Révolution d'Octobre

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La révolution d'Octobre marque la seconde phase de la Révolution russe de 1917. Appuyé sur les Soviets, le parti bolchévik de Lénine et Trotsky réussit à donner une direction politique de classe qui mène en Octobre à la première vraie révolution socialiste, avec aussitôt une perspective internationale. Mais l'échec de cette vague mondiale isolera la jeune URSS et favorisera l'émergence d'une bureaucratie, dont Staline sera le représentant.

1 Les évènements

1.1 Montée en puissance des bolchéviks

Temporairement freinée par les calomnies dont ils ont été l’objet en juillet, l’influence des bolchéviks va de nouveau en s’accroissant à partir de fin août. Le putsch raté de Kornilov a entraîné une radicalisation des masses, due à une perspicacité accrue à l’égard des conciliateurs, qui continuent à affirmer que la coalition avec la bourgeoisie est indispensable, alors que celle-ci n’hésite pas à encourager un mouvement contre-révolutionnaire pour mettre fin aux soviets. L’attitude des bolchéviks pendant la crise d’août, comparée à celle des « patriotes » qui les avaient calomniés en juillet, met fin aux soupçons de beaucoup. Dans les soviets, les bolchéviks prennent de plus en plus d’importance, par le nombre croissant de leurs délégués, mais aussi, dans les régions où ils ne sont pas présents, par le caractère radical des décisions prises : malgré les moyens limités du parti (manque d’imprimerie, et d’orateurs hors des grandes villes), les idées bolchéviques circulent dans l’ensemble du pays. Ils reprennent également leur activité sur le front : le nouveau rapport de forces leur permet enfin de prendre la parole lors des meetings de soldats, ce qui leur était interdit de fait auparavant. Début septembre, les conciliateurs, plombés par leur indéfectible soutien au gouvernement Kérensky haï des masses, doivent abandonner la direction des soviets de Pétrograd et de Moscou aux bolchéviks.

S’ouvre une courte période où le parti, Lénine en tête, croit en la possibilité d’une transition pacifique vers un gouvernement des soviets. À la suite des journées de juillet, les bolchéviks avaient renoncé au mot d’ordre de « pouvoir aux soviets », ceux-ci étant dirigés par les conciliateurs dont la seule perspective était clairement de confier ce pouvoir à un gouvernement de coalition avec les bourgeois. Maintenant, il est de nouveau adéquat de réclamer le pouvoir pour les soviets, même si les conciliateurs refusent toujours une union avec les bolchéviks à l’intérieur de ces soviets.

Après une période où Kérensky détient de fait le pouvoir, à la tête d’un directoire de cinq personnes, s’ouvre le 14 septembre une « conférence démocratique », à l’initiative des conciliateurs, qui refusent le pouvoir aux soviets, mais qui veulent en même temps réfréner l’ambition de Kérensky. La composition de cette conférence doit assurer la majorité aux conciliateurs, les bolchéviks ont une représentation minoritaire mais non négligeable, des groupements petit-bourgeois sont également représentés. Mais cette conférence ne montre une fois de plus que son incapacité : ainsi se prononce-t-elle à la majorité pour une nouvelle coalition entre bourgeois et partis soviétistes, tout en ajoutant un amendement qui exclut de toute nouvelle coalition le parti cadet, parti bourgeois représentatif. La seule issue est la création d’une nouvelle instance, le Soviet de la République (ou Préparlement), constitué sur la base des forces présentes à cette conférence, auxquelles s’ajoutent des représentants des classes possédantes et des cosaques. Le Comité central du Parti bolchévique est divisé sur la participation à ce Préparlement, mais le congrès du parti se prononce finalement pour la participation, contre l’avis de Trotsky et Lénine qui y voient une manière de repousser la question de la prise de pouvoir révolutionnaire. Toutefois, cette décision du congrès est souvent contestée par les résolutions des organisations locales.

Il est également sorti de la « conférence démocratique » un nouveau gouvernement de coalition, caractérisé par les bolchéviks comme un gouvernement de guerre civile contre les masses. Mais cette lutte pour le pouvoir gouvernemental ne s’accompagne bien sûr d’aucune mesure pour mettre fin à une situation économique désastreuse. Dans les villes, beaucoup d’ouvriers se mettent en grève, mais les plus avancés considèrent déjà ce mode d’action comme dépassé et se rallient à l’objectif de l’insurrection.

1.2 Frustrations et combat des paysans et des peuples opprimés

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Dans les campagnes, les mois de septembre et octobre marquent le summum de la révolte paysanne, qui touche l’ensemble du pays. Les paysans s’emparent des terres des grands propriétaires, il y a des violences et des destructions. Les masses les plus pauvres sont aussi les plus radicales, et les représentants locaux de l’État n’osent pas s’opposer à ce mouvement, malgré les plaintes des propriétaires qui voient dans l’anarchie la trace de l’influence des bolchéviks. En fait, ces derniers sont peu présents dans les campagnes, mais le mouvement échappe aussi largement aux socialistes-révolution­naires, leur programme agraire ayant été abandonné de manière opportuniste pour cause de coalition. En revanche, par l’adéquation de leurs mots d’ordre aux revendications des paysans les plus pauvres, les bolchéviks parviennent à s’implanter peu à peu dans les campagnes, moins directement que par l’influence des soldats revenant du front, où ils ont été éduqués politiquement.

Au même moment, les différentes peuples opprimés de l’empire tsariste déchu se soulèvent eux aussi. Le renversement de la monarchie n’a pas impliqué pour eux de révolution nationale. La domination du pouvoir grand-russe, sous la pression de la bourgeoisie impérialiste, est toujours à l’œuvre. Les peuples opprimés ont simplement acquis une égalité des droits civiques, non l’indépendance qu’ils réclament. Dans les territoires les plus arriérés, où la domination grand-russe a pris les formes de la colonisation, les conciliateurs locaux, proches de la population, vont souvent plus loin dans les revendications que ne le veut le pouvoir central. Le Parti bolchévique est peu implanté parmi les peuples opprimés de l’ex-empire tsariste, mais la faillite des gouvernements de coalition sur la question nationale comme sur les autres, provoque le plus souvent de la bienveillance à son égard, d’autant plus quand il y a coïncidence des antagonismes sociaux et nationaux.

1.3 Les préparatifs de l’insurrection

Sous la pression des événements et de la radicalisation des masses, les bolchéviks ont rapidement évolué à gauche. Malgré l’opposition de Kamenev, il est décidé une sortie démonstrative du Préparlement (7 octobre), Trotsky y dénonçant la représentation exagérée des possédants, la politique économique du gouvernement, et en appelant au peuple pour la défense de la révolution et l’instauration du pouvoir des soviets. Ce Préparlement se montre de toute façon incapable de trancher les questions les plus graves selon lui, comme celle des moyens de rendre à l’armée son ardeur combative. Les bolchéviks consacrent leur énergie à l’agitation en faveur du pouvoir aux soviets. Les orateurs manquent (Lénine est toujours réfugié en Finlande, Kamenev et Zinoviev s’opposent à la perspective de l’insurrection qui se dessine…), mais l’agitation est efficace dans les masses.

Un congrès des soviets est convoqué pour le 20 octobre. Pour les bolchéviks, ce congrès doit marquer l’instauration du pouvoir des soviets. Les conciliateurs, qui s’étaient tout d’abord ralliés à ce congrès, le désavouent ensuite ; cette attitude ne fait qu’accélérer le ralliement à la ligne bolchévik des soviets les plus retardataires.

Après s’être battu pendant plusieurs semaines contre le Comité central du parti bolchévik (tout comme en avril), Lénine parvient enfin, le 10 octobre, à rallier une majorité à une motion qui met à l’ordre du jour immédiat la préparation de l’insurrection. Les conditions politiques sont maintenant mûres pour cette insurrection (en particulier grâce à l’attitude des paysans), il est donc urgent de s’atteler à la tâche.

Les opposants à cette perspective parmi les bolchéviks, principalement Kamenev et Zinoviev, mais qui se retrouvent à tous les échelons du parti, ont encore des illusions sur une transition institutionnelle vers un pouvoir des soviets : ils veulent attendre le Congrès des soviets, voire l’Assemblée constituante — dont les élections sont en préparation, le gouvernement les ayant longtemps repoussées, mais ayant décidé de les convoquer pour essayer de sauver le régime. Zinoviev et Kamenev, allant jusqu’à rompre la discipline du parti, parlent d’ « aventurisme », craignant qu’une insurrection fasse perdre aux bolchéviks la confiance des masses.

L’insurrection est malgré tout programmée, prévue initialement pour le 15 octobre, et en tout cas avant que ne se réunisse le congrès des soviets : forts de l’expérience historique de la Commune de Paris, les bolchéviks savent parfaitement que la bourgeoisie, toute démocratique qu’elle se prétende, ne se laissera pas prendre le pouvoir sans y être contrainte par la force. En outre, l’attitude des conciliateurs depuis février, refusant de rompre avec la bourgeoisie même quand celle-ci affichait le plus son caractère réactionnaire, montre qu’ils devront eux aussi être mis au pied du mur pour éventuellement accepter que les soviets prennent enfin tout le pouvoir.

Les antagonismes dus à la dualité des pouvoirs s’accentuent. Le soviet de Pétrograd décide la création d’un Comité militaire révolutionnaire (avec à sa tête un jeune socialiste-révolutionnaire de gauche, Lasimir), dans le but de contrôler la défense de la capitale (notamment pour empêcher la dispersion des troupes révolution­naires par le gouvernement). Il est également créé une section de la garde rouge (ouvriers armés), placée avec la garnison sous la direction du Comité militaire. Le gouvernement s’inquiète de ces démonstrations de force, comprenant ce qui se prépare. Il réclame les troupes de Pétrograd pour le front, mais la délégation du soviet tient tête et refuse ce prélèvement.

Le Comité militaire poursuit ses préparatifs, avec en particulier des mesures préventives contre les forces contre-révolutionnaires (junkers, cosaques, cent-noirs). Pendant les jours qui précèdent le congrès des soviets (finalement repoussé au 25 octobre pour des raisons techniques), la presse bourgeoise annonce des manifestations des bolchéviks. Mais ceux-ci ne font que recenser leurs troupes en vue de l’insurrection, ils s’assurent que les masses de Pétrograd et des alentours leur sont acquises. Les meetings renforcent à la fois les masses et leurs dirigeants dans l’idée que tout est prêt pour l’insurrection. La dernière étape est la conquête politique, suite à un meeting de Trotsky, des soldats de la forteresse Pierre-et-Paul, jusque-là réfractaire à l’autorité du Comité militaire.

1.4 Le déroulement de l’insurrection

Le 23 octobre, l’état-major de l’armée officielle est définitivement relevé de son commandement sur les troupes de Pétrograd. Le Parti bolchévik n’attend plus que le gouvernement fasse le premier geste d’offensive comme signal de départ pour l’insurrection, qui sera d’autant plus efficace et suivie qu’elle se parera des couleurs de la défensive…

Dans la nuit du 23, le gouvernement décide des poursuites judiciaires contre le Comité militaire, et la mise sous scellés des imprimeries bolchéviques. Mais les ouvriers et soldats se mobilisent et font paraître les journaux, et ils demandent des ordres pour la défense du palais de Smolny (siège du Comité militaire). Le croiseur « Aurore » se met aussi à disposition.

La journée du 24 est occupée à la répartition des tâches pour les bolchéviks. Pendant ce temps-là, les défections de troupes continuent parmi celles qui étaient jusque-là contrôlées par le gouvernement, comme par exemple le bataillon de motocyclistes. Au Préparlement, Kérensky décrète des mesures contre les bolchéviks, mais les troupes qu’il a encore à sa disposition (junkers, cosaques) sont trop faibles par rapport à l’adversaire pour les exécuter.

Dans la nuit du 24, le Comité militaire fait occuper les centres névralgiques de Pétrograd. Des troupes de junkers et des officiers sont arrêtés et désarmés. Parfois, les bolchéviks font preuve d’une trop grande indulgence envers les ennemis : sûrs de leur force, ils espèrent le moins de violence possible ; ils auront plus d’une fois à le regretter par la suite, pendant la guerre civile. Quant aux conciliateurs du Comité exécutif des soviets, ils ne peuvent que constater l’insurrection ; ils n’ont désormais plus de place propre dans le conflit direct entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Le matin du 25, le Comité militaire annonce qu’il a pris le pouvoir et que le gouvernement est démis. En fait, celui-ci siège toujours au Palais d’hiver, dont la prise a été retardée (le comité a bien des lacunes dans la science militaire). Dans la journée, le Préparlement est évacué sans arrestation. La prise de la capitale s’est globalement déroulée dans le calme, comme un relèvement de la garde…

La seule tâche qui reste est donc la prise du Palais d’hiver. Parmi les bolchéviks, on commence à s’agacer du retard : il faut que l’action soit menée avant l’ouverture du Congrès des soviets, afin de mettre les conciliateurs devant le fait accompli. Le dispositif de défense du Palais d’hiver est en déliquescence, les junkers et les cosaques ne savent pas quelle attitude adopter. Dans la nuit, suite à une canonnade purement démonstra­tive de l’ « Aurore », le Palais d’hiver tombe sans combat, et le gouverne­ment est arrêté sans effusion de sang, à l’exception de Kérensky qui a réussi à s’enfuir vers le front.

1.5 Ouverture du Congrès des soviets

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Le Congrès des soviets est déjà réuni depuis le matin du 25, et les conciliateurs ne représentent qu’un quart des délégués. La première journée est consacrée aux réunions de fractions. Tous attendent le dénouement du siège du Palais d’hiver avant de commencer les discussions. Un bureau du Congrès est formé, avec 14 bolchéviks et 7 socialistes-révolutionnaires de gauche. Lénine, présent, n’apparaît pas encore publiquement.

Les conciliateurs refusent la proposition d’un front unique de la démocratie soviétique. Après l’annonce de la prise du Palais d’hiver, il ne reste au Congrès que les bolchéviks, les socialistes-révolutionnaires de gauche et les mencheviks internationalistes.

Le Congrès apprend que les troupes du front qui avaient été désignées par Kérensky pour réprimer l’insurrection se rangent du côté de celle-ci. Le matin du 26 octobre, on peut annoncer que le pouvoir est désormais aux mains des soviets.

Les premières mesures politiques du nouveau pouvoir sont prises par le Congrès lui-même, dans la nuit du 26 au 27. Il s’agit « d’édifier l’ordre socialiste », déclare Lénine, qui peut enfin apparaître publiquement, à la tribune. Les premières mesures prises par le Congrès sont donc un appel à tous les pays belligérants pour mettre fin à la guerre et discuter d’une paix juste et démocratique, un décret qui reconnaît que la terre appartient aux paysans, et la création du nouveau gouvernement : le « soviet des commissaires du peuple »…

2 Les premières mesures des bolcheviks

Un nouveau régime politique fut mise en place, basée sur la démocratie ouvrière. Le nouveau pouvoir soviétique commença immédiatement à introduire un programme de réformes radicales et de grande portée. Un des premiers décrets institua des mesures de contrôle ouvrier dans les usines.

La propriété privée de la terre fut abolie sans compensation. Le droit d’utiliser la terre alla à tous ceux qui la cultivaient. Après un débat acharné un traité de paix fut signé avec l’Allemagne. La Russie s’était retirée de la guerre. Les nations qui avaient anciennement été opprimées par l’empire russe obtinrent leur indépendance. Au cours des années suivantes cinq états indépendants furent créés, et au sein de la fédération russe 17 républiques autonomes et régions furent établies.

L’ancien code légal fut aboli et le système judiciaire fut complètement réformé. Des courts populaires furent mises en place avec des juges élus.

Les femmes obtinrent le droit de vote, la pleine citoyenneté, l’égalité des salaires et de droit du travail. Les changements légaux commencèrent à transformer toute la nature de la famille. Ainsi que l’expliquait un législateur le mariage « devait cesser d’être une cage dans laquelle mari et femme vivent comme des condamnés ». La discrimination à l’égard des enfants illégitimes cessa. En 1920 la Russie devint le premier pays au monde à légaliser l’avortement. L’homosexualité n’était plus un crime. De tels changements mirent la Russie largement en tête des nations d’Europe occidentale soi-disant plus avancées.

En un an le nombre d’école augmenta de plus de cinquante pour cent, et il y avait des campagnes pour apprendre aux illettrés à lire et à écrire. Les frais universitaires furent abolis pour permettre un plus grand accès à l’éducation supérieure. On se débarrassa des examens et l’apprentissage basé sur la mémorisation pure fut énormément réduit. L’étude scolaire fut combinée au travail manuel, et des mesures de contrôle démocratique furent apportées, impliquant tous les travailleurs scolaires et les élèves âgés de plus de 12 ans. Lénine attachait personnellement une grande attention à l’expansion des bibliothèques.

Les décrets ne pouvait changer que jusqu’à ce point. La tâche d’éradiquer l’ignorance, la superstition et les attitudes réactionnaires prendrait plus de temps. Lénine insistait sur l’importance de l’auto-émancipation de la classe ouvrière, disant que la révolution devait « développer cette initiative indépendante des travailleurs, de tous les prolétaires et les exploités en général, la développer aussi largement que possible en travail organisationnel créatif. A tout prix nous devons rompre le vieil, absurde, sauvage, détestable et dégoûtant préjugé que seules les ‘classes supérieures’, seuls les riches, et ceux qui sont passés par les écoles des riches, sont capables d’administrer l’État et de diriger le développement organisationnel de la société socialiste ». Malgré les terribles privations de la période post-révolutionnaire, beaucoup de travailleurs se sentirent délivrés des limitations de leur ancien mode de vie. On trouve des récits contemporains de travailleurs, après une journée de travail, improvisant et produisant des pièces, ou assistant à des cours pour apprendre à écrire de la poésie.

La Russie révolutionnaire connut une effervescence d’innovations et d’expérimentations dans les domaines de la littérature, de la peinture et du cinéma. La position de l’artiste dans la société était transformée. Comme le dit le poète Maïakovski : « Les rues plutôt que des pinceaux nous utiliserons /Nos palettes, les places et leurs espaces grand ouverts » (Ordre à l’armée des arts, 1918).

3 De la révolution d’Octobre à la convocation de la Constituante

Un subterfuge banal de la bourgeoisie et de ses chiens de garde pour poser « le problème de la Constituante » consiste à le poser de façon abstraite et isolée, hors du temps et de l’espace, c’est-à-dire hors du développement réel de la lutte entre les classes sociales pendant la révolution russe. Il leur est ainsi possible d’opposer une « bonne » bourgeoisie « démocratique » et de « bons » socialistes « démocratiques » (les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de droite), aux « méchants » socialistes anti-démocratiques, les bolcheviks. À l’inverse, on suivra ici le déroulement réel de la lutte des classes, dans lequel s’exprime les positions réelles de chaque classe à travers son parti.

3.1 Que faire face à la contre-révolution ?

La révolution victorieuse est généreuse : des représentants de la bourgeoisie, notamment des officiers et élèves-officers, faits prisonniers au moment de l’insurrection, sont libérés sur parole par le pouvoir soviétique. En échange, ils s’engagent à ne pas essayer de renverser le pouvoir soviétique. Mais la plupart, à peine libérés, trahissant leur parole, préparent, organisent ou essayent d’organiser des soulèvements armés, comme à Moscou. La bourgeoisie par l’intermédiaire de son parti, le parti cadet, et de ses relais dans l’armée et le vieil appareil d’État, s’efforce de rétablir son pouvoir par la violence.

Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires (SR) de droite, quant à eux, s’opposent au pouvoir issu de la révolution : après avoir quitté le IIe Congrès des Soviets, où ils étaient en minorité, ils refusent d’envoyer leurs délégués au Comité exécutif central des soviets de Russie en proportion de leur représentation à ce congrès. Et ils prétendent substituer au gouvernement élu par ce dernier (conseil des commissaires du peuple) un gouvernement de coalition comprenant des bolcheviks, des mencheviks, des SR et des socialistes populistes (ces derniers étant dirigés par Kerensky, lequel, chef du gouvernement provisoire d’avant Octobre, avait multiplié les actes de répression contre les travailleurs et les soldats, ouvrant la voie à la préparation du coup d’État militaire de Kornilov (1)). Le Comité exécutif du syndicat des cheminots, dirigé par les mencheviks, menace de bloquer le ravitaillement de la capitale si le gouvernement soviétique ne cède pas.

Des pourparlers sont engagés entre les représentants du gouvernement soviétique, des différents partis se revendiquant du socialisme et le Comité exécutif du syndicat des cheminots. Le gouvernement demande au syndicat des cheminots d’envoyer des troupes pour mater l’insurrection contre-révolutionnaire des élèves-officiers de Moscou. Ce dernier, en affirmant sa « neutralité », démasque devant le peuple tout entier le sens réel de sa politique. Le pouvoir soviétique rompt alors les pourparlers, dont la fonction (quelles que soient les bonnes intentions de certains socialistes-révolutionnaires ou mencheviks) se révèlait être objectivement celle d’un soutien politique à la lutte contre la révolution d’Octobre, c’est-à-dire contre le décret sur la paix, le décret sur la terre, le contrôle ouvrier sur l’industrie et plus généralement le pouvoir des ouvriers et des paysans (2).

D’un côté, le gouvernement soviétique dirigé par les bolcheviks s’efforce de réduire par la négociation tous les soulèvements contre le pouvoir, même armés : les soldats fidèles aux soviets reçoivent ordre de ne pas tirer les premiers. Les bolcheviks entendent ainsi démontrer à tous qu’ils ne veulent pas la guerre civile. Mais, de l’autre, le gouvernement réagit sans faiblesse aux menées de la contre-révolution : il triomphe militairement des troupes qui ne se rendent pas et décide de mettre en état d’arrestation les dirigeants du parti cadet, cerveaux de la contre-révolution, de placer ce parti sous surveillance et d’interdire sa presse. La question de la liberté de la presse

Les mencheviks et les SR de droite se scandalisent : comment oser porter atteinte à la sacro-sainte liberté de la presse ? Comment oser interdire la presse bourgeoise ? Les mencheviks, les SR de droite et les socialistes-populistes n’avaient pas fait preuve d’autant de réticences à « porter atteinte à la liberté de la presse » et à recourir à la violence lorsque, aux lendemains des journées de juillet, ils avaient décidé d’interdire la presse du Parti bolchevik, d’envoyer l’armée fermer ses imprimeries, détruire ou confisquer son matériel et arrêter ses principaux dirigeants, qui passèrent les mois de juillet et août dans les prisons du gouvernement des mencheviks, des SR et des socialistes-populistes…

Dès lors, s’ils se scandalisent de la mesure d’interdiction de la presse bourgeoise au moment où celle-ci répand toutes sortes de fausses nouvelles et de calomnies contre le pouvoir soviétique dans l’objectif de son renversement, ce n’est pas qu’ils soient attachés à la « liberté de la presse » pour elle-même, mais plutôt qu’ils sont aussi déterminés à rétablir le pouvoir bourgeois qu’ils l’ont été à étouffer par tous les moyens la révolution prolétarienne. Pour eux, la presse est « libre » lorsque la presse est dans les mains de quelques grands hommes d’affaires et présente la réalité à leur avantage, calomniant les révolutionnaires (comme les bolcheviks, accusés sans fondement en juillet d’être financés par l’État-major allemand), tandis que l’immense majorité n’a tout simplement pas les moyens matériels de disposer de ses propres médias. À l’opposé, la politique des bolcheviks consista, dans l’esprit du projet de décret sur la presse, d’une part, à imposer à tous les journaux l’obligation de rendre publics leurs comptes, afin que le peuple puisse connaître le ou les commanditaire(s) du journal et, d’autre part, à collectiviser les imprimeries et à les mettre à la disposition de tout groupe significatif d’ouvriers ou de paysans désirant éditer un journal ou une revue (Lénine suggérait d’accorder ce droit à tout groupe d’au moins 10 000 ouvriers ou paysans). En donnant ainsi réellement la possibilité aux exploités et aux opprimés de faire leur propre presse, ces mesures constituaient un pas vers la liberté réelle de la presse. Lutte politique et lutte militaire sont indissociables

Les rumeurs répandues par la presse bourgeoise ne peuvent être séparées des préparatifs militaires de coup d’État. En ce sens, faire preuve de la moindre faiblesse face à la contre-révolution, même avec les meilleures intentions du monde, c’est trahir la révolution. Tous les hésitants (comme les SR de gauche et le groupe Zinoviev-Kamenev dans le parti bolchévik) semblent avoir oublié les leçons de la Commune de Paris. La bourgeoisie française n’avait continué à discuter avec les communards que le temps de réunir, en accord avec Bismarck (représentant les intérêts de la bourgeoisie allemande), les forces nécessaires pour écraser la révolution prolétarienne commençante. La lutte politique et médiatique de la bourgeoisie contre le gouvernement révolutionnaire et son recours à la force militaire ne sont pas deux politiques opposées, mais les deux moments d’une même politique, dont le résultat ne peut être rien d’autre que le rétablissement du pouvoir de la bourgeoisie sur la base du massacre des ouvriers révolutionnaires. Le comportement du gouvernement soviétique à l’égard des paysans

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On reproche aussi aux bolcheviks d’avoir accordé aux ouvriers une sur-représentation dans les soviets, devenus organes de l’État, par rapport à la paysannerie, qui était largement majoritaire en Russie. Pour les « démocrates » bourgeois et petits-bourgeois, cela représente une violation inadmissible de « la » démocratie, incarnée selon eux dans le principe : un homme, une voix. Pourtant, ce principe formel ignore que, sous le capitalisme, c’est la ville qui commande à la campagne. Dès lors, la question politique principale qui se pose, en ce qui concerne la paysannerie, est de savoir quelle classe la dirigera : la bourgeoisie ou le prolétariat ? En régime de « démocratie » bourgeoise, c’est la bourgeoisie — les banquiers, les propriétaires fonciers qui en général sont eux-mêmes des bourgeois, les gros fermiers capitalistes, les patrons qui produisent les machines agricoles, les patrons des supermarchés qui imposent des prix au rabais, etc. —, qui commande à la paysannerie, comme à toutes les autres classes. C’est cette bourgeoisie qui domine la terre, surexploite les salariés agricoles, pille les petits paysans et souvent les exproprie en les conduisant à la ruine.

Le gouvernement soviétique, au contraire, s’est efforcé d’aider les travailleurs salariés et les paysans pauvres à lutter contre les bourgeois et les paysans riches, tout en essayant d’obtenir la bienveillante neutralité du paysan moyen (celui qui peut vivre de sa terre sans employer de salarié). Dans les premiers jours qui suivent la révolution d’Octobre, la grande majorité du prolétariat est déjà ouvertement du côté du pouvoir soviétique, mais la position de la paysannerie est encore incertaine. Pour la gagner à la révolution prolétarienne, le gouvernement soviétique fait connaître dans les campagnes ses premières mesures et convoque un congrès extraordinaire des soviets de délégués paysans de Russie. Parmi les délégués, on compte 197 SR de gauche, 65 SR de droite et 37 bolcheviks. Au terme d’une âpre lutte politique, les délégués de ce congrès, tout en reprenant la revendication menchevik et SR de la formation d’un gouvernement de coalition incluant, en plus des bolcheviks et des SR de gauche, des mencheviks, des SR de droite et des socialistes-populistes, affirme que ce gouvernement devra appliquer le programme adopté par le IIe Congrès des soviets de Russie, réuni en Octobre. Il démontre ainsi que le développement de la lutte entre les classes au cours de la révolution, modelé par un combat politique acharné entre les partis qui les représentent, a fini par placer, malgré ses oscillations constantes, la majorité de la paysannerie du côté du pouvoir soviétique. Car seul ce pouvoir s’est révélé capable d’apporter à une réponse positive aux revendications paysannes, en décidant l’expropriation des propriétaires fonciers et la répartition égalitaire de la terre entre les paysans. La conquête du pouvoir par le prolétariat permet ainsi de grouper autour de lui tous les opprimés, ce qui est une condition pour la victoire finale. C’est dans ce contexte que l’Assemblée constituante est appelée à se réunir. Constituante et Soviets Opportunisme sans principe… ou réalisme révolutionnaire ?

La bourgeoisie accuse souvent les bolcheviks de n’être que des conspirateurs sans scrupules, ne reculant devant aucun coup tordu pour parvenir à leurs fins. Dans le cas de la dissolution de l’Assemblée Constituante, on présente souvent les choses comme si les bolcheviks avaient été des partisans inconditionnels de la Constituante jusqu’au moment où, s’y retrouvant en minorité, ils auraient choisi de s’en débarrasser… Qu’en est-il en vérité ?

Entre avril et juillet, les bolcheviks ont maintes fois exigé la convocation de la Constituante, tout en ne cessant de souligner que, si une république bourgeoise avec Constituante était préférable à une telle république sans Constituante, car plus démocratique, une république ouvrière, c’est-à-dire soviétique, était encore mille fois plus préférable à la république bourgeoise avec Constituante, car mille fois plus démocratique. Durant ces mois, la bourgeoisie et ses valets mencheviks et SR ont refusé de convoquer la Constituante, sous prétexte qu’il aurait été impossible d’organiser des élections libres en pleine guerre (mensonge démasqué par l’organisation des élections en octobre 1917, alors que la guerre impérialiste se poursuivait). En réalité, la bourgeoisie et son parti, les cadets, soucieux de préserver au maximum l’ancien état des choses, ne voulaient pas de Constituante, car il ne faisait aucun doute que les partis se revendiquant du socialisme (mencheviks, bolcheviks et SR) y remporteraient la majorité absolue. Mais les mencheviks et les SR n’en voulaient pas non plus, car cela les aurait empêchés de continuer à se cacher derrière la prétendue force de la bourgeoisie pour refuser d’assumer le pouvoir que leur avaient remis les ouvriers par leur insurrection de février contre le tsar.

En fait, les cadets, les mencheviks et les SR, qui avaient délibérément refusé de convoquer la Constituante pendant cinq mois (d’avril à juillet), ne sont devenus d’ardents partisans de cette dernière qu’à partir du moment les bolcheviks ont commencé à gagner la majorité dans un soviet après l’autre à partir d’août, suite à la politique bourgeoise menée par les mencheviks et les SR avec le gouvernement provisoire (poursuite de la guerre impérialiste, refus de donner la terre aux paysans, refus de combattre le sabotage des capitalistes, etc., avec des conséquences désastreuses pour les masses). Ce sont donc eux, et non les bolcheviks, qui ont fait preuve de « principes » à géométrie variable. Pour les révolutionnaires, ces événements constituent une bonne leçon de dialectique historique, car ils montrent clairement qu’un même mot d’ordre peut se charger d’un contenu de classe entièrement différent selon le développement de la situation politique. L’Assemblée Constituante élue en octobre ne représente plus la volonté du peuple en janvier

Mais, bien évidemment, on reproche surtout aux bolcheviks le simple fait d’avoir dissout la Constituante. Ce faisant, ils auraient fait violence à la volonté populaire. Qu’en est-il ? L’Assemblée Constituante avait été élue en octobre 1917, c’est-à-dire avant la révolution du 25-26 octobre 1917, donc avant que ne soient prises les premières mesures du gouvernement soviétique, répondant aux besoins élémentaires des exploités et des opprimés. À cette époque, le parti SR était encore uni : il ne s’est divisé entre deux fractions opposées qu’après la révolution Octobre, l’une la soutenant et participant au conseil des commissaires du peuple (les « SR de gauche »), l’autre la combattant (les « SR de droite »). Les électeurs avaient ainsi voté en octobre indistinctement pour les uns ou les autres, puisqu’ils s’étaient présentés sur les listes uniques, celles du parti SR encore uni. Or, moins représentés dans les sphères dirigeantes du parti que les SR de droite, les SR de gauche ne disposaient que d’une minorité des députés élus sur cette liste. C’est pourquoi les bolcheviks et les SR de gauche ne formaient ensemble qu’une forte minorité à l’Assemblée Constituante.

Or, les élections au congrès pan-russe des soviets réuni en janvier 1918 donnent lieu à l’écrasement des SR de droite, qui n’obtiennent que 7 délégués, soit moins de 1 %, tandis que les SR de gauche raflent plus de 30 % des sièges. Ainsi les SR de droite, qui forment le groupe le plus nombreux à l’Assemblée Constituante élue sur la base des listes faites avant la révolution d’Octobre, ne représentent en réalité plus qu’une infime minorité des travailleurs en janvier. Il est donc clair que, lors de sa première réunion en janvier 1918, l’Assemblée Constituante ne représente pas du tout la volonté réelle du peuple et n’est donc pas légitime. Par contre, le système soviétique, celui des conseils ouvriers et paysans, reposant sur des élections régulières et fréquentes (octobre 1917, janvier 1918, mars 1918, juin 1918) et incluant la possibilité de révoquer ses représentants, démontre concrètement son immense supériorité démocratique sur le parlementarisme bourgeois. Lors de la réunion de la Constituante, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de droite prouvent une nouvelle fois à qu’ils ne sont que des valets de la bourgeoisie

Mais, dira-t-on, pourquoi les bolcheviks ont-ils laissé la Constituante se réunir, alors qu’ils savaient d’avance qu’ils la dissoudraient de toute façon ? Cette décision a précisément pour but de permettre le développement le moins douloureux possible de la révolution. En effet, les élections à la Constituante ont donné 21 millions aux socialistes-révolutionnaires, 9 millions de voix aux bolcheviks, 4,5 millions aux partis officiels de la bourgeoisie (les cadets et leurs alliés) et 1,7 million aux mencheviks (4). Les partis se revendiquant du socialisme, à savoir les socialistes-révolutionnaires, les bolcheviks et les mencheviks, disposent donc à eux tous d’une écrasante majorité, avec 87 % des sièges. En laissant la Constituante se réunir, les bolcheviks offrent ainsi une nouvelle fois aux mencheviks et aux SR la possibilité de rompre avec la bourgeoisie et de prouver qu’ils sont des socialistes. Pour cela, il leur suffit de reconnaître la légitimité des conquêtes de la révolution d’Octobre et le pouvoir des soviets, ouvrant la voie à un gouvernement soviétique unitaire des socialistes authentiques. Et ce dénouement est assurément celui qui aurait été le plus favorable au renforcement de la révolution. Or, les mencheviks et les SR de droite présentèrent au contraire une motion qui propose d’abolir toutes les mesures prises par le pouvoir soviétique depuis octobre, c’est-à-dire en particulier le décret sur la terre, l’adresse internationale pour mettre fin à la guerre, le décret sur le contrôle ouvrier ! Ils proposent aussi que soit instituée la suprématie de la Constituante sur les Soviets. Dans ces conditions, il était juste de dissoudre cette Constituante contre-révolutionnaire qui se camouflait sous des phrases démocratiques et socialistes. De fait, ni le prolétariat, ni les paysans ne protestèrent contre cette décision, qui correspondait à leurs intérêts, comme le confirment les résultats des élections aux soviets en janvier. Forme et contenu de classe

Par delà les formes institutionnelles, l’enjeu de la lutte entre les Soviets et la Constituante n’était rien d’autre que la lutte entre la révolution prolétarienne et la contre-révolution bourgeoise. Après l’échec de la voie putschiste pour en finir avec la révolution (échec du coup d’État de Kornilov fin août 1917), la bourgeoisie a cherché une autre façon de mettre un terme à la révolution, qui signifiait son expropriation et sa perte du pouvoir politique. Entre septembre 1917 et janvier 1918, elle a concentré son offensive sur la question de la Constituante en arguant du caractère sacré de la « démocratie ». En fait, elle cherchait à utiliser les formes de la démocratie bourgeoise, en apparence « neutres », pour tordre le cou à la révolution prolétarienne. Dès avant l’échec de cette manœuvre, mais surtout après, la bourgeoisie russe passait à l’option militaire : elle déclenchait la guerre civile, avec l’appui des tous les pays capitalistes réunis dans une grande offensive contre la République des soviets (Japon, France, Angleterre, Roumanie, Allemagne, etc). Nous y reviendrons dans notre prochain numéro ; mais nous terminerons le présent article en montrant l’actualité de la « dictature du prolétariat », telle que les soviets dirigés par les bolcheviks l’ont mise en place, refusant de céder aux exigences et aux illusions des « démocrates » bourgeois et petits-bourgeois.

4 De la révolution au communisme de guerre

Après la révolution d’Octobre, la guerre civile fait naître une terrible situation. De janvier 1919 à janvier 1920, un blocus total décidé par les puissances étrangères frappe la Russie tout entière, déjà profondément affaiblie et fragilisée dans son équilibre alimentaire et sanitaire. Par sa politique dite du « communisme de guerre », le gouvernement soviétique, dirigé par les bolcheviks, exige de mettre en place un rationnement très rigoureux, assorti de réquisitions des cultures agricoles. Lénine le soulignera plus tard : « L’essence du communisme de guerre était que nous prenions au paysan tout son surplus, et parfois non seulement son surplus, mais une partie des grains dont il avait besoin pour se nourrir. » Pour l’appliquer, des détachements de réquisition et de barrage sont instaurés, qui se révèlent souvent impitoyables et commettent de graves abus. Dès lors, l’automne et l’hiver 1920 sont marqués par de grandes révoltes paysannes : celles que conduit Nestor Makhno en Ukraine, celles qui ébranlent les campagnes de Tambov et de Tioumen. Les paysans protestent, dans la violence, contre les réquisitions et leurs excès. Selon Jean-Jacques Marie, les méthodes employées par les insurgés sont des plus barbares : non seulement les communistes sont fusillés en masse, mais encore les assassine-t-on parfois avec une extrême cruauté : déshabillés, on les laisse mourir gelés dans la neige ; on leur arrache les yeux ; on les éventre…

4.1 Les marins de Cronstadt : des matelots-paysans

Or, les marins de Cronstadt savent ce qui se passe dans les campagnes, et sont pour beaucoup directement concernés. Les trois quarts des 17 000 matelots sont ukrainiens ; l’Ukraine est alors fortement anti-bolchevik, comme le prouve la révolte de novembre-décembre 1920. L’antisémitisme n’est pas absent chez certains marins, il alimente leur virulence à l’égard de leurs bêtes noires, Trotsky et Zinoviev ; l’anarchiste Paul Avrich en convient : « Encore que, du même souffle, les rebelles se défendissent d’éprouver le moindre préjugé antisémite [mais ce point n’est pas démontré, NDR], il est indiscutable que l’hostilité aux Juifs était forte parmi les matelots de la flotte de la Baltique, dont nombre étaient originaires d’Ukraine et des régions frontalières, berceau traditionnel de l’antisémitisme le plus virulent en Russie. […] Traditionnellement, ils se méfiaient de tous les éléments “étrangers” qui pouvaient se mêler à eux et, la révolution ayant éliminé les propriétaires et les capitalistes, ils reportaient maintenant leur hostilité chauvine contre les communistes et les Juifs qu’ils avaient d’ailleurs tendance à assimiler. »

La plupart de ces marins sont d’origine paysanne, fraîchement recrutés, même s’il convient de faire parmi eux des distinctions : les plus qualifiés, ceux qui travaillent sur les deux cuirassés, le Petropavlovsk et le Sébastopol, sont marins de longue date ; mais d’aucuns sont aussi d’anciens soldats blancs, comme le dernier contingent arrivé à Cronstadt, directement issu de l’armée blanche de Denikine. La garnison est composée d’hommes jeunes qui n’ont en général même jamais combattu, et qui sont, foncièrement, encore des paysans ; en témoignent en particulier, quant à leur mentalité, les cérémonies religieuses organisées pendant l’insurrection, évidemment étrangères au mouvement ouvrier révolutionnaire. Le plus grand nombre, donc, n’a plus rien à voir avec les marins qui, en 1917, avait porté haut le drapeau de la révolution. La plupart de ceux-ci, véritable fer de lance de l’Armée rouge, ont en effet péri dans les combats de la guerre civile, ou se trouvent désormais ailleurs : ils ont été envoyés sur tous les fronts de la guerre. Il est donc faux de laisser croire, comme le fait Paul Avrich, que les matelots de Cronstadt « se soulèvent contre le gouvernement bolchevique qu’ils ont eux-mêmes contribué à porter au pouvoir » : ce ne sont plus les mêmes ! Ainsi, lors de leurs permissions, les matelots paysans de Cronstadt prennent conscience de la situation de leurs familles restées à la terre et qui, pour certaines d’entre elles, ont participé aux récentes insurrections paysannes.

Les révoltes paysannes viennent encore aggraver la famine qui ravage le pays, en réduisant les livraisons de blé. La situation est critique, la population meurt de faim ; Petrograd par exemple, perd le tiers de ses habitants. À Petrograd précisément, les grèves ouvrières se multiplient, face auxquelles le soviet de la ville riposte par la fermeture, provisoire, de certaines usines, dont l’usine Poutilov où avait germé la révolution de Février. Le soviet interdit aussi certains rassemblements ouvriers et des assemblées générales dans les usines. Mais le mouvement de grève s’étend, principalement à Petrograd et Moscou. L’état de guerre est décrété, le couvre-feu instauré ; aucun rassemblement ne peut se tenir sans autorisation militaire. Les rumeurs de toutes sortes prennent une acuité particulière au milieu d’un tel désarroi. On évoque une fusillade : les bolcheviks auraient fait tirer sur les ouvriers, le 24 février 1921 ; selon Jean-Jacques Marie — lequel s’appuie sur les « rapports secrets » qui « disent qu’il n’y a pas de victime » —, il s’agit d’un affrontement entre grévistes et élèves officiers, qui tirent en l’air. Les rumeurs se font insistante sur les privilèges dont bénéficieraient notamment les cadres du parti bolchevik : de fait, une ration spéciale existe pour plusieurs milliers de membres du gouvernement, hauts fonctionnaires et dirigeants syndicaux, ainsi que pour quelques centaines de savants. Dès lors, Lénine fait désigner une commission d’enquête sur les inégalités. Quant aux tchekistes (membres de la Tcheka, la police politique de l’État soviétique) qui se livrent à des pillages, certains sont fusillés sur ordre de Dzerjinski.

Mais il est certain que le parti bolchevik, cible de nombreuses critiques dans la population souffrant de la faim, dans la paysannerie révoltée et parmi ceux qui deviendront les insurgés de Cronstadt, a vu arriver dans ses rangs des ralliés de la treizième heure, parfois anciens opposants. Trotsky écrit ainsi dans La Révolution trahie :« Les représentants les plus remarquables de la classe ouvrière avaient péri dans la guerre civile, ou, s’élevant de quelques degrés, s’étaient détachés des masses. Ainsi survint, après une tension prodigieuse des forces, des espérances et des illusions, une longue période de fatigue, de dépression et de désillusion. Le reflux de la “fierté plébéienne” eut pour suite un afflux d’arrivisme et de pusillanimité. Ces marées portèrent au pouvoir une nouvelle couche de dirigeants. » De là naquit la corruption : Lénine fustige ceux qu’ils qualifient de « sovbourg », les « bourgeois soviétiques ».

4.2 La résolution du 1er mars : les revendications de l’insurrection

Dans ce contexte, les marins de Cronstadt décident de s’informer de ce qui se passe à Petrograd et y envoient une délégation. Mais l’insurrection débute vraiment le 1er mars : ce jour-là, une assemblée de plusieurs milliers de marins se tient sur la place de l’Ancre. La résolution qui y est adoptée a été rédigée la veille par les équipages des deux cuirassés. Elle comporte treize points, qu’il faut bien citer pour comprendre les enjeux de la rébellion ; s’adressant en gouvernement, les marins déclarent :

« Étant donné que les soviets actuels n’expriment pas la volonté des ouvriers et des paysans, il faut : 1) procéder immédiatement à la réélection des soviets au moyen du vote secret. La campagne électorale parmi les ouvriers et les paysans devra se dérouler avec la pleine liberté de parole et d’action ; 2) établir la liberté de parole pour tous les ouvriers et les paysans, les anarchistes et les socialistes de gauche ; 3) accorder la liberté de réunion aux syndicats et aux organisations paysannes ; 4) convoquer en dehors des partis politiques une conférence des ouvriers, soldats rouges et marins de Petrograd, de Cronstadt et de la province de Petrograd pour le 10 mars au plus tard ; 5) libérer tous les prisonniers politiques socialistes ainsi que tous les ouvriers, paysans, soldats rouges et marins, emprisonnés à la suite des mouvements ouvriers et paysans ; 6) élire une commission chargée d’examiner le cas des détenus des prisons et des camps de concentration ; 7) abolir les "sections politiques", car aucun parti politique ne doit bénéficier de privilèges pour la propagande de ses idées, ni recevoir de l’État des moyens financiers dans ce but. Il faut les remplacer par des commissions d’éducation élues dans chaque localité et financées par le gouvernement ; 8) abolir immédiatement tous les barrages [c’est-à-dire les réquisitions, NDR] ; 9) uniformiser les rations pour tous les travailleurs, excepté pour ceux qui exercent des professions dangereuses pour la santé ; 10) abolir les détachements communistes de choc dans toutes les usines de l’armée et la garde communiste dans les fabriques et les usines. En cas de besoin, ces corps de garde pourront être désignés dans l’armée par les compagnies et dans les usines et les fabriques par les ouvriers eux-mêmes. 11) donner aux paysans la pleine liberté d’action pour leurs terres ainsi que le droit de posséder du bétail à condition qu’ils s’acquittent de leur tâche eux-mêmes, sans recourir au travail salarié ; 12) désigner une commission ambulante de contrôle ; 13) autoriser le libre exercice de l’artisanat sans emploi salarié. » Et la résolution se conclut par les deux points suivants : « 14) Nous demandons à toutes les unités de l’armée et aussi aux camarades "élèves officiers" de se joindre à notre résolution ; 15) Nous exigeons que toutes nos résolutions soient largement publiées dans la presse. »

Ce texte est voté, il faut le souligner, par l’écrasante majorité des militants bolcheviks présents, à l’exception de quelques-uns, dont les dirigeants Kalinine et Kousmine, qui traitent les marins de vauriens et les menacent de châtiments.

Le lendemain, 2 mars, une nouvelle assemblée doit désigner le nouveau soviet de Cronstadt. Mais un rebondissement survient, qui contrecarre ce programme ; une rumeur (sciemment provoquée ?) se propage : Cronstadt serait encerclée par des détachements de l’Armée rouge. Trois dirigeants communistes sont alors arrêtés. Au lieu du soviet, c’est un comité révolutionnaire provisoire qui est mis en place. Les informations divergent au sujet des modalités de sa désignation : Henri Arvon indique qu’il est élu à main levée ; Jean-Jacques Marie affirme au contraire qu’il est désigné par un présidium de cinq personnes (les témoignages divergent) ; d’après Paul Avrich, il s’est bien constitué « à partir du praesidium de cinq membres », mais un organisme plus important, Comité révolutionnaire élargi de 15 membres, a été élu le 4 mars par 200 délégués des usines et des unités militaires de Cronstadt (8). Quoi qu’il en soit, c’est là une provocation à l’égard du gouvernement en place et le premier acte véritable de l’insurrection, « le passage du Rubicon » selon l’expression de J.-J. Marie, de la contestation à la rébellion. Et dans cet acte réside un paradoxe que n’a pas manqué de relever et de reconnaître Henri Arvon : « Suprême ironie du sort ou peut-être inversion propre à toutes les révolutions qui font naître une réalité diamétralement opposée au but qu’elles se sont fixé au début, le meeting du 2 mars, convoqué pour délibérer au sujet de l’élection du nouveau soviet, loin de lui rendre la liberté que la pesée de plus en plus tyrannique du Parti lui avait fait perdre, le supprime carrément pour lui substituer un Comité révolutionnaire provisoire élu, séance tenante, à main levée et investi de pouvoirs dictatoriaux ». Selon le décompte de Jean-Jacques Marie, parmi les membres du Comité révolutionnaire provisoire, trois sont mencheviks, trois sont anarchistes, trois sont proches des SR (socialistes-révolutionnaires) de droite, et un autre (Lamanov, le rédacteur en chef des Izvestia de Cronstadt, journal qui paraîtra jusqu’à la fin de l’insurrection) est un SR maximaliste (cette extrême gauche du parti socialiste-révolutionnaire se prononce pour la terre aux paysans, les usines aux ouvriers et s’oppose aux réquisitions, aux fermes d’État et à la nationalisation des usines).

4.3 La fin des grèves à Petrograd : l’isolement de Cronstadt

La question cruciale pour les marins insurgés réside dans l’attitude que va prendre la population de Petrograd : comment les ouvriers, qui se sont pour certains tout récemment mis en grève, vont-ils soutenir la rébellion cronstadtienne ? La nature de leur réaction va dépendre de deux facteurs essentiels : l’opinion qu’ils ont des marins, d’une part ; les mesures prises par le soviet petrogradois, d’autre part. Or, quant au premier point, cette opinion ne semble pas être favorable aux matelots. Selon J.-J. Marie, les marins de Cronstadt sont mal vus parce que considérés souvent, à cette époque, comme des oisifs (de fait, ils n’ont pas à combattre et sont souvent désœuvrés) et des privilégiés (leur ration alimentaire est deux fois supérieure à celle des ouvriers). Ce préjugé négatif est encore accentué par la présence parmi eux, comme conseiller militaire, du général Koslovski, ancien major-général de l’artillerie pendant la Première Guerre mondiale. Il fait partie de ces anciens officiers blancs recrutés après Octobre par l’Armée rouge au titre de « spécialistes militaires ». Il commande alors l’artillerie de la forteresse de Cronstadt. S’il est effectivement un « conseiller militaire », il ne paraît pas diriger l’insurrection (ou en tout cas, on en reparlera, celle-ci lui échappe) ; mais les bolcheviks ne manquent pas de diffuser une vaste propagande assurant que Koslovski est le meneur de l’insurrection, ce qui aiguise encore la méfiance des ouvriers de Petrograd à l’égard des Cronstadtiens. En tout cas, il est faux d’affirmer, comme le fait pourtant Arvon, que « les marins de Cronstadt […] sont appuyés par une importante fraction de la population ouvrière de Petrograd ». Il semble que ce soit davantage la passivité qui prédomine dans la ville, lasse de la guerre civile et accablée par les difficultés du ravitaillement.

Celui-ci, et c’est le second facteur important, est toutefois facilité par une mesure prise dès le 27 février, par Zinoviev, président du Comité de défense de Petrograd, qui autorise la population à chercher du ravitaillement à la campagne et annonce l’achat de charbon et de blé par le gouvernement. Le 1er mars, au moment même où, à Cronstadt, la résolution décisive est votée, les barrages routiers sont levés, les détachements militaires retirés des usines et cela fait immédiatement cesser les grèves à Petrograd.

Or, pour que l’insurrection réussisse, il faut qu’elle se propage sur le continent. Le Comité révolutionnaire de Cronstadt envoie à cet effet des délégués pour distribuer, sous forme de tracts, le texte de la résolution. Mais ils sont dès leur arrivée arrêtés par la Tcheka ; condamnés, ils seront fusillés deux semaines plus tard dans le cadre de la répression générale de l’insurrection. À Oranienbaum, la ville continentale qui fait face à Cronstadt au sud, ces émissaires cronstadtiens, au nombre de 250 selon Henri Arvon (« quelques dizaines » selon J-J. Marie), sont accueillis par des rafales de mitrailleuses selon le même H. Arvon (« interceptés », dit pour sa part J.-J. Marie). Toute possibilité d’établir une liaison avec le continent est donc réduite à néant pour les Cronstadtiens. Dès lors, les facteurs tant politiques que militaires se révèlent des plus défavorables aux insurgés, d’autant que ceux-ci ne sont pas résolus à mener une opération militaire contre Oranienbaum, ville depuis laquelle ils pourraient éventuellement prendre pied sur le continent et rejoindre Petrograd. Malgré l’insistance mise par les conseillers militaires, et en particulier le général Koslovski, sur la nécessité d’une telle offensive, les marins sont d’avance convaincus de son échec et la refusent, se préparant à la défense plutôt qu’à l’attaque.

Le 5 mars, depuis Petrograd, quatre anarchistes, Alexandre Berkman, Emma Goldman, Perkus et Petrovsky, écrivent au soviet de Petrograd pour lui proposer de constituer une délégation de cinq personnes dont deux anarchistes, qui se rendrait à Cronstadt afin de négocier pacifiquement la fin du conflit. Si Zinoviev n’y répond pas directement, il adresse le 6 mars aux Cronstadtiens un télégramme leur proposant l’envoi d’une délégation composée de membres du parti et de sans-partis. Mais les insurgés refusent cette proposition en l’état car, disent-ils, ils ne croient pas en la nature « sans parti » des sans parti évoqués par le soviet. Cette réponse, d’une « hauteur qui frise l’insolence », écrit Henri Arvon, est une « réponse incompréhensible qui équivaut à une fin de non-recevoir, voire à une véritable provocation ». L’ultimatum qu’avait lancé le soviet de Petrograd aux insurgés est dès lors levé et les hostilités proprement militaires vont commencer.

4.4 Combats entre l’Armée rouge et les insurgés, décisions du Xe Congrès

Le premier assaut de l’Armée rouge est donné le 8 mars, mais il est repoussé. Les conditions de l’avancée des troupes sont plus qu’éprouvantes : une tempête de neige s’est abattue sur la région, et les soldats sont contraints de marcher quasiment à l’aveugle, sur la mer gelée. « Contraints » est bien le terme approprié car ils sont suivis de détachements de la Tcheka qui les menacent de leurs mitrailleuses en cas de défaillance ou de recul. « Les meneurs démoralisateurs sont fusillés », constate Jean-Jacques Marie. Le moral de ces hommes n’est pas des meilleurs, c’est un euphémisme : peu motivés à l’idée d’aller combattre des marins qui restent des « frères » malgré leur position politique, ils éprouvent de surcroît la terreur de périr noyés, en cas de fonte des glaces. Cependant, la propagande bolchevik entend bien forger leur motivation ; J.-J. Marie mentionne le « bluff de Zinoviev » : celui-ci diffuse dans les journaux la rumeur selon laquelle des Blancs seraient venus par centaines pour aider les insurgés.

C’est aussi le 8 mars que s’ouvre le Xe Congrès du parti bolchevik. Dès l’ouverture, l’Opposition ouvrière dirigée par Alexandre Chliapnikov (ancien métallurgiste devenu commissaire du peuple pour le travail dans le premier gouvernement de Lénine) et Alexandra Kollontaï (première femme entrée au gouvernement, en tant que commissaire du peuple à l’Assistance publique) distribue aux congressistes une brochure demandant que la gestion de la production et de l’économie soit confiée aux comités ouvriers des usines. Une résolution du Congrès condamne le programme de l’Opposition ouvrière, caractérisé comme « déviation anarcho-syndicaliste ». Lénine comprend bien que la situation est critique : si le communisme de guerre se prolonge, c’est la révolution qui est en danger, les oppositions de toutes sortes se faisant jour. Deux orientations sont donc adoptées : d’une part, l’interdiction provisoire, prévue pour toute la durée de la NEP, de toute fraction à l’intérieur du parti : cela ne doit pas empêcher, toutefois, les discussions critiques ; mais celles-ci devront se mener, selon la résolution adoptée lors du Congrès, non en groupes séparés mais dans les réunions de tous les membres du parti. D’autre part, la NEP (nouvelle politique économique) est instaurée : les paysans obtiennent le droit de vendre leurs excédents de blé, une fois versé leur impôt en nature ; dès lors, c’est une revendication importante des Cronstadiens qui se révèle satisfaite : la liberté du commerce.

Comment réagissent les insurgés à ces mesures économiques ?Les Izvestia de Cronstadtaffirment le 14 mars — c’est Henri Arvon qui en fait mention et non Jean-Jacques Marie : « Cronstadt exige non pas la liberté du commerce mais le véritable pouvoir des soviets. » Les textes publiés par le journal de Cronstadt mettent désormais en avant bien davantage les mots d’ordre politiques, et non plus les revendications économiques, auxquelles il a été répondu. Dès le 8 mars, l’article « Pourquoi nous combattons » avait caractérisé les communistes comme des « usurpateurs » : il avait évoqué « la peur des geôles de la Tcheka, dont les horreurs dépassent de beaucoup les méthodes de la gendarmerie tsariste » ; il avait qualifié d’ « esclavage spirituel » la vie des travailleurs imposée selon lui par les communistes. « De fait,assurait-il encore, le pouvoir communiste a substitué à l’emblème glorieux des travailleurs — la faucille et le marteau — cet autre symbole : la baïonnette et les barreaux. » Il concluait en rejetant tout aussi bien « la Constituante avec son régime bourgeois », prônée par les Cadets — ceci pour démontrer que les insurgés ne sont pas sous influence contre-révolutionnaire — que « la dictature du parti communiste avec sa Tcheka et son capitalisme d’État qui resserre le nœud autour du cou des travailleurs et menace de les étrangler ». Le 16 mars, les Izvestia de Cronstadtexpliquent encore que, « d’esclave du capitalisme, l’ouvrier fut transformé en esclave des entreprises d’État » (cet article est lui aussi cité par H. Arvon, mais non par J.-J. Marie).

Pour encourager les soldats et combattre l’insurrection, 279 délégués du Congrès (soit un quart) sont envoyés à Cronstadt ; parmi eux, beaucoup de militants de l’Opposition ouvrière, qui se sont portés volontaires. Dans le même temps, l’aviation largue des milliers de tracts sur Cronstadt en plus de bombes qui, d’après J.-J. Marie, « font peu de dégâts ». Le Comité de défense de Petrograd a pris en otages les familles de marins cronstadtiens habitant la capitale, en représailles contre l’arrestation et l’incarcération à Cronstadt des communistes arrêtés (les trois dirigeants, puis 70 délégués et bientôt quelque 300 communistes) ; certains tracts jetés depuis les avions informent la population de ces arrestations.

Les soldats chargés de reprendre Cronstadt, commandés par Toukhatchevski, sont quelque 40 000. Face à eux, les insurgés pourraient théoriquement aligner 18 000 hommes, mais ils sont dans la réalité, et selon les estimations de J.-J. Marie, plutôt 5 ou 6 000 , ce qui signifie qu’une partie importante des matelots demeure à l’écart de l’insurrection. Les combats font rage. Les obus lancés depuis Cronstadt trouent la glace sur laquelle avancent les soldats, qui sont nombreux à se faire engloutir. À Cronstadt même, « chaque rue, chaque maison font l’objet de combats acharnés à la baïonnette et à la grenade ». Les membres du Comité révolutionnaire provisoire fuient Cronstadt en traîneau — départ « peu glorieux pour des hommes qui n’avaient cessé de proclamer qu’ils allaient vaincre ou mourir », écrit H. Arvon — ce qui accélère la défection des autres insurgés, voyant la démission de leurs chefs. Près de 7 000 d’entre eux parviennent à s’enfuir en Finlande, où ils sont aussitôt parqués par les autorités dans des camps où ils souffriront de très mauvaises conditions de survie.

4.5 Bilan des combats et répression de l’insurrection

Jean-Jacques Marie pose un regard critique sur les chiffres avancés par les diverses sources disponibles sur le bilan humain de ces combats. Il insiste sur le caractère « fantaisiste » des chiffres « produits des deux côtés, y compris celui de la Tcheka qui annonce des pertes de l’armée [rouge] à 200 ou 300 hommes » ; celle-ci a voulu minimiser les chiffres, et a considéré comme « disparus » des hommes qui de toute évidence avaient été engloutis par les eaux. En fait, selon J.-J. Marie, du côté de l’Armée rouge, 1 600 soldats et officiers seraient morts ; parmi eux, figurent 17 des 270 délégués du Xe Congrès. Cependant, l’auteur ne propose pas d’évaluation sur les insurgés morts durant les combats eux-mêmes. De son côté, Paul Avrich, tout en indiquant qu’on ne dispose pas de chiffres sûrs, cite l’un des récits sur Cronstadt qui évoque 600 tués et plus de 1 000 blessés.

J.-J. Marie avance en revanche des chiffres précis sur la répression qui suit : sur 6 528 insurgés arrêtés, 2 168 sont fusillés (dont 4 femmes), 1 272 sont libérés et 1 955 condamnés à des peines de travaux forcés. L’auteur démontre à ce propos l’incohérence régnant lors de la répression, organisée par une « troïka extraordinaire » mise en place par la Tcheka, « qui interroge et juge en quelques heures des fournées d’insurgés ». Dès lors, « certaines condamnations à mort laissent pantois » ; pour exemple, un jeune élève officier de 22 ans qui a déserté les rangs des insurgés pour rejoindre l’Armée rouge est condamné à mort « pour avoir activement pris part à l’insurrection » ; un communiste de 21 ans ayant voté pour la résolution de Cronstadt, ayant assisté à l’élection du Comité d’action et ayant tenu le procès-verbal de l’élection des délégués est condamné à mort et fusillé, alors que d’autres, qui ont commis l’équivalent, sont condamnés à des travaux forcés. Parmi les communistes de Cronstadt, sont condamnés à mort les « démissionnaires qui ont agi activement contre le parti et ont été arrêtés armés ; les personnes qui ont rédigé des déclarations haineuses, qui ont encouragé les espoirs du comité révolutionnaire insurgé, et conforté son autorité ». Ont également été jugés, condamnés et fusillés les déserteurs et transfuges de l’Armée rouge.

À lire ces lignes, on peut spontanément se dire qu’une telle répression est particulièrement violente et brutale, au-delà même de ses déséquilibres. Mais il ne faudrait pas oublier la place de la violence en général dans le contexte, non seulement de la Russie pendant la guerre civile, mais de l’Europe de ces années 1910-1920, avec dix millions de morts pendant la guerre mondiale. La guerre civile russe ne s’est pas menée qu’à coups de fusils. J.-J. Marie l’illustre par quelques rappels : le général blanc Kornilov déclare au lendemain de la révolution d’Octobre : « Si nous devons brûler la moitié de la Russie et tuer les trois quarts de la population pour sauver la Russie, nous le ferons. » Il ordonne de ne pas faire de prisonniers. Les soldats de l’Armée rouge pris les armes à la main sont abattus à coups de sabre pour économiser les munitions. « En Ukraine, des cosaques jettent dans des chaudrons des communistes juifs capturés, les font bouillir et invitent les survivants, sous peine de subir le même sort, à boire cette “soupe communiste” ». Du côté de l’Armée rouge, des milliers de soldats ont cloué leurs épaulettes dans les épaules des officiers blancs en enfonçant les clous à coups de crosse. De fait, ce rappel est nécessaire pour comprendre qu’on est bien là dans un contexte de guerre permanente et d’une violence extrême, qui n’est nullement l’apanage du pouvoir bolchevik.

Enfin, il faut dire un mot sur la responsabilité de Trotsky dans l’écrasement de l’insurrection, car c’est l’un des thèmes favoris des anarchistes et des ultra-gauchistes dans toute discussion sur Cronstadt, avec l’idée d’un Trotsky comme « Staline manqué ». Rappelons que le futur dirigeant de l’Opposition de gauche est à ce moment-là commissaire à la Guerre, c’est-à-dire chef de l’armée rouge, et il revient de Sibérie orientale où il a dirigé les opérations militaires contre les insurrections paysannes. Pourtant, Trotsky affirmera, en août 1928 : « Le fait est que je n’ai pas pris la plus petite part personnelle à la pacification du soulèvement de Cronstadt. » Il assure n’avoir pas quitté Moscou pendant l’insurrection (en 1937, il dira qu’il ne se souvient plus s’il s’est rendu ou non à Petrograd, ce qui est en effet possible, quatorze ans après). En fait, indique J.-J. Marie, « lors de l’insurrection de Cronstadt, Trotsky n’a fait qu’une brève apparition à Petrograd le 5 mars au soir et est reparti le 6 au matin, après un échange avec Zinoviev au cours de la nuit, dont aucun n’a jamais dit mot ». De plus, « le 5 mars au soir, de son train qui l’amène à Petrograd, Trotsky câble à son adjoint Slianski une liste des mesures nécessaires pour liquider la crise ouverte. […] Il arrive à Petrograd avec Serge Kamenev et Toukhatchevski quelques heures plus tard. Il rencontre Zinoviev et le commandant des troupes du district de Petrograd, Avrov, éperdu et désorienté. » En un mot, résume J.-J. Marie, « Trotsky affirme n’avoir pris aucune part à l’écrasement de l’insurrection, ni à la répression qui suivit, ce qui n’a à ses yeux aucune signification politique, puisque, membre du gouvernement, il a jugé nécessaire la liquidation de la révolte, a participé à la décision d’y procéder si les négociations et l’ultimatum lancé restaient sans résultat et en assume donc la responsabilité politique » (p. 446). De fait, la responsabilité politique de l’écrasement de l’insurrection n’incombe à aucun dirigeant bolchevik en particulier, mais à l’ensemble de la direction, Opposition ouvrière incluse.

4.6 Pourquoi les bolcheviks ont-ils décidé d’écraser l’insurrection ?

4.6.1 Liberté du commerce et revendications politiques

Selon Jean-Jacques Marie, « l’une des revendications centrales de la résolution du 1er mars est la liberté pour les paysans de commercer, donc le respect de la propriété privée et de l’ordre » ; or la petite propriété engendre le capitalisme : « Les terres que les paysans s’étaient partagées seraient retournées dans le cycle de formation de grandes propriétés privées et de latifundia. Le programme de Cronstadt visant à défendre la petite propriété familiale assurant au paysan la libre disposition des fruits de son travail aurait tenu l’espace d’un matin » (p. 398). H. Arvon, en revanche, conteste que la liberté du commerce soit la revendication principale et assure que les mots d’ordre sont essentiellement politiques. Le débat porte alors sur l’importance à accorder respectivement à la résolution du 1er mars, adoptée par une assemblée de plusieurs milliers de marins, et les articles des Izvestia, plus politiques en effet.

Pour J.-J. Marie, ces articles, et en particulier le texte que nous avons cité, intitulé « Pourquoi nous combattons », n’est nullement représentatif des insurgés, puisqu’il a été rédigé par un homme, Lamanov, SR maximaliste. En outre, insiste le même auteur, ce texte ne propose nulle perspective politique, nulle définition de ce que serait le « vrai » socialisme selon les insurgés, nul programme concernant les formes de la propriété. De fait, les Cronstadiens ne semblent pas avoir de programme. Les tendances politiques en leur sein sont diverses, principalement anarchistes, même si aucun des principaux dirigeants de l’insurrection ne s’en revendique expressément. On comprend mal cependant que J.-J. Marie n’accorde pas davantage d’attention aux autres revendications des insurgés, comme si elles n’avaient aucun poids face au mot d’ordre de liberté du commerce pour les paysans.

On relèvera d’ailleurs que le raisonnement de Jean-Jacques Marie gêne parfois, par certains raccourcis. C’est le cas lorsqu’il affirme : « La résolution des marins, soldats et ouvriers de Cronstadt envisageait certes la légalisation des seuls partis dits socialistes ; mais les SR de droite, plus d’une fois alliés aux blancs, et les mencheviks considéraient que la révolution russe devait seulement libérer le développement du capitalisme des entraves de la monarchie féodale. Ils étaient donc favorables au rétablissement massif, sinon généralisé, de la propriété privée des moyens de production qui signifiait inéluctablement le retour du capital étranger, y compris dans l’agriculture. »  Le problème posé par ce passage, c’est qu’il repose sur une prémisse fausse, dans la mesure où à aucun moment la résolution ne parle de « socialistes » tout court, mais bien des seuls « socialistes de gauche », ce qui exclut manifestement les SR de droite (sinon à quoi servirait de préciser « socialistes de gauche » ?).

En fait, Jean-Jacques Marie reprend la position des bolcheviks. Pour Lénine, en effet, ce qu’il faut combattre à Cronstadt, ce sont ces tendances anarchistes qui visent à la restauration de la liberté du commerce. J.-J. Marie indique : « Il analyse l’insurrection en termes de contre-révolution paysanne et estime que le point central des revendications est la liberté du commerce, ce qui reviendrait à la restauration du capitalisme. » De même, rappelant le contexte des révoltes paysannes de la fin de l’année 1920 et du début de l921, Trotsky caractérisera en 1937 la « mutinerie » de Cronstadt comme une « réaction de la petite-bourgeoisie contre les difficultés et privations imposées par la révolution prolétarienne ». « En fait, note-t-il encore en janvier 1938,c’était la lutte du petit propriétaire exaspéré contre la dictature prolétarienne. » Pourtant, c’est bien cette liberté du commerce qui est instaurée au même moment par le Xe Congrès. Selon Lénine, « la liberté des échanges, c’est la liberté du commerce, et la liberté du commerce, c’est le retour au capitalisme. Est-il possible de rétablir dans une certaine mesure la liberté du commerce, sans saper pour cela même le fondement du pouvoir politique du prolétariat ? Oui, c’est possible : c’est une simple question de mesure. » Deux propositions revenant à une variante de la NEP avaient été formulées auparavant, l’une par l’ancien menchevik Larine en janvier 1920, l’autre par Trotsky en mars de la même année. Lénine, qui à chaque fois s’y était opposé, finit par s’y résoudre un an plus tard. En fait, ce n’est donc pas parce que les insurgés revendiquent la liberté du commerce qu’il faut les réprimer.

Est-ce pour autant parce qu’ils s’opposent au pouvoir bolchevik et veulent réélire les soviets, comme l’affirment les anarchistes ? Il est indéniable que, après trois ans de « communisme de guerre » imposé par la guerre civile et l’intervention contre-révolutionnaire des puissances impérialistes, les bolcheviks se savaient minoritaires dans le pays : les paysans, ultra-majoritaires, avaient subi les réquisitions forcées et étaient naturellement devenus hostiles au pouvoir (alors qu’ils l’avaient soutenu dans un premier temps car il leur avait reconnu la propriété privée de la terre, contre les grands propriétaires du tsarisme). Plus généralement, le gouvernement était le bouc émissaire des difficultés indescriptibles de la vie quotidienne, dans un pays dévasté par plus de sept ans de guerre ininterrompue. Dans ces conditions, les bolcheviks considéraient, à juste titre, que la convocation d’élections générales aurait conduit à leur défaite, à la victoire des forces petites-bourgeoises, à un retour des forces bourgeoises et réactionnaires et, indissociablement, à un redémarrage de l’intervention impérialiste qui n’avait pu être vaincue que par la rigueur du communisme de guerre. Comme l’écrira Trotsky en janvier 1938, « les matelots paysans, guidés par les éléments les plus anti-prolétariens, n’auraient rien pu faire du pouvoir, même si on le leur avait abandonné. Leur pouvoir n’aurait été qu’un pont, et un pont bien court, vers le pouvoir bourgeois. » De ce point de vue, « les matelots en rébellion représentaient le Thermidor paysan ». De fait, il eût été suicidaire, pour les bolcheviks, d’abandonner le pouvoir en répondant favorablement à des exigences démocratiques certes compréhensibles, mais manifestement irréalisables à ce moment-là. Pour autant, en conclure à une hostilité de principe des bolcheviks à l’égard de soviets réellement démocratiques trahit un raisonnement formel qui relève plus de préjugés anti-marxistes que d’une véritable analyse de la situation objective.

4.6.2 Enjeu militaire, danger contre-révolutionnaire

En fait, la raison objective et décisive pour laquelle les bolcheviks ont décidé de mettre fin par tous les moyens à l’insurrection de Cronstadt, est qu’elle menaçait directement le pouvoir. Non par ses revendications elles-mêmes, mais parce qu’elle risquait de tomber aux mains des Blancs et des impérialistes, et de servir ainsi de tête de pont à une nouvelle offensive de la contre-révolution, quelques semaines seulement après la victoire militaire des bolcheviks. Cronstadt, rappelons-le, n’est pas une ville comme les autres ; c’est une forteresse, celle qui protège Petrograd, laquelle est elle-même la ville-capitale de la révolution. Paul Avrich l’admet lui-même : « Le gouvernement devait faire face à une mutinerie dans sa propre marine, à un avant-poste de la plus grande importance stratégique puisqu’il gardait les abords occidentaux de Petrograd. Cronstadt risquait d’être […] la base de départ d’une nouvelle invasion anti-soviétique. » Sur le plan de la tactique militaire, le temps presse : la fonte annuelle des glaces intervient généralement à partir de la mi-mars. Or, si la glace fond, Cronstadt ne sera plus accessible depuis le continent par l’Armée rouge ; en revanche, elle le sera par les troupes blanches et leurs bateaux, depuis la Finlande notamment. Il y a là un danger majeur.

Et un danger des plus plausibles. Ce n’est pas dans le livre de Jean-Jacques Marie mais dans ceux des anarchistes Paul Avrich et Henri Arvon que l’on trouve le plus d’éléments à ce sujet. D’une part, Arvon mentionne des articles de la presse bourgeoise, française et américaine notamment (Le Matin, L’Écho de Paris, le New York Times…), parus dès février 1921, donc avant même l’insurrection, qui en gros la racontent à l’avance ! Ces articles répandent des fausses nouvelles, nées en particulier dans les milieux de l’émigration russe blanche. En outre et surtout, Paul Avrich a découvert un document extrêmement important dans les archives du Centre national (russe), organisme créé par des socialistes-révolutionnaires à Paris et qui maintient pendant l’insurrection des relations étroites avec le ministère français des Affaires étrangères. Ce manuscrit non signé, muni de la mention « ultra secret » et intitulé Mémorandum sur la question de l’organisation d’un soulèvement à Cronstadt, peut être datéde janvier ou début février 1921. Or, il annonce, de manière extrêmement précise et détaillée, une insurrection, et demande un soutien extérieur pour assurer son succès.

Il est absolument certain que dans diverses chancelleries et en particulier au sein du gouvernement français, on s’attendait à un soulèvement et on s’apprêtait à envoyer des renforts contre-révolutionnaires à Cronstadt. Le Daily Herald, le14 mars 1921, publie un texte de son correspondant diplomatique qui indique : « Je suis en mesure d’affirmer que le gouvernement français participe à l’affaire de Cronstadt et qu’une forte somme d’argent destinée aux mutins a été envoyée par ses soins à un certain professeur Viburg. Des approvisionnements sont également acheminés par l’intermédiaire et sous le couvert de la Croix Rouge ». La contre-révolution, aux armes fourbies par les Blancs en exil, par les Blancs «  de l’intérieur » et par les gouvernements occidentaux, était aux portes de la Russie, comme elle n’avait jamais cessé de l’être depuis Octobre. Une interview accordée par le principal dirigeant de l’insurrection de Cronstadt, Stepan Petritchenko et publiée dans le New York Timesdès le 31 mars 1921, le confirme : il y reconnaît avoir offert ses services aux Blancs. Deux mois après, en mai, alors qu’il est réfugié au camp de fort Ini en Finlande, le même Petritchenko adresse avec quelques autre une lettre au général blanc Wrangel, où il dit vouloir collaborer avec ses troupes, alors réfugiées en Turquie. « Il propose de préparer une nouvelle campagne contre les bolcheviks afin de reconquérir les “acquis de la révolution de [Février] 1917” ». Au sein même de l’insurrection, des forces contre-révolutionnaires se sont probablement infiltrées parmi les marins de Cronstadt : « Tout indiquait que les émigrés tentaient d’aider l’insurrection pour la capter à leur profit. »

Cela ne remet cependant nullement en cause le caractère globalement spontané de l’insurrection. Tout le montre. Les Izvestia lancent des appels à la méfiance à l’égard des tentatives de récupération blanche (preuve aussi qu’elles existent et que les insurgés en ont conscience).Surtout, le moment est des moins propices pour les insurgés : la glace n’a pas encore fondu, aucune provision d’armes et de munitions n’a été réalisée, aucune précaution n’a été prise non plus pour le ravitaillement alimentaire de l’île en cas de siège : tout indique l’improvisation du soulèvement. Le Mémorandumdu Centre national tablait sur une insurrection au printemps, donc après la fonte des glaces. Or, la rébellion a lieu quelques semaines plus tôt, quelques semaines troptôt pour la réussite de tels plans. Il est donc probable que les forces contre-révolutionnaires qui comptaient sur ce soulèvement ne sont pas parvenues à le conduire ni à le maîtriser une fois enclenché. D’ailleurs, les anciens généraux tsaristes, qui conseillent vivement aux insurgés de passer à l’offensive et de marcher sur Petrograd, ne sont pas écoutés ; les insurgés préfèrent s’enfermer dans leur île, alors même qu’ils ont peu de chance d’en sortir vainqueurs. Même Henri Arvon, qui leur est favorable, écrit : « Ils sont coupables, certes, les marins de Cronstadt, d’être entrés, tant soit peu, dans le jeu de la contre-révolution, à leur insu sans doute ».

4.6.3 La fin et les moyens

L’approche de la fonte des glaces et le danger réel d’une récupération de l’insurrection par les Blancs et les impérialistes pour relancer la guerre civile rendaient donc nécessaire, du point de vue bolchevik, d’en finir au plus vite avec cette insurrection. Mais, pendant une semaine entière, du 1er au 8 mars, les bolcheviks ont recherché une solution pacifique. C’est le sens de la proposition du 6 mars, rejetée avec condescendance par les Cronstadtiens, comme nous l’avons vu. Cette solution négociée se révélant impossible, les bolcheviks ont choisi la force. Dès lors, celle-ci ne pouvait qu’être déterminée. Ici, la condamnation de l’usage de la « violence » ne saurait relever que d’une vision pacifiste petite-bourgeoise, inconsciente de ce que l’histoire avance nécessairement par des rapports de force, qui se soldent souvent dans le sang. À cet égard, la formule employée par Trotsky au sujet de la répression de Cronstadt apparaît des plus justes : pour les bolcheviks, qui voulaient préserver à tout prix le premier État ouvrier comme marchepied de la révolution mondiale, il y eut bien là « nécessité tragique ». De ce point de vue, les communistes révolutionnaires ne peuvent qu’approuver la décision de mettre fin à l’insurrection de Cronstadt, dans l’intérêt supérieur de la révolution mondiale dont l’État ouvrier soviétique, quelles que soient ses limites, dues en grande partie à la situation objective, était à cette époque le plus précieux des acquis.

Reste un certain nombre de questions, qui concernent les méthodes employées par les bolcheviks. Comment Zinoviev, présidant le comité de défense de Petrograd, pouvait-il prétendre négocier quoi que ce soit, en envoyant aux Cronstadtiens, le 4 mars, un texte non seulement menaçant, mais méprisant : « Vous êtes entourés de tous côtés. Dans quelques heures vous serez contraints de vous rendre . Cronstadt n’a ni pain ni combustible. Si vous persistez on vous canardera comme des perdrix » ? Plus généralement, la proposition de négociations adressée par le gouvernement bolchevik aux insurgés aurait sans doute dû s’accompagner, pour avoir des chances d’aboutir, d’une réelle prise en compte de certaines des revendications politiques des insurgés. Il aurait été possible, par exemple, de s’engager à établir un calendrier pour l’organisation d’élections à moyen terme, pour la mise en place rapide de commissions ouvrières pour le contrôle et la démocratisation du pouvoir, etc. Or il ne s’agissait pas seulement de mettre fin à une insurrection dangereuse, mais aussi de reconnaître le fond de vérité que contenaient les revendications des insurgés, rejoignant d’ailleurs, sur la question de la démocratie ouvrière, des exigences formulées de leur côté par certains bolcheviks, comme ceux de l’Opposition ouvrière. Deux ans et demi plus tard, dans Cours nouveau (automne 1923), Trotsky estimera la situation socio-économique assez mûre pour reprendre à son compte les critiques les plus virulentes contre l’absence de démocratie dans le pays et dans le parti lui-même, contre la bureaucratisation extrêmement rapide du pouvoir…

En mars 1921, en tenant compte tactiquement, à juste titre, des revendications paysannes (dont les insurgés de Cronstadt ne fournissent qu’une des nombreuses expressions contemporaines), mais sans accorder de réelle importance à leurs revendications politiques, Lénine, Trotsky et tous les dirigeants bolcheviks ont sans doute sous-estimé l’aspiration des masses à une plus grande démocratie ouvrière et l’importance cruciale de cette question pour l’avenir de l’État ouvrier et de la révolution. Nous reviendrons dans un prochain article sur le processus de bureaucratisation et de « stalinisation » du pouvoir soviétique. Mais on peut dire d’ores et déjà que la nécessité militaire immédiate de réprimer l’insurrection ne dispensait pas d’engager une réflexion et des mesures progressives sur la démocratie dans l’État ouvrier dès lors que se refermait la période de l’inévitable « communisme de guerre ». Lénine, Trotsky et bien d’autres ne le comprendront qu’un peu plus tard, à un moment où la bureaucratie avait déjà conquis une place hégémonique dans tout l’appareil d’État et dans le Parti, et où une bonne partie des masses avait, quant à elle, sans doute déjà renoncé à l’espoir d’une véritable démocratisation…

De ce point de vue, la « tragédie de Cronstadt », c’est que les insurgés ont posé de vraies questions politiques, mais leurs termes frontalement anti-bolcheviks et surtout leur acte insurrectionnel lourd de danger contre-révolutionnaire après trois ans de guerre civile et des mois de révoltes paysannes dans tout le pays, ne pouvaient qu’empêcher les dirigeants bolcheviks de les entendre.

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