Différences entre les versions de « Révolution d'Octobre »

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[[File:October-rev1a.jpg|right|381x237px|October-rev1a.jpg]]La '''révolution d'Octobre''' marque la seconde phase de la [http://wikirouge.net/Révolution_russe_(1917) Révolution russe] de 1917. Appuyé sur les [[Soviets|Soviets]], le [[Parti_bolchévik|parti bolchévik]] de [[Lénine|Lénine]] et [[Trotsky|Trotsky]] réussit à donner une direction politique de classe qui mène en Octobre à la première vraie [[Révolution_socialiste|révolution socialiste]], avec aussitôt une perspective internationale. Mais l'échec de cette vague mondiale isolera la jeune URSS et favorisera l'émergence d'une bureaucratie, dont Staline sera le représentant.
 
  
== Les évènements ==
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{{InfoCalendrierJulien}} [[File:October-rev1a.jpg|right|381x237px|October-rev1a.jpg]]La '''révolution d'Octobre''' marque la seconde phase de la [http://wikirouge.net/Révolution_russe_(1917) Révolution russe] de 1917, après la [[Révolution_de_février|révolution de février]]. Son point d'orgue est l'[[Insurrection_d'octobre|insurrection du 24-25 octobre]] (n.s. 6-7 novembre). Appuyé sur les [[Soviets|soviets]], le [[Parti_bolchévik|parti bolchévik]] de [[Lénine|Lénine]] et [[Trotsky|Trotsky]] réussit à donner une direction politique de classe qui mène en Octobre à la première vraie [[Révolution_socialiste|révolution prolétarienne]], qui engendre une [[Vague_révolutionnaire_de_1917-1923|vague révolutionnaire en Europe]]. Mais l'échec de cette vague isolera la jeune [[URSS|URSS]] et favorisera la [[Bureaucratisation_de_l'Etat_soviétique|bureaucratisation du nouveau régime]] et l'émergence du [[Stalinisme|stalinisme]].
  
=== Montée en puissance des bolchéviks ===
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== Contexte ==
  
Temporairement freinée par les calomnies dont ils ont été l’objet en juillet, l’influence des bolchéviks va de nouveau en s’accroissant à partir de fin août. Le putsch raté de Kornilov a entraîné une radicalisation des masses, due à une perspicacité accrue à l’égard des conciliateurs, qui continuent à affirmer que la coalition avec la [[Bourgeoisie|bourgeoisie]] est indispensable, alors que celle-ci n’hésite pas à encourager un mouvement contre-révolutionnaire pour mettre fin aux soviets. L’attitude des bolchéviks pendant la crise d’août, comparée à celle des « patriotes » qui les avaient calomniés en juillet, met fin aux soupçons de beaucoup. Dans les soviets, les bolchéviks prennent de plus en plus d’importance, par le nombre croissant de leurs délégués, mais aussi, dans les régions où ils ne sont pas présents, par le caractère radical des décisions prises : malgré les moyens limités du parti (manque d’imprimerie, et d’orateurs hors des grandes villes), les idées bolchéviques circulent dans l’ensemble du pays. Ils reprennent également leur activité sur le front : le nouveau rapport de forces leur permet enfin de prendre la parole lors des meetings de soldats, ce qui leur était interdit de fait auparavant. Début septembre, les conciliateurs, plombés par leur indéfectible soutien au gouvernement Kérensky haï des masses, doivent abandonner la direction des soviets de Pétrograd et de Moscou aux bolchéviks.
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=== La révolution de Février ===
  
S’ouvre une courte période où le parti, Lénine en tête, croit en la possibilité d’une transition pacifique vers un gouvernement des soviets. À la suite des journées de juillet, les bolchéviks avaient renoncé au mot d’ordre de « pouvoir aux soviets », ceux-ci étant dirigés par les conciliateurs dont la seule perspective était clairement de confier ce pouvoir à un gouvernement de coalition avec les bourgeois. Maintenant, il est de nouveau adéquat de réclamer le pouvoir pour les soviets, même si les conciliateurs refusent toujours une union avec les bolchéviks à l’intérieur de ces soviets.
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{{Article détaillé|Révolution de Février}}
  
Après une période où Kérensky détient de fait le pouvoir, à la tête d’un directoire de cinq personnes, s’ouvre le 14 septembre une « conférence démocratique », à l’initiative des conciliateurs, qui refusent le pouvoir aux soviets, mais qui veulent en même temps réfréner l’ambition de Kérensky. La composition de cette conférence doit assurer la majorité aux conciliateurs, les bolchéviks ont une représentation minoritaire mais non négligeable, des groupements petit-bourgeois sont également représentés. Mais cette conférence ne montre une fois de plus que son incapacité : ainsi se prononce-t-elle à la majorité pour une nouvelle coalition entre bourgeois et partis soviétistes, tout en ajoutant un amendement qui exclut de toute nouvelle coalition le parti cadet, parti bourgeois représentatif. La seule issue est la création d’une nouvelle instance, le Soviet de la République (ou Préparlement), constitué sur la base des forces présentes à cette conférence, auxquelles s’ajoutent des représentants des classes possédantes et des cosaques. Le Comité central du Parti bolchévique est divisé sur la participation à ce Préparlement, mais le congrès du parti se prononce finalement pour la participation, contre l’avis de Trotsky et Lénine qui y voient une manière de repousser la question de la prise de pouvoir révolutionnaire. Toutefois, cette décision du congrès est souvent contestée par les résolutions des organisations locales.
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Les grèves et manifestations insurrectionnelles à Petrograd de février ont poussé le tsar à abdiquer le 2 mars. Un [[Gouvernement_provisoire_russe|gouvernement provisoire]] est alors formé autour du Prince Lvov, membre du [[Parti_constitutionnel_démocratique|parti Constitutionnel Démocratique]] (KD), le principal [[Parti_de_la_bourgeoisie|parti de la bourgeoisie]]. Le 2 mars également, le [[Soviet_de_Petrograd|soviet de Petrograd]] est formé, et des soviets d'ouvriers et de soldats se forment rapidement dans les grandes villes (et à partir d'avril dans les campagnes). Dans les [[Soviets|soviets]] (''« conseils »'', en russe) les classes populaires se réunissent pour discuter mais aussi pour [[Autogestion|autogérer]] toute une partie de la vie locale. Il y a donc une situation de [[Double_pouvoir|double pouvoir]], même si le soviet de Petrograd, présidé par le [[Menchévik|menchévik]] [[Tchkhéidzé|Tchkhéidzé]], donne sa confiance au gouvernement provisoire. [[Kerensky|Kerensky]] ([[Troudovik|troudovik]]), à la fois ministre du gouvernement et vice-président du soviet, assure la liaison.
  
Il est également sorti de la « conférence démocratique » un nouveau gouvernement de coalition, caractérisé par les bolchéviks comme un gouvernement de guerre civile contre les masses. Mais cette lutte pour le pouvoir gouvernemental ne s’accompagne bien sûr d’aucune mesure pour mettre fin à une situation économique désastreuse. Dans les villes, beaucoup d’ouvriers se mettent en grève, mais les plus avancés considèrent déjà ce mode d’action comme dépassé et se rallient à l’objectif de l’insurrection.
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Mais le gouvernement provisoire ne veut prendre aucune mesure trop radicale, pas même la proclamation de la République. Il refuse les revendications des soviets ([[Pacifisme|la paix]], [[Réforme_agraire|la terre aux paysans]], [[Journée_de_8_heures|la journée de 8 heures]]...), renvoyant la responsabilité à une future Assemblée constituante, tout en affirmant qu'il est impossible de la convoquer tant que des millions d'électeurs [[Guerre_de_1914-1918|sont au front]]. La situation est donc [[Situation_révolutionnaire|toujours révolutionnaire]]. Les forces monarchistes ayant été dissoutes, les [[Parti_KD|KD]] se retrouvent à l'extrême droite, face une opposition entièrement constituée de ''« socialistes »'' (même si le premier parti, le parti [[Socialistes-révolutionnaires|Socialiste-Révolutionnaire]], est davantage une force petite-bourgeoise).
  
=== Frustrations et combat des paysans et des peuples opprimés ===
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Les dirigeants [[Bolchéviks|bolchéviks]] présents en Russie ([[Kamenev|Kamenev]], [[Staline|Staline]], [[Viatcheslav_Molotov|Molotov]]...) suivent les autres socialistes, considérant que leur ligne de soutien à la [[Révolution_bourgeoise|révolution bourgeoise]] passe par le soutien au gouvernement provisoire. Ils envisagent même une réunification avec les [[Menchéviks|menchéviks]]. La [[Pravda|''Pravda'']] appelle à la reprise du travail et au retour à la normale.
  
[[File:Lenin 7 november 1918 speech 1year great socialist october revolution red square.jpg|right|378x251px|Lenin 7 november 1918 speech 1year great socialist october revolution red square.jpg]]Dans les campagnes, les mois de septembre et octobre marquent le summum de la révolte paysanne, qui touche l’ensemble du pays. Les paysans s’emparent des terres des grands propriétaires, il y a des violences et des destructions. Les masses les plus pauvres sont aussi les plus radicales, et les représentants locaux de l’État n’osent pas s’opposer à ce mouvement, malgré les plaintes des propriétaires qui voient dans l’anarchie la trace de l’influence des bolchéviks. En fait, ces derniers sont peu présents dans les campagnes, mais le mouvement échappe aussi largement aux socialistes-révolution­naires, leur programme agraire ayant été abandonné de manière opportuniste pour cause de coalition. En revanche, par l’adéquation de leurs mots d’ordre aux revendications des paysans les plus pauvres, les bolchéviks parviennent à s’implanter peu à peu dans les campagnes, moins directement que par l’influence des soldats revenant du front, où ils ont été éduqués politiquement.
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De retour d'exil, [[Lénine|Lénine]] fait aussitôt paraître ses [[Thèses_d'avril|''Thèses d'avril'']]. Il soutient qu'il faut dénoncer le gouvernement provisoire comme incapable de satisfaire les revendications démocratiques, ouvrières et paysannes, et affirme que la situation de [[Double_pouvoir|double pouvoir]] doit être tranchée en revendiquant ''« tout le pouvoir aux soviets »'', pour créer un Etat ''« du type de la Commune de Paris »''. Il est d'abord mis en minorité, et le bruit court qu'il est devenu ''« [[Léon_Trotsky|trotskiste]] »'', voulant un ''« passage immédiat »'' à la [[Révolution_socialiste|révolution socialiste]]. En s'appuyant sur la base ouvrière, il parvient à faire changer l'orientation du parti.
  
Au même moment, les différentes peuples opprimés de l’empire tsariste déchu se soulèvent eux aussi. Le renversement de la monarchie n’a pas impliqué pour eux de révolution nationale. La domination du pouvoir grand-russe, sous la pression de la bourgeoisie impérialiste, est toujours à l’œuvre. Les peuples opprimés ont simplement acquis une égalité des droits civiques, non l’indépendance qu’ils réclament. Dans les territoires les plus arriérés, où la domination grand-russe a pris les formes de la colonisation, les conciliateurs locaux, proches de la population, vont souvent plus loin dans les revendications que ne le veut le pouvoir central. Le Parti bolchévique est peu implanté parmi les peuples opprimés de l’ex-empire tsariste, mais la faillite des gouvernements de coalition sur la question nationale comme sur les autres, provoque le plus souvent de la bienveillance à son égard, d’autant plus quand il y a coïncidence des antagonismes sociaux et nationaux.
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=== La question de la paix et les Journées d'avril ===
  
=== Les préparatifs de l’insurrection ===
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{{Article détaillé|Traité de Brest-Litovsk{{!}}La question de la paix en 1917}}
  
Sous la pression des événements et de la radicalisation des masses, les bolchéviks ont rapidement évolué à gauche. Malgré l’opposition de Kamenev, il est décidé une sortie démonstrative du Préparlement (7 octobre), Trotsky y dénonçant la représentation exagérée des possédants, la politique économique du gouvernement, et en appelant au peuple pour la défense de la révolution et l’instauration du pouvoir des soviets. Ce Préparlement se montre de toute façon incapable de trancher les questions les plus graves selon lui, comme celle des moyens de rendre à l’armée son ardeur combative. Les bolchéviks consacrent leur énergie à l’agitation en faveur du pouvoir aux soviets. Les orateurs manquent (Lénine est toujours réfugié en Finlande, Kamenev et Zinoviev s’opposent à la perspective de l’insurrection qui se dessine…), mais l’agitation est efficace dans les masses.
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Depuis 1914 la guerre a provoqué beaucoup de remises en question du discours [[Nationaliste|nationaliste]], d'autant plus que la Russie est affaiblie face à l'Allemagne. Néanmoins, début 1917 ce sont surtout l’incapacité du commendement militaire et ses mauvais traitements qui sont dénoncés. Les slogans de paix immédiate sont au départ plus fréquents à l’arrière qu’au front, où les soldats considèrent souvent les ouvriers comme des « planqués », et refusent d'admettre l’inutilité des sacrifices qu’ils endurent depuis trois ans. Le « [[Défaitisme_révolutionnaire|défaitisme révolutionnaire]] » est très impopulaire, et même au sein des [http://wikirouge.net/Bolcheviks bolcheviks] il ne passe pas toujours bien.
  
Un congrès des soviets est convoqué pour le 20 octobre. Pour les bolchéviks, ce congrès doit marquer l’instauration du pouvoir des soviets. Les conciliateurs, qui s’étaient tout d’abord ralliés à ce congrès, le désavouent ensuite ; cette attitude ne fait qu’accélérer le ralliement à la ligne bolchévik des soviets les plus retardataires.
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Le 18 avril, le ministre [[Parti_KD|KD]] [[Milioukov|Milioukov]] s'engage dans une note secrète aux Alliés à ne pas remettre en cause les traités tsaristes et à poursuivre la guerre jusqu'au bout. Lorsque cette note fuite dans la presse, des manifestations armées d'ouvriers et de soldats éclatent (20-21 avril) et s'affrontement violemment à des manifestants pro-gouvernement. Ce sont les premiers véritables affrontements armés de la révolution. Le 15 mai, Milioukov démissionne et un remaniement ministériel renforce le poids de [[Kerensky|Kerensky]] et intègre des SR et 2 menchéviks ([[Tsereteli|Tsereteli]] et [[Skobelev|Skobelev]]). Ce gouvernement a le soutien des ouvriers et beaucoup veulent croire que Kerensky (devenu ministre de la guerre) obtiendra une victoire militaire rapide.
  
Après s’être battu pendant plusieurs semaines contre le Comité central du parti bolchévik (tout comme en avril), Lénine parvient enfin, le 10 octobre, à rallier une majorité à une motion qui met à l’ordre du jour immédiat la préparation de l’insurrection. Les conditions politiques sont maintenant mûres pour cette insurrection (en particulier grâce à l’attitude des paysans), il est donc urgent de s’atteler à la tâche.
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Début avril 1917 se réunit le premier [[Congrès_pan-russe_des_soviets|Congrès pan-russe des soviets]], même s'il ne représente quasiment pas de campagnes (480 délégués de la capitale, 138 de soviets locaux et 46 de l'armée). Il affiche un total suivisme envers le [[Gouvernement_provisoire_(Russie)|gouvernement provisoire]] et appuie la poursuite de la guerre, tout en appelant au ''« contrôle »'' par les soviets et à leur extension à tout le pays.
  
Les opposants à cette perspective parmi les bolchéviks, principalement Kamenev et Zinoviev, mais qui se retrouvent à tous les échelons du parti, ont encore des illusions sur une transition institutionnelle vers un pouvoir des soviets : ils veulent attendre le Congrès des soviets, voire l’Assemblée constituante — dont les élections sont en préparation, le gouvernement les ayant longtemps repoussées, mais ayant décidé de les convoquer pour essayer de sauver le régime. Zinoviev et Kamenev, allant jusqu’à rompre la discipline du parti, parlent d’ « aventurisme », craignant qu’une insurrection fasse perdre aux bolchéviks la confiance des masses.
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== Flux et reflux de la lutte de classe ==
  
L’insurrection est malgré tout programmée, prévue initialement pour le 15 octobre, et en tout cas avant que ne se réunisse le congrès des soviets : forts de l’expérience historique de la Commune de Paris, les bolchéviks savent parfaitement que la bourgeoisie, toute démocratique qu’elle se prétende, ne se laissera pas prendre le pouvoir sans y être contrainte par la force. En outre, l’attitude des conciliateurs depuis février, refusant de rompre avec la bourgeoisie même quand celle-ci affichait le plus son caractère réactionnaire, montre qu’ils devront eux aussi être mis au pied du mur pour éventuellement accepter que les soviets prennent enfin tout le pouvoir.
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=== Les journées de juillet ===
  
Les antagonismes dus à la dualité des pouvoirs s’accentuent. Le soviet de Pétrograd décide la création d’un Comité militaire révolutionnaire (avec à sa tête un jeune socialiste-révolutionnaire de gauche, Lasimir), dans le but de contrôler la défense de la capitale (notamment pour empêcher la dispersion des troupes révolution­naires par le gouvernement). Il est également créé une section de la garde rouge (ouvriers armés), placée avec la garnison sous la direction du Comité militaire. Le gouvernement s’inquiète de ces démonstrations de force, comprenant ce qui se prépare. Il réclame les troupes de Pétrograd pour le front, mais la délégation du soviet tient tête et refuse ce prélèvement.
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{{Article détaillé|Journées de juillet 1917}}
  
Le Comité militaire poursuit ses préparatifs, avec en particulier des mesures préventives contre les forces contre-révolutionnaires (junkers, cosaques, cent-noirs). Pendant les jours qui précèdent le congrès des soviets (finalement repoussé au 25 octobre pour des raisons techniques), la presse bourgeoise annonce des manifestations des bolchéviks. Mais ceux-ci ne font que recenser leurs troupes en vue de l’insurrection, ils s’assurent que les masses de Pétrograd et des alentours leur sont acquises. Les meetings renforcent à la fois les masses et leurs dirigeants dans l’idée que tout est prêt pour l’insurrection. La dernière étape est la conquête politique, suite à un meeting de Trotsky, des soldats de la forteresse Pierre-et-Paul, jusque-là réfractaire à l’autorité du Comité militaire.
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[[File:EmeutesPetrograd1917.jpg|thumb|right|334x226px|Dispersion de la foule sur la perspective Nevski, pendant les journées de juillet.]]Entre février et juillet, l’impopularité de la guerre et la lassitude gagnent du terrain, notamment parmi les ouvriers à qui l'on refuse la [[Journée_de_8_heures|journée de 8 heures]] au nom de l'effort de guerre. Début juin, les bolcheviks sont majoritaires dans le soviet ouvrier de Petrograd. Le 14 juin, le gouvernement provisoire annonce des élections pour l'[[Assemblée_constituante_(Russie)|Assemblée constituante]] pour le 12 novembre.
  
=== Le déroulement de l’insurrection ===
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L’échec militaire de l’« offensive Kerensky » de juillet entraîne une déception générale. L’armée entre en décomposition, les soldats refusent de monter en première ligne, les désertions se multiplient. Les 3 et 4 juillet, les soldats stationnés à Petrograd refusent de repartir au front. Rejoints par les ouvriers, ils manifestent pour exiger des dirigeants du soviet de la ville qu’il prenne le pouvoir.
  
Le 23 octobre, l’état-major de l’armée officielle est définitivement relevé de son commandement sur les troupes de Pétrograd. Le Parti bolchévik n’attend plus que le gouvernement fasse le premier geste d’offensive comme signal de départ pour l’insurrection, qui sera d’autant plus efficace et suivie qu’elle se parera des couleurs de la défensive…
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Les bolcheviks s’opposent à une insurrection prématurée car ils ne sont majoritaires que dans le prolétariat de Petrograd et Moscou, mais la base les déborde. Ils décident alors de soutenir néanmoins les manifestants pour ne pas se couper de cette [[Avant-garde|avant-garde]].
  
Dans la nuit du 23, le gouvernement décide des poursuites judiciaires contre le Comité militaire, et la mise sous scellés des imprimeries bolchéviques. Mais les ouvriers et soldats se mobilisent et font paraître les journaux, et ils demandent des ordres pour la défense du palais de Smolny (siège du Comité militaire). Le croiseur « Aurore » se met aussi à disposition.
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Un débat s'engage chez les bolchéviks sur la participation à la [[Conférence_de_Stockholm_(1917)|Conférence de Stockholm]], c'est-à-dire sur le lien à garder ou non avec les [[Centristes|centristes]] de l'[[Internationale_ouvrière|Internationale]].
  
La journée du 24 est occupée à la répartition des tâches pour les bolchéviks. Pendant ce temps-là, les défections de troupes continuent parmi celles qui étaient jusque-là contrôlées par le gouvernement, comme par exemple le bataillon de motocyclistes. Au Préparlement, Kérensky décrète des mesures contre les bolchéviks, mais les troupes qu’il a encore à sa disposition (junkers, cosaques) sont trop faibles par rapport à l’adversaire pour les exécuter.
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=== La réaction et le putsch de Kornilov ===
  
Dans la nuit du 24, le Comité militaire fait occuper les centres névralgiques de Pétrograd. Des troupes de junkers et des officiers sont arrêtés et désarmés. Parfois, les bolchéviks font preuve d’une trop grande indulgence envers les ennemis : sûrs de leur force, ils espèrent le moins de violence possible ; ils auront plus d’une fois à le regretter par la suite, pendant la guerre civile. Quant aux conciliateurs du Comité exécutif des soviets, ils ne peuvent que constater l’insurrection ; ils n’ont désormais plus de place propre dans le conflit direct entre la bourgeoisie et le prolétariat.
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{{Article détaillé|Affaire Kornilov}}
  
Le matin du 25, le Comité militaire annonce qu’il a pris le pouvoir et que le gouvernement est démis. En fait, celui-ci siège toujours au Palais d’hiver, dont la prise a été retardée (le comité a bien des lacunes dans la science militaire). Dans la journée, le Préparlement est évacué sans arrestation. La prise de la capitale s’est globalement déroulée dans le calme, comme un relèvement de la garde…
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Les manifestants sont réprimés et une vague de répression frappe le parti bolchévik, ainsi que des calmonies (accusations d'être à la solde des Allemands pour les faire gagner). [[Lénine|Lénine]] est obligé de se réfugier en Finlande, le journal bolchevique [[Rabotchi_I_Soldat|''Rabotchi I Soldat'']] est interdit, et [[Trotsky|Trotsky]] (qui se rapproche des bolchéviks) est emprisonné. Les régiments de mitrailleurs qui ont soutenu la révolution sont dissous, envoyés au front par petits détachements, les ouvriers sont désarmés. 90 000 hommes doivent quitter Petrograd, les « agitateurs » sont emprisonnés. La [[Peine_de_mort|peine de mort]] abolie en février est rétablie et des pogroms se produisent en province. Au front, la reprise en main est brutale après la liberté laissée par le prikaze n°1 en février. Ainsi le 8 juillet, le général Kornilov, qui commande le front sud-ouest, donne l’ordre d’ouvrir le feu à la mitrailleuse et l’artillerie sur les soldats qui reculeraient. Du 18 juin au 6 juillet, l’offensive sur ce front fait 58 000 morts, sans succès.
  
La seule tâche qui reste est donc la prise du Palais d’hiver. Parmi les bolchéviks, on commence à s’agacer du retard : il faut que l’action soit menée avant l’ouverture du Congrès des soviets, afin de mettre les conciliateurs devant le fait accompli. Le dispositif de défense du Palais d’hiver est en déliquescence, les junkers et les cosaques ne savent pas quelle attitude adopter. Dans la nuit, suite à une canonnade purement démonstra­tive de l’ « Aurore », le Palais d’hiver tombe sans combat, et le gouverne­ment est arrêté sans effusion de sang, à l’exception de Kérensky qui a réussi à s’enfuir vers le front.
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Le gouvernement est en crise et le 15 juillet, les ministres KD démissionnent, y compris le ministre-président Lvov. Ils sont de plus en plus nationalistes et partisans de méthodes autoritaires. Avec des forces tsaristes ils misent sur Kornilov pour rétablir l'ordre ([[Bonapartisme|bonapartisme]]). Kerensky croit pouvoir s'appuyer sur Kornilov et le 19 juillet, il le nomme commandant en chef de l'armée russe. À la fin du mois de juillet, Kerensky forme un nouveau gouvernement à majorité socialiste. Le [[Soviet_de_Petrograd|soviet de Petrograd]], dominé par les socialistes [[Conciliateurs|conciliateurs]] ([[Socialistes-révolutionnaires|SR]] et [[Menchéviks|menchéviks]]), donne sa confiance à ce gouvernement et cautionne la réaction. La [[Dualité_de_pouvoir|dualité de pouvoir]] semble disparaître. Dans ces conditions, les bolchéviks cessent de revendiquer le « [[Pouvoir_aux_soviets|pouvoir aux soviets]] ». [[Lénine|Lénine]] considère que le seul moyen de reprendre l'initiative est que le [[Parti_bolchévik|parti bolchévik]] prenne le pouvoir, quitte à reformer des soviets après.
  
=== Ouverture du Congrès des soviets ===
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Les 12-15 août, Kerensky organise à Moscou une [[Conférence_d'État_de_Moscou_(1917)|Conférence d'État]] pour tenter de se légitimer, mais c'est Kornilov qui émerge vraiment comme solution aux yeux des [[Possédants|possédants]]. La réaction veut marquer son avantage. Le 9 septembre, [[Putsch_de_Kornilov|Kornilov envoie 3 régiments de cavalerie par chemin de fer sur Petrograd]], dans le but affiché d’écraser dans le sang les soviets et les organisations ouvrières et de remettre la Russie dans la guerre. Kerensky panique et destitue Kornilov, mais son gouvernement est devenu trop faible pour se défendre. Ce sont les soviets qui organisent réellement la défense, et qui mettent en déroute Kornilov en 3 jours.
  
[[File:Octoberrevolution 28.jpg|right|339x424px|Octoberrevolution 28.jpg]]Le Congrès des soviets est déjà réuni depuis le matin du 25, et les conciliateurs ne représentent qu’un quart des délégués. La première journée est consacrée aux réunions de fractions. Tous attendent le dénouement du siège du Palais d’hiver avant de commencer les discussions. Un bureau du Congrès est formé, avec 14 bolchéviks et 7 socialistes-révolutionnaires de gauche. Lénine, présent, n’apparaît pas encore publiquement.
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=== Ebullition populaire et essor des bolchéviks ===
  
Les conciliateurs refusent la proposition d’un front unique de la démocratie soviétique. Après l’annonce de la prise du Palais d’hiver, il ne reste au Congrès que les bolchéviks, les socialistes-révolutionnaires de gauche et les mencheviks internationalistes.
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{{Article détaillé|Élections pendant la révolution russe}}
  
Le Congrès apprend que les troupes du front qui avaient été désignées par Kérensky pour réprimer l’insurrection se rangent du côté de celle-ci. Le matin du 26 octobre, on peut annoncer que le pouvoir est désormais aux mains des soviets.
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La défaite du [[Putsch_de_Kornilov|putsch]] retourne la situation. La [[Réaction|réaction]] baisse la tête face aux masses armées. Les bolcheviks peuvent sortir de leur semi-clandestinité, les prisonniers politiques, dont [[Trotsky|Trotsky]], sont libérés par les marins de Kronstadt. Les bolchéviks, qui étaient en première ligne contre Kornilov, sortent grandis par rapport au gouvernement [[Kerensky|Kerensky]]. Les [[Soviets|soviets]] reprennent de la vitalité et de l'autonomie et les bolchéviks y prennent de plus en plus d’importance. Ils remettent au centre le mot d'ordre ''« tout le pouvoir aux soviets »'', qui est repris par des ouvriers [[Parti_SR|SR]] ou [[Mencheviks|mencheviks]]. Des soviets et des [[Syndicats_dans_la_révolution_russe|syndicats]] se rangent du côté des bolcheviks. Le nombre des délégués bolchéviks augmente, mais les idées bolchéviques circulent encore plus vite : des décisions radicales commencent à remonter de régions où ils ne sont pas présents.
  
Les premières mesures politiques du nouveau pouvoir sont prises par le Congrès lui-même, dans la nuit du 26 au 27. Il s’agit « d’édifier l’ordre socialiste », déclare Lénine, qui peut enfin apparaître publiquement, à la tribune. Les premières mesures prises par le Congrès sont donc un appel à tous les pays belligérants pour mettre fin à la guerre et discuter d’une paix juste et démocratique, un décret qui reconnaît que la terre appartient aux paysans, et la création du nouveau gouvernement : le « soviet des commissaires du peuple »…
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Le rapport de forces permet à présent aux bolchéviks de prendre la parole sur le front lors des meetings de soldat. Aux élections municipales de Moscou, entre juin et septembre, les SR passent de 375&nbsp;000 suffrages à 54&nbsp;000, les mencheviks de 76&nbsp;000 à 16&nbsp;000, les KD de 109&nbsp;000 à 101&nbsp;000, alors que les bolcheviks passent de 75&nbsp;000 à 198&nbsp;000 voix. Le 31 août, le [[Soviet_de_Petrograd|soviet de Petrograd]] et 126 soviets de province votent une résolution en faveur du pouvoir des soviets. Dans beaucoup de localités on va plus loin et le pouvoir effectif est de fait entre les mains des soviets. Le 3<sup>e</sup> congrès des soviets de Finlande se proclame instance dirigeante. Les bolchéviks prennent la majorité au [[Soviet_de_Moscou|soviet de Moscou]] 5 septembre, et au [[Soviet_de_Petrograd|soviet de Petrograd]] le 9 ([[Trotsky|Trotsky]] en devient président le 25).
  
== Les premières mesures des bolcheviks ==
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Lénine tente alors de revenir à la stratégie d'[[Interpellation|interpellation]] des conciliateurs<ref>Lénine, ''[https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/09/vil19170916d.htm Au sujet des compromis]'', rédigé du 1er au 3 septembre 1917</ref><ref>Lénine, ''[https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/10/vil19171010.htm Les tâches de la révolution]'', rédigé autour du 6 septembre 1917</ref><ref>Lénine, ''[https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/09/vil19170927b.htm Une des questions fondamentales de la révolution]'', rédigé autour du 7 septembre 1917</ref>. Les bolchéviks leur proposent un compromis&nbsp;: prenez le pouvoir sans la bourgeoisie, et les bolchéviks se limiteront à la démocratie soviétique (les partis majoritaires au soviet forment le gouvernement).
  
{{Voir|Premières mesures du gouvernement bolchevik}}
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Le 14 septembre, une «&nbsp;[[Conférence_démocratique_(Russie)|Conférence démocratique]]&nbsp;» est convoquée à l'initiative des conciliateurs, qui veulent limiter les tendances autoritaires de [[Kérensky|Kérensky]], mais aussi minimiser l'influence bolchévique en surreprésentant les secteurs petit-bourgeois. La Conférence proclame enfin la [[République|République]], mais débouche finalement sur une nouvelle avec les [[Classes_possédantes|classes possédantes]], même si les leaders [[Parti_KD|KD]] discrédités sont écartés. Devant le refus des conciliateurs, Lénine propose que les bolchéviks prennent immédiatement le pouvoir, mais le Comité central est contre ce revirement. La Conférence débouche sur un [[Préparlement_(Russie)|Préparlement]]., auquel les bolchéviks décident d'abord de participer. Finalement, une majorité derrière [[Lénine|Lénine]] et [[Trotsky|Trotsky]] se dégage, et lors de l'ouverture du préparlement le 7 octobre, les&nbsp;bolchéviks font une sortie fracassante.
  
Un nouveau régime politique fut mise en place, basée sur la [[Démocratie_ouvrière|démocratie ouvrière]]. Le nouveau pouvoir soviétique commença immédiatement à introduire un programme de réformes radicales et de grande portée. Un des premiers décrets institua des mesures de [[Contrôle_ouvrier|contrôle ouvrier]] dans les usines.
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La guerre continue à faire rage et est une [[Paix_de_Brest-Litovsk|question politique majeure]]. Le 3 septembre, les Allemands ont pris Riga. Début Octobre, ils sont aux portes de Petrograd. Les possédants si ''«&nbsp;patriotes&nbsp;»'' haïssent la capitale rouge à tel point qu'ils espèrent la voir écrasée. La [[Flotte_de_la_Baltique|Flotte de la Baltique]], dominée par les [[Bolchéviks|bolchéviks]], défend le bastion ouvrier tout en lançant des appels révolutionnaires aux Allemands et en se préparant à renverser les [[Classe_dirigeante|classes dirigeantes]] russes. Tout ce que tente [[Kerensky|Kerensky]] pour hausser le ton se retourne contre lui&nbsp;: il ordonne la dissolution du [[Tsentroflot|Tsentroflot]] et doit reculer 3 jours après, il envoie les troupes contre le [[Soviet_de_Tachkent|Soviet de Tachkent]] et y déclenche une grève générale, il fait face à une grève [[Vikjel|des cheminots]] pourtant dirigés par les [[Conciliateurs|conciliateurs]]...
  
La propriété privée de la terre fut abolie sans compensation. Le droit d’utiliser la terre alla à tous ceux qui la cultivaient. Après un débat acharné un traité de paix fut signé avec l’Allemagne. La Russie s’était retirée de la guerre. Les nations qui avaient anciennement été opprimées par l’empire russe obtinrent leur indépendance. Au cours des années suivantes cinq états indépendants furent créés, et au sein de la fédération russe 17 républiques autonomes et régions furent établies.
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=== Soulèvements des paysans et des peuples opprimés ===
  
L’ancien code légal fut aboli et le système judiciaire fut complètement réformé. Des courts populaires furent mises en place avec des juges élus.
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{{Article détaillé|Mouvement paysan en 1917|Minorités nationales en Russie}}
  
Les femmes obtinrent le droit de vote, la pleine citoyenneté, l’égalité des salaires et de droit du travail. Les changements légaux commencèrent à transformer toute la nature de la famille. Ainsi que l’expliquait un législateur le mariage «&nbsp;''devait cesser d’être une cage dans laquelle mari et femme vivent comme des condamnés''&nbsp;». La discrimination à l’égard des enfants illégitimes cessa. En 1920 la Russie devint le premier pays au monde à légaliser l’avortement. L’homosexualité n’était plus un crime. De tels changements mirent la Russie largement en tête des nations d’Europe occidentale soi-disant plus avancées.
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En septembre-octobre, l'agitation révolutionnaire gagne les campagnes, dans ce qui sera sans doute la plus grande [[Jacquerie|jacquerie]] de l'histoire européenne. Les paysans s’emparent des terres des grands propriétaires, il y a des violences et des destructions. Les paysans pauvres sont les plus radicaux, et les représentants locaux de l’État n’osent pas s’interposer, malgré les plaintes des propriétaires. Apprenant que le «&nbsp;[[Partage_noir|partage noir]]&nbsp;» est en train de s’accomplir dans leurs villages, les soldats, largement d’origine paysanne, désertent en masse afin de pouvoir participer à temps à la redistribution des terres. Les tranchées se vident peu à peu. Le mouvement déborde largement les cadres SR, qui reportent depuis trop longtemps la [[Réforme_agraire|réforme agraire]]. On y voit alors l’influence des bolchéviks, mais ces derniers sont peu présents dans les campagnes, où leurs moyens sont très limités (manque d’imprimerie et d’orateurs). Avec leurs mots d'ordre, ils parviennent peu à peu à s’implanter parmi les paysans pauvres, surtout via les soldats revenant du front.
  
En un an le nombre d’école augmenta de plus de cinquante pour cent, et il y avait des campagnes pour apprendre aux illettrés à lire et à écrire. Les frais universitaires furent abolis pour permettre un plus grand accès à l’éducation supérieure. On se débarrassa des examens et l’apprentissage basé sur la mémorisation pure fut énormément réduit. L’étude scolaire fut combinée au travail manuel, et des mesures de contrôle démocratique furent apportées, impliquant tous les travailleurs scolaires et les élèves âgés de plus de 12 ans. Lénine attachait personnellement une grande attention à l’expansion des bibliothèques.
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Au même moment, les différents peuples opprimés de l’empire tsariste déchu se soulèvent eux aussi. Le renversement de la monarchie leur a apporté l'égalité des droits civiques, mais n’a pas apporté de réelle libération nationale. Les [[Parti_KD|KD]] ont perpétué la domination grand-russe, malgré leurs promesses antérieures. Les conciliateurs locaux, proches de la population, vont souvent plus loin dans les revendications que ne le veut le pouvoir central et conserveront plus longtemps leur base. Les bolchéviks sont peu présents parmi les minorités opprimées, mais la faillite des gouvernements de coalition sur la [[Question_nationale|question nationale]] comme sur les autres, provoque le plus souvent de la bienveillance à son égard, d’autant plus quand il y a coïncidence des antagonismes sociaux et nationaux.
  
Les décrets ne pouvait changer que jusqu’à ce point. La tâche d’éradiquer l’ignorance, la superstition et les attitudes réactionnaires prendrait plus de temps. Lénine insistait sur l’importance de l’auto-émancipation de la classe ouvrière, disant que la révolution devait «&nbsp;''développer cette initiative indépendante des travailleurs, de tous les prolétaires et les exploités en général, la développer aussi largement que possible en travail organisationnel créatif. A tout prix nous devons rompre le vieil, absurde, sauvage, détestable et dégoûtant préjugé que seules les ‘classes supérieures’, seuls les riches, et ceux qui sont passés par les écoles des riches, sont capables d’administrer l’État et de diriger le développement organisationnel de la société socialiste''&nbsp;». Malgré les terribles privations de la période post-révolutionnaire, beaucoup de travailleurs se sentirent délivrés des limitations de leur ancien mode de vie. On trouve des récits contemporains de travailleurs, après une journée de travail, improvisant et produisant des pièces, ou assistant à des cours pour apprendre à écrire de la poésie.
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== La révolution et l'insurrection d'Octobre ==
  
La Russie révolutionnaire connut une effervescence d’innovations et d’expérimentations dans les domaines de la littérature, de la peinture et du cinéma. La position de l’artiste dans la société était transformée. Comme le dit le poète Maïakovski&nbsp;: «&nbsp;''Les rues plutôt que des pinceaux nous utiliserons /Nos palettes, les places et leurs espaces grand ouverts''&nbsp;» (Ordre à l’armée des arts, 1918).
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=== Les préparatifs de l’insurrection ===
  
== De la révolution d’Octobre à la convocation de la Constituante ==
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Dans les villes, beaucoup d’ouvriers se mettent en [[Grève|grève]], mais les plus avancés considèrent déjà ce mode d’action comme dépassé et se rallient à l’objectif de l’[[Insurrection|insurrection]]. Mais les débats sur cette question sont tendus dans le parti bolchévik. Les opposants, principalement [[Kamenev|Kamenev]] et [[Zinoviev|Zinoviev]], mais qui se retrouvent à tous les échelons du parti, croient encore possible une transition institutionnelle vers le pouvoir des soviets. Ils veulent attendre le [[Congrès_des_soviets|Congrès des soviets]] (20 octobre), voire l’[[Assemblée_constituante_(Russie)|Assemblée constituante]] (12 novembre).
  
Un subterfuge banal de la bourgeoisie et de ses chiens de garde pour poser «&nbsp;le problème de la Constituante&nbsp;» consiste à le poser de façon abstraite et isolée, hors du temps et de l’espace, c’est-à-dire hors du développement réel de la lutte entre les classes sociales pendant la révolution russe. Il leur est ainsi possible d’opposer une «&nbsp;bonne&nbsp;» bourgeoisie «&nbsp;démocratique&nbsp;» et de «&nbsp;bons&nbsp;» socialistes «&nbsp;démocratiques&nbsp;» (les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de droite), aux «&nbsp;méchants&nbsp;» socialistes anti-démocratiques, les bolcheviks. À l’inverse, on suivra ici le déroulement réel de la lutte des classes, dans lequel s’exprime les positions réelles de chaque classe à travers son parti.
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Après s’être battu pendant plusieurs semaines contre le Comité central bolchévik (comme en avril), Lénine parvient, le 10 octobre, à rallier une majorité à une motion qui met à l’ordre du jour immédiat la préparation de l’insurrection. Elle est prévue initialement pour le 15 octobre, avant le congrès des soviets. L'idée est de ne pas attendre que les classes dominantes prennent l'initiative car elle ne se laissera pas faire, et également de mettre les conciliateurs devant le fait accompli pour les forcer à choisir le camp des soviets. Zinoviev et Kamenev paniquent et craignent qu’une insurrection fasse perdre aux bolchéviks la confiance des masses. Ils dénoncent ''«&nbsp;l'[[Aventurisme|aventurisme]]&nbsp;»'', et vont jusqu’à rompre la [[Centralisme_démocratique|discipline du parti]] en livrant dans des journaux les plans de l'insurrection. Kerensky la voit bien venir mais se retrouve largement impuissant.
  
=== Que faire face à la contre-révolution&nbsp;? ===
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[[File:Octoberrevolution 198.jpg|right|346x400px|Octoberrevolution 198.jpg]]Les bolchéviks consacrent leur énergie à l’agitation en faveur du pouvoir aux soviets. Les orateurs manquent (Lénine est toujours réfugié en Finlande, Kamenev et Zinoviev s’opposent à la ligne…), mais l’agitation est efficace dans les masses, et Trotsky en particulier joue un rôle clé. La [[Dualité_de_pouvoir|dualité de pouvoir]] est à un point de basculement. Dans la capitale, la question est ''«&nbsp;qui dirige les bandes d'hommes armées&nbsp;»'', c'est-à-dire le fondement de l'[[Etat|Etat]]. Le soviet de Pétrograd décide la création d’un [[Comité_militaire_révolutionnaire|Comité militaire révolutionnaire]] (avec à sa tête un jeune [[SR_de_gauche|SR de gauche]], [[Pavel_Lasimir|Lasimir]]), qui coordonne les soldats fidèles aux soviets. Une section de [[Garde_rouge|gardes rouges]] (ouvriers armés) est également créée. Le gouvernement s’inquiète, et réclame les troupes de Pétrograd pour le front. Mais la délégation du soviet tient tête et refuse.
  
[[File:Octoberrevolution 54.jpg|right|333x388px|Octoberrevolution 54.jpg]]La révolution victorieuse est généreuse&nbsp;: des représentants de la bourgeoisie, notamment des officiers et élèves-officers, faits prisonniers au moment de l’insurrection, sont libérés sur parole par le pouvoir soviétique. En échange, ils s’engagent à ne pas essayer de renverser le pouvoir soviétique. Mais la plupart, à peine libérés, trahissant leur parole, préparent, organisent ou essayent d’organiser des soulèvements armés, comme à Moscou. La bourgeoisie par l’intermédiaire de son parti, le parti cadet, et de ses relais dans l’armée et le vieil appareil d’État, s’efforce de rétablir son pouvoir par la violence.
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Le Comité militaire révolutionnaire (CMR) poursuit ses préparatifs, avec en particulier des mesures préventives contre les forces contre-révolutionnaires ([[Junkers|junkers]], [[Cosaques|cosaques]], [[Cent-noirs|cent-noirs]]). Pendant les jours qui précèdent le Congrès des soviets (finalement repoussé au 25 octobre pour des raisons techniques), la presse bourgeoise annonce des manifestations des bolchéviks. Mais ceux-ci ne font que recenser leurs troupes en vue de l’insurrection, ils s’assurent que les masses de Pétrograd et des alentours leur sont acquises. Parfois ils s'assurent au moins de la neutralité de certaines troupes. Les meetings renforcent à la fois les masses et leurs dirigeants dans l’idée que tout est prêt pour l’insurrection. Un meeting de Trotsky finit de convaincre les soldats de la forteresse Pierre-et-Paul, jusque-là réfractaires à l’autorité du Comité militaire.
  
Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires (SR) de droite, quant à eux, s’opposent au pouvoir issu de la révolution&nbsp;: après avoir quitté le IIe Congrès des Soviets, où ils étaient en minorité, ils refusent d’envoyer leurs délégués au Comité exécutif central des soviets de Russie en proportion de leur représentation à ce congrès. Et ils prétendent substituer au gouvernement élu par ce dernier (conseil des commissaires du peuple) un gouvernement de coalition comprenant des bolcheviks, des mencheviks, des SR et des socialistes populistes (ces derniers étant dirigés par Kerensky, lequel, chef du gouvernement provisoire d’avant Octobre, avait multiplié les actes de répression contre les travailleurs et les soldats, ouvrant la voie à la préparation du coup d’État militaire de Kornilov (1)). Le Comité exécutif du syndicat des cheminots, dirigé par les mencheviks, menace de bloquer le ravitaillement de la capitale si le gouvernement soviétique ne cède pas.
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=== L’insurrection du 24-25 octobre ===
  
Des pourparlers sont engagés entre les représentants du gouvernement soviétique, des différents partis se revendiquant du socialisme et le Comité exécutif du syndicat des cheminots. Le gouvernement demande au syndicat des cheminots d’envoyer des troupes pour mater l’insurrection contre-révolutionnaire des élèves-officiers de Moscou. Ce dernier, en affirmant sa «&nbsp;neutralité&nbsp;», démasque devant le peuple tout entier le sens réel de sa politique. Le pouvoir soviétique rompt alors les pourparlers, dont la fonction (quelles que soient les bonnes intentions de certains socialistes-révolutionnaires ou mencheviks) se révèlait être objectivement celle d’un soutien politique à la lutte contre la révolution d’Octobre, c’est-à-dire contre le décret sur la paix, le décret sur la terre, le contrôle ouvrier sur l’industrie et plus généralement le pouvoir des ouvriers et des paysans (2).
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{{Article détaillé|Insurrection d'Octobre}}
  
D’un côté, le gouvernement soviétique dirigé par les bolcheviks s’efforce de réduire par la négociation tous les soulèvements contre le pouvoir, même armés&nbsp;: les soldats fidèles aux soviets reçoivent ordre de ne pas tirer les premiers. Les bolcheviks entendent ainsi démontrer à tous qu’ils ne veulent pas la guerre civile. Mais, de l’autre, le gouvernement réagit sans faiblesse aux menées de la contre-révolution&nbsp;: il triomphe militairement des troupes qui ne se rendent pas et décide de mettre en état d’arrestation les dirigeants du parti cadet, cerveaux de la contre-révolution, de placer ce parti sous surveillance et d’interdire sa presse. La question de la liberté de la presse
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Le 23 octobre, l’état-major de l’armée officielle est définitivement relevé de son commandement sur les troupes de Pétrograd. Le Parti bolchévik, [[Tactique|tactiquement]], n’attend plus qu'un geste d'offensive du gouvernement pour lancer l'insurrection en mesure défensive.
  
Les mencheviks et les SR de droite se scandalisent&nbsp;: comment oser porter atteinte à la sacro-sainte liberté de la presse&nbsp;? Comment oser interdire la presse bourgeoise&nbsp;? Les mencheviks, les SR de droite et les socialistes-populistes n’avaient pas fait preuve d’autant de réticences à «&nbsp;porter atteinte à la liberté de la presse&nbsp;» et à recourir à la violence lorsque, aux lendemains des journées de juillet, ils avaient décidé d’interdire la presse du Parti bolchevik, d’envoyer l’armée fermer ses imprimeries, détruire ou confisquer son matériel et arrêter ses principaux dirigeants, qui passèrent les mois de juillet et août dans les prisons du gouvernement des mencheviks, des SR et des socialistes-populistes…
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Dans la nuit du 23, le gouvernement décide des poursuites judiciaires contre le Comité militaire, et la mise sous scellés des imprimeries bolchéviques. Mais les ouvriers et soldats se mobilisent et font paraître les journaux, et ils demandent des ordres pour la défense de [[Institut_Smolny|Smolny]] (siège du [[Comité_militaire_révolutionnaire|CMR]]). Le croiseur Aurore se met aussi à disposition.
  
Dès lors, s’ils se scandalisent de la mesure d’interdiction de la presse bourgeoise au moment où celle-ci répand toutes sortes de fausses nouvelles et de calomnies contre le pouvoir soviétique dans l’objectif de son renversement, ce n’est pas qu’ils soient attachés à la «&nbsp;liberté de la presse&nbsp;» pour elle-même, mais plutôt qu’ils sont aussi déterminés à rétablir le pouvoir bourgeois qu’ils l’ont été à étouffer par tous les moyens la révolution prolétarienne. Pour eux, la presse est «&nbsp;libre&nbsp;» lorsque la presse est dans les mains de quelques grands hommes d’affaires et présente la réalité à leur avantage, calomniant les révolutionnaires (comme les bolcheviks, accusés sans fondement en juillet d’être financés par l’État-major allemand), tandis que l’immense majorité n’a tout simplement pas les moyens matériels de disposer de ses propres médias. À l’opposé, la politique des bolcheviks consista, dans l’esprit du projet de décret sur la presse, d’une part, à imposer à tous les journaux l’obligation de rendre publics leurs comptes, afin que le peuple puisse connaître le ou les commanditaire(s) du journal et, d’autre part, à collectiviser les imprimeries et à les mettre à la disposition de tout groupe significatif d’ouvriers ou de paysans désirant éditer un journal ou une revue (Lénine suggérait d’accorder ce droit à tout groupe d’au moins 10 000 ouvriers ou paysans). En donnant ainsi réellement la possibilité aux exploités et aux opprimés de faire leur propre presse, ces mesures constituaient un pas vers la liberté réelle de la presse. Lutte politique et lutte militaire sont indissociables
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La journée du 24 est occupée à la répartition des tâches pour les bolchéviks. Pendant ce temps-là, les défections de troupes continuent parmi celles qui étaient jusque-là contrôlées par le gouvernement, comme par exemple le bataillon de motocyclistes. Au [[Préparlement_(Russie)|Préparlement]], Kérensky décrète des mesures contre les bolchéviks, mais les troupes qu’il a encore à sa disposition ([[Junkers|junkers]], [[Cosaques|cosaques]]) sont trop faibles par rapport à l’adversaire pour les exécuter.
  
Les rumeurs répandues par la presse bourgeoise ne peuvent être séparées des préparatifs militaires de coup d’État. En ce sens, faire preuve de la moindre faiblesse face à la contre-révolution, même avec les meilleures intentions du monde, c’est trahir la révolution. Tous les hésitants (comme les SR de gauche et le groupe Zinoviev-Kamenev dans le parti bolchévik) semblent avoir oublié les leçons de la Commune de Paris. La bourgeoisie française n’avait continué à discuter avec les communards que le temps de réunir, en accord avec Bismarck (représentant les intérêts de la bourgeoisie allemande), les forces nécessaires pour écraser la révolution prolétarienne commençante. La lutte politique et médiatique de la bourgeoisie contre le gouvernement révolutionnaire et son recours à la force militaire ne sont pas deux politiques opposées, mais les deux moments d’une même politique, dont le résultat ne peut être rien d’autre que le rétablissement du pouvoir de la bourgeoisie sur la base du massacre des ouvriers révolutionnaires. Le comportement du gouvernement soviétique à l’égard des paysans
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Dans la nuit du 24, le [[Comité_militaire_révolutionnaire|CMR]] fait occuper les centres névralgiques de Pétrograd&nbsp;: ponts, gares, banque centrale, centrales postale et téléphonique. Des troupes de junkers et des officiers sont arrêtés et désarmés. Parfois, les bolchéviks font preuve d’une trop grande indulgence&nbsp;: sûrs de leur force, ils espèrent le moins de [[Violence|violence]] possible&nbsp;; ils auront plus d’une fois à le regretter par la suite, pendant la [[Guerre_civile_russe|guerre civile]]. Quant aux conciliateurs du Comité exécutif des soviets, ils ne peuvent que constater l’insurrection&nbsp;; ils n’ont désormais plus de place propre dans le conflit direct entre la bourgeoisie et le prolétariat.
  
[[File:Octoberrevolution 198.jpg|right|346x400px|Octoberrevolution 198.jpg]]On reproche aussi aux bolcheviks d’avoir accordé aux ouvriers une sur-représentation dans les soviets, devenus organes de l’État, par rapport à la paysannerie, qui était largement majoritaire en Russie. Pour les «&nbsp;démocrates&nbsp;» bourgeois et petits-bourgeois, cela représente une violation inadmissible de «&nbsp;la&nbsp;» démocratie, incarnée selon eux dans le principe&nbsp;: un homme, une voix. Pourtant, ce principe formel ignore que, sous le capitalisme, c’est la ville qui commande à la campagne. Dès lors, la question politique principale qui se pose, en ce qui concerne la paysannerie, est de savoir quelle classe la dirigera&nbsp;: la bourgeoisie ou le prolétariat&nbsp;? En régime de «&nbsp;démocratie&nbsp;» bourgeoise, c’est la bourgeoisie — les banquiers, les propriétaires fonciers qui en général sont eux-mêmes des bourgeois, les gros fermiers capitalistes, les patrons qui produisent les machines agricoles, les patrons des supermarchés qui imposent des prix au rabais, etc. —, qui commande à la paysannerie, comme à toutes les autres classes. C’est cette bourgeoisie qui domine la terre, surexploite les salariés agricoles, pille les petits paysans et souvent les exproprie en les conduisant à la ruine.
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Le matin du 25 octobre (n.s 7 novembre), le [[Comité_militaire_révolutionnaire|CMR]] annonce qu’il a pris le pouvoir et que le gouvernement est démis. En fait, celui-ci siège toujours au Palais d’hiver, dont la prise a été retardée (le CMR a bien des lacunes dans la science militaire). Dans la journée, le Préparlement est évacué sans arrestation. La prise de la capitale s’est globalement déroulée dans le calme, causant seulement 5 morts et quelques blessés. Pendant l’insurrection, les tramways continuent à circuler, les théâtres à jouer, les magasins à ouvrir.
  
Le gouvernement soviétique, au contraire, s’est efforcé d’aider les travailleurs salariés et les paysans pauvres à lutter contre les bourgeois et les paysans riches, tout en essayant d’obtenir la bienveillante neutralité du paysan moyen (celui qui peut vivre de sa terre sans employer de salarié). Dans les premiers jours qui suivent la révolution d’Octobre, la grande majorité du prolétariat est déjà ouvertement du côté du pouvoir soviétique, mais la position de la paysannerie est encore incertaine. Pour la gagner à la révolution prolétarienne, le gouvernement soviétique fait connaître dans les campagnes ses premières mesures et convoque un congrès extraordinaire des soviets de délégués paysans de Russie. Parmi les délégués, on compte 197 SR de gauche, 65 SR de droite et 37 bolcheviks. Au terme d’une âpre lutte politique, les délégués de ce congrès, tout en reprenant la revendication menchevik et SR de la formation d’un gouvernement de coalition incluant, en plus des bolcheviks et des SR de gauche, des mencheviks, des SR de droite et des socialistes-populistes, affirme que ce gouvernement devra appliquer le programme adopté par le IIe Congrès des soviets de Russie, réuni en Octobre. Il démontre ainsi que le développement de la lutte entre les classes au cours de la révolution, modelé par un combat politique acharné entre les partis qui les représentent, a fini par placer, malgré ses oscillations constantes, la majorité de la paysannerie du côté du pouvoir soviétique. Car seul ce pouvoir s’est révélé capable d’apporter à une réponse positive aux revendications paysannes, en décidant l’expropriation des propriétaires fonciers et la répartition égalitaire de la terre entre les paysans. La conquête du pouvoir par le prolétariat permet ainsi de grouper autour de lui tous les opprimés, ce qui est une condition pour la victoire finale. C’est dans ce contexte que l’Assemblée constituante est appelée à se réunir. Constituante et Soviets Opportunisme sans principe… ou réalisme révolutionnaire&nbsp;?
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La seule tâche qui reste est donc la prise du Palais d’hiver. Parmi les bolchéviks, on commence à s’agacer du retard&nbsp;: il faut que l’action soit menée avant l’ouverture du Congrès des soviets. Le dispositif de défense du Palais d’hiver est en déliquescence, les junkers et les cosaques ne savent pas quelle attitude adopter. Dans la nuit, suite à une canonnade purement démonstra­tive de l’Aurore, le Palais d’hiver tombe sans combat, et le gouverne­ment est arrêté, à l’exception de [[Kérensky|Kérensky]] qui a réussi à s’enfuir vers le front.
  
La bourgeoisie accuse souvent les bolcheviks de n’être que des conspirateurs sans scrupules, ne reculant devant aucun coup tordu pour parvenir à leurs fins. Dans le cas de la dissolution de l’Assemblée Constituante, on présente souvent les choses comme si les bolcheviks avaient été des partisans inconditionnels de la Constituante jusqu’au moment où, s’y retrouvant en minorité, ils auraient choisi de s’en débarrasser… Qu’en est-il en vérité&nbsp;?
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La prise de Moscou fut plus violente, et dura du 28 octobre au 2 novembre. Les bolchéviks occupent le Kremlin puis la direction locale hésite et signe une trêve avec les autorités [[Socialistes-révolutionnaires|SR]] locales avant d’évacuer le bâtiment. Les troupes gouvernementales en profitent alors pour abattre à la mitrailleuse 300 [[Gardes_rouges|gardes rouges]] désarmés, sous les ordres du maire [[Socialistes-révolutionnaires|SR]] [[Vadim_Roudnev|Roudnev]]. Les SR s'associent à des monarchistes pour mener une sanglante répression. Il faudra une semaine de combats acharnés avant que les bolcheviks, conduits par [[Boukharine|Boukharine]], ne s’emparent finalement de la ville.
  
Entre avril et juillet, les bolcheviks ont maintes fois exigé la convocation de la Constituante, tout en ne cessant de souligner que, si une république bourgeoise avec Constituante était préférable à une telle république sans Constituante, car plus démocratique, une république ouvrière, c’est-à-dire soviétique, était encore mille fois plus préférable à la république bourgeoise avec Constituante, car mille fois plus démocratique. Durant ces mois, la bourgeoisie et ses valets mencheviks et SR ont refusé de convoquer la Constituante, sous prétexte qu’il aurait été impossible d’organiser des élections libres en pleine guerre (mensonge démasqué par l’organisation des élections en octobre 1917, alors que la guerre impérialiste se poursuivait). En réalité, la bourgeoisie et son parti, les cadets, soucieux de préserver au maximum l’ancien état des choses, ne voulaient pas de Constituante, car il ne faisait aucun doute que les partis se revendiquant du socialisme (mencheviks, bolcheviks et SR) y remporteraient la majorité absolue. Mais les mencheviks et les SR n’en voulaient pas non plus, car cela les aurait empêchés de continuer à se cacher derrière la prétendue force de la bourgeoisie pour refuser d’assumer le pouvoir que leur avaient remis les ouvriers par leur insurrection de février contre le tsar.
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=== Congrès des soviets et premières mesures révolutionnaires ===
  
En fait, les cadets, les mencheviks et les SR, qui avaient délibérément refusé de convoquer la Constituante pendant cinq mois (d’avril à juillet), ne sont devenus d’ardents partisans de cette dernière qu’à partir du moment les bolcheviks ont commencé à gagner la majorité dans un soviet après l’autre à partir d’août, suite à la politique bourgeoise menée par les mencheviks et les SR avec le gouvernement provisoire (poursuite de la guerre impérialiste, refus de donner la terre aux paysans, refus de combattre le sabotage des capitalistes, etc., avec des conséquences désastreuses pour les masses). Ce sont donc eux, et non les bolcheviks, qui ont fait preuve de «&nbsp;principes&nbsp;» à géométrie variable. Pour les révolutionnaires, ces événements constituent une bonne leçon de dialectique historique, car ils montrent clairement qu’un même mot d’ordre peut se charger d’un contenu de classe entièrement différent selon le développement de la situation politique. L’Assemblée Constituante élue en octobre ne représente plus la volonté du peuple en janvier
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{{Voir|Deuxième congrès des soviets|Premières mesures du gouvernement soviétique}}
  
Mais, bien évidemment, on reproche surtout aux bolcheviks le simple fait d’avoir dissout la Constituante. Ce faisant, ils auraient fait violence à la volonté populaire. Qu’en est-il&nbsp;? L’Assemblée Constituante avait été élue en octobre 1917, c’est-à-dire avant la révolution du 25-26 octobre 1917, donc avant que ne soient prises les premières mesures du gouvernement soviétique, répondant aux besoins élémentaires des exploités et des opprimés. À cette époque, le parti SR était encore uni&nbsp;: il ne s’est divisé entre deux fractions opposées qu’après la révolution Octobre, l’une la soutenant et participant au conseil des commissaires du peuple (les «&nbsp;SR de gauche&nbsp;»), l’autre la combattant (les «&nbsp;SR de droite&nbsp;»). Les électeurs avaient ainsi voté en octobre indistinctement pour les uns ou les autres, puisqu’ils s’étaient présentés sur les listes uniques, celles du parti SR encore uni. Or, moins représentés dans les sphères dirigeantes du parti que les SR de droite, les SR de gauche ne disposaient que d’une minorité des députés élus sur cette liste. C’est pourquoi les bolcheviks et les SR de gauche ne formaient ensemble qu’une forte minorité à l’Assemblée Constituante.
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[[File:Octoberrevolution 28.jpg|right|339x424px|Octoberrevolution 28.jpg]]Le [[Congrès_des_soviets|Congrès des soviets]] se réunit le matin du 25. Les [[Menchéviks|menchéviks]] se sont effondrés, et le [[Parti_SR|parti SR]] s'est divisé, une partie (les SR de gauche) se ralliant aux bolchéviks. Les conciliateurs, qui ne représentent qu’un quart des délégués, quittent la salle après l’annonce de la prise du Palais d’hiver. Il ne reste au Congrès que les bolchéviks, les SR de gauche et les mencheviks internationalistes.
  
Or, les élections au congrès pan-russe des soviets réuni en janvier 1918 donnent lieu à l’écrasement des SR de droite, qui n’obtiennent que 7 délégués, soit moins de 1&nbsp;%, tandis que les SR de gauche raflent plus de 30&nbsp;% des sièges. Ainsi les SR de droite, qui forment le groupe le plus nombreux à l’Assemblée Constituante élue sur la base des listes faites avant la révolution d’Octobre, ne représentent en réalité plus qu’une infime minorité des travailleurs en janvier. Il est donc clair que, lors de sa première réunion en janvier 1918, l’Assemblée Constituante ne représente pas du tout la volonté réelle du peuple et n’est donc pas légitime. Par contre, le système soviétique, celui des conseils ouvriers et paysans, reposant sur des élections régulières et fréquentes (octobre 1917, janvier 1918, mars 1918, juin 1918) et incluant la possibilité de révoquer ses représentants, démontre concrètement son immense supériorité démocratique sur le parlementarisme bourgeois. Lors de la réunion de la Constituante, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de droite prouvent une nouvelle fois à qu’ils ne sont que des valets de la bourgeoisie
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Le Congrès déclare que le pouvoir est désormais aux mains des soviets, et Lénine déclare qu'il s’agit ''«&nbsp;d’édifier l’ordre socialiste&nbsp;»''. Les premières mesures politiques du nouveau pouvoir sont prises par le Congrès lui-même, dans la nuit du 26 au 27. En 33 heures sont prises des mesures que le gouvernement provisoire n’avait pas pris en 8 mois d’existence&nbsp;:
  
Mais, dira-t-on, pourquoi les bolcheviks ont-ils laissé la Constituante se réunir, alors qu’ils savaient d’avance qu’ils la dissoudraient de toute façon&nbsp;? Cette décision a précisément pour but de permettre le développement le moins douloureux possible de la révolution. En effet, les élections à la Constituante ont donné 21 millions aux socialistes-révolutionnaires, 9 millions de voix aux bolcheviks, 4,5 millions aux partis officiels de la bourgeoisie (les cadets et leurs alliés) et 1,7 million aux mencheviks (4). Les partis se revendiquant du socialisme, à savoir les socialistes-révolutionnaires, les bolcheviks et les mencheviks, disposent donc à eux tous d’une écrasante majorité, avec 87&nbsp;% des sièges. En laissant la Constituante se réunir, les bolcheviks offrent ainsi une nouvelle fois aux mencheviks et aux SR la possibilité de rompre avec la bourgeoisie et de prouver qu’ils sont des socialistes. Pour cela, il leur suffit de reconnaître la légitimité des conquêtes de la révolution d’Octobre et le pouvoir des soviets, ouvrant la voie à un gouvernement soviétique unitaire des socialistes authentiques. Et ce dénouement est assurément celui qui aurait été le plus favorable au renforcement de la révolution. Or, les mencheviks et les SR de droite présentèrent au contraire une motion qui propose d’abolir toutes les mesures prises par le pouvoir soviétique depuis octobre, c’est-à-dire en particulier le décret sur la terre, l’adresse internationale pour mettre fin à la guerre, le décret sur le contrôle ouvrier&nbsp;! Ils proposent aussi que soit instituée la suprématie de la Constituante sur les Soviets. Dans ces conditions, il était juste de dissoudre cette Constituante contre-révolutionnaire qui se camouflait sous des phrases démocratiques et socialistes. De fait, ni le prolétariat, ni les paysans ne protestèrent contre cette décision, qui correspondait à leurs intérêts, comme le confirment les résultats des élections aux soviets en janvier. Forme et contenu de classe
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*appel à tous les pays belligérants pour [[Paix_de_Brest-Litovsk|mettre fin à la guerre]] et discuter d’une paix juste et démocratique<ref>Deuxième congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie, [https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/10/2-co-so/vil19171025-02.htm ''Décret sur la paix''], 1917</ref>,
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*décret qui affirme que la terre appartient à ceux qui la cultivent<ref>Deuxième congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie, [https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/10/2-co-so/vil19171025-04.htm ''Décret sur la terre''], 1917</ref>,
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*création du nouveau gouvernement, le «&nbsp;[[Soviet_des_commissaires_du_peuple|soviet des commissaires du peuple]]&nbsp;» (Sovnarkom).  
  
Par delà les formes institutionnelles, l’enjeu de la lutte entre les Soviets et la Constituante n’était rien d’autre que la lutte entre la révolution prolétarienne et la contre-révolution bourgeoise. Après l’échec de la voie putschiste pour en finir avec la révolution (échec du coup d’État de Kornilov fin août 1917), la bourgeoisie a cherché une autre façon de mettre un terme à la révolution, qui signifiait son expropriation et sa perte du pouvoir politique. Entre septembre 1917 et janvier 1918, elle a concentré son offensive sur la question de la Constituante en arguant du caractère sacré de la «&nbsp;démocratie&nbsp;». En fait, elle cherchait à utiliser les formes de la démocratie bourgeoise, en apparence «&nbsp;neutres&nbsp;», pour tordre le cou à la révolution prolétarienne. Dès avant l’échec de cette manœuvre, mais surtout après, la bourgeoisie russe passait à l’option militaire&nbsp;: elle déclenchait la guerre civile, avec l’appui des tous les pays capitalistes réunis dans une grande offensive contre la République des soviets (Japon, France, Angleterre, Roumanie, Allemagne, etc). Nous y reviendrons dans notre prochain numéro&nbsp;; mais nous terminerons le présent article en montrant l’actualité de la «&nbsp;dictature du prolétariat&nbsp;», telle que les soviets dirigés par les bolcheviks l’ont mise en place, refusant de céder aux exigences et aux illusions des «&nbsp;démocrates&nbsp;» bourgeois et petits-bourgeois.
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De nombreuses autres réformes furent lancées dans les jours ou les mois suivants&nbsp;:
  
== De la révolution au communisme de guerre ==
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*Décret instaurant le [[Contrôle_ouvrier|contrôle ouvrier]] dans les usines, [[Journée_de_8_heures|journée de 8 heures]] et semaine de 48h,
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*Annulation de la [[Emprunts_russes|dette publique russe]] et [[Nationalisation|nationalisation]] des banques et des grandes industries.
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*Fin de toute discrimination en fonction de la nationalité et [[Droit_à_l'autodétermination_des_peuples|droit à l'autodétermination]]. Au cours des années suivantes 5 états indépendants furent créés, et au sein de la fédération russe 17 républiques autonomes et régions furent établies.
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*Egalité complète des droits pour les femmes, affirmation de l'égalité des salaires et mesures sociales pour transformer la famille. Fin de la discrimination à l’égard des enfants illégitimes. Dépénalisation de l'[[Homosexualité|homosexualité]]. Légalisation de l'[[Avortement|avortement]] en 1920.
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*Mesures volontaristes pour alphabétiser la population et favoriser l'éducation. Suppression des frais universitaires.
  
Après la révolution d’Octobre, la guerre civile fait naître une terrible situation. De janvier 1919 à janvier 1920, un blocus total décidé par les puissances étrangères frappe la Russie tout entière, déjà profondément affaiblie et fragilisée dans son équilibre alimentaire et sanitaire. Par sa politique dite du «&nbsp;[[Communisme_de_guerre|communisme de guerre]]&nbsp;», le gouvernement soviétique, dirigé par les bolcheviks, exige de mettre en place un rationnement très rigoureux, assorti de réquisitions des cultures agricoles. Lénine le soulignera plus tard&nbsp;: «&nbsp;''L’essence du communisme de guerre était que nous prenions au paysan tout son surplus, et'' ''parfois non seulement son surplus, mais une partie des grains dont il avait besoin pour se nourrir.&nbsp;''» Pour l’appliquer, des détachements de réquisition et de barrage sont instaurés, qui se révèlent souvent impitoyables et commettent de graves abus. Dès lors, l’automne et l’hiver 1920 sont marqués par de grandes révoltes paysannes&nbsp;: celles que conduit Nestor Makhno en Ukraine, celles qui ébranlent les campagnes de Tambov et de Tioumen. Les paysans protestent, dans la violence, contre les réquisitions et leurs excès. Selon Jean-Jacques Marie, les méthodes employées par les insurgés sont des plus barbares&nbsp;: non seulement les communistes sont fusillés en masse, mais encore les assassine-t-on parfois avec une extrême cruauté&nbsp;: déshabillés, on les laisse mourir gelés dans la neige&nbsp;; on leur arrache les yeux&nbsp;; on les éventre…
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== Les suites immédiates de la révolution d’Octobre ==
  
=== Les marins de Cronstadt&nbsp;: des matelots-paysans ===
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=== La question du gouvernement et de la Constituante ===
  
Or, les marins de Cronstadt savent ce qui se passe dans les campagnes, et sont pour beaucoup directement concernés. Les trois quarts des 17&nbsp;000 matelots sont ukrainiens&nbsp;; l’Ukraine est alors fortement anti-bolchevik, comme le prouve la révolte de novembre-décembre 1920. L’antisémitisme n’est pas absent chez certains marins, il alimente leur virulence à l’égard de leurs bêtes noires, Trotsky et Zinoviev&nbsp;; l’anarchiste Paul Avrich en convient&nbsp;: «&nbsp;''Encore que, du même'' ''souffle, les rebelles se défendissent d’éprouver le moindre préjugé antisémite ''[mais ce point n’est pas démontré, NDR], ''il est indiscutable que l’hostilité aux Juifs était forte parmi les matelots de la flotte de la Baltique, dont nombre étaient originaires d’Ukraine et des régions frontalières, berceau traditionnel de l’antisémitisme le plus'' ''virulent en Russie. […] Traditionnellement, ils se méfiaient de tous les éléments “étrangers” qui pouvaient se mêler à eux et, la révolution ayant éliminé les propriétaires et les capitalistes, ils reportaient maintenant leur hostilité chauvine contre les communistes et les Juifs qu’ils avaient d’ailleurs tendance à assimiler.''&nbsp;»
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{{Article détaillé|Sovnarkom|Assemblée constituante russe de 1918}}
  
La plupart de ces marins sont d’origine paysanne, fraîchement recrutés, même s’il convient de faire parmi eux des distinctions&nbsp;: les plus qualifiés, ceux qui travaillent sur les deux cuirassés, le ''Petropavlovsk'' et le ''Sébastopol,'' sont marins de longue date&nbsp;; mais d’aucuns sont aussi d’anciens soldats blancs, comme le dernier contingent arrivé à Cronstadt, directement issu de l’armée blanche de Denikine. La garnison est composée d’hommes jeunes qui n’ont en général même jamais combattu, et qui sont, foncièrement, encore des paysans&nbsp;; en témoignent en particulier, quant à leur mentalité, les cérémonies religieuses organisées pendant l’insurrection, évidemment étrangères au mouvement ouvrier révolutionnaire. Le plus grand nombre, donc, n’a plus rien à voir avec les marins qui, en 1917, avait porté haut le drapeau de la révolution. La plupart de ceux-ci, véritable fer de lance de l’Armée rouge, ont en effet péri dans les combats de la guerre civile, ou se trouvent désormais ailleurs&nbsp;: ils ont été envoyés sur tous les fronts de la guerre. Il est donc faux de laisser croire, comme le fait Paul Avrich, que les matelots de Cronstadt «&nbsp;''se soulèvent contre le gouvernement bolchevique qu’ils ont eux-mêmes contribué à porter au pouvoir''&nbsp;»&nbsp;: ce ne sont plus les mêmes&nbsp;! Ainsi, lors de leurs permissions, les matelots paysans de Cronstadt prennent conscience de la situation de leurs familles restées à la terre et qui, pour certaines d’entre elles, ont participé aux récentes insurrections paysannes.
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Le Sovnarkom était initialement composé uniquement de bolchéviks, ce qui avait été approuvé par le <abbr class="abbr" title="Deuxième">2<sup>e</sup></abbr> Congrès des Soviets. Mais ce point a soulevé de violents débats et a failli mener à la scission le parti bolchévik. [[Lénine|Lénine]] et [[Trotsky|Trotsky]] étaient les plus fermement opposés à la participation des autres ''«&nbsp;partis socialistes&nbsp;»'', en qui ils n'avaient aucune confiance. Le compromis trouvé est que les négociations se poursuivront, et finalement des [[SR_de_gauche|SR de gauche]] entreront au Sovnarkom en décembre. Mais après leurs attentats de juillet 1918, les SR de gauche seront interdits, et les bolchéviks seront définitivement seuls au pouvoir.
  
Les révoltes paysannes viennent encore aggraver la famine qui ravage le pays, en réduisant les livraisons de blé. La situation est critique, la population meurt de faim&nbsp;; Petrograd par exemple, perd le tiers de ses habitants. À Petrograd précisément, les grèves ouvrières se multiplient, face auxquelles le soviet de la ville riposte par la fermeture, provisoire, de certaines usines, dont l’usine Poutilov où avait germé la révolution de Février. Le soviet interdit aussi certains rassemblements ouvriers et des assemblées générales dans les usines. Mais le mouvement de grève s’étend, principalement à Petrograd et Moscou. L’état de guerre est décrété, le couvre-feu instauré&nbsp;; aucun rassemblement ne peut se tenir sans autorisation militaire. Les rumeurs de toutes sortes prennent une acuité particulière au milieu d’un tel désarroi. On évoque une fusillade&nbsp;: les bolcheviks auraient fait tirer sur les ouvriers, le 24 février 1921&nbsp;; selon Jean-Jacques Marie —&nbsp;lequel s’appuie sur les «&nbsp;rapports secrets&nbsp;» qui «&nbsp;''disent qu’il n’y a pas de victime&nbsp;''»&nbsp;—, il s’agit d’un affrontement entre grévistes et élèves officiers, qui tirent en l’air. Les rumeurs se font insistante sur les privilèges dont bénéficieraient notamment les cadres du parti bolchevik&nbsp;: de fait, une ration spéciale existe pour plusieurs milliers de membres du gouvernement, hauts fonctionnaires et dirigeants syndicaux, ainsi que pour quelques centaines de savants. Dès lors, Lénine fait désigner une commission d’enquête sur les inégalités. Quant aux tchekistes (membres de la Tcheka, la police politique de l’État soviétique) qui se livrent à des pillages, certains sont fusillés sur ordre de Dzerjinski.
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Par ailleurs, les élections pour la Constituante, prévues depuis juin, devaient avoir lieu le le 12 novembre. Espérant une validation du système soviétique, les bolchéviks décident de maintenir le processus constituant. Le Sovnarkom élu par le Congrès des soviet d'Octobre était donc officiellement un gouvernement provisoire, jusqu'à la réunion de l'Assemblée constituante en janvier 1918.
  
Mais il est certain que le parti bolchevik, cible de nombreuses critiques dans la population souffrant de la faim, dans la paysannerie révoltée et parmi ceux qui deviendront les insurgés de Cronstadt, a vu arriver dans ses rangs des ralliés de la treizième heure, parfois anciens opposants. Trotsky écrit ainsi dans ''La Révolution trahie&nbsp;'':''«&nbsp;''Les représentants les plus remarquables de la classe ouvrière avaient péri dans la guerre civile, ou, s’élevant de quelques degrés, s’étaient détachés des masses. Ainsi survint, après une tension prodigieuse des forces, des espérances et des illusions, une longue période de fatigue, de dépression et de désillusion. Le reflux de la “fierté plébéienne” eut pour suite un afflux d’arrivisme et de pusillanimité. Ces marées portèrent au pouvoir une nouvelle couche de dirigeants.&nbsp;''» De là naquit la corruption&nbsp;: Lénine fustige ceux qu’ils qualifient de «&nbsp;sovbourg&nbsp;», les «&nbsp;bourgeois soviétiques&nbsp;».''
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Mais les résultats ne donnèrent qu'une minorité aux bolcheviks et SR de gauche. Malgré la nette majorité bolchévique dans les villes et parmi les soldats, les campagnes votent pour des notables SR.&nbsp;La rupture des [[SR_de_gauche|SR de gauche]] ne s'était pas encore clairement matérialisée dans bien des endroits. Lors de la réunion de la Constituante le 5 janvier, ces notables SR font voter avec les menchéviks l'abolition des mesures depuis Octobre... Pourtant le 3<sup>e</sup> [[Congrès_des_soviets|congrès des soviets]] qui se réunit aussi en janvier 1918 prouve que la paysannerie soutient les mesures (le [[Partage_des_terres|partage des terres]] avant tout)&nbsp;: les SR de droite n'ont même pas 1% des délégués. Refusant la légitimité de cette Constituante réactionnaire, les bolchéviks et les SR de gauche décident alors de la dissoudre, et de faire du Congrès des Soviets l'organe dirigeant du pays.
  
=== La résolution du 1er mars&nbsp;: les revendications de l’insurrection ===
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=== Défense face à la contre-révolution ===
  
Dans ce contexte, les marins de Cronstadt décident de s’informer de ce qui se passe à Petrograd et y envoient une délégation. Mais l’insurrection débute vraiment le 1er mars&nbsp;: ce jour-là, une assemblée de plusieurs milliers de marins se tient sur la place de l’Ancre. La résolution qui y est adoptée a été rédigée la veille par les équipages des deux cuirassés. Elle comporte treize points, qu’il faut bien citer pour comprendre les enjeux de la rébellion&nbsp;; s’adressant en gouvernement, les marins déclarent&nbsp;:
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{{Article détaillé|Premi%C3%A8res_mesures_du_gouvernement_sovi%C3%A9tique#R.C3.A9pression_politique{{!}}Répression politique|Premi%C3%A8res_mesures_du_gouvernement_sovi%C3%A9tique#La_question_de_la_libert.C3.A9_de_la_presse{{!}}Liberté de la presse}}
<blockquote>''«&nbsp;Étant donné que les soviets actuels n’expriment pas la volonté des ouvriers et des paysans, il faut&nbsp;:'' ''1) procéder immédiatement à la réélection des soviets au moyen du vote secret. La campagne électorale parmi les ouvriers et les paysans devra se dérouler avec la pleine liberté de parole et d’action&nbsp;;'' ''2) établir la liberté de parole pour tous les ouvriers et les paysans, les anarchistes et les socialistes de gauche&nbsp;;'' ''3) accorder la liberté de réunion aux syndicats et aux organisations paysannes&nbsp;;'' ''4) convoquer en dehors des partis politiques une conférence des ouvriers, soldats rouges et marins de Petrograd, de Cronstadt et de la province de Petrograd pour le 10 mars au plus tard&nbsp;;'' ''5) libérer tous les prisonniers politiques socialistes ainsi que tous les ouvriers, paysans, soldats rouges et marins, emprisonnés à la suite des mouvements ouvriers et paysans&nbsp;;'' ''6) élire une commission chargée d’examiner le cas des détenus des prisons et des camps de concentration&nbsp;;'' ''7)&nbsp;abolir les "sections politiques", car aucun parti politique ne doit bénéficier de privilèges pour la propagande de ses idées, ni recevoir de l’État des moyens financiers dans ce but. Il faut les remplacer par des commissions d’éducation élues dans chaque localité et financées par le gouvernement&nbsp;;'' ''8) abolir immédiatement tous les barrages&nbsp;[c’est-à-dire les réquisitions, NDR]&nbsp;;'' ''9) uniformiser les rations pour tous les travailleurs, excepté pour ceux qui exercent des professions dangereuses pour la santé&nbsp;;'' ''10) abolir les détachements communistes de choc dans toutes les usines de l’armée et la garde communiste dans les fabriques et les usines. En cas de besoin, ces corps de garde pourront être désignés dans l’armée par les compagnies et dans les usines et les fabriques par les ouvriers eux-mêmes.'' ''11) donner aux paysans la pleine liberté d’action pour leurs terres ainsi que le droit de posséder du bétail à condition qu’ils s’acquittent de leur tâche eux-mêmes, sans recourir au travail salarié&nbsp;;'' ''12) désigner une commission ambulante de contrôle&nbsp;;'' ''13)&nbsp;autoriser le libre exercice de l’artisanat sans emploi salarié.&nbsp;»'' Et la résolution se conclut par les deux points suivants&nbsp;: ''«&nbsp;14) Nous demandons à toutes les unités de l’armée et aussi aux camarades "élèves officiers" de se joindre à notre résolution&nbsp;;'' ''15) Nous exigeons que toutes nos résolutions soient largement publiées dans la presse.&nbsp;»''</blockquote>
 
Ce texte est voté, il faut le souligner, par l’écrasante majorité des militants bolcheviks présents, à l’exception de quelques-uns, dont les dirigeants Kalinine et Kousmine, qui traitent les marins de vauriens et les menacent de châtiments.
 
  
Le lendemain, 2 mars, une nouvelle assemblée doit désigner le nouveau soviet de Cronstadt. Mais un rebondissement survient, qui contrecarre ce programme&nbsp;; une rumeur (sciemment provoquée&nbsp;?) se propage&nbsp;: Cronstadt serait encerclée par des détachements de l’Armée rouge. Trois dirigeants communistes sont alors arrêtés. Au lieu du soviet, c’est un comité révolutionnaire provisoire qui est mis en place. Les informations divergent au sujet des modalités de sa désignation&nbsp;: Henri Arvon indique qu’il est élu à main levée&nbsp;; Jean-Jacques Marie affirme au contraire qu’il est désigné par un présidium de cinq personnes (les témoignages divergent)&nbsp;; d’après Paul Avrich, il s’est bien constitué «&nbsp;''à partir du praesidium de cinq membres''&nbsp;», mais un organisme plus important, Comité révolutionnaire élargi de 15 membres, a été élu le 4 mars par 200 délégués des usines et des unités militaires de Cronstadt ([http://tendanceclaire.org/article.php?id=575#footnote8 8]). Quoi qu’il en soit, c’est là une provocation à l’égard du gouvernement en place et le premier acte véritable de l’insurrection, «&nbsp;''le passage du Rubicon''&nbsp;» selon l’expression de J.-J. Marie, de la contestation à la rébellion. Et dans cet acte réside un paradoxe que n’a pas manqué de relever et de reconnaître Henri Arvon&nbsp;: «&nbsp;''Suprême ironie du sort ou peut-être inversion propre à toutes les révolutions qui font naître une réalité diamétralement opposée au but qu’elles se sont fixé au début, le meeting du 2 mars, convoqué pour délibérer au sujet de l’élection du nouveau soviet, loin de lui rendre la liberté que la pesée de plus en plus tyrannique du Parti lui avait fait perdre, le supprime carrément pour lui substituer un Comité révolutionnaire provisoire élu, séance tenante, à main levée et investi de pouvoirs dictatoriaux&nbsp;''».&nbsp;Selon le décompte de Jean-Jacques Marie, parmi les membres du Comité révolutionnaire provisoire, trois sont mencheviks, trois sont anarchistes, trois sont proches des SR (socialistes-révolutionnaires) de droite, et un autre (Lamanov, le rédacteur en chef des ''Izvestia de Cronstadt, ''journal qui paraîtra jusqu’à la fin de l’insurrection) est un SR maximaliste (cette extrême gauche du parti socialiste-révolutionnaire se prononce pour la terre aux paysans, les usines aux ouvriers et s’oppose aux réquisitions, aux fermes d’État et à la nationalisation des usines).
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[[File:October-revolution-54.jpg|right|387x374px|October-revolution-54.jpg]]Lors de l'[[Insurrection_d'Octobre|insurrection du 25 octobre]] à Petrograd, de nombreuses régions sont encore contrôlées par des forces réactionnaires même si la lutte de classe les met sur la sellette.&nbsp;La bourgeoisie par l’intermédiaire de son parti, le parti KD, et de ses relais dans l’armée et l'appareil d’État, s’efforce de rétablir son pouvoir par la violence. Les fonctionnaires de Petrograd se sont mis en grève pour protester. Le 9 novembre, Lénine appelle les soldats à s’opposer à toute tentative contre-révolutionnaire des officiers, à élire des représentants et engager directement des [[Paix_de_Brest-Litovsk|négociations d’armistice]].
  
=== La fin des grèves à Petrograd&nbsp;: l’isolement de Cronstadt ===
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Dès le 12 novembre, Kerensky tente une contre-attaque à l'aide des Cosaques du général <span class="mw-disambig">Krasnov</span>. Ces derniers sont appuyés à Petrograd même par une mutinerie des [[Junkers|junkers]], avec des SR à leur tête. Les junkers sont rapidement défaits par les [[Gardes_rouges|gardes rouges]]. Arrivés à <span class="nowrap">20 km</span> de la capitale, les cosaques se heurtent à leur tour aux gardes rouges et subissent de lourdes pertes.
  
La question cruciale pour les marins insurgés réside dans l’attitude que va prendre la population de Petrograd&nbsp;: comment les ouvriers, qui se sont pour certains tout récemment mis en grève, vont-ils soutenir la rébellion cronstadtienne&nbsp;? La nature de leur réaction va dépendre de deux facteurs essentiels&nbsp;: l’opinion qu’ils ont des marins, d’une part&nbsp;; les mesures prises par le soviet petrogradois, d’autre part. Or, quant au premier point, cette opinion ne semble pas être favorable aux matelots. Selon J.-J. Marie, les marins de Cronstadt sont mal vus parce que considérés souvent, à cette époque, comme des oisifs (de fait, ils n’ont pas à combattre et sont souvent désœuvrés) et des privilégiés (leur ration alimentaire est deux fois supérieure à celle des ouvriers). Ce préjugé négatif est encore accentué par la présence parmi eux, comme conseiller militaire, du général Koslovski, ancien major-général de l’artillerie pendant la Première Guerre mondiale. Il fait partie de ces anciens officiers blancs recrutés après Octobre par l’Armée rouge au titre de «&nbsp;spécialistes militaires&nbsp;». Il commande alors l’artillerie de la forteresse de Cronstadt. S’il est effectivement un «&nbsp;conseiller militaire&nbsp;», il ne paraît pas diriger l’insurrection&nbsp;(ou en tout cas, on en reparlera, celle-ci lui échappe)&nbsp;; mais les bolcheviks ne manquent pas de diffuser une vaste propagande assurant que Koslovski est le meneur de l’insurrection, ce qui aiguise encore la méfiance des ouvriers de Petrograd à l’égard des Cronstadtiens. En tout cas, il est faux d’affirmer, comme le fait pourtant Arvon, que «&nbsp;''les marins de Cronstadt […] sont appuyés par une importante fraction de la population ouvrière de Petrograd&nbsp;''». Il semble que ce soit davantage la passivité qui prédomine dans la ville, lasse de la guerre civile et accablée par les difficultés du ravitaillement.
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Le 13 novembre, le grand Quartier général (''stavka'') de l’armée russe annonce marcher sur Petrograd «&nbsp;afin d’y rétablir l’ordre&nbsp;». Rejoint par les chefs du parti SR, [[Tchernov|Tchernov]] et [[Mikhail_Gots|Gots]], il propose la création d’un «&nbsp;gouvernement de l’ordre&nbsp;». Cependant, la masse des soldats passe peu à peu aux bolcheviks, arrêtant les officiers. Le 18 novembre, l’état-major doit fuir dans le sud, le généralissime Doukhonine étant massacré par ses propres soldats.&nbsp; L'armistice avec les Empires centraux est signé le 15 décembre.
  
Celui-ci, et c’est le second facteur important, est toutefois facilité par une mesure prise dès le 27 février, par Zinoviev, président du Comité de défense de Petrograd, qui autorise la population à chercher du ravitaillement à la campagne et annonce l’achat de charbon et de blé par le gouvernement. Le 1er mars, au moment même où, à Cronstadt, la résolution décisive est votée, les barrages routiers sont levés, les détachements militaires retirés des usines et cela fait immédiatement cesser les grèves à Petrograd.
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La révolution victorieuse est d'abord généreuse&nbsp;: les bolchéviks s’efforcent de réduire par la négociation tous les soulèvements, même armés (les soldats rouges ont ordre de ne pas tirer les premiers). Les bolcheviks entendent ainsi démontrer à tous qu’ils ne veulent pas la guerre civile.&nbsp; Des officiers et junkers&nbsp;faits prisonniers, et même des généraux comme Krasnov, sont libérés aussitôt contre leur parole de ne pas reprendre les armes contre les soviets. Mais la plupart, à peine libérés, trahissant leur parole, et formeront les cadres de l’[[Armée_blanche|armée blanche]] dans les mois suivants.
  
Or, pour que l’insurrection réussisse, il faut qu’elle se propage sur le continent. Le Comité révolutionnaire de Cronstadt envoie à cet effet des délégués pour distribuer, sous forme de tracts, le texte de la résolution. Mais ils sont dès leur arrivée arrêtés par la Tcheka&nbsp;; condamnés, ils seront fusillés deux semaines plus tard dans le cadre de la répression générale de l’insurrection. À Oranienbaum, la ville continentale qui fait face à Cronstadt au sud, ces émissaires cronstadtiens, au nombre de 250 selon Henri Arvon («&nbsp;quelques dizaines&nbsp;» selon J-J. Marie), sont accueillis par des rafales de mitrailleuses selon le même H. Arvon («&nbsp;interceptés&nbsp;», dit pour sa part J.-J. Marie). Toute possibilité d’établir une liaison avec le continent est donc réduite à néant pour les Cronstadtiens. Dès lors, les facteurs tant politiques que militaires se révèlent des plus défavorables aux insurgés, d’autant que ceux-ci ne sont pas résolus à mener une opération militaire contre Oranienbaum, ville depuis laquelle ils pourraient éventuellement prendre pied sur le continent et rejoindre Petrograd. Malgré l’insistance mise par les conseillers militaires, et en particulier le général Koslovski, sur la nécessité d’une telle offensive, les marins sont d’avance convaincus de son échec et la refusent, se préparant à la défense plutôt qu’à l’attaque.
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Le [[Sovnarkom|Sovnarkom]] est donc obligé de prendre des mesures fermes face à la [[Contre-révolution|contre-révolution]]. Pour les [[Bolchéviks|bolchéviks]], cela fait partie des leçons de la [[Commune_de_Paris_(1871)|Commune de Paris]], et de ce que [[Marx|Marx]] appelait la [[Dictature_du_prolétariat|dictature du prolétariat]]. [[Lénine|Lénine]] opposait la [[Terreur_rouge|terreur rouge]] en réaction à la [[Terreur_blanche|terreur blanche]], par analogie avec la [[Terreur_(Révolution_française)|terreur]] [[Jacobins|jacobine]].
  
Le 5 mars, depuis Petrograd, quatre anarchistes, Alexandre Berkman, Emma Goldman, Perkus et Petrovsky, écrivent au soviet de Petrograd pour lui proposer de constituer une délégation de cinq personnes dont deux anarchistes, qui se rendrait à Cronstadt afin de négocier pacifiquement la fin du conflit. Si Zinoviev n’y répond pas directement, il adresse le 6 mars aux Cronstadtiens un télégramme leur proposant l’envoi d’une délégation composée de membres du parti et de sans-partis. Mais les insurgés refusent cette proposition en l’état car, disent-ils, ils ne croient pas en la nature «&nbsp;sans parti&nbsp;» des sans parti évoqués par le soviet. Cette réponse, d’une «&nbsp;''hauteur qui frise l’insolence&nbsp;''», écrit Henri Arvon, est une «&nbsp;''réponse incompréhensible qui équivaut à une fin de non-recevoir, voire à une véritable provocation&nbsp;''». L’ultimatum qu’avait lancé le soviet de Petrograd aux insurgés est dès lors levé et les hostilités proprement militaires vont commencer.
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Dès la nuit du 25-26, sept journaux bourgeois de Petrograd sont interdits, dont celui du <span class="reference-text">[[Parti_KD|parti KD]].</span> Des journaux n'hésitaient pas à appeler à la résistance armée au ''«&nbsp;coup de force des agents du Kaiser&nbsp;»''. <span class="reference-text">[[Lénine|Lénine]] rappellera&nbsp;: ''«&nbsp;N'avait-on pas interdit les journaux tsaristes après le renversement du tsarisme&nbsp;?&nbsp;»''.</span> De nombreuses protestations s'élèvent cependant, y compris parmi les SR de gauche et les bolchéviks. Quand il devient clair que les dirigeants du parti KD sont activement impliqués dans les tentatives contre-révolutionnaires, ils sont arrêtés (décembre). Une police politique, la [[Tcheka|Tcheka]], est aussi fondée en décembre 1917.
  
=== Combats entre l’Armée rouge et les insurgés, décisions du Xe Congrès ===
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Les partis socialistes conservent plus longtemps leur presse. La presse légale [[Menchevique|menchevique]] ne disparaît qu’entre 1919 et 1921, celle des [[Anarchistes|anarchistes]] hostiles au régime en 1921, celle des [[SR_de_gauche|SR de gauche]] dès juillet 1918 du fait de leurs attentats.
  
Le premier assaut de l’Armée rouge est donné le 8 mars, mais il est repoussé. Les conditions de l’avancée des troupes sont plus qu’éprouvantes&nbsp;: une tempête de neige s’est abattue sur la région, et les soldats sont contraints de marcher quasiment à l’aveugle, sur la mer gelée. «&nbsp;Contraints&nbsp;» est bien le terme approprié car ils sont suivis de détachements de la Tcheka qui les menacent de leurs mitrailleuses en cas de défaillance ou de recul. «&nbsp;''Les meneurs démoralisateurs sont fusillés&nbsp;''», constate Jean-Jacques Marie. Le moral de ces hommes n’est pas des meilleurs, c’est un euphémisme&nbsp;: peu motivés à l’idée d’aller combattre des marins qui restent des «&nbsp;frères&nbsp;» malgré leur position politique, ils éprouvent de surcroît la terreur de périr noyés, en cas de fonte des glaces. Cependant, la propagande bolchevik entend bien forger leur motivation&nbsp;; J.-J. Marie mentionne le «&nbsp;''bluff de Zinoviev&nbsp;''»&nbsp;: celui-ci diffuse dans les journaux la rumeur selon laquelle des Blancs seraient venus par centaines pour aider les insurgés.
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== L'évolution de l'Etat soviétique ==
  
C’est aussi le 8 mars que s’ouvre le Xe Congrès du parti bolchevik. Dès l’ouverture, l’Opposition ouvrière dirigée par Alexandre Chliapnikov (ancien métallurgiste devenu commissaire du peuple pour le travail dans le premier gouvernement de Lénine) et Alexandra Kollontaï (première femme entrée au gouvernement, en tant que commissaire du peuple à l’Assistance publique) distribue aux congressistes une brochure demandant que la gestion de la production et de l’économie soit confiée aux comités ouvriers des usines. Une résolution du Congrès condamne le programme de l’Opposition ouvrière, caractérisé comme «&nbsp;déviation anarcho-syndicaliste&nbsp;». Lénine comprend bien que la situation est critique&nbsp;: si le communisme de guerre se prolonge, c’est la révolution qui est en danger, les oppositions de toutes sortes se faisant jour. Deux orientations sont donc adoptées&nbsp;: d’une part, l’interdiction provisoire, prévue pour toute la durée de la NEP, de toute fraction à l’intérieur du parti&nbsp;: cela ne doit pas empêcher, toutefois, les discussions critiques&nbsp;; mais celles-ci devront se mener, selon la résolution adoptée lors du Congrès, non en groupes séparés mais dans les réunions de tous les membres du parti. D’autre part, la NEP (nouvelle politique économique) est instaurée&nbsp;: les paysans obtiennent le droit de vendre leurs excédents de blé, une fois versé leur impôt en nature&nbsp;; dès lors, c’est une revendication importante des Cronstadiens qui se révèle satisfaite&nbsp;: la liberté du commerce.
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=== Crise, guerre civile et ''«&nbsp;communisme de guerre&nbsp;»'' ===
  
Comment réagissent les insurgés à ces mesures économiques&nbsp;?''Les ''Izvestia de Cronstadt''affirment le 14 mars&nbsp;—&nbsp;c’est Henri Arvon qui en fait mention et non Jean-Jacques Marie&nbsp;: «&nbsp;''Cronstadt exige non pas la liberté du commerce mais le véritable pouvoir des soviets.&nbsp;''» Les textes publiés par le journal de Cronstadt mettent désormais en avant bien davantage les mots d’ordre politiques, et non plus les revendications économiques, auxquelles il a été répondu. Dès le 8 mars, l’article «&nbsp;Pourquoi nous combattons&nbsp;» avait caractérisé les communistes comme des «&nbsp;''usurpateurs&nbsp;''»&nbsp;: il avait évoqué «&nbsp;''la peur des geôles de la Tcheka, dont les horreurs dépassent de beaucoup les méthodes de la gendarmerie tsariste&nbsp;''»&nbsp;; il avait qualifié d’&nbsp;«&nbsp;''esclavage spirituel&nbsp;''» la vie des travailleurs imposée selon lui par les communistes. «&nbsp;''De fait,''assurait-il encore, ''le pouvoir communiste a substitué à l’emblème glorieux des travailleurs —&nbsp;la faucille et le marteau&nbsp;— cet autre symbole&nbsp;: la baïonnette et les barreaux''.&nbsp;» Il concluait en rejetant tout aussi bien «&nbsp;''la Constituante avec son régime bourgeois&nbsp;''», prônée par les Cadets —&nbsp;ceci pour démontrer que les insurgés ne sont pas sous influence contre-révolutionnaire&nbsp;— que «&nbsp;''la dictature du parti communiste avec sa Tcheka et son capitalisme d’État qui resserre le nœud autour du cou des travailleurs et menace de les étrangler&nbsp;''». Le 16 mars, les ''Izvestia de Cronstadt''expliquent encore que, «&nbsp;''d’esclave du capitalisme, l’ouvrier fut transformé en esclave des entreprises d’État&nbsp;''» (cet article est lui aussi cité par H. Arvon, mais non par J.-J. Marie).''
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''{{Article détaillé|Guerre civile russe|Communisme de guerre}}''
  
Pour encourager les soldats et combattre l’insurrection, 279 délégués du Congrès (soit un quart) sont envoyés à Cronstadt&nbsp;; parmi eux, beaucoup de militants de l’Opposition ouvrière, qui se sont portés volontaires. Dans le même temps, l’aviation largue des milliers de tracts sur Cronstadt en plus de bombes qui, d’après J.-J. Marie, «&nbsp;''font peu de dégâts&nbsp;''». Le Comité de défense de Petrograd a pris en otages les familles de marins cronstadtiens habitant la capitale, en représailles contre l’arrestation et l’incarcération à Cronstadt des communistes arrêtés (les trois dirigeants, puis 70 délégués et bientôt quelque 300 communistes)&nbsp;; certains tracts jetés depuis les avions informent la population de ces arrestations.
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[[File:Lenin 7 november 1918 speech 1year great socialist october revolution red square.jpg|right|378x251px|Lenin 7 november 1918 speech 1year great socialist october revolution red square.jpg]]La production industrielle a été minée par la guerre, les grèves et les [[Lock-out|lock out]]. Avant même l’arrivée au pouvoir des bolcheviks, elle a déjà chuté de 75%. L'Ukraine, région riche, est occupée par les troupes allemandes. Et dès la Russie soviétique sortie de la guerre avec l'Allemagne au printemps 1918, les principales [[Puissances_impérialistes|puissances impérialistes]] (Grande-Bretagne,&nbsp;États-Unis, France, Japon) cherchent à la renverser, en décrètent l'embargo et en envoyant des troupes dans le camp des [[Armées_blanches|Blancs]].
  
Les soldats chargés de reprendre Cronstadt, commandés par Toukhatchevski, sont quelque 40&nbsp;000. Face à eux, les insurgés pourraient théoriquement aligner 18&nbsp;000 hommes, mais ils sont dans la réalité, et selon les estimations de J.-J. Marie, plutôt 5 ou 6&nbsp;000&nbsp;, ce qui signifie qu’une partie importante des matelots demeure à l’écart de l’insurrection. Les combats font rage. Les obus lancés depuis Cronstadt trouent la glace sur laquelle avancent les soldats, qui sont nombreux à se faire engloutir. À Cronstadt même, «&nbsp;''chaque rue, chaque maison font l’objet de combats acharnés à la baïonnette et à la grenade&nbsp;''». Les membres du Comité révolutionnaire provisoire fuient Cronstadt en traîneau —&nbsp;départ «&nbsp;''peu glorieux pour des hommes qui n’avaient cessé de proclamer qu’ils allaient vaincre ou mourir&nbsp;''», écrit H.&nbsp;Arvon — ce qui accélère la défection des autres insurgés, voyant la démission de leurs chefs. Près de 7&nbsp;000 d’entre eux parviennent à s’enfuir en Finlande, où ils sont aussitôt parqués par les autorités dans des camps où ils souffriront de très mauvaises conditions de survie.
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La direction bolchévique autour de [[Lénine|Lénine]] et [[Trotsky|Trotsky]] estime, malgré les frictions en interne, que la seule solution de survie est de mettre en place une disclipine stricte dans l'[[Armée_rouge|Armée rouge]] et dans l'industrie, et un rationnement très rigoureux, assorti de [[Mouvement_paysan_en_1917|réquisitions agricoles]]. Une politique qui sera appelée a posteriori ''«&nbsp;[[Communisme_de_guerre|communisme de guerre]]&nbsp;»''.
  
=== Bilan des combats et répression de l’insurrection ===
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Un des premiers effets est la rupture du lien avec la [[Mouvement_paysan_en_1917|paysannerie]]. L’automne et l’hiver 1920 furent marqués par de grandes révoltes paysannes ([[Makhnovchina|Makhnovchina]], Tambov, Tioumen...), des ''«&nbsp;[[Armées_vertes|armées vertes]]&nbsp;»'' se battant indépendamment des [[Armée_rouge|rouges]] ou des [[Armées_blanches|blancs]] (qui réquisitionnent aussi des récoltes). Mais globalement, les masses paysannes repoussent en priorité les Blancs, qui sont porteurs de l'ordre ancien, d'avant le partage des terres.
  
Jean-Jacques Marie pose un regard critique sur les chiffres avancés par les diverses sources disponibles sur le bilan humain de ces combats. Il insiste sur le caractère «&nbsp;''fantaisiste''&nbsp;» des chiffres «&nbsp;''produits des deux côtés, y compris celui de la Tcheka qui annonce des pertes de l’armée [rouge] à 200 ou 300 hommes&nbsp;''»&nbsp;; celle-ci a voulu minimiser les chiffres, et a considéré comme «&nbsp;disparus&nbsp;» des hommes qui de toute évidence avaient été engloutis par les eaux. En fait, selon J.-J. Marie, du côté de l’Armée rouge, 1&nbsp;600 soldats et officiers seraient morts&nbsp;; parmi eux, figurent 17 des 270 délégués du Xe Congrès. Cependant, l’auteur ne propose pas d’évaluation sur les insurgés morts durant les combats eux-mêmes. De son côté, Paul Avrich, tout en indiquant qu’on ne dispose pas de chiffres sûrs, cite l’un des récits sur Cronstadt qui évoque 600 tués et plus de 1&nbsp;000 blessés.
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Dans l'industrie, au nom de l'efficacité, [[Lénine|Lénine]] et [[Trotsky|Trotsky]] prônent la [[Discipline|discipline]] et le [[Principe_de_collégialité|pouvoir d'un directeur]] plutôt que des [[Comité_d'usine|comités d'usine]], ce qui soulève des contestations ouvrières et de nombreuses oppositions dans le parti bolchévik ([[Kommunist|Kommunist]], [[Opposition_ouvrière|Opposition ouvrière]]...).
  
J.-J. Marie avance en revanche des chiffres précis sur la répression qui suit&nbsp;: sur 6&nbsp;528 insurgés arrêtés, 2&nbsp;168 sont fusillés (dont 4 femmes), 1&nbsp;272 sont libérés et 1&nbsp;955 condamnés à des peines de travaux forcés. L’auteur démontre à ce propos l’incohérence régnant lors de la répression, organisée par une «&nbsp;troïka extraordinaire&nbsp;» mise en place par la Tcheka, «&nbsp;''qui interroge et juge en quelques heures des fournées d’insurgés&nbsp;'. Dès lors, «&nbsp;''certaines condamnations à mort laissent pantois&nbsp;''»&nbsp;; pour exemple, un jeune élève officier de 22 ans qui a déserté les rangs des insurgés pour rejoindre l’Armée rouge est condamné à mort «&nbsp;''pour avoir activement pris part à l’insurrection&nbsp;''»&nbsp;; un communiste de 21 ans ayant voté pour la résolution de Cronstadt, ayant assisté à l’élection du Comité d’action et ayant tenu le procès-verbal de l’élection des délégués est condamné à mort et fusillé, alors que d’autres, qui ont commis l’équivalent, sont condamnés à des travaux forcés. Parmi les communistes de Cronstadt, sont condamnés à mort les «&nbsp;''démissionnaires qui ont agi activement contre le parti et ont été arrêtés armés&nbsp;; les personnes qui ont rédigé des déclarations haineuses, qui ont encouragé les espoirs du comité révolutionnaire insurgé, et conforté son autorité&nbsp;''». Ont également été jugés, condamnés et fusillés les déserteurs et transfuges de l’Armée rouge.
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L'Armée rouge parvient finalement à la victoire, mais au prix d'un affaiblissement considérable de la [[Démocratie_soviétique|démocratie soviétique]], et le lien organique avec les masses s'est rompu. La guerre civile a conduit à la répression de tout parti d'opposition, et même si le parti bolchévik a réussi à devenir un parti de masse en absorbant la majorité du camp révolutionnaire, la démocratie ouvrière ne dépend plus que de sa [[Démocratie_interne|démocratie interne]]. Or, par ailleurs, de nombreux nouveaux membres sont des arrivistes ralliés au nouveau parti-Etat uniquement pour faire carrière, et les [[Vieux_bolchéviks|Vieux bolchéviks]] y deviennent vite minoritaires.
  
À lire ces lignes, on peut spontanément se dire qu’une telle répression est particulièrement violente et brutale, au-delà même de ses déséquilibres. Mais il ne faudrait pas oublier la place de la violence en général dans le contexte, non seulement de la Russie pendant la guerre civile, mais de l’Europe de ces années 1910-1920, avec dix millions de morts pendant la guerre mondiale. La guerre civile russe ne s’est pas menée qu’à coups de fusils. J.-J. Marie l’illustre par quelques rappels&nbsp;: le général blanc Kornilov déclare au lendemain de la révolution d’Octobre&nbsp;: «&nbsp;''Si nous devons brûler la moitié de la Russie et tuer les trois quarts de la population pour sauver la Russie, nous le ferons.&nbsp;''» Il ordonne de ne pas faire de prisonniers. Les soldats de l’Armée rouge pris les armes à la main sont abattus à coups de sabre pour économiser les munitions. «&nbsp;''En Ukraine, des cosaques jettent dans des chaudrons des communistes juifs capturés, les font bouillir et invitent les survivants, sous peine de subir le même sort, à boire cette “soupe communiste”&nbsp;''». Du côté de l’Armée rouge, des milliers de soldats ont cloué leurs épaulettes dans les épaules des officiers blancs en enfonçant les clous à coups de crosse. De fait, ce rappel est nécessaire pour comprendre qu’on est bien là dans un contexte de guerre permanente et d’une violence extrême, qui n’est nullement l’apanage du pouvoir bolchevik.
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=== Bureaucratisation et Nouvelle politique économique (NEP) ===
  
Enfin, il faut dire un mot sur la responsabilité de Trotsky dans l’écrasement de l’insurrection, car c’est l’un des thèmes favoris des anarchistes et des ultra-gauchistes dans toute discussion sur Cronstadt, avec l’idée d’un Trotsky comme «&nbsp;Staline manqué&nbsp;». Rappelons que le futur dirigeant de l’Opposition de gauche est à ce moment-là commissaire à la Guerre, c’est-à-dire chef de l’armée rouge,&nbsp;et il revient de Sibérie orientale où il a dirigé les opérations militaires contre les insurrections paysannes. Pourtant, Trotsky affirmera, en août 1928&nbsp;: «&nbsp;''Le fait est que je n’ai pas pris la plus petite part personnelle à la pacification du soulèvement de Cronstadt.&nbsp;''» Il assure n’avoir pas quitté Moscou pendant l’insurrection (en 1937, il dira qu’il ne se souvient plus s’il s’est rendu ou non à Petrograd, ce qui est en effet possible, quatorze ans après). En fait, indique J.-J. Marie, «&nbsp;''lors de l’insurrection de Cronstadt, Trotsky n’a fait qu’une brève apparition à Petrograd le 5 mars au soir et est reparti le 6 au matin, après un échange avec Zinoviev au cours de la nuit, dont aucun n’a jamais dit mot&nbsp;''». De plus, «&nbsp;''le 5 mars au soir, de son train qui l’amène à Petrograd, Trotsky câble à son adjoint Slianski une liste des mesures nécessaires pour liquider la crise ouverte. […] Il arrive à Petrograd avec Serge Kamenev et Toukhatchevski quelques heures plus tard. Il rencontre Zinoviev et le commandant des troupes du district de Petrograd, Avrov, éperdu et désorienté.&nbsp;''» En un mot, résume J.-J. Marie, «&nbsp;''Trotsky affirme n’avoir pris aucune part à l’écrasement de l’insurrection, ni à la répression qui suivit, ce qui n’a à ses yeux aucune signification politique, puisque, membre du gouvernement, il a jugé nécessaire la liquidation de la révolte, a participé à la décision d’y procéder si les négociations et l’ultimatum lancé restaient sans résultat et en assume donc la responsabilité politique&nbsp;''» (p.&nbsp;446). De fait, la responsabilité politique de l’écrasement de l’insurrection n’incombe à aucun dirigeant bolchevik en particulier, mais à l’ensemble de la direction, Opposition ouvrière incluse.
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{{Article détaillé|Nouvelle politique économique}}
  
=== Pourquoi les bolcheviks ont-ils décidé d’écraser l’insurrection&nbsp;? ===
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La contestation atteint même le coeur révolutionnaire de Petrograd, où de nombreux ouvriers participent à des grèves et des manifestations, qui sont réprimées par le parti bolchévik, qui estime représenter la volonté et l'intérêt de la classe ouvrière. Un des symboles les plus forts de cette contestation ''«&nbsp;sur la gauche&nbsp;»'' du nouveau pouvoir a été la [[Révolte_de_Cronstadt|révolte de Cronstadt]] en mars 1921. L'ensemble de la direction bolchévique, qui est au même moment (X<sup>e </sup>Congrès), accepte la répression. Malgré les désaccords importants qui les divisent ([http://wikirouge.net/Opposition_ouvrière Opposition ouvrière], [http://wikirouge.net/Décistes décistes]...), l'esprit de citadelle assiégé est tel que les congressistes acceptent la suppression du [http://wikirouge.net/wiki/index.php?title=Droit_de_fraction&action=edit&redlink=1 droit de fraction].
  
==== Liberté du commerce et revendications politiques ====
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La direction bolchévique est bien consciente que la révolution est gangrenée par les problèmes, Lénine définit lui-même l'Etat soviétique comme un ''«&nbsp;Etat ouvrier présentant une déformation bureaucratique&nbsp;»''. Mais selon lui, la priorité pour regagner la confiance des masses et aller vers le [[Socialisme|socialisme]] est de rétablir la production économique à tout prix via un ''«&nbsp;[[Capitalisme_d'Etat|capitalisme d'Etat]]&nbsp;»''. Le X<sup>e</sup> congrès décide donc une [[Nouvelle_politique_économique|Nouvelle politique économique]]&nbsp;:
  
Selon Jean-Jacques Marie, «&nbsp;''l’une des revendications centrales de la résolution du 1er mars est la liberté pour les paysans de commercer, donc le respect de la propriété privée et de l’ordre&nbsp;''»&nbsp;; or la petite propriété engendre le capitalisme&nbsp;: ''«&nbsp;Les terres que les paysans s’étaient partagées seraient retournées dans le cycle de formation de grandes propriétés privées et de latifundia. Le programme de Cronstadt visant à défendre la petite propriété familiale assurant au paysan la libre disposition des fruits de son travail aurait tenu l’espace d’un matin&nbsp;''» (p.&nbsp;398). H. Arvon, en revanche, conteste que la liberté du commerce soit la revendication principale et assure que les mots d’ordre sont essentiellement politiques. Le débat porte alors sur l’importance à accorder respectivement à la résolution du 1er mars, adoptée par une assemblée de plusieurs milliers de marins, et les articles des ''Izvestia, ''plus politiques en effet.
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*dans les industries d'Etat&nbsp;: de maintenir une discipline stricte ([[Trotsky|<span class="mw-redirect">Trotsky</span>]] est même pour la [[Militarisation_des_syndicats|<span class="new">militarisation des syndicats</span>]], que Lénine repousse)&nbsp;;
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*dans l'agriculture et le petit-commerce&nbsp;: de permettre une [[Libéralisation|libéralisation]] (en rupture avec le [[Communisme_de_guerre|communisme de guerre]]), notamment pour inciter la paysannerie à produire en la laissant libre de vendre sur le marché.  
  
Pour J.-J. Marie, ces articles, et en particulier le texte que nous avons cité, intitulé «&nbsp;Pourquoi nous combattons&nbsp;», n’est nullement représentatif des insurgés, puisqu’il a été rédigé par un homme, Lamanov, SR maximaliste. En outre, insiste le même auteur, ce texte ne propose nulle perspective politique, nulle définition de ce que serait le «&nbsp;vrai&nbsp;» socialisme selon les insurgés, nul programme concernant les formes de la propriété. De fait, les Cronstadiens ne semblent pas avoir de programme. Les tendances politiques en leur sein sont diverses, principalement anarchistes, même si aucun des principaux dirigeants de l’insurrection ne s’en revendique expressément. On comprend mal cependant que J.-J. Marie n’accorde pas davantage d’attention aux autres revendications des insurgés, comme si elles n’avaient aucun poids face au mot d’ordre de liberté du commerce pour les paysans.
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Si la production va connaître un regain, la bureaucratisation va vite devenir définitive. [[Vague_révolutionnaire_de_1917-1923|L'échec des processus révolutionnaires]] ailleurs qu'en Russie ([[République_des_conseils_de_Hongrie|Hongrie]], [[Révolution_allemande|Allemagne]], [[Biennio_rosso|Italie]], [[Révolution_chinoise_(1925-1927)|Chine]]...) va renforcer le noyau bureaucratique du parti, autour de [[Staline|Staline]], qui se stabilise dans une logique [[Gestionnaire|gestionnaire]] du ''«&nbsp;[[Socialisme_dans_un_seul_pays|socialisme en Russie]]&nbsp;»''. Toute opposition sera réprimée, notamment [[Opposition_de_gauche|celle de Trotsky]], et Staline finira par développer un Etat [[Totalitaire|totalitaire]] et à éliminer presque tous les [[Vieux_bolchéviks|Vieux bolchéviks]], ceux qui avaient fait la Révolution d'Octobre, mais pas pour ce résultat...
  
On relèvera d’ailleurs que le raisonnement de Jean-Jacques Marie gêne parfois, par certains raccourcis. C’est le cas lorsqu’il affirme&nbsp;: «&nbsp;''La résolution des marins, soldats et ouvriers de Cronstadt envisageait certes la légalisation des seuls partis dits socialistes&nbsp;; mais les SR de droite, plus d’une fois alliés aux blancs, et les mencheviks considéraient que la révolution russe devait seulement libérer le développement du capitalisme des entraves de la monarchie féodale. Ils étaient donc favorables au rétablissement massif, sinon généralisé, de la propriété privée des moyens de production qui signifiait inéluctablement le retour du capital étranger, y compris dans l’agriculture.&nbsp;''»&nbsp; Le problème posé par ce passage, c’est qu’il repose sur une prémisse fausse, dans la mesure où à aucun moment la résolution ne parle de «&nbsp;socialistes&nbsp;» tout court, mais bien des seuls «&nbsp;socialistes de gauche&nbsp;», ce qui exclut manifestement les SR de droite (sinon à quoi servirait de préciser «&nbsp;socialistes de gauche&nbsp;»&nbsp;?).
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== Perception de la révolution à l'étranger ==
  
En fait, Jean-Jacques Marie reprend la position des bolcheviks. Pour Lénine, en effet, ce qu’il faut combattre à Cronstadt, ce sont ces tendances anarchistes qui visent à la restauration de la liberté du commerce. J.-J. Marie indique&nbsp;: «&nbsp;''Il analyse l’insurrection en termes de contre-révolution paysanne et estime que le point central des revendications est la liberté du commerce, ce qui reviendrait à la restauration du capitalisme.&nbsp;''» De même, rappelant le contexte des révoltes paysannes de la fin de l’année 1920 et du début de l921, Trotsky caractérisera en 1937 la «&nbsp;''mutinerie''&nbsp;» de Cronstadt comme une «&nbsp;''réaction de la petite-bourgeoisie contre les difficultés et privations imposées par la révolution prolétarienne&nbsp;'. «&nbsp;''En fait, ''note-t-il encore en janvier 1938,''c’était la lutte du petit propriétaire exaspéré contre la dictature prolétarienne.&nbsp;''» Pourtant, c’est bien cette liberté du commerce qui est instaurée au même moment par le Xe Congrès. Selon Lénine, «&nbsp;''la liberté des échanges, c’est la liberté du commerce, et la liberté du commerce, c’est le retour au capitalisme. Est-il possible de rétablir dans une certaine mesure la liberté du commerce, sans saper pour cela même le fondement du pouvoir politique du prolétariat&nbsp;? Oui, c’est possible&nbsp;: c’est une simple question de mesure.&nbsp;''» Deux propositions revenant à une variante de la NEP avaient été formulées auparavant, l’une par l’ancien menchevik Larine en janvier 1920, l’autre par Trotsky en mars de la même année. Lénine, qui à chaque fois s’y était opposé, finit par s’y résoudre un an plus tard. En fait, ce n’est donc pas parce que les insurgés revendiquent la liberté du commerce qu’il faut les réprimer.
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Une poignée d'étrangers présents en Russie adhère activement à la révolution d'Octobre, ainsi son futur historien, le journaliste américain [[John_Silas_Reed|John Reed]], ou encore le philosophe chrétien français [[Pierre_Pascal|Pierre Pascal]]. En mars 1919, [[André_Marty|André Marty]] et [[Charles_Tillon|Charles Tillon]] mènent la mutinerie de la flotte française en mer Noire contre l'intervention. Certains prisonniers de guerre des Empires centraux, convertis au bolchevisme pendant leur captivité en Russie, se sont faits les propagateurs de la révolution à leur retour au pays&nbsp;: le Yougoslave Josip Broz, futur maréchal [[Josip_Broz_Tito|Tito]], n'est que l'exemple le plus célèbre.
  
Est-ce pour autant parce qu’ils s’opposent au pouvoir bolchevik et veulent réélire les soviets, comme l’affirment les anarchistes&nbsp;? Il est indéniable que, après trois ans de «&nbsp;communisme de guerre&nbsp;» imposé par la guerre civile et l’intervention contre-révolutionnaire des puissances impérialistes, les bolcheviks se savaient minoritaires dans le pays&nbsp;: les paysans, ultra-majoritaires, avaient subi les réquisitions forcées et étaient naturellement devenus hostiles au pouvoir (alors qu’ils l’avaient soutenu dans un premier temps car il leur avait reconnu la propriété privée de la terre, contre les grands propriétaires du tsarisme). Plus généralement, le gouvernement était le bouc émissaire des difficultés indescriptibles de la vie quotidienne, dans un pays dévasté par plus de sept ans de guerre ininterrompue. Dans ces conditions, les bolcheviks considéraient, à juste titre, que la convocation d’élections générales aurait conduit à leur défaite, à la victoire des forces petites-bourgeoises, à un retour des forces bourgeoises et réactionnaires et, indissociablement, à un redémarrage de l’intervention impérialiste qui n’avait pu être vaincue que par la rigueur du communisme de guerre. Comme l’écrira Trotsky en janvier 1938, ''«&nbsp;les matelots paysans, guidés par les éléments les plus anti-prolétariens, n’auraient rien pu faire du pouvoir, même si on le leur avait abandonné. Leur pouvoir n’aurait été qu’un pont, et un pont bien court, vers le pouvoir bourgeois.&nbsp;''» De ce point de vue, «&nbsp;''les matelots en rébellion représentaient le Thermidor paysan&nbsp;''». De fait, il eût été suicidaire, pour les bolcheviks, d’abandonner le pouvoir en répondant favorablement à des exigences démocratiques certes compréhensibles, mais manifestement irréalisables à ce moment-là. Pour autant, en conclure à une hostilité de principe des bolcheviks à l’égard de soviets réellement démocratiques trahit un raisonnement formel qui relève plus de préjugés anti-marxistes que d’une véritable analyse de la situation objective.
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La révolution d'Octobre n'est d'abord perçue que comme une péripétie politique après bien d'autres, et ni l'Entente ni les Empires centraux ne croient au début à la durée du nouveau pouvoir. Après le draconien [[Traité_de_Brest-Litovsk|traité de Brest-Litovsk]] (contre la ratification duquel vote le [[Parti_social-démocrate_d'Allemagne|SPD]] au Reichstag), le ''Kaiser'' fait figure d'allié objectif et paradoxal du régime bolchevique, celui-ci ayant tout intérêt à jouer des divisions «&nbsp;interimpérialistes&nbsp;» et à ne pas s'ajouter un ennemi de plus. L'Entente intervient sur le territoire russe d'abord pour empêcher la disparition du front oriental, le reproche principal fait aux bolcheviks étant leur «&nbsp;trahison&nbsp;» de l'alliance. Après l'armistice de Rethondes en 1918, c'est la révolution en tant que telle qui est combattue.
  
==== Enjeu militaire, danger contre-révolutionnaire ====
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Le pacifisme et la crise économique d'après-guerre, ainsi que le refus de voir une révolution écrasée, suscitent de fortes sympathies actives dans les couches populaires d'Europe pour la révolution d'Octobre.
  
En fait, la raison objective et décisive pour laquelle les bolcheviks ont décidé de mettre fin par tous les moyens à l’insurrection de Cronstadt, est qu’elle menaçait directement le pouvoir. Non par ses revendications elles-mêmes, mais parce qu’elle risquait de tomber aux mains des Blancs et des impérialistes, et de servir ainsi de tête de pont à une nouvelle offensive de la contre-révolution, quelques semaines seulement après la victoire militaire des bolcheviks. Cronstadt, rappelons-le, n’est pas une ville comme les autres&nbsp;; c’est une forteresse, celle qui protège Petrograd, laquelle est elle-même la ville-capitale de la révolution. Paul Avrich l’admet lui-même&nbsp;: «&nbsp;''Le gouvernement devait faire face à une mutinerie dans sa propre marine, à un avant-poste de la plus grande importance stratégique puisqu’il gardait les abords occidentaux de Petrograd. Cronstadt risquait d’être [] la base de départ d’une nouvelle invasion anti-soviétique.''&nbsp;» Sur le plan de la tactique militaire, le temps presse&nbsp;: la fonte annuelle des glaces intervient généralement à partir de la mi-mars. Or, si la glace fond, Cronstadt ne sera plus accessible depuis le continent par l’Armée rouge&nbsp;; en revanche, elle le sera par les troupes blanches et leurs bateaux, depuis la Finlande notamment. Il y a là un danger majeur.
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En France, la révolution russe est lue au prisme de la mémoire toujours très vive de la [[Révolution_française|Grande Révolution]] de 1789&nbsp;: les bolcheviks sont ainsi assimilés aux [[Club_des_Jacobins|Jacobins]], [[Alexandre_Kerensky|Kerensky]] à la [[Gironde_(Révolution_française)|Gironde]], les Blancs aux Vendéens, Trotsky à [[Lazare_Nicolas_Marguerite_Carnot|Lazare Carnot]] «&nbsp;l'organisateur de la victoire&nbsp;», etc. Un historien sympathisant comme [[Albert_Mathiez|Albert Mathiez]] trace dès 1920 l'analogie entre [[Maximilien_de_Robespierre|Robespierre]] et [[Vladimir_Ilitch_Lénine|Lénine]], la terreur rouge et la [[Terreur_(Révolution_française)|Terreur]] de 1793<ref>L'importance de la mémoire de la Révolution française dans l'accueil et l'interprétation de 1917 a été soulignée par le livre de [[François Furet]], ''Le Passé d'une Illusion'', Robert Laffont, 1995.</ref>. Le poète [[André_Breton|André Breton]] n'est pas le seul à lire aussi la révolution russe comme une revanche sur la répression de la [[Commune_de_Paris_(1871)|Commune de Paris]] lorsqu'il note que 1917 renverse [[Commune_de_Paris_(1871)|1871]]. Mais la «&nbsp;grande lueur à l'Est&nbsp;» (titre d'un ouvrage de [[Jules_Romains|Jules Romains]]) n'est pas aussi bien accueillie par tout le monde. Les [[Classes_moyennes|classes moyennes]] sont ulcérées par la perte des [[Emprunt_russe|emprunts russes]], que Lénine a cessé de reconnaître dès le début 1918. Et l'[[Anticommunisme|anticommunisme]] est très fort chez les [[Section_française_de_l'Internationale_ouvrière|socialistes]] restés fidèles à la «&nbsp;vieille maison&nbsp;» lors du [[Congrès_de_Tours_(SFIO)|congrès de Tours]] de 1920, chez les [[Anarchistes|anarchistes]], chez certains intellectuels [[Humanisme|humanistes]] hostiles aux méthodes des Bolcheviks (par exemple [[Romain_Rolland|Romain Rolland]], ami de [[Maxime_Gorki|Gorki]]), et bien sûr dans les droites. Dès 1919, une affiche célèbre stigmatise dans le bolchevik «&nbsp;l'homme au couteau entre les dents&nbsp;».
  
Et un danger des plus plausibles. Ce n’est pas dans le livre de Jean-Jacques Marie mais dans ceux des anarchistes Paul Avrich et Henri Arvon que l’on trouve le plus d’éléments à ce sujet. D’une part, Arvon mentionne des articles de la presse bourgeoise, française et américaine notamment (''Le Matin, L’Écho de Paris, ''le ''New York Times…''), parus dès février 1921, donc avant même l’insurrection, qui en gros la racontent ''à l’avance&nbsp;''! Ces articles répandent des fausses nouvelles, nées en particulier dans les milieux de l’émigration russe blanche. En outre et surtout, Paul Avrich a découvert un document extrêmement important dans les archives du Centre national (russe), organisme créé par des socialistes-révolutionnaires à Paris et qui maintient pendant l’insurrection des relations étroites avec le ministère français des Affaires étrangères. Ce manuscrit non signé, muni de la mention «&nbsp;ultra secret&nbsp;» et intitulé ''Mémorandum sur la question de l’organisation d’un soulèvement à Cronstadt, ''peut être daté''de janvier ou début février 1921. Or, il annonce, de manière extrêmement précise et détaillée, une insurrection, et demande un soutien extérieur pour assurer son succès.''
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Aux [[États-Unis|États-Unis]], la ''red scare'' ou peur des «&nbsp;Rouges&nbsp;» marque les années d'immédiat après-guerre et contribue aux réactions autoritaires, puritaines et xénophobes (les migrants sont perçus comme des porteurs potentiels du «&nbsp;virus&nbsp;» bolchevique) qui marquent les [[Années_1920|années 1920]]. En Allemagne, en Hongrie, en Italie, les forces conservatrices, nationalistes ou [[Fascisme|fascistes]], parfois alliées pour un temps à des sociaux-démocrates comme [[Gustav_Noske|Noske]] à Berlin, se battent pour réprimer par la violence le «&nbsp;bolchevisme&nbsp;» (un mot d'ailleurs élastique, sous lequel ils finissent par regrouper abusivement tout partisan d'un changement social, voire n'importe quel adversaire). En 1919, la peur et la haine du [[Bolchevik|bolchevisme]] et de la révolution d'Octobre, de ses avatars et de son extension possible jouent un rôle non négligeable dans la formation des idéologies et des mouvements de [[Benito_Mussolini|Benito Mussolini]] en Italie et d'[[Adolf_Hitler|Adolf Hitler]] en Allemagne.
  
Il est absolument certain que dans diverses chancelleries et en particulier au sein du gouvernement français, on s’attendait à un soulèvement et on s’apprêtait à envoyer des renforts contre-révolutionnaires à Cronstadt. Le ''Daily Herald,'' le''14 mars 1921, publie un texte de son correspondant diplomatique qui indique&nbsp;: «&nbsp;''Je suis en mesure d’affirmer que le gouvernement français participe à l’affaire de Cronstadt et qu’une forte somme d’argent destinée aux mutins a été envoyée par ses soins à un certain professeur Viburg. Des approvisionnements sont également acheminés par l’intermédiaire et sous le couvert de la Croix Rouge&nbsp;''». La contre-révolution, aux armes fourbies par les Blancs en exil, par les Blancs «&nbsp; de l’intérieur&nbsp;» et par les gouvernements occidentaux, était aux portes de la Russie, comme elle n’avait jamais cessé de l’être depuis Octobre. Une interview accordée par le principal dirigeant de l’insurrection de Cronstadt, Stepan Petritchenko et publiée dans le ''New York Times''dès le 31 mars 1921, le confirme&nbsp;: il y reconnaît avoir offert ses services aux Blancs. Deux mois après, en mai, alors qu’il est réfugié au camp de fort Ini en Finlande, le même Petritchenko adresse avec quelques autre une lettre au général blanc Wrangel, où il dit vouloir collaborer avec ses troupes, alors réfugiées en Turquie. «&nbsp;''Il propose de préparer une nouvelle campagne contre les bolcheviks afin de reconquérir les “acquis de la révolution de [Février] 1917”&nbsp;''». Au sein même de l’insurrection, des forces contre-révolutionnaires se sont probablement infiltrées parmi les marins de Cronstadt&nbsp;: «&nbsp;''Tout indiquait que les émigrés tentaient d’aider l’insurrection pour la capter à leur profit.''&nbsp;»''
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Dans les pays colonisés, la révolution d'Octobre a aussi suscité des espoirs importants. Dès 1920, à Bakou, les bolcheviks convoquent un «&nbsp;[[Congrès_des_peuples_de_l'Orient|congrès des&nbsp; peuples de l'Orient]]&nbsp;» (1<sup>er</sup> au 8 septembre) qui tente de faire la jonction entre les nationalismes des colonisés et le mouvement communiste mondial.
  
Cela ne remet cependant nullement en cause le caractère globalement spontané de l’insurrection. Tout le montre. Les ''Izvestia'' lancent des appels à la méfiance à l’égard des tentatives de récupération blanche (preuve aussi qu’elles existent et que les insurgés en ont conscience).''Surtout, le moment est des moins propices pour les insurgés&nbsp;: la glace n’a pas encore fondu, aucune provision d’armes et de munitions n’a été réalisée, aucune précaution n’a été prise non plus pour le ravitaillement alimentaire de l’île en cas de siège&nbsp;: tout indique l’improvisation du soulèvement. Le ''Mémorandum''du Centre national tablait sur une insurrection au printemps, donc après la fonte des glaces. Or, la rébellion a lieu quelques semaines plus tôt, quelques semaines ''trop''tôt pour la réussite de tels plans. Il est donc probable que les forces contre-révolutionnaires qui comptaient sur ce soulèvement ne sont pas parvenues à le conduire ni à le maîtriser une fois enclenché. D’ailleurs, les anciens généraux tsaristes, qui conseillent vivement aux insurgés de passer à l’offensive et de marcher sur Petrograd, ne sont pas écoutés&nbsp;; les insurgés préfèrent s’enfermer dans leur île, alors même qu’ils ont peu de chance d’en sortir vainqueurs. Même Henri Arvon, qui leur est favorable, écrit&nbsp;: «&nbsp;''Ils sont coupables, certes, les marins de Cronstadt, d’être entrés, tant soit peu, dans le jeu de la contre-révolution, à leur insu sans doute&nbsp;''».''
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== Bibliographie ==
  
==== La fin et les moyens ====
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{{Article détaillé|Bibliographie sur la révolution russe de 1917}}
 
 
L’approche de la fonte des glaces et le danger réel d’une récupération de l’insurrection par les Blancs et les impérialistes pour relancer la guerre civile rendaient donc nécessaire, du point de vue bolchevik, d’en finir au plus vite avec cette insurrection. Mais, pendant une semaine entière, du 1er au 8 mars, les bolcheviks ont recherché une solution pacifique. C’est le sens de la proposition du 6 mars, rejetée avec condescendance par les Cronstadtiens, comme nous l’avons vu. Cette solution négociée se révélant impossible, les bolcheviks ont choisi la force. Dès lors, celle-ci ne pouvait qu’être déterminée. Ici, la condamnation de l’usage de la «&nbsp;violence&nbsp;» ne saurait relever que d’une vision pacifiste petite-bourgeoise, inconsciente de ce que l’histoire avance nécessairement par des rapports de force, qui se soldent souvent dans le sang. À cet égard, la formule employée par Trotsky au sujet de la répression de Cronstadt apparaît des plus justes&nbsp;: pour les bolcheviks, qui voulaient préserver à tout prix le premier État ouvrier comme marchepied de la révolution mondiale, il y eut bien là «&nbsp;''nécessité tragique&nbsp;''». De ce point de vue, les communistes révolutionnaires ne peuvent qu’approuver la décision de mettre fin à l’insurrection de Cronstadt, dans l’intérêt supérieur de la révolution mondiale dont l’État ouvrier soviétique, quelles que soient ses limites, dues en grande partie à la situation objective, était à cette époque le plus précieux des acquis.
 
 
 
Reste un certain nombre de questions, qui concernent les méthodes employées par les bolcheviks. Comment Zinoviev, présidant le comité de défense de Petrograd, pouvait-il prétendre négocier quoi que ce soit, en envoyant aux Cronstadtiens, le 4 mars, un texte non seulement menaçant, mais méprisant&nbsp;: «&nbsp;''Vous êtes entourés de tous côtés. Dans quelques heures vous serez contraints de vous rendre . Cronstadt n’a ni pain ni combustible. Si vous persistez on vous canardera comme des perdrix&nbsp;''»&nbsp;? Plus généralement, la proposition de négociations adressée par le gouvernement bolchevik aux insurgés aurait sans doute dû s’accompagner, pour avoir des chances d’aboutir, d’une réelle prise en compte de certaines des revendications politiques des insurgés. Il aurait été possible, par exemple, de s’engager à établir un calendrier pour l’organisation d’élections à moyen terme, pour la mise en place rapide de commissions ouvrières pour le contrôle et la démocratisation du pouvoir, etc. Or il ne s’agissait pas seulement de mettre fin à une insurrection dangereuse, mais aussi de reconnaître le fond de vérité que contenaient les revendications des insurgés, rejoignant d’ailleurs, sur la question de la démocratie ouvrière, des exigences formulées de leur côté par certains bolcheviks, comme ceux de l’Opposition ouvrière. Deux ans et demi plus tard, dans ''Cours nouveau'' (automne 1923), Trotsky estimera la situation socio-économique assez mûre pour reprendre à son compte les critiques les plus virulentes contre l’absence de démocratie dans le pays et dans le parti lui-même, contre la bureaucratisation extrêmement rapide du pouvoir…
 
 
 
En mars 1921, en tenant compte tactiquement, à juste titre, des revendications paysannes (dont les insurgés de Cronstadt ne fournissent qu’une des nombreuses expressions contemporaines), mais sans accorder de réelle importance à leurs revendications politiques, Lénine, Trotsky et tous les dirigeants bolcheviks ont sans doute sous-estimé l’aspiration des masses à une plus grande démocratie ouvrière et l’importance cruciale de cette question pour l’avenir de l’État ouvrier et de la révolution. Nous reviendrons dans un prochain article sur le processus de bureaucratisation et de «&nbsp;stalinisation&nbsp;» du pouvoir soviétique. Mais on peut dire d’ores et déjà que la nécessité militaire immédiate de réprimer l’insurrection ne dispensait pas d’engager une réflexion et des mesures progressives sur la démocratie dans l’État ouvrier dès lors que se refermait la période de l’inévitable «&nbsp;communisme de guerre&nbsp;». Lénine, Trotsky et bien d’autres ne le comprendront qu’un peu plus tard, à un moment où la bureaucratie avait déjà conquis une place hégémonique dans tout l’appareil d’État et dans le Parti, et où une bonne partie des masses avait, quant à elle, sans doute déjà renoncé à l’espoir d’une véritable démocratisation…
 
 
 
De ce point de vue, la «&nbsp;tragédie de Cronstadt&nbsp;», c’est que les insurgés ont posé de vraies questions politiques, mais leurs termes frontalement anti-bolcheviks et surtout leur acte insurrectionnel lourd de danger contre-révolutionnaire après trois ans de guerre civile et des mois de révoltes paysannes dans tout le pays, ne pouvaient qu’empêcher les dirigeants bolcheviks de les entendre.
 
 
 
== Bibliographie ==
 
  
*{{Ouvrage |langue= fr|auteur1= Charles-Olivier Carbonell|lien auteur1= Charles-Olivier Carbonell|titre= Le Grand Octobre russe|sous-titre= 1917 : la révolution inimitable|éditeur= Éditions du Centurion|collection= Un brûlant passé|lieu= Paris|année= 1967|volume= |tome= |pages totales= 288|passage= |isbn= |lire en ligne= }}
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== Notes ==
*[[Léo_Figuères|Léo Figuères]], ''Octobre 1917&nbsp;: la révolution en débat'', éd. Le Temps des Cerises, 1998 {{ISBN|2-84109-131-7}}
 
*{{en}} [[Sheila_Fitzpatrick|Sheila Fitzpatrick]], ''The Russian Revolution'', Oxford University Press, 2008
 
*[[Marc_Ferro|Marc Ferro]], ''La Révolution de 1917'', 2 vol., Paris, Aubier, 1967
 
*[[François-Xavier_Coquin|François-Xavier Coquin]], ''La Révolution russe'', 1962
 
*[[Richard_Pipes|Richard Pipes]], ''La Révolution russe'', PUF, 1993
 
*[[Alexander_Rabinowitch|Alexander Rabinowitch]], ''Prelude to Revolution'', 1991
 
*[[Alexander_Rabinowitch|Alexander Rabinowitch]], ''The Bolsheviks Come To Power: The Revolution of 1917'', 2004
 
*[[Alexander_Rabinowitch|Alexander Rabinowitch]], ''The Bolsheviks in Power: The First Year of Soviet Rule in Petrograd'', 2007
 
*[[John_Silas_Reed|John Reed]], ''[[Dix_jours_qui_ébranlèrent_le_monde|Dix jours qui ébranlèrent le monde]]'', Éditions sociales, 1986 {{ISBN|2-2090-5494-X}} {{ISBN|978-2-2090-5494-7}} - (''Ten Days that Shook the World''), 1919
 
*[[Voline|Voline]], ''La Révolution Inconnue, Livre premier&nbsp;: Naissance, croissance et triomphe de la Révolution russe (1825-1917)'', Éditions Entremonde, [[Lausanne|Lausanne]], [[2009|2009]]. {{ISBN|978-2-940426-02-7 }}
 
*[[Nicolas_Werth|Nicolas Werth]], ''1917&nbsp;: la Russie en révolution'', Gallimard, coll. ''Découvertes'', 1997
 
*Éric Aunoble, ''La Révolution russe, une histoire française, lectures et représentations depuis 1917'', Édition La Fabrique, 2016
 
  
 
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Version du 24 novembre 2017 à 18:35

Jusqu'en 1918, la Russie utilisait le calendrier julien, qui avait à l'époque 13 jours de retard sur le calendrier grégorien. Le 23 février « ancien style » correspond donc au 8 mars « nouveau style » (n.s.).
October-rev1a.jpg

La révolution d'Octobre marque la seconde phase de la Révolution russe de 1917, après la révolution de février. Son point d'orgue est l'insurrection du 24-25 octobre (n.s. 6-7 novembre). Appuyé sur les soviets, le parti bolchévik de Lénine et Trotsky réussit à donner une direction politique de classe qui mène en Octobre à la première vraie révolution prolétarienne, qui engendre une vague révolutionnaire en Europe. Mais l'échec de cette vague isolera la jeune URSS et favorisera la bureaucratisation du nouveau régime et l'émergence du stalinisme.

1 Contexte

1.1 La révolution de Février

Les grèves et manifestations insurrectionnelles à Petrograd de février ont poussé le tsar à abdiquer le 2 mars. Un gouvernement provisoire est alors formé autour du Prince Lvov, membre du parti Constitutionnel Démocratique (KD), le principal parti de la bourgeoisie. Le 2 mars également, le soviet de Petrograd est formé, et des soviets d'ouvriers et de soldats se forment rapidement dans les grandes villes (et à partir d'avril dans les campagnes). Dans les soviets (« conseils », en russe) les classes populaires se réunissent pour discuter mais aussi pour autogérer toute une partie de la vie locale. Il y a donc une situation de double pouvoir, même si le soviet de Petrograd, présidé par le menchévik Tchkhéidzé, donne sa confiance au gouvernement provisoire. Kerensky (troudovik), à la fois ministre du gouvernement et vice-président du soviet, assure la liaison.

Mais le gouvernement provisoire ne veut prendre aucune mesure trop radicale, pas même la proclamation de la République. Il refuse les revendications des soviets (la paix, la terre aux paysans, la journée de 8 heures...), renvoyant la responsabilité à une future Assemblée constituante, tout en affirmant qu'il est impossible de la convoquer tant que des millions d'électeurs sont au front. La situation est donc toujours révolutionnaire. Les forces monarchistes ayant été dissoutes, les KD se retrouvent à l'extrême droite, face une opposition entièrement constituée de « socialistes » (même si le premier parti, le parti Socialiste-Révolutionnaire, est davantage une force petite-bourgeoise).

Les dirigeants bolchéviks présents en Russie (Kamenev, Staline, Molotov...) suivent les autres socialistes, considérant que leur ligne de soutien à la révolution bourgeoise passe par le soutien au gouvernement provisoire. Ils envisagent même une réunification avec les menchéviks. La Pravda appelle à la reprise du travail et au retour à la normale.

De retour d'exil, Lénine fait aussitôt paraître ses Thèses d'avril. Il soutient qu'il faut dénoncer le gouvernement provisoire comme incapable de satisfaire les revendications démocratiques, ouvrières et paysannes, et affirme que la situation de double pouvoir doit être tranchée en revendiquant « tout le pouvoir aux soviets », pour créer un Etat « du type de la Commune de Paris ». Il est d'abord mis en minorité, et le bruit court qu'il est devenu « trotskiste », voulant un « passage immédiat » à la révolution socialiste. En s'appuyant sur la base ouvrière, il parvient à faire changer l'orientation du parti.

1.2 La question de la paix et les Journées d'avril

Depuis 1914 la guerre a provoqué beaucoup de remises en question du discours nationaliste, d'autant plus que la Russie est affaiblie face à l'Allemagne. Néanmoins, début 1917 ce sont surtout l’incapacité du commendement militaire et ses mauvais traitements qui sont dénoncés. Les slogans de paix immédiate sont au départ plus fréquents à l’arrière qu’au front, où les soldats considèrent souvent les ouvriers comme des « planqués », et refusent d'admettre l’inutilité des sacrifices qu’ils endurent depuis trois ans. Le « défaitisme révolutionnaire » est très impopulaire, et même au sein des bolcheviks il ne passe pas toujours bien.

Le 18 avril, le ministre KD Milioukov s'engage dans une note secrète aux Alliés à ne pas remettre en cause les traités tsaristes et à poursuivre la guerre jusqu'au bout. Lorsque cette note fuite dans la presse, des manifestations armées d'ouvriers et de soldats éclatent (20-21 avril) et s'affrontement violemment à des manifestants pro-gouvernement. Ce sont les premiers véritables affrontements armés de la révolution. Le 15 mai, Milioukov démissionne et un remaniement ministériel renforce le poids de Kerensky et intègre des SR et 2 menchéviks (Tsereteli et Skobelev). Ce gouvernement a le soutien des ouvriers et beaucoup veulent croire que Kerensky (devenu ministre de la guerre) obtiendra une victoire militaire rapide.

Début avril 1917 se réunit le premier Congrès pan-russe des soviets, même s'il ne représente quasiment pas de campagnes (480 délégués de la capitale, 138 de soviets locaux et 46 de l'armée). Il affiche un total suivisme envers le gouvernement provisoire et appuie la poursuite de la guerre, tout en appelant au « contrôle » par les soviets et à leur extension à tout le pays.

2 Flux et reflux de la lutte de classe

2.1 Les journées de juillet

Fichier:EmeutesPetrograd1917.jpg
Dispersion de la foule sur la perspective Nevski, pendant les journées de juillet.

Entre février et juillet, l’impopularité de la guerre et la lassitude gagnent du terrain, notamment parmi les ouvriers à qui l'on refuse la journée de 8 heures au nom de l'effort de guerre. Début juin, les bolcheviks sont majoritaires dans le soviet ouvrier de Petrograd. Le 14 juin, le gouvernement provisoire annonce des élections pour l'Assemblée constituante pour le 12 novembre.

L’échec militaire de l’« offensive Kerensky » de juillet entraîne une déception générale. L’armée entre en décomposition, les soldats refusent de monter en première ligne, les désertions se multiplient. Les 3 et 4 juillet, les soldats stationnés à Petrograd refusent de repartir au front. Rejoints par les ouvriers, ils manifestent pour exiger des dirigeants du soviet de la ville qu’il prenne le pouvoir.

Les bolcheviks s’opposent à une insurrection prématurée car ils ne sont majoritaires que dans le prolétariat de Petrograd et Moscou, mais la base les déborde. Ils décident alors de soutenir néanmoins les manifestants pour ne pas se couper de cette avant-garde.

Un débat s'engage chez les bolchéviks sur la participation à la Conférence de Stockholm, c'est-à-dire sur le lien à garder ou non avec les centristes de l'Internationale.

2.2 La réaction et le putsch de Kornilov

🔍 Voir : Affaire Kornilov.

Les manifestants sont réprimés et une vague de répression frappe le parti bolchévik, ainsi que des calmonies (accusations d'être à la solde des Allemands pour les faire gagner). Lénine est obligé de se réfugier en Finlande, le journal bolchevique Rabotchi I Soldat est interdit, et Trotsky (qui se rapproche des bolchéviks) est emprisonné. Les régiments de mitrailleurs qui ont soutenu la révolution sont dissous, envoyés au front par petits détachements, les ouvriers sont désarmés. 90 000 hommes doivent quitter Petrograd, les « agitateurs » sont emprisonnés. La peine de mort abolie en février est rétablie et des pogroms se produisent en province. Au front, la reprise en main est brutale après la liberté laissée par le prikaze n°1 en février. Ainsi le 8 juillet, le général Kornilov, qui commande le front sud-ouest, donne l’ordre d’ouvrir le feu à la mitrailleuse et l’artillerie sur les soldats qui reculeraient. Du 18 juin au 6 juillet, l’offensive sur ce front fait 58 000 morts, sans succès.

Le gouvernement est en crise et le 15 juillet, les ministres KD démissionnent, y compris le ministre-président Lvov. Ils sont de plus en plus nationalistes et partisans de méthodes autoritaires. Avec des forces tsaristes ils misent sur Kornilov pour rétablir l'ordre (bonapartisme). Kerensky croit pouvoir s'appuyer sur Kornilov et le 19 juillet, il le nomme commandant en chef de l'armée russe. À la fin du mois de juillet, Kerensky forme un nouveau gouvernement à majorité socialiste. Le soviet de Petrograd, dominé par les socialistes conciliateurs (SR et menchéviks), donne sa confiance à ce gouvernement et cautionne la réaction. La dualité de pouvoir semble disparaître. Dans ces conditions, les bolchéviks cessent de revendiquer le « pouvoir aux soviets ». Lénine considère que le seul moyen de reprendre l'initiative est que le parti bolchévik prenne le pouvoir, quitte à reformer des soviets après.

Les 12-15 août, Kerensky organise à Moscou une Conférence d'État pour tenter de se légitimer, mais c'est Kornilov qui émerge vraiment comme solution aux yeux des possédants. La réaction veut marquer son avantage. Le 9 septembre, Kornilov envoie 3 régiments de cavalerie par chemin de fer sur Petrograd, dans le but affiché d’écraser dans le sang les soviets et les organisations ouvrières et de remettre la Russie dans la guerre. Kerensky panique et destitue Kornilov, mais son gouvernement est devenu trop faible pour se défendre. Ce sont les soviets qui organisent réellement la défense, et qui mettent en déroute Kornilov en 3 jours.

2.3 Ebullition populaire et essor des bolchéviks

La défaite du putsch retourne la situation. La réaction baisse la tête face aux masses armées. Les bolcheviks peuvent sortir de leur semi-clandestinité, les prisonniers politiques, dont Trotsky, sont libérés par les marins de Kronstadt. Les bolchéviks, qui étaient en première ligne contre Kornilov, sortent grandis par rapport au gouvernement Kerensky. Les soviets reprennent de la vitalité et de l'autonomie et les bolchéviks y prennent de plus en plus d’importance. Ils remettent au centre le mot d'ordre « tout le pouvoir aux soviets », qui est repris par des ouvriers SR ou mencheviks. Des soviets et des syndicats se rangent du côté des bolcheviks. Le nombre des délégués bolchéviks augmente, mais les idées bolchéviques circulent encore plus vite : des décisions radicales commencent à remonter de régions où ils ne sont pas présents.

Le rapport de forces permet à présent aux bolchéviks de prendre la parole sur le front lors des meetings de soldat. Aux élections municipales de Moscou, entre juin et septembre, les SR passent de 375 000 suffrages à 54 000, les mencheviks de 76 000 à 16 000, les KD de 109 000 à 101 000, alors que les bolcheviks passent de 75 000 à 198 000 voix. Le 31 août, le soviet de Petrograd et 126 soviets de province votent une résolution en faveur du pouvoir des soviets. Dans beaucoup de localités on va plus loin et le pouvoir effectif est de fait entre les mains des soviets. Le 3e congrès des soviets de Finlande se proclame instance dirigeante. Les bolchéviks prennent la majorité au soviet de Moscou 5 septembre, et au soviet de Petrograd le 9 (Trotsky en devient président le 25).

Lénine tente alors de revenir à la stratégie d'interpellation des conciliateurs[1][2][3]. Les bolchéviks leur proposent un compromis : prenez le pouvoir sans la bourgeoisie, et les bolchéviks se limiteront à la démocratie soviétique (les partis majoritaires au soviet forment le gouvernement).

Le 14 septembre, une « Conférence démocratique » est convoquée à l'initiative des conciliateurs, qui veulent limiter les tendances autoritaires de Kérensky, mais aussi minimiser l'influence bolchévique en surreprésentant les secteurs petit-bourgeois. La Conférence proclame enfin la République, mais débouche finalement sur une nouvelle avec les classes possédantes, même si les leaders KD discrédités sont écartés. Devant le refus des conciliateurs, Lénine propose que les bolchéviks prennent immédiatement le pouvoir, mais le Comité central est contre ce revirement. La Conférence débouche sur un Préparlement., auquel les bolchéviks décident d'abord de participer. Finalement, une majorité derrière Lénine et Trotsky se dégage, et lors de l'ouverture du préparlement le 7 octobre, les bolchéviks font une sortie fracassante.

La guerre continue à faire rage et est une question politique majeure. Le 3 septembre, les Allemands ont pris Riga. Début Octobre, ils sont aux portes de Petrograd. Les possédants si « patriotes » haïssent la capitale rouge à tel point qu'ils espèrent la voir écrasée. La Flotte de la Baltique, dominée par les bolchéviks, défend le bastion ouvrier tout en lançant des appels révolutionnaires aux Allemands et en se préparant à renverser les classes dirigeantes russes. Tout ce que tente Kerensky pour hausser le ton se retourne contre lui : il ordonne la dissolution du Tsentroflot et doit reculer 3 jours après, il envoie les troupes contre le Soviet de Tachkent et y déclenche une grève générale, il fait face à une grève des cheminots pourtant dirigés par les conciliateurs...

2.4 Soulèvements des paysans et des peuples opprimés

En septembre-octobre, l'agitation révolutionnaire gagne les campagnes, dans ce qui sera sans doute la plus grande jacquerie de l'histoire européenne. Les paysans s’emparent des terres des grands propriétaires, il y a des violences et des destructions. Les paysans pauvres sont les plus radicaux, et les représentants locaux de l’État n’osent pas s’interposer, malgré les plaintes des propriétaires. Apprenant que le « partage noir » est en train de s’accomplir dans leurs villages, les soldats, largement d’origine paysanne, désertent en masse afin de pouvoir participer à temps à la redistribution des terres. Les tranchées se vident peu à peu. Le mouvement déborde largement les cadres SR, qui reportent depuis trop longtemps la réforme agraire. On y voit alors l’influence des bolchéviks, mais ces derniers sont peu présents dans les campagnes, où leurs moyens sont très limités (manque d’imprimerie et d’orateurs). Avec leurs mots d'ordre, ils parviennent peu à peu à s’implanter parmi les paysans pauvres, surtout via les soldats revenant du front.

Au même moment, les différents peuples opprimés de l’empire tsariste déchu se soulèvent eux aussi. Le renversement de la monarchie leur a apporté l'égalité des droits civiques, mais n’a pas apporté de réelle libération nationale. Les KD ont perpétué la domination grand-russe, malgré leurs promesses antérieures. Les conciliateurs locaux, proches de la population, vont souvent plus loin dans les revendications que ne le veut le pouvoir central et conserveront plus longtemps leur base. Les bolchéviks sont peu présents parmi les minorités opprimées, mais la faillite des gouvernements de coalition sur la question nationale comme sur les autres, provoque le plus souvent de la bienveillance à son égard, d’autant plus quand il y a coïncidence des antagonismes sociaux et nationaux.

3 La révolution et l'insurrection d'Octobre

3.1 Les préparatifs de l’insurrection

Dans les villes, beaucoup d’ouvriers se mettent en grève, mais les plus avancés considèrent déjà ce mode d’action comme dépassé et se rallient à l’objectif de l’insurrection. Mais les débats sur cette question sont tendus dans le parti bolchévik. Les opposants, principalement Kamenev et Zinoviev, mais qui se retrouvent à tous les échelons du parti, croient encore possible une transition institutionnelle vers le pouvoir des soviets. Ils veulent attendre le Congrès des soviets (20 octobre), voire l’Assemblée constituante (12 novembre).

Après s’être battu pendant plusieurs semaines contre le Comité central bolchévik (comme en avril), Lénine parvient, le 10 octobre, à rallier une majorité à une motion qui met à l’ordre du jour immédiat la préparation de l’insurrection. Elle est prévue initialement pour le 15 octobre, avant le congrès des soviets. L'idée est de ne pas attendre que les classes dominantes prennent l'initiative car elle ne se laissera pas faire, et également de mettre les conciliateurs devant le fait accompli pour les forcer à choisir le camp des soviets. Zinoviev et Kamenev paniquent et craignent qu’une insurrection fasse perdre aux bolchéviks la confiance des masses. Ils dénoncent « l'aventurisme », et vont jusqu’à rompre la discipline du parti en livrant dans des journaux les plans de l'insurrection. Kerensky la voit bien venir mais se retrouve largement impuissant.

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Les bolchéviks consacrent leur énergie à l’agitation en faveur du pouvoir aux soviets. Les orateurs manquent (Lénine est toujours réfugié en Finlande, Kamenev et Zinoviev s’opposent à la ligne…), mais l’agitation est efficace dans les masses, et Trotsky en particulier joue un rôle clé. La dualité de pouvoir est à un point de basculement. Dans la capitale, la question est « qui dirige les bandes d'hommes armées », c'est-à-dire le fondement de l'Etat. Le soviet de Pétrograd décide la création d’un Comité militaire révolutionnaire (avec à sa tête un jeune SR de gauche, Lasimir), qui coordonne les soldats fidèles aux soviets. Une section de gardes rouges (ouvriers armés) est également créée. Le gouvernement s’inquiète, et réclame les troupes de Pétrograd pour le front. Mais la délégation du soviet tient tête et refuse.

Le Comité militaire révolutionnaire (CMR) poursuit ses préparatifs, avec en particulier des mesures préventives contre les forces contre-révolutionnaires (junkers, cosaques, cent-noirs). Pendant les jours qui précèdent le Congrès des soviets (finalement repoussé au 25 octobre pour des raisons techniques), la presse bourgeoise annonce des manifestations des bolchéviks. Mais ceux-ci ne font que recenser leurs troupes en vue de l’insurrection, ils s’assurent que les masses de Pétrograd et des alentours leur sont acquises. Parfois ils s'assurent au moins de la neutralité de certaines troupes. Les meetings renforcent à la fois les masses et leurs dirigeants dans l’idée que tout est prêt pour l’insurrection. Un meeting de Trotsky finit de convaincre les soldats de la forteresse Pierre-et-Paul, jusque-là réfractaires à l’autorité du Comité militaire.

3.2 L’insurrection du 24-25 octobre

Le 23 octobre, l’état-major de l’armée officielle est définitivement relevé de son commandement sur les troupes de Pétrograd. Le Parti bolchévik, tactiquement, n’attend plus qu'un geste d'offensive du gouvernement pour lancer l'insurrection en mesure défensive.

Dans la nuit du 23, le gouvernement décide des poursuites judiciaires contre le Comité militaire, et la mise sous scellés des imprimeries bolchéviques. Mais les ouvriers et soldats se mobilisent et font paraître les journaux, et ils demandent des ordres pour la défense de Smolny (siège du CMR). Le croiseur Aurore se met aussi à disposition.

La journée du 24 est occupée à la répartition des tâches pour les bolchéviks. Pendant ce temps-là, les défections de troupes continuent parmi celles qui étaient jusque-là contrôlées par le gouvernement, comme par exemple le bataillon de motocyclistes. Au Préparlement, Kérensky décrète des mesures contre les bolchéviks, mais les troupes qu’il a encore à sa disposition (junkers, cosaques) sont trop faibles par rapport à l’adversaire pour les exécuter.

Dans la nuit du 24, le CMR fait occuper les centres névralgiques de Pétrograd : ponts, gares, banque centrale, centrales postale et téléphonique. Des troupes de junkers et des officiers sont arrêtés et désarmés. Parfois, les bolchéviks font preuve d’une trop grande indulgence : sûrs de leur force, ils espèrent le moins de violence possible ; ils auront plus d’une fois à le regretter par la suite, pendant la guerre civile. Quant aux conciliateurs du Comité exécutif des soviets, ils ne peuvent que constater l’insurrection ; ils n’ont désormais plus de place propre dans le conflit direct entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Le matin du 25 octobre (n.s 7 novembre), le CMR annonce qu’il a pris le pouvoir et que le gouvernement est démis. En fait, celui-ci siège toujours au Palais d’hiver, dont la prise a été retardée (le CMR a bien des lacunes dans la science militaire). Dans la journée, le Préparlement est évacué sans arrestation. La prise de la capitale s’est globalement déroulée dans le calme, causant seulement 5 morts et quelques blessés. Pendant l’insurrection, les tramways continuent à circuler, les théâtres à jouer, les magasins à ouvrir.

La seule tâche qui reste est donc la prise du Palais d’hiver. Parmi les bolchéviks, on commence à s’agacer du retard : il faut que l’action soit menée avant l’ouverture du Congrès des soviets. Le dispositif de défense du Palais d’hiver est en déliquescence, les junkers et les cosaques ne savent pas quelle attitude adopter. Dans la nuit, suite à une canonnade purement démonstra­tive de l’Aurore, le Palais d’hiver tombe sans combat, et le gouverne­ment est arrêté, à l’exception de Kérensky qui a réussi à s’enfuir vers le front.

La prise de Moscou fut plus violente, et dura du 28 octobre au 2 novembre. Les bolchéviks occupent le Kremlin puis la direction locale hésite et signe une trêve avec les autorités SR locales avant d’évacuer le bâtiment. Les troupes gouvernementales en profitent alors pour abattre à la mitrailleuse 300 gardes rouges désarmés, sous les ordres du maire SR Roudnev. Les SR s'associent à des monarchistes pour mener une sanglante répression. Il faudra une semaine de combats acharnés avant que les bolcheviks, conduits par Boukharine, ne s’emparent finalement de la ville.

3.3 Congrès des soviets et premières mesures révolutionnaires

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Le Congrès des soviets se réunit le matin du 25. Les menchéviks se sont effondrés, et le parti SR s'est divisé, une partie (les SR de gauche) se ralliant aux bolchéviks. Les conciliateurs, qui ne représentent qu’un quart des délégués, quittent la salle après l’annonce de la prise du Palais d’hiver. Il ne reste au Congrès que les bolchéviks, les SR de gauche et les mencheviks internationalistes.

Le Congrès déclare que le pouvoir est désormais aux mains des soviets, et Lénine déclare qu'il s’agit « d’édifier l’ordre socialiste ». Les premières mesures politiques du nouveau pouvoir sont prises par le Congrès lui-même, dans la nuit du 26 au 27. En 33 heures sont prises des mesures que le gouvernement provisoire n’avait pas pris en 8 mois d’existence :

De nombreuses autres réformes furent lancées dans les jours ou les mois suivants :

  • Décret instaurant le contrôle ouvrier dans les usines, journée de 8 heures et semaine de 48h,
  • Annulation de la dette publique russe et nationalisation des banques et des grandes industries.
  • Fin de toute discrimination en fonction de la nationalité et droit à l'autodétermination. Au cours des années suivantes 5 états indépendants furent créés, et au sein de la fédération russe 17 républiques autonomes et régions furent établies.
  • Egalité complète des droits pour les femmes, affirmation de l'égalité des salaires et mesures sociales pour transformer la famille. Fin de la discrimination à l’égard des enfants illégitimes. Dépénalisation de l'homosexualité. Légalisation de l'avortement en 1920.
  • Mesures volontaristes pour alphabétiser la population et favoriser l'éducation. Suppression des frais universitaires.

4 Les suites immédiates de la révolution d’Octobre

4.1 La question du gouvernement et de la Constituante

Le Sovnarkom était initialement composé uniquement de bolchéviks, ce qui avait été approuvé par le 2e Congrès des Soviets. Mais ce point a soulevé de violents débats et a failli mener à la scission le parti bolchévik. Lénine et Trotsky étaient les plus fermement opposés à la participation des autres « partis socialistes », en qui ils n'avaient aucune confiance. Le compromis trouvé est que les négociations se poursuivront, et finalement des SR de gauche entreront au Sovnarkom en décembre. Mais après leurs attentats de juillet 1918, les SR de gauche seront interdits, et les bolchéviks seront définitivement seuls au pouvoir.

Par ailleurs, les élections pour la Constituante, prévues depuis juin, devaient avoir lieu le le 12 novembre. Espérant une validation du système soviétique, les bolchéviks décident de maintenir le processus constituant. Le Sovnarkom élu par le Congrès des soviet d'Octobre était donc officiellement un gouvernement provisoire, jusqu'à la réunion de l'Assemblée constituante en janvier 1918.

Mais les résultats ne donnèrent qu'une minorité aux bolcheviks et SR de gauche. Malgré la nette majorité bolchévique dans les villes et parmi les soldats, les campagnes votent pour des notables SR. La rupture des SR de gauche ne s'était pas encore clairement matérialisée dans bien des endroits. Lors de la réunion de la Constituante le 5 janvier, ces notables SR font voter avec les menchéviks l'abolition des mesures depuis Octobre... Pourtant le 3e congrès des soviets qui se réunit aussi en janvier 1918 prouve que la paysannerie soutient les mesures (le partage des terres avant tout) : les SR de droite n'ont même pas 1% des délégués. Refusant la légitimité de cette Constituante réactionnaire, les bolchéviks et les SR de gauche décident alors de la dissoudre, et de faire du Congrès des Soviets l'organe dirigeant du pays.

4.2 Défense face à la contre-révolution

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Lors de l'insurrection du 25 octobre à Petrograd, de nombreuses régions sont encore contrôlées par des forces réactionnaires même si la lutte de classe les met sur la sellette. La bourgeoisie par l’intermédiaire de son parti, le parti KD, et de ses relais dans l’armée et l'appareil d’État, s’efforce de rétablir son pouvoir par la violence. Les fonctionnaires de Petrograd se sont mis en grève pour protester. Le 9 novembre, Lénine appelle les soldats à s’opposer à toute tentative contre-révolutionnaire des officiers, à élire des représentants et engager directement des négociations d’armistice.

Dès le 12 novembre, Kerensky tente une contre-attaque à l'aide des Cosaques du général Krasnov. Ces derniers sont appuyés à Petrograd même par une mutinerie des junkers, avec des SR à leur tête. Les junkers sont rapidement défaits par les gardes rouges. Arrivés à 20 km de la capitale, les cosaques se heurtent à leur tour aux gardes rouges et subissent de lourdes pertes.

Le 13 novembre, le grand Quartier général (stavka) de l’armée russe annonce marcher sur Petrograd « afin d’y rétablir l’ordre ». Rejoint par les chefs du parti SR, Tchernov et Gots, il propose la création d’un « gouvernement de l’ordre ». Cependant, la masse des soldats passe peu à peu aux bolcheviks, arrêtant les officiers. Le 18 novembre, l’état-major doit fuir dans le sud, le généralissime Doukhonine étant massacré par ses propres soldats.  L'armistice avec les Empires centraux est signé le 15 décembre.

La révolution victorieuse est d'abord généreuse : les bolchéviks s’efforcent de réduire par la négociation tous les soulèvements, même armés (les soldats rouges ont ordre de ne pas tirer les premiers). Les bolcheviks entendent ainsi démontrer à tous qu’ils ne veulent pas la guerre civile.  Des officiers et junkers faits prisonniers, et même des généraux comme Krasnov, sont libérés aussitôt contre leur parole de ne pas reprendre les armes contre les soviets. Mais la plupart, à peine libérés, trahissant leur parole, et formeront les cadres de l’armée blanche dans les mois suivants.

Le Sovnarkom est donc obligé de prendre des mesures fermes face à la contre-révolution. Pour les bolchéviks, cela fait partie des leçons de la Commune de Paris, et de ce que Marx appelait la dictature du prolétariat. Lénine opposait la terreur rouge en réaction à la terreur blanche, par analogie avec la terreur jacobine.

Dès la nuit du 25-26, sept journaux bourgeois de Petrograd sont interdits, dont celui du parti KD. Des journaux n'hésitaient pas à appeler à la résistance armée au « coup de force des agents du Kaiser ». Lénine rappellera : « N'avait-on pas interdit les journaux tsaristes après le renversement du tsarisme ? ». De nombreuses protestations s'élèvent cependant, y compris parmi les SR de gauche et les bolchéviks. Quand il devient clair que les dirigeants du parti KD sont activement impliqués dans les tentatives contre-révolutionnaires, ils sont arrêtés (décembre). Une police politique, la Tcheka, est aussi fondée en décembre 1917.

Les partis socialistes conservent plus longtemps leur presse. La presse légale menchevique ne disparaît qu’entre 1919 et 1921, celle des anarchistes hostiles au régime en 1921, celle des SR de gauche dès juillet 1918 du fait de leurs attentats.

5 L'évolution de l'Etat soviétique

5.1 Crise, guerre civile et « communisme de guerre »

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La production industrielle a été minée par la guerre, les grèves et les lock out. Avant même l’arrivée au pouvoir des bolcheviks, elle a déjà chuté de 75%. L'Ukraine, région riche, est occupée par les troupes allemandes. Et dès la Russie soviétique sortie de la guerre avec l'Allemagne au printemps 1918, les principales puissances impérialistes (Grande-Bretagne, États-Unis, France, Japon) cherchent à la renverser, en décrètent l'embargo et en envoyant des troupes dans le camp des Blancs.

La direction bolchévique autour de Lénine et Trotsky estime, malgré les frictions en interne, que la seule solution de survie est de mettre en place une disclipine stricte dans l'Armée rouge et dans l'industrie, et un rationnement très rigoureux, assorti de réquisitions agricoles. Une politique qui sera appelée a posteriori « communisme de guerre ».

Un des premiers effets est la rupture du lien avec la paysannerie. L’automne et l’hiver 1920 furent marqués par de grandes révoltes paysannes (Makhnovchina, Tambov, Tioumen...), des « armées vertes » se battant indépendamment des rouges ou des blancs (qui réquisitionnent aussi des récoltes). Mais globalement, les masses paysannes repoussent en priorité les Blancs, qui sont porteurs de l'ordre ancien, d'avant le partage des terres.

Dans l'industrie, au nom de l'efficacité, Lénine et Trotsky prônent la discipline et le pouvoir d'un directeur plutôt que des comités d'usine, ce qui soulève des contestations ouvrières et de nombreuses oppositions dans le parti bolchévik (Kommunist, Opposition ouvrière...).

L'Armée rouge parvient finalement à la victoire, mais au prix d'un affaiblissement considérable de la démocratie soviétique, et le lien organique avec les masses s'est rompu. La guerre civile a conduit à la répression de tout parti d'opposition, et même si le parti bolchévik a réussi à devenir un parti de masse en absorbant la majorité du camp révolutionnaire, la démocratie ouvrière ne dépend plus que de sa démocratie interne. Or, par ailleurs, de nombreux nouveaux membres sont des arrivistes ralliés au nouveau parti-Etat uniquement pour faire carrière, et les Vieux bolchéviks y deviennent vite minoritaires.

5.2 Bureaucratisation et Nouvelle politique économique (NEP)

La contestation atteint même le coeur révolutionnaire de Petrograd, où de nombreux ouvriers participent à des grèves et des manifestations, qui sont réprimées par le parti bolchévik, qui estime représenter la volonté et l'intérêt de la classe ouvrière. Un des symboles les plus forts de cette contestation « sur la gauche » du nouveau pouvoir a été la révolte de Cronstadt en mars 1921. L'ensemble de la direction bolchévique, qui est au même moment (Xe Congrès), accepte la répression. Malgré les désaccords importants qui les divisent (Opposition ouvrière, décistes...), l'esprit de citadelle assiégé est tel que les congressistes acceptent la suppression du droit de fraction.

La direction bolchévique est bien consciente que la révolution est gangrenée par les problèmes, Lénine définit lui-même l'Etat soviétique comme un « Etat ouvrier présentant une déformation bureaucratique ». Mais selon lui, la priorité pour regagner la confiance des masses et aller vers le socialisme est de rétablir la production économique à tout prix via un « capitalisme d'Etat ». Le Xe congrès décide donc une Nouvelle politique économique :

  • dans les industries d'Etat : de maintenir une discipline stricte (Trotsky est même pour la militarisation des syndicats, que Lénine repousse) ;
  • dans l'agriculture et le petit-commerce : de permettre une libéralisation (en rupture avec le communisme de guerre), notamment pour inciter la paysannerie à produire en la laissant libre de vendre sur le marché.

Si la production va connaître un regain, la bureaucratisation va vite devenir définitive. L'échec des processus révolutionnaires ailleurs qu'en Russie (Hongrie, Allemagne, Italie, Chine...) va renforcer le noyau bureaucratique du parti, autour de Staline, qui se stabilise dans une logique gestionnaire du « socialisme en Russie ». Toute opposition sera réprimée, notamment celle de Trotsky, et Staline finira par développer un Etat totalitaire et à éliminer presque tous les Vieux bolchéviks, ceux qui avaient fait la Révolution d'Octobre, mais pas pour ce résultat...

6 Perception de la révolution à l'étranger

Une poignée d'étrangers présents en Russie adhère activement à la révolution d'Octobre, ainsi son futur historien, le journaliste américain John Reed, ou encore le philosophe chrétien français Pierre Pascal. En mars 1919, André Marty et Charles Tillon mènent la mutinerie de la flotte française en mer Noire contre l'intervention. Certains prisonniers de guerre des Empires centraux, convertis au bolchevisme pendant leur captivité en Russie, se sont faits les propagateurs de la révolution à leur retour au pays : le Yougoslave Josip Broz, futur maréchal Tito, n'est que l'exemple le plus célèbre.

La révolution d'Octobre n'est d'abord perçue que comme une péripétie politique après bien d'autres, et ni l'Entente ni les Empires centraux ne croient au début à la durée du nouveau pouvoir. Après le draconien traité de Brest-Litovsk (contre la ratification duquel vote le SPD au Reichstag), le Kaiser fait figure d'allié objectif et paradoxal du régime bolchevique, celui-ci ayant tout intérêt à jouer des divisions « interimpérialistes » et à ne pas s'ajouter un ennemi de plus. L'Entente intervient sur le territoire russe d'abord pour empêcher la disparition du front oriental, le reproche principal fait aux bolcheviks étant leur « trahison » de l'alliance. Après l'armistice de Rethondes en 1918, c'est la révolution en tant que telle qui est combattue.

Le pacifisme et la crise économique d'après-guerre, ainsi que le refus de voir une révolution écrasée, suscitent de fortes sympathies actives dans les couches populaires d'Europe pour la révolution d'Octobre.

En France, la révolution russe est lue au prisme de la mémoire toujours très vive de la Grande Révolution de 1789 : les bolcheviks sont ainsi assimilés aux Jacobins, Kerensky à la Gironde, les Blancs aux Vendéens, Trotsky à Lazare Carnot « l'organisateur de la victoire », etc. Un historien sympathisant comme Albert Mathiez trace dès 1920 l'analogie entre Robespierre et Lénine, la terreur rouge et la Terreur de 1793[6]. Le poète André Breton n'est pas le seul à lire aussi la révolution russe comme une revanche sur la répression de la Commune de Paris lorsqu'il note que 1917 renverse 1871. Mais la « grande lueur à l'Est » (titre d'un ouvrage de Jules Romains) n'est pas aussi bien accueillie par tout le monde. Les classes moyennes sont ulcérées par la perte des emprunts russes, que Lénine a cessé de reconnaître dès le début 1918. Et l'anticommunisme est très fort chez les socialistes restés fidèles à la « vieille maison » lors du congrès de Tours de 1920, chez les anarchistes, chez certains intellectuels humanistes hostiles aux méthodes des Bolcheviks (par exemple Romain Rolland, ami de Gorki), et bien sûr dans les droites. Dès 1919, une affiche célèbre stigmatise dans le bolchevik « l'homme au couteau entre les dents ».

Aux États-Unis, la red scare ou peur des « Rouges » marque les années d'immédiat après-guerre et contribue aux réactions autoritaires, puritaines et xénophobes (les migrants sont perçus comme des porteurs potentiels du « virus » bolchevique) qui marquent les années 1920. En Allemagne, en Hongrie, en Italie, les forces conservatrices, nationalistes ou fascistes, parfois alliées pour un temps à des sociaux-démocrates comme Noske à Berlin, se battent pour réprimer par la violence le « bolchevisme » (un mot d'ailleurs élastique, sous lequel ils finissent par regrouper abusivement tout partisan d'un changement social, voire n'importe quel adversaire). En 1919, la peur et la haine du bolchevisme et de la révolution d'Octobre, de ses avatars et de son extension possible jouent un rôle non négligeable dans la formation des idéologies et des mouvements de Benito Mussolini en Italie et d'Adolf Hitler en Allemagne.

Dans les pays colonisés, la révolution d'Octobre a aussi suscité des espoirs importants. Dès 1920, à Bakou, les bolcheviks convoquent un « congrès des  peuples de l'Orient » (1er au 8 septembre) qui tente de faire la jonction entre les nationalismes des colonisés et le mouvement communiste mondial.

7 Bibliographie

8 Notes

  1. Lénine, Au sujet des compromis, rédigé du 1er au 3 septembre 1917
  2. Lénine, Les tâches de la révolution, rédigé autour du 6 septembre 1917
  3. Lénine, Une des questions fondamentales de la révolution, rédigé autour du 7 septembre 1917
  4. Deuxième congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie, Décret sur la paix, 1917
  5. Deuxième congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie, Décret sur la terre, 1917
  6. L'importance de la mémoire de la Révolution française dans l'accueil et l'interprétation de 1917 a été soulignée par le livre de François Furet, Le Passé d'une Illusion, Robert Laffont, 1995.