriété commune en propriété privée. L'analyse donnée dans Le Capital n'offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l'étude spéciale que j'en ai faite, et dont j'ai cherché les matériaux dans les sources originales, m'a convaincu que cette commune est le point d'appui de la régénération sociale en Russie, mais afin qu'elle puisse fonctionner comme tel, il faudrait d'abord éliminer les influences délétères qui l'assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d'un développement spontané.» [9]

« Parce qu'en Russie, grâce à une combinaison de circonstances unique, la commune rurale encore établie sur une échelle nationale, peut graduellement se débarrasser de ses caractères primitifs et se développer directement comme élément de la production collective sur une échelle nationale. C'est justement grâce à la contemporanéité de la production capitaliste qu'elle s'en peut approprier tous les acquis positifs et sans passer par ses péripéties (terribles) affreuses. La Russie ne vit pas isolée du monde moderne; elle n'est pas non plus la proie d'un conquérant étranger à l'instar des Indes orientales. Si les amateurs russes du système capitaliste niaient la possibilité théorique d'une telle évolution, je leur poserais la question : pour exploiter les machines, les bâtiments à vapeur, les chemins de fer, etc. la Russie a-t-elle été forcée, à l'instar de l'Occident, de passer par une longue période d'incubation de l'industrie mécanique? Qu'ils m'expliquent enfin comment ils ont fait pour introduire chez eux en un clin d'oeil tout le mécanisme des échanges (banques, sociétés de crédit, etc.) dont l'élaboration a coûté des siècles à l'Occident? » [10]

Ces textes de Marx, dont nous n'avons cité que quelques phrases, montrent comment à son époque, il envisageait les mesures susceptibles, dans une société encore arriérée économiquement, d'éviter le capitalisme et d'assurer un passage au socialisme d'une façon aussi rationnelle que possible.

Pour ce qui concerne le problème de la révolution permanente, ces textes mettent en lumière les idées suivantes : a) le « schéma » concernant le développement de la société -féodalisme-capitalisme-socialisme - exposé dans le Manifeste communiste n'est valable selon Marx que pour l'Europe, et plus précisément pour l'Europe occidentale et centrale; il ne peut et ne doit pas être appliqué mécaniquement ailleurs, notamment à la Russie. b) la Russie qui ne connaît pas la Propriété privée pourrait, à partir de la « commune rurale », sauter par-dessus le mode de production capitaliste pour passer à la société socialiste. Elle aurait, ce faisant, une « grande chance » historique car elle éviterait ainsi de connaître les maux engendrés par le capitalisme. c) Elle pourrait parvenir à le faire grâce à une « aide extérieure », en utilisant les « acquis positifs » du capitalisme, et grâce au fait que cela coïnciderait avec une révolution prolétarienne en Occident ouvrant la voie à la société socialiste. Dans ces textes, Marx se garde de toute vision mécanique, figée, de l'histoire et envisage la possibilité de combinaisons, apparemment étranges, à première vue, de sociétés arriérées empruntant à un moment donné des éléments que d'autres sociétés, plus avancées, ont mis de longues périodes à conduire. C'est au fond ce que Trotsky, dans l'Histoire de la Révolution russe, a appelé le « développement inégal et combiné ». [11] Ces textes de Marx concernent spécifiquement la Russie dans laquelle il voyait d'ores et déjà d'énormes possibilités révolutionnaires ; mais il se garda bien d'écrire pareille chose pour les pays coloniaux où sévissaient des conquérants étrangers. Marx qui mourut peu d'années après avoir écrit ces textes se maintint sur ces positions jusqu'à la fin de sa vie. Après sa mort, Engels continua pendant quelques années à défendre le même point de vue, notamment contre Plekhanov et son groupe qui, dès 1877, considéraient inéluctable le développement du capitalisme en Russie. Autour des années 1890, c'est-à-dire vers la fin de sa vie, Engels estima que le développement du capitalisme en Russie avait fini par donner raison à Plekhanov et accepta le point de vue de celui-ci. Mais Plekhanov donna au Manifeste communiste et plus généralement au Marxisme un tour assez mécaniste selon lequel les pays les plus arriérés devaient inévitablement suivre des développements identiques ou similaires à ceux des pays les plus avancés, oubliant en fait ce que Marx avait souligné dans les lignes mentionnées plus haut, à savoir la possibilité, par des emprunts, de sauter des phases données.

3 La révolution permanente et les révolutions russes de 1905 et de 1917

Au 2e Congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie tenu à Londres en 1903, il n'y eut aucun désaccord essentiel sur la question de la nature de la révolution russe à venir: c'était une Révolution bourgeoise. Les délégués envisageaient qu'elle donnerait naissance à une Assemblée constituante et à une république démocratique bourgeoise dans laquelle les travailleurs lutteraient pour leurs droits et en direction d'une société socialiste future. Ni Lénine ni Trotsky ne se démarquèrent de cette position du Congrès, même si l'on peut relever que, très tôt dans leurs activités politiques, Lénine insistait tout particulièrement sur la place du problème paysan dans la Révolution, et Trotsky sur la couardise de la bourgeoisie libérale russe par comparaison avec les bourgeoisies anglaise et française lors des révolutions dans leurs pays respectifs. Ces points de vue les prédisposaient aux conclusions qu'ils allaient tirer deux ans plus tard.

C'est au cours et à la suite de la Révolution de 1905 que de nouvelles positions se firent jour sur cette question. Plekhanov et les mencheviks maintenaient que la révolution russe, démocratique bourgeoise par la nature de ses objectifs, devait aboutir à une république bourgeoise, gouvernée par des partis bourgeois, et que, dans cette république démocratique bourgeoise, le parti ouvrier se donnerait pour tâche de renforcer les positions et les conquêtes ouvrières bien avant de songer à la prise de pouvoir ou à la participation à un pouvoir révolutionnaire. La Russie devait suivre la voie de l'Angleterre et de la France, connaître une longue période de démocratie bourgeoise.

C'étaient encore leurs positions au début de 1917. Sans oublier le caractère démocratique-bourgeois de ses objectifs immédiats, Lénine et Trotsky voyaient au contraire d'autres issues à la révolution. Tous deux déniaient à la bourgeoisie un rôle dirigeant et un avenir dans la révolution. Lénine envisageait comme perspective une « Dictature démocratique des ouvriers et des paysans », Trotsky un « Gouvernement ouvrier s'appuyant sur la Paysannerie » pour lequel se poserait le problème de la transcroissance de la révolution en révolution permanente, partie intégrante de la révolution socialiste internationale. On trouvera dans l'essai de Trotsky"Trois conceptions de la révolution" [12] une analyse approfondie des divergences de l'époque. Trotsky ne construisit pas sa théorie de la révolution permanente à partir des divers éléments mentionnés au début de cet article. Elle n'était pas chez lui une déduction abstraite, une combinaison abstraite de formules de Marx, mais le produit d'une analyse de la révolution vécue, notamment du poids et du rôle de la Classe ouvrière ainsi que de la faiblesse et de la politique de la Bourgeoisie au cours de cette révolution. Il faut ajouter en outre que les conclusions respectives de Lénine et de Trotsky reposaient sur l'expérience de la révolution russe de 1905, mais que ni l'un ni l'autre ne songeaient à les généraliser à d'autres pays. Jusqu'à la révolution de 1917, l'un et l'autre restèrent sur ces conclusions respectives.

Entre-temps, des révolutions bourgeoises se produisirent en Chine, en Perse, en Turquie, au Mexique. A propos de la révolution chinoise, Lénine, considère que les propos «socialistes» de Sun Yat-Sen relèvent de l'utopie, que la bourgeoisie chinoise est digne des grands ancêtres de la bourgeoisie révolutionnaire des 17e et 18e siècles et que la Chine a un grand avenir capitaliste devant elle. [13] En 1917, Lénine ignora dans ses « ''Thèses d'avril'' » la « dictature démocratique » et mit en avant, pour la révolution en cours, la perspective du pouvoir aux soviets, se plaçant ainsi de facto dans le cadre de la révolution permanente de Trotsky. La victoire de la révolution d'Octobre fut une confirmation éclatante du pronostic émis par Trotsky au lendemain de la révolution de 1905, une preuve de la justesse de la théorie de la révolution permanente telle que formulée pour la Russie tsariste, et pour elle seulement. En 1917 et dans les années qui suivirent immédiatement, personne, pas même Lénine et Trotsky, ne se préoccupa des divergences théoriques du passé en cette matière d'autres problèmes dont dépendait la vie ou la mort de la révolution avaient de loin la priorité. Dé sorte que nombre des vieux bolcheviks qui avaient suivi Lénine avant la révolution et dont plus d'un avait été réticent aux thèses d'avril ne procédèrent à la moindre autocritique et conservèrent leurs positions anciennes, ce qui se révéla quelques années plus tard au cours du processus de dégénérescence de la révolution.

4 L'I.C et les révolution coloniales

Au cours des premières années de la révolution se posa avec force le problème des nationalités qui avaient été opprimées par le régime tsariste ou qui, vivant au voisinage de la Russie, avaient été éveillées par la Révolution russerévolution. Aussi l'Internationale Communiste fut-elle amenée à prendre des positions sur la question nationale et coloniale, notamment à ses 2e 4e et 5e Congrès. Voici les conclusions de l'I.C. :

1) L'I.C. se prononce pour le droit des nationalités à disposer d'elles-mêmes, jusque et y compris le droit de séparation. Ce n'était pas là quelque chose d'acquis, même parmi les marxistes révolutionnaires de l'époque : par exemple Rosa Luxemburg considérait que seule la Bourgeoisie en profiterait.

2) L'I.C. considère - pour la première fois dans l'histoire du mouvement ouvrier internationale que les nationalités et les peuples colonisés en lutte contre l'Impérialisme sont ou peuvent être des alliés de la Révolution socialiste. Dans la Seconde Internationale avant 1914, certains partis s'étaient élevés contre les expéditions coloniales, mais pas nécessairement contre la colonisation. L'I.C. a donc dû débarrasser de leurs préjugés d'anciens cadres socialistes de l'I.C.

3) L'I.C. se prononce catégoriquement pour l'indépendance des partis communistes des pays colonisés, par rapport aux forces anti-impérialistes en lutte dans ces pays, tout en préconisant des alliances avec elles.

4) L'I.C. envisage la possibilité pour certains pays de devenir des républiques soviétiques sans passer par une étape capitaliste. Mais on peut dire que cette position était liée d'une part à la perspective d'une victoire rapide de la révolution socialiste à l'échelle mondiale, d'autre part et surtout que cette perspective concernait d'anciens territoires de l'Empire tsariste. En tout cas, elle n'était certainement pas liée dans la pensée de l'I.C. aux textes de Marx mentionnés plus haut dont la plupart étaient alors inconnus. L'apport de l'I.C. sur ces questions était sans aucun doute extrêmement considérable, mais il n'y était pas question de révolution permanente. En outre, il subsistait dans cet apport une large confusion sur la nature de classe des formations nationalistes révolutionnaires avec lesquelles il était question de faire des alliances.

5 La révolution chinoise et la théorie de la Révolution permanente

Avec la Révolution chinoise de 1925-1927, la question des révolutions coloniales commença à prendre une place considérable parmi les militants et théoriciens des partis communistes. Mais en 1927, alors que la question de la stratégie à suivre pour le PC chinois se pose avec une grande acuité, ni Trotsky, ni d'autres membres oppositionnels du Parti communiste de l'Union soviétique comme Preobrajensky ou Zinoviev, ne prônent la stratégie de révolution permanente.

Ce n'est qu'après-coup que Trotsky revient sur l'expérience de la Révolution chinoise à la lumière de sa théorie sur la révolution permanente. En 1928, pendant son exil à Alma-Ata, Trotsky se convainc de la justesse de ses pronostics anciens, et en constate l'application à la Révolution chinoise. C'est cette théorie qu'il défend dans La Révolution permanente (1932)

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On voit donc comment, de Marx à Trotsky, la notion de "révolution permanente" s'est enrichie et approfondie. Chez Marx, elle a d'abord désigne seulement le rapport de la classe ouvrière à la bourgeoisie lors d'une révolution bourgeoise, puis le rapport de la classe ouvrière à la paysannerie dans la révolution socialiste et la nature du pouvoir qui devait sortir de ces révolutions.

Cette théorie s'oppose au schéma menchéviste, qui considère que les tâches bourgeoises ne peuvent être accompliques que sous la direction de la bourgeoisie, lors d'une révolution démocratique bourgeoise. Trotsky ajoute aussi à cette conception l'idée que l'instauration de la dictature du prolétariat ne signifie pas la construction autonome du socialisme dans un pays, mais qu'au contraire "Aucun pays du monde ne pourra construire le socialisme dans ses limites nationales : les forces productives hautement développées qui débordent les frontières nationales s'y opposent au même titre que les forces insuffisamment développées pour la nationalisation." [14]

Trotsky exclut cependant de sa théorie des pays où le prolétariat est quasiment inexistant, et donc incapable d'arriver au pouvoir à la tête des masses populaires. Pierre Frank ajoute que cette restriction n'est pas infirmée par le fait que des Etats comme la Mongolie ou le Laos, au prolétariat quasiment inexistant, aient pu sortir du capitalisme : en effet, ce changement est lié à l'extension dans les frontières de ces pays de révolutions survenues dans des pays voisins. Une telle situation est donc exceptionnelle.

7 Les vérifications à l'échelle mondiale de la théorie de la révolution permanente

<a href="Pierre Frank">Pierre Frank</a> estime que la théorie de la révolution permanente est validée positivement par les victoires des <a href="Révolution yougoslave">révolutions yougoslave</a> et <a href="Révolution albanaise">albanaise</a> en Europe, <a href="Révolution cubaine">cubaine</a> en Amérique et <a href="Révolution chinoise de 1949">chinoise</a>, <a href="Révolution vietnamienne">vietnamienne</a> et <a href="Révolution nord-coréenne">nord-coréenne</a> en Asie, avec cependant des particularités notables dans chaque cas. Ainsi, la Révolution chinoise de 1949 s'est effectuée sans mobilisation des <a href="Classe ouvrière">ouvriers</a> des villes (le <a href="Parti communiste chinois">Parti communiste</a> jouant vis-à-vis d'eux un rôle <a href="Substitutisme">substitutiste</a>), et la Révolution cubaine a la particularité de ne pas avoir été dirigée par le <a href="Parti communiste cubain">Parti communiste</a> mais par un mouvement non-<a href="Marxisme">marxiste</a> d'inspiration humaniste, le <a href="Mouvement du 26 juillet">Mouvement du 26 juillet</a>.
Source principale : article de <a _fcknotitle="true" href="Pierre Frank">Pierre Frank</a>, publié dans la revue <a href="Quatrième Internationale (revue)">Quatrième Internationale</a>, avril-mai-juin 1981.

8 Notes

2) Friedrich Engels, La Guerre des paysans en Allemagne.

3) Eduard Bernstein, Socialisme et démocratie dans la grande révolution anglaise.

4) Daniel Guerin, La Lutte des classes dans la Première république.



5) Dans un article écrit pour un journal allemand en 1844, Engels déclarait que, sur la question de la révolution permanente, Marx et lui s'étaient trouvé d'accord avec les pensées de Marat qui ne voulait pas que la révolution soit dite « achevée, terminée, mais déclarée en permanence ».

6) Marx-Engels Werke, tome 7, pages 553-554.

7) A propos de l'Adresse, David Riazanov qui parle des « fautes commises par Marx et Engels pendant la révolution de 1848 » écrit que Lénine la savait pour ainsi dire par coeur et la citait féquemment (Marx et Engels, éditions Anthropos, Paris).

8) Marx, Lettre à Otetchestwennie Zapiski, novembre 1877.

9) Marx, Lettre à Véra Zassoulitch, 8 mars 1881.

10) Marx, premier projet de lettre à Véra Zassoulitch.

11 )Soulignons que les textes de Marx destinés à Véra Zassoulitch, du fait qu'ils ont été retrouvés et publiés une quarantaine d'années après avoir été écrits, ont été ignoré de Lénine. Il n'est pas sûr que Trotsky lui-même les ait connus quand il écrivit l'Histoire de la Révolution russe.

12) Annexe à Léon Trotsky, Staline. Dans ce texte, Trotsky indique aussi la part et les limites de la contribution de Parvus à la théorie de la révolution permanente.

13) Voir Pierre Frank, Histoire de l'Internationale communiste, tome 1.

14) Trotsky, La révolution permanente.

  1. Léon Trotsky, La Révolution permanente (éditions Idées NRF p.40).
  2. Friedrich Engels, La Guerre des paysans en Allemagne.
  3. Eduard Bernstein, Socialisme et démocratie dans la grande révolution anglaise.
  4. Daniel Guerin, La Lutte des classes dans la Première république.
  5. 5,0 et 5,1 Dans un article écrit pour un journal allemand en 1844, Engels déclarait que, sur la question de la révolution permanente, Marx et lui s'étaient trouvé d'accord avec les pensées de Marat qui ne voulait pas que la révolution soit dite «achevée, terminée, mais déclarée en permanence».
  6. Marx-Engels Werke, tome 7, pages 553-554.
  7. A propos de l'Adresse, David Riazanov qui parle des «&amp;nbsp;fautes commises par Marx et Engels pendant la révolution de 1848&amp;nbsp;» écrit que Lénine la savait pour ainsi dire par coeur et la citait féquemment (Marx et Engels, éditions Anthropos, Paris).
  8. Marx, Lettre à Otetchestwennie Zapiski, novembre 1877.
  9. Marx, Lettre à Véra Zassoulitch, 8 mars 1881.
  10. Marx, premier projet de lettre à Véra Zassoulitch.
  11. Soulignons que les textes de Marx destinés à Véra Zassoulitch, du fait qu'ils ont été retrouvés et publiés une quarantaine d'années après avoir été écrits, ont été ignoré de Lénine. Il n'est pas sûr que Trotsky lui-même les ait connus quand il écrivit l'Histoire de la Révolution russe.
  12. Annexe à Léon Trotsky, Staline. Dans ce texte, Trotsky indique aussi la part et les limites de la contribution de Parvus à la théorie de la révolution permanente.
  13. Voir Pierre Frank, Histoire de l'Internationale communiste, tome 1.
  14. Trotsky, La révolution permanente.