Question nationale en Russie

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Carte des minorités nationales en URSS

La question nationale en Russie est un enjeu politique important du fait de la présence de nombreuses minorités ethniques au sein de la Russie et au sein de l'ancien Empire tsariste et de l'URSS (l'expression « prison des peuples » était souvent employée pour désigner la Russie au début du 20e siècle). Les social-démocrates russes ont essayé d'y apporter chacun leurs réponses, et les luttes des minorités nationales en 1917 ont joué un rôle dans la révolution d'Octobre.

1 Premiers débats dans la social-démocratie

La social-démocratie du début du 20e siècle affirmait lutter contre l'oppression des minorités nationales, dans la continuité des mouvements démocrates du 19e siècle. Trotsky témoigne par exemple du rôle de la question nationale dans sa politisation : « Les hypocrites canailleries du professeur d'histoire à l'égard des Polonais, la méchanceté chicanière de Burnand [professeur français] à l'égard des Allemands, et les hochements de tête du petit pope parlant des "petits juifs" m'étaient également sensibles. L'inégalité des droits nationaux fut, probablement, une des causes cachées qui m'amenèrent à détester le régime. »[1]

La question nationale s'élargit aux débats sur l'impérialisme capitaliste. Mais dans la pratique politique, d'importants désaccords pouvaient apparaître. Certains opportunistes allaient même jusqu'à cautionner la colonisation. De nombreux social-chauvins méprisaient les luttes pour l'autonomie ou l'indépendance au nom du fait que la concentration politique et économique serait "progressiste". Lénine critiquait frontalement cette « conception absurde du point de vue théorique, et chauvine du point de vue de la politique pratique »[2]. Il appelait cela de « l'économisme impérialiste ».

Mais ce type désaccords existait aussi parmi les révolutionnaires, avec ceux que l'on appelait les « internationalistes intransigeants ». Ainsi Rosa Luxemburg (vers 1908-1909) a beaucoup débattu avec Lénine sur la question nationale. Alors que le programme du POSDR, engagé contre le chauvinisme grand-russe, garantissait « le droit à l’autodétermination à toutes les nationalités faisant partie de l’État », elle raillait le droit à l’autodétermination comme « un lieu commun », une formule creuse, et une concession inacceptable envers le nationalisme bourgeois. Elle insistait sur la tendance historique, progressiste, à l'unification de l'humanité, et discréditait donc la volonté de fragmentation en petits États "médiévaux". Elle critiquera comme petite-bourgeoises les mesures prises par les bolchéviks pour l'autonomie des minorités. Pour Lénine : « par crainte du nationalisme de la bourgeoisie des nations opprimées, Rosa Luxembourg fait en réalité le jeu du nationalisme cent-noir des grand-russes ».[3]

Lors du 2e congrès du POSDR, en 1903, une majorité se dégagea pour affirmer à la fois le droit à l'autodétermination des peuples et le principe l'organisation internationale du prolétariat (un seul parti social-démocrate). Cette majorité s'opposait à des conceptions minoritaires :

  • Celle du Bund juif, qui défendait le principe de l'autonomie nationale-culturelle et l'organisation fédéraliste de la social-démocratie (le Bund aurait eu le « monopole » pour organiser les ouvriers juifs de l'Empire).
  • Celle du SDKPiL, organisation polonaise qui est contre l'indépendance de la Pologne et qui s'oppose à la notion de droit à l'autodétermination des peuples.

Le 4e congrès de 1906 unifie provisoirement le parti, ses fractions russes, menchevique et bolchevique, et ses organisations SD nationales, Bund, SDKPiL et SD lettone. Le « droit à l’autodétermination » est maintenu dans le programme. Le POSDR adopte un fonctionnement semi-fédéraliste : organisation de conférences nationales pour chaque nationalité, représentation des organisations nationales dans les instances du parti, notamment au comité central, création de groupes spéciaux de littérature, d’édition, d’agitation dans la langue de chaque nationalité, etc.

En 1912, les bolchéviks et les menchéviks se séparent définitivement. La quasi-totalité des organisations social-démocrates des minorités nationales s'alignent du côté menchévik, et ensemble ils adoptent le principe d'autonomie nationale-culturelle sous l'impulsion du Bund.

Lénine faisait clairement une dissymétrie entre le côté de l’oppresseur le côté de l’opprimé. Les socialistes d'un pays oppresseur (par exemple la Russie) doivent surtout défendre le droit au séparatisme des peuples opprimés. Mais il considérait aussi que les socialistes d'un pays opprimé (comme la Pologne) devaient développer la conscience de classe et l'internationalisme au sein de leur mouvement de libération nationale. Les positions de Lénine, quoique majoritaires, ne font pas l’unanimité dans le parti bolchevique, qui n’est pas exempt de nationalisme grand-russe (on le verra avec Staline par la suite) et qui compte aussi ses « internationalistes intransigeants » (Boukharine).

En octobre 1913, une résolution du POSDR réaffirmait le droit d'autodétermination. En 1914, Lénine lutte contre le déferlement de social-chauvinisme que déclenche la guerre mondiale. Il admet qu'on peut parler de « fierté nationale des Grand-russes », mais que cela signifie lutter pour l'émacipation sociale des opprimés qui constituent les trois quart de ce peuple, et que cela ne peut pas passer par l'asservissement d'autres peuples.[4] En 1916, Lénine argumentait résolument pour le "droit des nations à disposer d'elles-mêmes"[5]. Trotski dira plus tard : « la politique nationale de Lénine entrera pour toujours dans le solide matériel de l’humanité. »[6]

En 1914, les Russes représentaient environ 65 millions d'individus pour 125 millions d'habitants de l'Empire de Russie. Plus de la moitié des soldats mobilisés étaient étaient issus de minorités nationales. « Les antagonismes nationaux se conjuguaient et s'intercalaient, sur divers plans, avec les antagonismes de classes. »[7]

Trotsky souligne en même temps que l'opposition bolchévique à l'oppression centraliste de l'Etat ne signifiait pas que le parti abandonnait le centralisme volontaire et démocratique des ouvriers :

« Déniant nettement à l’Etat bourgeois le droit d’imposer à une minorité nationale une résidence forcée ou bien même une langue officielle, le bolchevisme estimait en même temps que sa tâche vraiment sacrée était de lier, le plus étroitement possible, au moyen d’une discipline de classe volontaire, les travailleurs de différentes nationalités, en un seul tout. Ainsi il repoussait purement et simplement le principe nationalo-fédératif de la structure du parti. Une organisation révolutionnaire n’est pas le prototype de l’Etat futur, elle n’est qu’un instrument pour le créer. L’instrument doit être adéquat pour la fabrication du produit, mais ne doit nullement se l’assimiler. C’est seulement une organisation centraliste qui peut assurer le succès de la lutte révolutionnaire - même quand il s’agit de détruire l’oppression centraliste sur les nations. »[6]

2 La révolution de 1917

2.1 Soulèvements

Dans les régions avec de fortes minorités nationales, les institutions de classe comme les soviets manquaient souvent de légitimité et avaient une tendance à être dominées par les russes. Par exemple en Ukraine, la Rada (parlement) avait une forte base populaire (interclassiste) tandis que le Soviet regroupait des socialistes appartenant presque uniquement à la minorité russe. Les Grand-russes avaient tendance à être excluants vis-à-vis des militants portant des revendications nationales, les traitant de réactionnaires.

Lors de la Conférence d'Etat de Moscou (août  1917), un des représentants de nationalités opprimées suppliait le gouvernement d'agir, car dans leurs régions, c'étaient encore les mêmes fonctionnaires, les mêmes lois, la même oppression. La Russie révolutionnaire doit montrer qu'elle est « la mère et non point la marâtre de tous les peuples ».

En septembre-octobre 1917, au même moment qu'une vague de jacqueries gagne les campagnes russes, les différents peuples opprimés de l’empire tsariste déchu se soulèvent eux aussi. A la Conférence démocratique du 14 septembre, la colère des représentants des minorités nationales est palpable : 40 sur 55 votent contre le gouvernement. Lénine écrit alors :

« Après la question agraire, ce qui dans la vie de tout l'Etat russe a une importance exceptionnelle, surtout pour les masses petites-bourgeoises de la population, c'est la question nationale. Et nous voyons que, à la Conférence «démocratique» truquée par Monsieur Tsérétéli et consorts, la curie «nationale», par son radicalisme, occupe la deuxième place, ne le cédant qu'aux syndicats et laissant loin derrière elle la curie des Soviets de députés ouvriers et soldats.  »[8]

Le renversement de la monarchie leur a apporté l'égalité des droits civiques, mais n’a pas apporté de réelle libération nationale. Les KD ont perpétué la domination grand-russe, malgré leurs promesses antérieures. Les conciliateurs locaux, proches de la population, vont souvent plus loin dans les revendications que ne le veut le pouvoir central et conserveront plus longtemps leur base. Les bolchéviks sont peu présents parmi les minorités opprimées, mais la faillite des gouvernements de coalition sur la question nationale comme sur les autres, provoque le plus souvent de la bienveillance à son égard, d’autant plus quand il y a coïncidence des antagonismes sociaux et nationaux.

A la fin de l’été lorsque, à l’initiative d’Ukrainiens, un Congrès des Nationalités de Russie se tint à Kiev. Y participèrent les délégués de 13 nations : 6 Biélorusses, 2 Géorgiens, 4 Estoniens, 10 Juifs, 11 Kazakhs, 10 Lettons, 9 Lituaniens, 10 Tatars, 6 Polonais, 6 Roumains de Bessarabie, 5 Turcs, 9 Ukrainiens, et les représentants du gouvernement de Petrograd. Parallèlement, 15 partis socialistes représentant les mêmes communautés nationales avec, en plus, le Dashnak arménien, le parti nationaliste ossète, le Poale-Zion et le parti socialiste musulman se réunissaient pour définir les normes d’une politique des nationalités dans l’ex-Empire. La motion finale du Congrès se prononçait en faveur de l’élection non d’une seule assemblée constituante, comme y invitaient les partis nationaux SR, mais d’une assemblée constituante pour chaque communauté nationale, chacune décidant ensuite de la sécession ou du rattachement à un Etat ou une fédération.

2.2 Premières mesures soviétiques

Appliquant à la Russie elle-même ce qu’il exigeait formellement de tous les pays, le gouvernement soviétique décréta « l’égalité et la souveraineté de tous les peuples de Russie », c’est-à-dire le « droit des peuples de Russie à disposer librement d’eux-mêmes, y compris le droit de sécession et de formation d’un État indépendant », « l’abolition de tout privilège et restriction de caractère national ou religieux » et « le libre développement des minorités nationales et groupes ethniques peuplant le territoire russe ».

En conséquence, la Finlande proclame son indépendance le 6 décembre 1917, l’Ukraine le 22 janvier 1918, la Pologne le 11 novembre 1918. On objecte souvent que le gouvernement soviétique a accordé l’indépendance à des peuples à peu de frais, car il n’occupait plus ces territoires du fait de l’avancée allemande. Mais, si l’indépendance (même formelle) de la plupart de ces pays a été reconnue à la fin de la guerre par les puissances impérialistes, c’est avant tout par la crainte que la frustration du sentiment national de ces peuples ne donne un nouveau souffle à la vague révolutionnaire qui déferle sur l’Europe à partir d’octobre 1917. Par ailleurs, le gouvernement soviétique supprima à l’intérieur de ses frontières toute discrimination en fonction de la nationalité ou de la religion — alors qu’à cette époque, dans bien des États bourgeois, de telles restrictions étaient encore légales, y compris les restrictions pour l’accès à certains métiers pour les Juifs par exemple.

Le 14 janvier 1918 est publiée la « Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité », rédigée par Lénine, qui est un appel à la formation d’une fédération de républiques soviétiques, fondée sur l’alliance libre et volontaire des peuples. Cette affirmation explicite du principe fédératif est un vrai tournant par rapport aux positions antérieures des bolchéviks, qui – en héritiers de la tradition jacobine – étaient hostiles au fédéralisme et favorables à un État unitaire et centralisé.

2.3 Évolutions ultérieures

Au cours des années suivant la révolution d'Octobre, 5 états indépendants furent créés, et au sein de la fédération russe 17 républiques autonomes et régions furent établies.

Néanmoins au cours de la guerre civile, certaines critiques ont été émises par des représentants de minorités par rapport aux décisions prises par les bolchéviks, par exemple en Ukraine ou en Asie centrale. Cette contestation a y compris eu lieu au sein du parti bolchévik. La direction du parti bolchévik a elle même reconnu, par exemple lors du Congrès des peuples d'Orient, que des cadres locaux bolchéviks russes ont pu reproduire l'oppression grand-russe.

Le principe du droit à l’auto-détermination des peuples a même été remis en question. En 1919 au congrès du PC(b)R, Boukharine (proche de Luxemburg sur la question) s'y oppose au nom de l’auto-détermination des classes laborieuses. Lénine réussit à défendre le maintien du principe de l’auto-détermination pour les peuples dominés et peu développés, où la lutte de classe n'est pas assez développée.

Au fur et à mesure que le pouvoir se bureaucratise, il se russifie. Même si dans de nombreux organes soviétiques de base les minorités nationales sont bien représentées dans les régions non russes, les sommets sont de plus en plus grand-russes. En 1917, au Praesidium et au Politburo, Russes et non-Russes étaient à égalité ; les non-Russes n’étaient plus que la moitié du nombre des Russes à la fin des années 1920.[9]

3 Les différents mouvements

3.1 Finlande

La Finlande faisait partie des pays les plus développés de l'Empire tsariste, et sa classe dirigeante avait réussi à obtenir une petite part d'autonomie. Trotsky raconte qu'en 1907, on appelait les nationalistes finnois révolutionnaire les « activistes », et que c'était des alliés des social-démocrates russes.[10]

La Finlande est très impactée par la révolution de 1917 qui déclenche une véritable guerre civile dans le pays. Les ouvriers finlandais (14% de la population), entraînant les paysans pauvres (torpari), sont très infuencés par le bolchévisme, et donc paradoxalement très liés aux soldats russes gagnés au bolchévisme stationnés chez eux. En particulier, c’est dans les eaux finnoises que se tenait la plus grosse partie de la flotte de la Baltique. Les SR de Helsingfors, presque tous SR de gauche, exigeaient dès juillet « tout le pouvoir aux soviets ». En réaction, les classes possédantes en Finlande s'appuient sur le sentiment anti-russe et hypocritement sur le droit à l'autodétermination.

Le parlement finlandais (Séim) fut le premier parlement au monde où les social-démocrates obtiennent une majorité (103 sièges sur 200). Le 5 juin le Séim se proclame souverain, exception faite des questions concernant l’armée et la politique extérieure, et la social-démocratie finlandaise s’adressa « aux partis frères de Russie » pour avoir leur appui. Mais les menchéviks et les SR de Petrograd soutiennent le gouvernement provisoire lorsqu'il dissout le Séim le 18 juillet. Le chef d’État-major du Grand Quartier Général, le monarchiste Loukomsky, avertissait les finlandais qu'en cas d'insoumission, « leurs villes et, en première ligne, Helsingfors, seraient dévastées ».

En septembre, le gouvernement Kérenski tente de rappeler les troupes de Finlande afin de renforcer les possédants finlandais. Le congrès régional des soviets qui se tint à Helsingfors dans la première quinzaine de septembre déclara : « Si la démocratie finlandaise juge nécessaire de reprendre les séances du Séim, toutes tentatives pour s’opposer à cette mesure seront considérées par le congrès comme un acte contre-révolutionnaire. » C’était une offre directe d’assistance militaire. Mais la social-démocratie finlandaise, dans laquelle prédominaient les tendances conciliatrices, n’était pas prête à s’engager dans la voie de l’insurrection.

Sous l'effet de la lutte de classe montante, même les cercles bourgeois de Finlande qui étaient disposés à un accord avec Petrograd lèvent l'étendard du nationalisme. Le journal Huvttdstatsbladet écrivait : « Le peuple russe est en proie à un déchaînement anarchique... Ne devons-nous pas dans ces conditions... nous détacher autant que possible de ce chaos ? » Le 23 octobre, deux jours avant sa chute, Kerenski adopte sous la pression une ordonnance "de principe" sur l’indépendance de la Finlande, exception faite des affaires militaires et des relations extérieures.

Après la révolution d'octobre, le pouvoir soviétique tente d'intervenir dans la guerre civile finlandaise.[11]​ Les nationalistes finlandais nobles et bourgeois annoncent aussitôt leur indépendance, mais sont en réalité prêts à se vassaliser devant le Reich allemand pour lui demander son aide contre la révolution attisée par les bolchéviks. Les rouges prennent bientôt Helsinki, et le gouvernement provisoire finlandais remplié à Vasaa demande l'aide des Allemands en février 1918. Ceux-ci fourniront des armes et des soldats. Les anciens « activistes » finnois « devinrent fascistes et les pires ennemis de la révolution d'Octobre ».[10]

3.2 Pologne

Au début du 19e siècle, la Pologne était partagée entre la Russie, la Prusse et l'Autriche. Des insurrections dirigées par une partie de la noblesse polonaise éclatèrent, en 1830-1831, puis en 1846, 1848, 1863-1864... Elles furent durement réprimées, notamment par le tsarisme (et causèrent ce qui fut appelée la Grande émigration). A cette époque Marx et Engels considéraient comme un devoir absolu pour toute la démocratie d’Europe occidentale (et à plus forte raison pour la social-démocratie), de soutenir activement la revendication de l’indépendance de la Pologne[12]. Lénine écrira plus tard que ce point de vue qui était parfaitement juste avait cessé de l'être au 20e siècle (mais il continuer à défendre le droit de la Pologne à l'indépendance, face à Rosa Luxemburg par exemple).

« Alors que les masses populaires de Russie et de la plupart des pays slaves dormaient encore d’un sommeil profond ; alors que dans ces pays il n’existait pas de mouvements démocratiques de masse, indépendants, le mouvement libérateur seigneurial en Pologne acquérait une importance gigantesque, de premier plan, du point de vue de la démocratie non seulement de la Russie entière, non seulement de tous les pays slaves, mais encore de toute l’Europe. Mais si ce point de vue de Marx était entièrement juste pour le deuxième tiers ou le troisième quart du XIXe siècle, il a cessé de l’être au XXe Des mouvements démocratiques indépendants, voire un mouvement prolétarien indépendant a pris naissance dans la plupart des pays slaves, et même dans un des pays slaves les plus arriérés, la Russie La Pologne seigneuriale a disparu pour faire place à une Pologne capitaliste. »[13]

Après la révolution russe, la Pologne proclame son indépendance. Mais au cours de la guerre civile, les conflits avec le régime anti-communiste conduisirent à la guerre russo-polonaise (1919-1921).

Violemment hostile aux Soviets, le régime polonais du Maréchal Pilsudski, manipulé et soutenu par l’impérialisme français, envahit l’Ukraine soviétique en avril 1920 et arrive jusqu’à Kiev. La contre-offensive de l’Armée Rouge l’oblige bientôt à battre en retraite, mais les forces soviétiques poursuivent l’envahisseur et violent la frontière polonaise, arrivant en août aux portes de Varsovie – avant d’être obligées, à leur tour, de se replier vers leur point de départ. La décision d’envahir la Pologne fut prise par la direction soviétique, sous l’impulsion de Lénine lui-même – contre l’avis de Trotsky, Radek et Staline. Il ne s’agissait pas, bien entendu, d’un projet d’annexion de la Pologne, mais d’« aider » les communistes polonais à prendre le pouvoir, en établissant une république soviétique polonaise. Il n’empêche qu’il s’est agi bel et bien d’une violation évidente du principe d’autodétermination des peuples : comme l’avait répété moult fois Lénine lui-même, ce n’était pas à l’Armée Rouge d’imposer le communisme à d’autres peuples.

3.3 Ukraine

Considéré par beaucoup – y compris à un moment par Marx et Engels – comme un « peuple sans histoire »[14], le peuple ukrainien a pourtant commencé assez tôt à se constituer comme nation, notamment avec le soulèvement cosaque de 1648 contre l’État polonais, sa noblesse et son clergé.[15]

Au début du 20e siècle, la partie occidentale d’Ukraine, la Galicie, appartenait à l’empire austro-hongrois. Les deux revendications centrales du mouvement national renaissant étaient l’indépendance et l’unité (samostiinist’ i sobornist’) de l’Ukraine. Les masses, qui s'éveillaient à la politique, désiraient une réforme agraire et l’indépendance. L'Ukraine était une des zones les plus développées de l'empire russe. Mais les circonstances historiques de ce développement ont fait que seulement 43 % du prolétariat était de nationalité ukrainienne – le reste étant russe, russifié et juif. Les Ukrainiens constituaient moins d’un tiers de la population urbaine.

Le POSDR (bolchéviks comme menchéviks) était principalement implanté dans ce prolétariat non ukrainien, et coupé du sentiment national. Les bolchéviks n’employaient que le russe dans leur presse, et n'avaient pas de centre de direction sur place. Le Parti ouvrier social-démocrate ukrainien (USDRP), de nature plus petite-bourgeoise mais mieux implanté chez les Ukrainiens, oscillait entre lutte de classe et revendications nationales.

Au moment de la révolution de février 1917, la Rada (conseil) centrale est dominée par une coalition de socialistes (USDRP, leur équivalent populiste, menchéviks...) qui revendique seulement une autonomie dans le cadre d'une Russie démocratique. Ils attendent beaucoup du gouvernement de Petrograd.

Mais les dirigeants menchéviks et SR au gouvernement provisoire (pourtant sensiblement de la même composition sociale que la Rada), s'alignaient sur les intérêts de la bourgeoisie russe. D'autant plus qu'économiquement, l'Ukraine était précieuse pour son blé, pour le charbon du Donetz et le minerai de Krivol-Rog. A ce titre les bourgeois trouvaient beaucoup plus intolérables les velléités d'indépendance de l'Ukraine que celle de la Finlande par exemple. Les bolchéviks craignaient aussi l'impact d'une séparation, mais pour Lénine la meilleure ligne était de maintenir le droit à l'auto-détermination, tant par principe que tactiquement : « Si les Ukrainiens voient que nous avons une république des soviets, ils ne se sépareront pas ; mais si nous avons une république de Milioukov, ils se sépareront. » (avril 1917)

Dans son programme, la majorité du POSDR soutenait le droit à l'indépendance de l'Ukraine. En juin 1914, Lénine écrivait : « L’Ukraine par exemple est-elle appelée à constituer un Etat indépendant ? Cela dépend de mille facteurs imprévisibles. Et sans nous perdre en vaines conjectures, nous nous en tenons fermement à ce qui est incontestable : le droit de l’Ukraine à constituer un tel Etat. Nous respectons ce droit ; nous ne soutenons pas les privilèges du Grand-Russe par rapport aux Ukrainiens ; nous éduquons les masses dans l’esprit de la reconnaissance de ce droit, dans l’esprit de la répudiation des privilèges d’Etat de quelque nation que ce soit ».[3]

La Rada confie dès 1917 au « socialiste » et nationaliste Petlioura la constitution d'une armée nationale. Celui-ci organise un congrès des troupes de l'Ukraine, que Kerenski tente d'interdire en juin. Devant la détermination des Ukrainiens, Kérensky légalisa le congrès avec retard, en envoyant un télégramme pompeux que les congressistes écoutèrent avec des rires peu respectueux. On établit une convention le 3 juillet. Mais après l'écrasement des journées de juillet, Kerenski tente de revenir dessus. Le 5 août, la Rada, par une majorité écrasante, dénonce le gouvernement provisoire, « pénétré des tendances impérialistes de la bourgeoisie russe ». Le ton monte entre le leader ukrainien Vinnitchenko et Kerenski, pourtant très proches sur le plan politique.

C'est pourquoi l'influence bolchévique a peu à peu gagné du terrain, en mettant en avant le partage des terres et le droit à l'autodétermination. Mais le parti bolchevik restait, en quantité comme en qualité, faible, se détachait lentement des mencheviks. Même dans l’Ukraine orientale, industrielle, la conférence régionale des soviets, au milieu d’octobre, donnait encore une petite majorité aux conciliateurs. En ville, le propriétaire terrien, le capitaliste, l’avocat, le journaliste sont grand-russien, polonais, juif... à la campagne presque tout le monde est ukrainien. Les social-démocrates russes (dirigés par Piatakov) et juifs (Bund, Poale Zion) firent front pour lutter contre les revendications nationales.

Luxemburg remarquait que le nationalisme ukrainien n'était avant 1917 que « l'amusement » d’une poignée d’intellectuels petits-bourgeois, et reprochait aux bolchéviks de l'avoir attisé par leurs mots d'ordre. Trotsky répondait : « La paysannerie de l’Ukraine n’avait pas formulé dans le passé de revendications nationales pour cette raison qu’en général elle ne s’était pas élevée jusqu’à la politique. (...) L’éveil politique de la paysannerie ne pouvait cependant avoir lieu autrement qu’avec le retour au langage natal et toutes les conséquences qui en découlaient, par rapport à l’école, aux tribunaux, aux administrations autonomes. S’opposer à cela, c’eût été une tentative pour faire rentrer la paysannerie dans le néant. »

Néanmoins, les dirigeants socialistes ukrainiens sont tellement hostiles aux bolchéviks, qu'aussitôt après la révolution d'Octobre, Petlioura déclare l'indépendance[16].

Après Octobre, un mouvement paysan de masse a été structuré par l'anarchiste Makhno en une armée insurrectionnelle, la « Makhnovchina ». Celle-ci a tenu tête pendant trois ans à la fois aux Austro-Allemands, aux Blancs de Denikine et Wrangel, à l'armée de la République populaire ukrainienne dirigée par Petlioura et à l'Armée rouge.

L'Ukraine fut un immense champ de bataille pendant la guerre civile russe. La capitale Kiev change dix fois de mains entre décembre 1917 et juin 1920.

Devant la Conférence du PC ukrainien en 1923, Trotsky reconnaissait que la question n'avait pas été résolue, mais il disait :

« Mais si le paysan ukrainien se voit et sent que le Parti Communiste et le pouvoir des Soviets l'abordent avec bonne volonté, le comprennent et lui disent : «Nous te donnons tout ce que nous pouvons te donner, nous voulons t'aider à monter, nous voulons t'aider à accéder dans ta propre langue maternelle aux bienfaits de la culture. Toutes les administrations de l'Etat, la Poste et les Chemins de Fer doivent parler la langue, parce tu es chez toi, dans ton Etat» — le paysan comprendra.  »[17]

Bien plus tard, en 1939, Trotsky défend le droit à l'autodétermination de l'Ukraine en 1939 contre l'URSS, bien qu'il considère cette dernière comme un Etat ouvrier.[18] 

3.4 Russie blanche (Biélorussie)

En Russie Blanche, les propriétaires terriens étaient polonais, et le fonctionnariat était russe. Une population juive était importante dans les villes. L’influence du front proche aggrava le fardeau sur la paysannerie biélorusse, mais permit aussi de la gagner à l'influence bolchévique. Aux élections pour l’Assemblée constituante, la masse écrasante des paysans de la Russie Blanche votera pour les bolcheviks.

3.5 Pays baltes (Lettonie, Lituanie et Estonie)

En Estonie et Lettonie, les villages ruraux étaient depuis longtemps opposés aux villes où vivaient la bourgeoisie allemande, russe et juive. Cette lutte séculaire poussa, au début de la guerre, bien des milliers de travailleurs lettons et estoniens à s’engager volontairement dans l’armée. Les régiments de chasseurs composés de journaliers et de paysans lettons comptaient parmi les meilleurs sur le front. Cependant, en mai, ils se prononçaient déjà pour le pouvoir des soviets.

Pour justifier de sa représentativité, le Soviet de Revel (aujourd'hui Talinn, Estonie) se fit élire par tous les citoyens de la capitale, bourgeois y compris. Deuxième concession envers l’identité nationale, il accepta d’envoyer des délégués à la Seim ainsi reconnue comme représentant le peuple estonien.

Avec l'avancée allemande (Riga tombe le 3 septembre), des milliers de soldats et d'usines avec leurs ouvriers furent évacués des provinces baltes. Ils contribuèrent énormément à diffuser l'était d'esprit révolutionnaire : « Les bolcheviks lettons, arrachés au sol natal et entièrement placés dès lors sur le terrain de la révolution, convaincus, opiniâtres, résolus, menaient de jour en jour un travail de sape dans toutes les parties du pays. Des faces aux traits durs, un accent rauque et, en russe, des phrases souvent incorrectes donnaient une impression particulière à leurs indomptables appels pour l'insurrection. »

La Lettonie a fini par voter à 72 % pour les bolcheviks. Les Lettons sont nombreux dans les Gardes rouges qui prennent le Palais d'Hiver, ou encore dans l'Armée rouge et la Tchéka. Pourtant, les pays baltes seront récupérés par les Blancs grâce à l'aide de l'Allemagne[19].

3.6 Juifs

Il y avait environ 4% de Juifs dans la population de l'Empire russe au début du 20e siècle.[20] Les pogroms contre les juifs étaient fréquents et attisés par les nobles réactionnaires et les Cent-Noirs. Un véritable racisme d'État avait été mis en place, avec une législation spécifique pour les Juifs.

Les organisations juives de Russie ont été nombreuses à reprendre la revendication d'autonomie nationale-culturelle développée par les austro-marxistes. Notamment, le Bund défendit cette position qui fut très majoritairement rejetée lors du congrès du POSDR de 1903. Les bolchéviks comme les menchéviks étaient bien sûr pour la suppression de toutes les lois antisémites de Russie, mais opposés à des formes d'organisations séparées dans le mouvement ouvrier et dans l'Etat (ils défendaient le droit au séparatisme territorial des minorités nationales, mais cela ne concernait pas les Juifs qui n'avaient pas territoire spécifique). Dans un texte polémique[21], Lénine compare même l’idée bundiste d’écoles juives distinctes avec celle des écoles ségréguées pour Noirs au sud des Etats-Unis.

Néanmoins aux lendemains de la prise du pouvoir, les bolcheviks adoptèrent une politique inspirée dans une large mesure par l’autonomie nationale culturelle. Le yiddish obtint le statut de langue officielle en Ukraine et en Biélorussie, et des revues, bibliothèques, journaux, maisons d’éditions, théâtres, et même des centaines d’écoles en yiddish se sont développés. À Kiev fut créé un Institut universitaire juif qui rivalisait avec le célèbre YIVO de Vilnius. Bref, sous l’égide des soviets, et dans le cadre d’une politique d’autonomie culturelle, on assista à une véritable floraison culturelle yiddish – encadrée, il est vrai, par le « despotisme éclairé » de la Yevsekzia, la section juive du parti bolchevique, composée en large partie d’anciens bundistes et sionistes de gauche gagnés au communisme par la Révolution d’Octobre.

L'antisémitisme était très répandu dans la population, et quand les soviets se sont constitués en 1917, ils ont eu à le combattre parmi les soldats, les ouvriers et les paysans. Parmi l'influence de masse qu'ont atteinte les bolchéviks, il y avait parfois des poussées « d'antisémitisme populaire », dirigées contre les menchéviks, le gouvernement provisoire...  Les cadres du parti bolchévik tentaient de combattre ce phénomène comme ils pouvaient [22], incités par des groupes juifs auto-organisés au sein du camp révolutionnaire[23].

Paradoxalement, cela n'a pas empêché les réactionnaires d'attaquer les bolchéviks en les traitant de juifs, surtout après Octobre. Les Juifs étaient légèrement surreprésentés parmi les cadres social-démocrates (et légèrement plus nombreux parmi les menchéviks). Mais ils ne représentaient bien entendu qu'une minorité, comme dans l'ensemble de la population de Russie.

Les armées blanches et surtout l'armée Petlioura ponctuent leurs avancées de pogroms antisémites systématiques et à grande échelle, d'une violence meurtrière alors sans précédent dans l'histoire européenne. Les victimes s'élèvent à près de 150000 morts (dont un certain nombre morts lors des combats et non au cours de pogroms), auxquels il faut ajouter de nombreux viols, vols et vandalismes. Il est arrivé que des régiments de l'armée rouge commettent aussi des pogroms. Sur les 1236 pogroms antisémites recensés par l’historien Kostyrtchenko 40 % sont à mettre au compte des troupes Petlioura, 25 % à celui des troupes « vertes », 17 % aux armées blanches et 8 % à l’armée rouge[24].

Le régime bolchevik a fini par interdire le Bund, non pas en tant qu'organisation juive mais en tant qu'organisation combattant le nouveau pouvoir, comme les menchéviks auxquels il était lié. Sous le régime stalinien, l'antisémitisme a vite connu une résurgence, finissant par frapper même ceux des juifs qui étaient les plus zélés staliniens, comme le journaliste/dénonciateur David Zaslavski[25].

Suite à l'assassinat de la famille impériale, un mythe antisémite va circuler dans les milieux les plus réactionnaires : celui selon lequel il s'agirait d'un « meurtre rituel juif ». En 2017, sous le régime de Poutine, la justice ouvre offciellement une enquête pour étudier cette thèse.[26]

Un grand nombre de juifs figureront parmi les dissidents russes émigrés. Certains ont remarqué, que parmi les juifs résidant aux Etats-Unis, les juifs d'origine soviétique étaient plus racistes que la moyenne, ce qui s'expliquerait par un rejet de la politique soviétique de soutien aux tiers-mondistes et à son opposition à Israël.[27]

3.7 Allemands

Il existait d'importantes minorités allemandes dans certaines régions de l'Empire (Allemands de la Volga, notamment). Le déclenchement de la Guerre de 1914 contre l'Allemagne a déclenché une vague d'hostilité à leur encontre.

« Partout l'on cherchait à qui s'en prendre. On accusait d'espionnage, sans exception, tous les Juifs. On mettait à sac les gens dont le nom de famille était allemand. Le GQG du grand-duc Nicolas Nicolaïévitch ordonna de fusiller le colonel de gendarmerie Miassoïédov, comme espion allemand — qu'il n'était probablement pas.  »[28]

Par ailleurs, étant donnée l'histoire des influences allemandes, « les états-majors et la Douma accusaient de germanophilie la Cour impériale ». C'est d'ailleurs par nationalisme que Saint-Petersbourg, nom allemand, fut renommée en Petrograd dès le début de la guerre. En mai 1915, la foule saccage des maisons allemandes à Moscou.

3.8 Turkestan (Ouzbékistan, Kazakhstan)

Le Turkestan russe (Asie centrale) avait été conquis dans la deuxième moitié du 19e siècle par les armées tsaristes et soumis à une exploitation coloniale. On y retrouve le développement de monocultures (coton en particulier), un clivage spatial entre villes-villages d’indigènes d’un côté, de colons de l’autre – dont le nombre avait considérablement augmenté après l’achèvement en 1906 de la construction de la ligne ferroviaire reliant Moscou à Tashkent –, et une opposition frontale entre les uns et les autres – les occupants russes, ukrainiens, allemands (ethniques) et juifs, divisés nationalement dans le reste de la Russie, faisant avant tout ici figure, unie, de Blancs face aux musulmans.

Les lois de mobilisation provoquent en 1916 une révolte de taille au Kazakhstan.

Le militant kazakh Turar Ryskulov rejoint les bolchéviks en septembre 1917.

Les bolcheviks conclurent des alliances militaires avec le groupe panislamique kazak des Ush-Zhuz (qui rejoignirent le PC en 1920), les guérillas panislamistes iraniennes des Jengelis et les Vaisites, une organisation soufie. Mais ils gardèrent leur indépendance politique. Le parti nationaliste libéral kazakh, Alash Orda, faisait des proclamations en faveur de la révolution, mais les bolchéviks l'écartèrent, en raison de son programme et de sa base de classe.

Pendant la guerre civile, les indigènes musulmans subissent beaucoup de spoliations de leurs terres et d’autres vexations de la part des communistes russes locaux. Ces plaintes seront notamment relayées par un délégué du Turkestan, Narbutabekov, lors de la Conférence de Bakou en septembre 1920 :

« Pour éviter que l’histoire du Turkestan ne se répète dans les autres parties du monde musulman, […] [n]ous vous disons : débarrassez-nous de vos contre-révolutionnaires, de vos éléments étrangers qui sèment la discorde nationale ; débarrassez-nous de vos colonisateurs travaillant sous le masque du communisme. »

En octobre 1919, une commission, (la Turkkommissia) avec à sa tête Frounzé, est envoyée au Turkestan afin de remédier aux errements dans la mise en œuvre de la politique nationale et encourager la participation de la population locale aux soviets.

Des communistes musulmans du Turkestan, menés par Ryskulov, adressent leurs revendications en mai 1920 dans une lettre à Lénine. Sans attendre l’aval de la Turkkommissia, les communistes musulmans envoient à Moscou une délégation pour exposer leurs doléances. Au cours des débats, présidés par Lénine et auxquels prennent part des membres de la Turkkommissia dépêchés en urgence, Ryskulov, arguant de « l’importance du Turkestan pour la politique soviétique en Orient et [de] la nature coloniale des relations nationales » dans la région, revendique la plus large autonomie possible pour la république, aux frontières encore indécises.

Lénine refuse, mais il se méfie désormais de la Turkkommissia (dont les décisions doivent être désormais soumises à l’approbation du « centre » et des autres organes du pouvoir soviétique au Turkestan), et en juin, il rédige un projet exposant les tâches du Parti bolchevik dans la région. Il appelle à liquider les inégalités entre colons et indigènes en « égalis[ant] la propriété terrienne des Russes et des étrangers avec celle de la population locale ». Il ajoute : « L’objectif général doit être le renversement du féodalisme, mais non le communisme »[29].

Un conflit éclate en 1921 au sein de la Turkkommissia entre :

  • Tomsky, qui affirme appliquer la NEP, et donc défend l’introduction immédiate de l’impôt en nature mais le statu quo en terme de partage de terre. Sa position est soutenue par les colons russes.
  • Safarov, qui préconise la mise en place de comités de paysans pauvres, le partage des terres des koulaks (donc localement surtout de colons russes) et l’incitation à la polarisation de classes au sein de la population musulmane. Sa position est soutenu par de nombreux musulmans.[30]

Début août 1921, Ioffé est envoyé par le Politburo au Turkestan pour arbitrer le différend et œuvrer à un compromis permettant de lutter contre l’exclusion des musulmans de l’exercice du pouvoir sans pour autant s’aliéner les masses travailleuses russes, qui forment l’essentiel des « forces rouges au Turkestan ».[31]

La neutralité de Lénine dans le conflit Tomski-Safarov n’est que de façade. Transmettant à Staline, Commissaire du peuple aux nationalités, une lettre de Safarov, il ajoute en post-scriptum que ce dernier « a tout à fait raison ». Staline ne partage guère cette opinion et répond qu’ils « ont tous les deux tort ». Safarov se retrouve vite attaqué par l'appareil du parti, et par Staline qui l'accuse de contribuer à l’ « exacerbation des dissensions nationales », de « détruire l’organisation du parti au Turkestan » et de « compromettre le parti aux yeux des travailleurs ». Staline prône la liquidation de ce qu'il appelle le « banditisme nationaliste de masse » qui saccagerait les récoltes de coton : « la conclusion est claire : Safarov doit être congédié. »

Le 13 septembre 1920, dès réception du rapport de Ioffé, qui accable Safarov, le Politburo décide de suspendre ce dernier. Le même jour, Lénine adresse une missive à Ioffé. Le soupçonnant de s’être rangé aux positions de Tomski, il exige de lui davantage de détails, « des faits, des faits, des faits », sur le « sort » du coton, sur la lutte contre les rebelles musulmans anti-soviétiques, mais surtout sur « la question de la défense des intérêts des autochtones contre les outrances “russes” (grand-russiennes ou colonisatrices) ». Car Lénine « soupçonne fort la “ligne Tomski” […] de relever du chauvinisme grand-russien, ou plus exactement de pencher dans ce sens ». De manière plus acérée encore qu’auparavant, il souligne la portée internationale des politiques soviétiques au Turkestan et exige l’adoption d’une ligne de conduite foncièrement anticolonialiste :

« Pour toute notre Weltpolitik, il est diantrement important de gagner la confiance des autochtones ; de la gagner au triple et au quadruple ; de prouver que nous ne sommes pas des impérialistes, que nous ne souffrirons aucune déviation dans ce sens. C’est une question mondiale, je n’exagère pas, mondiale. Il faut être d’une extrême rigueur. Cela aura un retentissement en Inde, en Orient ; pas question de plaisanter, il faut être 1 000 fois prudent. »[32]

Le 14 octobre, le Politburo se réunit à nouveau. Il démet et Safarov et Tomski de leurs fonctions et ordonne la réorganisation de la Turkkommissia et du Bureau du Parti au Turkestan (Turkburo) sous la supervision de Sokolnikov. Fin décembre, Lénine envoie à ce dernier, « sous secret » un message. Continuant de penser que « Safarov a raison (tout au moins en partie) », il prie Sokolnikov « de mener une enquête objective pour ne pas laisser la zizanie, le grabuge et la vindicte gâcher le travail au Turkestan ». Lénine vient alors de recevoir une lettre de Safarov qui lui a signifié son désir de se retirer de tout poste de responsabilité dans la politique soviétique en Orient. Il lui répond sans ménagement, mais néanmoins en signe de soutien : « Ne vous énervez pas c’est inadmissible et honteux, vous n’êtes pas une demoiselle de 14 ans. […] Il faut continuer à travailler, sans partir où que ce soit. Savoir réunir avec diligence et calme les documents contre les auteurs de cette affaire inepte. » [33] Safarov n’obtiendra pas gain de cause, malgré l'appui de Lénine, qui n'était pas tout-puissant au sein des différentes instances du pouvoir soviétique.

3.9 Caucase (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Tchétchénie, Daghestan)

Dans les villes de la Géorgie prédominait la population russe et arménienne.

Lors de la Conférence d'Etat de Moscou (août  1917), le menchévik géorgien Tchkenkeli déclara : « Jusqu'à présent, les nationalités de la Transcaucasie n'ont fait aucune manifestation séparatiste et elles n'en feront pas ultérieurement. » Cet engagement fut couvert d'applaudissements des réactionnaires et des conciliateurs... Mais à partir de l'insurrection d'octobre, Tchkenkeli sera un des leaders du séparatisme.

Aux élections de la Constituante, la Géorgie s'est donnée une majorité menchevique qui proclame l'indépendance et constitue un gouvernement internationalement reconnu. En février 1919, la majorité menchévique est confirmée avec un résultat électoral de 80%. La « République démocratique de Géorgie », dirigée par Noé Jordania, procède à une réforme agraire et accorde une certaine autonomie aux minorités abkhaze et ossète. A travers le traité de Moscou de mai 1920, il légalise les organisations bolcheviques géorgiennes, tandis que le pouvoir soviétique reconnaît à nouveau la Géorgie indépendante.

En 1920-1922, l'Armée rouge envahit l'Arménie et la Géorgie (Staline s'appuie pour cela sur un simulacre d'insurrection) et réintègre ces pays dans l'orbite russo-soviétique après de violents combats. Fin 1921, la direction du PC russe, notamment Staline et Ordjonikidzé (eux-mêmes d'origine géorgienne) voulurent imposer l'intégration de la Géorgie, de l'Arménie et de l’Azerbaïdjan dans la Russie, et reprimèrent durement les communistes géorgiens (« Affaire géorgienne »). Cela sera notamment une cause du soulèvement géorgien d'août 1924 (plus de 10 000 morts).

L’Azerbaïdjan était encore plus sous-développé que la Russie mais avec une concentration ouvrière très forte du fait du pétrole. C’est un exemple extrême de développement inégal et combiné.[34] Dans les villes prédominait la population russe et arménienne. L'organisation Azerbaidjani Hummet, musulmane mais évoluant vers le socialisme, fut la seule à être reconnue par les bolcheviks comme un véritable parti socialiste. Elle devint plus tard le noyau du PC de l’Azerbaïdjan.

En Tchétchénie, les bolcheviks recrutèrent Ali Mataev, dirigeant d’un puissant ordre soufi, qui présida le Comité révolutionnaire tchétchène. Dans l’Armée Rouge les « bataillons islamiques » du mollah Katkakhanov regroupaient des dizaines de milliers de soldats.

Au Daghestan le pouvoir soviétique dut en grande partie son existence aux partisans du dirigeant musulman Ali Hadji Akushinskii.

Parmi les erreurs commises à cette époque, on peut mentionner l’intégration forcée à la République soviétique d’Azerbaïdjan de la région du Haut-Karabakh, peuplée en majorité d’Arméniens – un contentieux qui allait exploser à la fin des années 1980.

3.10 Bachkirie

La Bachkirie fut un important champ de bataille lors de la Guerre civile russe. Le 23 mars 1919, la Bachkirie devint la première république autonome créée au sein de la RSFSR.

3.11 Tatars et bouriates

Les meilleures terres avaient été saisies, sous le régime tsariste, par des propriétaires nobles et des paysans russes cossus. Le réveil de l’esprit d’indépendance nationale signifiait ici avant tout la lutte contre les colonisateurs, qui eux défendaient avec acharnement contre « le séparatisme » des Asiatiques l’unité de la Russie. Des pogroms contre les bouriates furent menés sous la direction de greffiers de canton et sous-officiers SR revenus du front.

Le militant tatar Mirsäyet Soltanğäliev (Sultan-Galiev) rejoint les bolchéviks en novembre 1917.

3.12 Mongolie

L’opinion publique chinoise appuyait le fait – et l’appuie toujours dans une certaine mesure – que la Mongolie faisait partie de la Chine, malgré des différences linguistiques et culturelles et sans prendre en compte le souhait des Mongols.

Avant 1910, la Mongolie est plus ou moins un protectorat russe. Néanmoins, avec la défaite russe de la guerre russo-japonaise de 1904-1905, désastre financier, et militaire, où l'empire russe perd le port de Port-Arthur en Chine, les Russes préfèrent ne pas entériner un protectorat. La Mongolie sert de zone tampon entre la Chine, et l'empire russe, et même avec le Japon, à l'est, qui annexe la péninsule coréenne en 1910, et a des vues sur la Chine du Nord-Est. L'empire russe renonce à annexer la Mongolie en 1908, car il n'a pas assez de cadres pour administrer un territoire aussi immense, de plus, l'empire russe préfère concentrer le plus gros de son armée à l'ouest et au centre de son empire, où la menace des empires allemand et austro-hongrois, et aussi turc, se fait déjà plus oppressante. Globalement, à cette époque, l'empire russe n'avait pas les moyens financiers pour gérer un tel territoire, alors qu'il avait déjà des difficultés ailleurs (surtout dans ses possessions d'Asie centrale).

Profitant de la révolution chinoise de 1911 et de l'éviction du dernier empereur mandchou, l'actuelle Mongolie proclama son indépendance le 1er décembre 1911. Avec les désordres de la révolution Chinoise, la Mongolie passe totalement sous influence russe.

Au moment de la révolution d'Octobre et de la guerre civile, les bolchéviks sont divisés sur la question mongole. En Juin et Juillet 1921, l’armée rouge aida des radicaux Mongols à renverser le bref règne de terreur d’Ungern-Sternberg. Certains Russes – en particulier Joffé – pensaient qu’en soutenant deux millions de Mongols contre 400 millions de Chinois, les Soviétiques faisaient, au mieux, une erreur stratégique, et au pire, répétaient l’expansionnisme tsariste.[35]

Le compromis trouvé a été que Moscou allait soutenir, et garantir au final, l’existence du gouvernement mongol, mais en reconnaissant la souveraineté chinoise en théorie. Cette position a été réitérée dans l’accord Sun-Joffe de 1924.

La République populaire mongole, satellite de l'URSS, est proclamée en 1924. L'indépendance de la Mongolie a par la suite été reconnue par les régimes chinois de Tchang Kai-chek comme de Mao.

3.13 Chinois

Un grand nombre de Chinois vivaient et travaillaient en Sibérie à la fin de l'Empire russe[36]. Beaucoup de ces travailleurs migrants ont été transférés vers la partie européenne de la Russie et dans l'Oural pendant la Première Guerre mondiale, en raison de la pénurie aiguë de main d'oeuvre. Par exemple, en 1916, il y avait environ 5 000 ouvriers chinois dans le gouvernorat de Novgorod. En 1916-1917 environ 2.000 ouvriers chinois travaillaient à la construction de fortifications russes autour du golfe de Finlande. Un grand nombre d'entre eux étaient des condamnés pour vol[37], transférés à partir des bagnes (katorga) extrême-orientaux, par exemple Harbin.

Après la Révolution russe, certains d'entre eux sont restés en Finlande et ont participé comme volontaires dans la guerre civile finlandaise du côté communiste. Après 1917, beaucoup de ces travailleurs chinois se sont joints à l'Armée rouge. La grande majorité de ces Chinois avait peu de traditions politiques et s'engagent avec les rouges essentiellement pour obtenir des droits. Les armées blanches quant à elles exerçaient un racisme violent envers eux.

3.14 Islam

Tract tsariste de 1914 appelant les populations musulmanes du Caucase à se joindre à la Guerre sainte contre les Alliés

Au moment de la révolution de 1917, il y avaient environ 10% de musulmans dans la population de l'Empire. Les musulmans ne formaient pas un peuple en tant que tel, ils étaient d'ethnies différentes, et ces divisions ethniques (tatars, non tatars...) primaient parfois sur l'identité musulmane. Sous le tsarisme, la liberté religieuse leur était refusée.[38][39]

Le 1er mai 1917, après la révolution de février, le premier Congrès panrusse des musulmans se tint à Moscou. À l’issue de débats très vifs, cette assemblée vota en faveur de la reconnaissance des droits des femmes, faisant des musulmans russes les premiers au monde à libérer les femmes des restrictions qui caractérisaient les sociétés islamiques de l’époque. Mais les éléments petit-bourgeois conservateurs prédominent, comme à ce moment là partout en Russie. Trotski souligne que « même les imans (...), dans tous les cas où la pression d’en bas les mettait en situation difficile, insistaient sur la nécessité de différer "jusqu’à l’Assemblée constituante" ».

Le 20 novembre 1917, peu après la prise de pouvoir par les bolcheviks, Lénine lance un appel, cosigné par Staline, « À tous les travailleurs musulmans de Russie et d’Orient », afin de les rallier à la révolution en marche :

« Musulmans de Russie, Tatars de la Volga et de Crimée, Kirghizes et Sartes de Sibérie et du Turkestan, Turcs et Tatars de Transcaucasie, Tchétchènes et montagnards du Caucase ! Vous tous dont les mosquées et les maisons de prière ont été détruites, dont les croyances et les coutumes ont été piétinées par les tsars et les oppresseurs de la Russie ! Désormais, vos croyances et vos coutumes, vos institutions nationales et culturelles sont libres et inviolables. Organisez votre vie nationale librement et sans entrave ! C’est votre droit. Sachez que vos droits, comme les droits de tous les peuples de Russie, sont protégés par la puissance de la Révolution, par les soviets des députés travailleurs, soldats et paysans. »[40]

Après la révolution d'Octobre, certains colons russes d’Asie centrale adhèrent au parti bolchévik victorieux par opportunisme, mais ils profitent de leur pouvoir local pour dominer la population locale, majoritairement paysanne et musulmane. Pendant deux ans, la région fut coupée de Moscou par la guerre civile et le pouvoir central des bolchéviks n'avait aucun contrôle. Une révolte armée de populations musulmanes éclata, la révolte des Basmatchis.

En 1920, Lénine parla de l’importance « gigantesque, historique » de redresser la situation. De nombreux anciens membres de la police, de l’armée, des forces de sécurité, de l’administration, etc., qui étaient des produits de l’ère tsariste, furent envoyés dans des camps de concentration. Dans le Caucase et en Asie centrale les colons furent encouragés à revenir en Russie et dans certains cas chassés de force. La langue russe cessa d’être la langue dominante et les langues autochtones furent employées dans les écoles, les administrations, les journaux et l’édition. On créa un programme massif de « discrimination positive ».

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Dans les régions d'Asie centrale, le christiannisme orthodoxe était avant tout une idéologie légitimant la domination des populations musulmanes indigènes. Pour lutter contre le chauvinisme grand-russe, les bolchéviks traitaient de façon différente le christiannisme et l'islam. Les musulmans pouvaient adhérer au PC, tandis que « l’absence totale de préjugés religieux » était indispensable pour les Russes. Les monuments, les livres et les objets sacrés islamiques volés par les tsars furent rendus aux mosquées. Le vendredi — jour sacré pour les musulmans — fut déclaré jour férié dans toute l’Asie centrale. Un système juridique parallèle fut créé en 1921, avec des tribunaux islamiques qui administraient la justice selon les lois de la charia. L’objectif était que les gens aient le choix entre la justice révolutionnaire et la justice religieuse. Une commission spéciale concernant la Charia fut créée au sein du Commissariat soviétique à la justice.

On interdit certains des châtiments prônés par la charia (comme la lapidation ou le fait de couper une main) car ils contredisaient le droit soviétique. Les décisions des tribunaux islamiques concernant ces questions devaient être confirmées par une juridiction supérieure. Certains tribunaux islamiques défiaient la loi soviétique, en refusant, par exemple, d’accorder le divorce aux femmes qui en faisaient la demande, ou en considérant que le témoignage d’une femme valait seulement la moitié de celui d’un homme. C’est ainsi qu’en décembre 1922 un décret introduisit la possibilité qu’une affaire soit rejugée devant les tribunaux soviétiques si l’une des parties le réclamait. Même ainsi, entre 30 et 50 % de toutes les affaires étaient résolues par des tribunaux islamiques, et en Tchétchénie le chiffre était de 80 %.

En 1922 près de 1500 Russes furent expulsés du Parti communiste du Turkestan à cause de leurs convictions religieuses, mais pas un seul turcophone. En 1923, dans certaines régions, près de 15 % des militants bolchéviks étaient musulmans, et jusqu’à 70 % dans certains cas. Dans le gouvernement central à Moscou, le Commissariat aux affaires musulmanes supervisait la politique russe envers l’Islam. Des musulmans aux connaissances marxistes très limitées occupaient des positions élevées dans ce ministère.

Par leur politique, les bolchéviks parviennent à attirer vers les soviets une majorité des révolutionnaires musulmans, qui sont alors traversés de nombreux débats. Certains mettent en avant des similitudes entre valeurs islamiques et socialistes. A l’époque on entendait souvent des slogans comme « Vive le pouvoir des soviets, vive la charia ! » « Vive la liberté, la religion et l’indépendance nationale! ».

Cependant les efforts pour garantir la liberté religieuse et les droits nationaux étaient constamment minés par la faiblesse de l’économie. Déjà en 1922, les subventions de Moscou à l’Asie centrale durent être diminuées et de nombreuses écoles publiques fermées. Les professeurs abandonnaient leurs postes faute de toucher un salaire. Cela signifiait que les écoles musulmanes en vinrent à représenter la seule solution pour la population. « Quand vous ne pouvez fournir du pain, vous n’osez enlever aux gens son substitut », déclara Lounatcharsky, commissaire du peuple à l’Éducation. On supprima les subventions aux tribunaux islamiques entre la fin de 1923 et le début de 1924. Mais des facteurs économiques empêchaient déjà les musulmans de porter plainte au tribunal. Si, par exemple, une jeune femme refusait d’accepter un mariage arrangé par sa famille ou de se marier à un mari polygame, elle avait peu de chances de survivre parce qu’elle ne pouvait trouver ni travail ni logement indépendant.

Dans la seconde moitié des années 1920, les staliniens vont restaurer une domination grand-russe sans partage. Ils lancent une attaque frontale (nommée « khudzhum », c’est-à-dire attaque, agression, offensive) contre l’Islam au nom de l'émancipation des femmes. Le khudzhum entra en action massivement le 8 mars 1927, à l’occasion de la journée internationale des femmes. Au cours de meetings de masse on appela les femmes à enlever leur voile. De petits groupes de musulmanes autochtones montèrent sur des podiums et se dévoilèrent en public, après quoi on brûla leurs voiles.

En réaction, des milliers d’enfants musulmans, spécialement des filles, furent retirés des écoles soviétiques  par leur famille et démissionnèrent des jeunesses communistes. Des femmes non voilées furent agressées dans les rues, parfois violées et des milliers d’entre elles furent tuées. De nombreux Vieux bolchéviks musulmans furent éliminés, et la liberté religieuse disparut.

3.15 Oudmourtes, Tchouvaches, Komis

Un certain nombre de populations non-russes vivaient - depuis longtemps - au coeur de l'espace russe, notamment le long de la Volga. Sur des populations finno-ougriennes comme les Oudmourtes (anciennement « Votiaks ») et les Komis (anciennement « Zyrianes »), ou sur les Tchouvaches, Trotski écrivait :

« Les populations et les peuplades sur la Volga, dans le Caucase septentrional, dans l’Asie centrale, réveillées pour la première fois par l’insurrection de Février d’une existence préhistorique, ne connaissaient encore ni bourgeoisie nationale, ni prolétariat. Au-dessus de la masse paysanne ou pastorale se détachait des couches supérieures un léger tégument d’intellectuels. Avant de s’élever jusqu’à un programme d’administration nationale autonome, la lutte se menait autour des questions d’un alphabet que l’on voudrait avoir à soi, d’un maître à soi - parfois... d’un prêtre à soi. Ces êtres les plus opprimés devaient constater par une amère expérience que les patrons instruits de l’État ne leur permettraient pas de bon gré de s’élever. Retardataires entre tous, ils se trouvaient forcés de chercher un allié dans la classe la plus révolutionnaire. C’est ainsi que, par les éléments de gauche de leur jeune intellectualité, les Votiaks, les Tchouvaches, les Zyrianes, les peuplades du Daghestan et du Turkestan commençaient à se frayer des voies vers les bolchéviks. »[6]

En Oudmourtie, les bolchéviks emportent la majorité dans la ville d'Ijevsk le 27 octobre 1917. La région est prise par les Blancs de Koltchak d'avril à juin 1919. L'Oblast autonome oudmourte, a été formé le 4 novembre 1920 sous le nom d’oblast autonome de Votsk. Il a été rebaptisé le 1er janvier 1932 et a été réorganisé en République socialiste soviétique autonome oudmourte le 28 décembre 1934.

L'Oblast autonome des Tchouvaches est créé le 24 juin 1920. Il devient la république socialiste soviétique autonome des Tchouvaches en avril 1925.

L'Oblast autonome des Komis-Zyriènes été créé le 22 août 1922. Il devient la république socialiste soviétique autonome des Komis le 5 décembre 1936.

3.16 Sibériens

« Aux allogènes sibériens écrasés par les conditions naturelles et l’exploitation, leur état primitif, économique et culturel ne permettait pas en général de s’élever au niveau où commencent les revendications nationales. La vodka, le fisc et l’orthodoxie forcée étaient depuis des siècles les principaux leviers du pouvoir de l’État. La maladie que les Italiens appelaient la "maladie française" et que les Français appelait le "mal napolitain" se dénommait chez les peuples sibériens le "mal russe" : cela indique de quelle source venaient les semences de la civilisation. La Révolution de Février n’est pas arrivée jusque-là- Il faudra attendre longtemps encore l’aurore pour les chasseurs et les conducteur de rennes des immensités polaires. »

Au début des années 1920, le nouveau pouvoir soviétique peine à s'imposer dans les régions extrêmes. L'interdiction de la religion, la réorganisation du mode de production économique en collectivités, les tentatives de sédentarisation forcées et l'interdiction du tchouktche mécontentent les populations arctiques. Vers la fin de la décennie les protestations tchouktches se taisent. A part 4 écoles orthodoxes, il n'y avait pas d'écoles avant la fin des années 1920. Les soviétiques introduisent un alphabet latin en 1932, remplacé par le cyrillique en 1937. En 1934, 71% des sont nomades. Les autorités mettent en place 28 sovkhozes en Tchoukotka basés sur l'exploitation des troupeaux de rennes et la chasse aux mammifères marins. En 1941, 90% des rennes sont encore propriété privée. Des propriétaires de troupeaux considérés comme koukaks existeront jusqu'aux années 1950. Dans les années 1950, les terres tchouktches sont utilisées pour des projets d'exploitation minière, pétrolifère et gazière menaçant durablement le mode de vie des Tchouktches.

3.17 Cosaques

Les Cosaques, qui ne sont pas réellement une ethnie, ont majoritairement rejoint les armées blanches, même s'il y en eut aussi dans l'Armée rouge.

3.18 La République d'Extrême-Orient

Ces territoires étaient très peu peuplés, et essentiellement par des colons russes. Par exemple en 1897 étaient recensés dans l'oblast de l'Amour : 68,5 % de Russes, 17,5 % d’Ukrainiens, 6,5 % de Chinois et 2,8 % de Mandchous ainsi que des petites minorités toungouse et coréenne.

Pour soulager le front Est pendant la guerre civile, face à la menace des Blancs,du Japon et des États-Unis, les bolchéviks créent un État tampon le 6 avril 1920, la République d'Extrême-Orient.

Le nombre relativement important d'Ukrainiens, qui avaient été incités à coloniser l'Est russe sous le tsarisme, a conduit à un petit mouvement pour l'établissement d'une « Ukraine verte » en Extrême orient, ce que les Blancs ont essayé d'instrumentaliser. Ainsi l'hetman Semenov proclame le 11 avril 1920 le droit à l'autonomie pour les Ukrainiens, dans un État cosaque-bouriate-ukrainien en Extrême-Orient.

4 Considérations générales

4.1 Les types de régions dominées

Selon Trotsky, « la Russie s’était constituée non point comme un État national, mais comme un État de nationalités, cela répondait à son caractère arriéré ». Il distinguait deux groupes :

  • celui des nations asiatiques, moins développées que la nation grand-russe
  • celui des nations plus développées, mais néanmoins dominées politiquement et militairement (Pologne, Lituanie, provinces baltes, Finlande).[6]

Le philosophe anglais Bertrand Russel racontait après son voyage en Russie en 1920 :

« Il est incontestable qu’à l’heure actuelle, Trotski et l’Armée rouge disposent de l’appui d’un très grand nombre de nationalistes. Les opérations ayant pour but de reconquérir la Russie d’Asie ont même ravivé chez ces derniers un sentiment impérialiste, quoiqu’il soit certain que beaucoup d’entre ceux chez qui j’ai cru reconnaître ce sentiment s’en défendraient avec indignation. »[41]

4.2 Question nationale et question sociale

Les questions nationale et sociale étaient étroitement imbriquées dans les régions dominées de l'Empire. Souvent, les bourgeois et petit-bourgeois des villes étaient de peuples différents de la majorité locale et rurale. Dans les cas où ils coïncidaient avec des contradictions de classes (Lettonie notamment), les antagonismes nationaux prenaient une acuité particulière. Mais dans beaucoup de régions peu développées, les ouvriers aussi étaient des colons russes.

« Séparés de la masse essentielle du peuple non seulement par le niveau d’existence et les mœurs, mais par le langage, exactement comme les Anglais dans l’Inde ; devant la défense de leurs domaines et de leurs revenus attachés à l’appareil bureaucratique ; liés inséparablement avec les classes dominantes de tout le pays, les propriétaires nobles, les industriels et les commerçants de la périphérie groupaient autour d’eux un cercle étroit de fonctionnaires, employés, maîtres d’école, médecins, avocats, journalistes, partiellement aussi d’ouvriers, tous russes, transformant les villes en des foyers de russification et de colonisation. »[6]

Or ce milieu urbain avait une tendance à former un bloc contre les revendications des autochtones : « la ville s’entêta dans la résistance, défendant sa situation privilégiée ». Ironiquement, elle le faisait souvent en condamnant le "chauvinisme". « L’effort de la nation dominante pour maintenir le statu quo est fréquemment coloré d’un supranationalisme, de même que l’effort d’un pays vainqueur pour conserver ce qu’il a pillé prend la forme du pacifisme. »

Trotski souligne que cela touchait profondément les soviets, qui restaient essentiellement urbains.

« Sous la direction des partis conciliateurs, les soviets affectaient constamment d’ignorer les intérêts nationaux de la population autochtone. Là était une des causes de la faiblesse des soviets en Ukraine. Les soviets de Riga et de Reval oubliaient les intérêts des Lettons et des Estoniens. Le soviet conciliateur de Bakou négligeait les intérêts d’une population principalement turkmène. Sous une fausse enseigne d’internationalisme, les soviets menaient fréquemment la lutte contre la défensive nationaliste ukrainienne ou musulmane, camouflant la russification oppressive exercée par les villes. Il se passera encore bien du temps, même sous la domination des bolcheviks, avant que les soviets de la périphérie aient appris à parler dans la langue du village. »

4.3 Les minorités parmi les révolutionnaires

Une attaque récurrente des réactionnaires contre le camp des soviets était la proportion plus élevée que la moyenne des militants issus de minorités nationales parmi les dirigeants soviétiques. Le Comité exécutif du Soviet de Pétrograd fut le premier visé, pour la présence de Juifs, Géorgiens, Lettons, Polonais et autres.

Trotsky en fait l'analyse suivante :

« Bien que, par rapport à la totalité des membres du Comité exécutif, les allogènes aient été en proportion infime, il est indubitable qu'ils occupaient une place très marquée au Bureau, dans diverses commissions, comme rapporteurs, etc. Comme les intellectuels des nationalités opprimées, groupés principalement dans les villes, complétaient d'abondance les rangs révolutionnaires, il n'est pas étonnant que, dans la génération aînée des révolutionnaires, le nombre des allogènes ait été particulièrement considérable. Leur expérience, quoique non toujours de haute qualité, les rendait indispensables pour l'institution de nouvelles formes sociales.

Absolument stupides, cependant, sont les tentatives faites pour faire découler la politique des soviets et le cours de toute la révolution d'une prétendue prépondérance des allogènes. Le nationalisme, encore en ce cas, manifeste du mépris à l'égard de la véritable nation, c'est-à-dire du peuple, représentant celui-ci, en la période de son grand réveil national, comme un simple soliveau entre des mains étrangères et fortuites. Mais pourquoi donc et comment les allogènes prirent-ils une influence si prodigieuse sur des millions d'autochtones ? En réalité, précisément au moment d'un profond tournant historique, la masse de la nation prend fréquemment à son service les éléments qui, la veille encore, étaient opprimés et qui, par conséquent, sont les plus empressés à donner une expression aux nouveaux problèmes. Ce ne sont pas les allogènes qui mènent la révolution, c'est la révolution nationale qui se sert des allogènes. Il en fut ainsi même lors des grandes réformes d'en haut. La politique de Pierre Ier ne cessa pas d'être nationale quand, se détournant des vieilles routes, elle s'agrégea des allogènes et des étrangers. Les maîtres artisans du faubourg allemand et les capitaines de vaisseau hollandais exprimaient mieux, en cette période, les besoins du développement national de la Russie que les popes russes, jadis introduits par des Grecs, ou les boïars moscovites qui se plaignaient aussi de l'invasion étrangère, bien que provenant eux-mêmes des allogènes qui avaient formé l'État russe.

En tout cas, l'intelligentsia allogène de 1917 était partagée entre les mêmes partis que l'intelligentsia purement russe, souffrait des mêmes vices et commettait les mêmes fautes, et c'étaient justement les allogènes, parmi les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, qui faisaient parade d'un zèle particulier pour la défense de l'unité de la Russie. »[42]

5 Notes

  1. Léon Trotsky, Ma vie, 5. La campagne et la ville, 1930
  2. Lénine, Une caricature du marxisme et à propos de l’ « économisme impérialiste », 1916
  3. 3,0 et 3,1 Lénine, Du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, juin 1914
  4. Lénine, De la fierté nationale des Grands-Russes, 12 décembre 1914
  5. Lénine, La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, 1916
  6. 6,0 6,1 6,2 6,3 et 6,4 Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe - 40. La question nationale, 1932
  7. Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe - 19. L'offensive, 1930
  8. Lénine, La crise est mûre, 29 septembre 1917
  9. Marc Ferro, Des soviets au communisme bureaucratique, 1980
  10. 10,0 et 10,1 Léon Trotsky, Ma vie, 15. Jugement, déportation, évasion, 1930
  11. Yrjö Sirola, La question nationale en Finlande, 1920
  12. Karl Radek, La question polonaise et l'Internationale, 1920
  13. Lénine, Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, écrit de février à mai 1914
  14. Roman Rosdolsky, Friedrich Engels et le problème des peuples « sans histoire » - Les Ukrainiens (Ruthènes), 1948
  15. Zbigniew Marcin Kowalewski, L’indépendance de l’Ukraine : préhistoire d’un mot d’ordre de Trotski, Inprecor N° 611, janvier 2015
  16. Ivan V Majstrenko, Borotʹbism. A chapter in the history of Ukrainian Communism, Soviet and post-Soviet politics and society, Vol. 61, Stuttgart Ibidem-Verl. 2007)
  17. Trotsky, Discours prononcé devant la Conférence du PC ukrainien, 5 avril 1923
  18. Léon Trotsky, L’indépendance de l’Ukraine et les brouillons sectaires, 30 juillet 1939
  19. Marc Ferro, Les tabous de l'Histoire, 2005.
  20. https://web.archive.org/web/20070328175501/http://www.jewishencyclopedia.com/table.jsp?table_id=427&volid=11&title=STATISTICS
  21. Lénine, Notes critiques sur la question nationale, 1913
  22. Brendan McGeever, Les Bolcheviks et l’antisémitisme, 19 juillet 2017
  23. Revue Période, Auto-organisation des juifs et bolchévisme : l’antisémitisme dans la révolution russe, 2016
  24. G. Kostyrtchenko, La politique secrète de Staline : pouvoir et antisémitisme, Moscou, Relations internationales, 2001, p. 56.
  25. Mediapart, Octobre 17. David Zaslavski, le zélé «travailleur de la libre presse soviétique», Août 2017
  26. Le Monde, La justice russe étudie la théorie antisémite d’un « meurtre rituel » de la famille impériale en 1918, 29 novembre 1917
  27. AntidoteZine, On the Peculiar Racism of Soviet Émigrés, 27 novembre 2017
  28. Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, 1930
  29. Lénine, « Projet de décision du Bureau politique du C.C. du P.C.(b)R. Sur les tâches du P.C.(b).R. au Turkestan » [1919], in Oeuvres, tome 42, p. 196-197
  30. Georgui Safarov, « L’Évolution de la question nationale », Bulletin communiste, 2ème année, n ° 4, 27 janvier 1921
  31. Lénine, « À M. P. Tomski » (1919), in Oeuvres, tome 45, p. 230
  32. Lénine, « À A. A. Ioffé » (1921), in Oeuvres, tome 45, p. 284-286.
  33. Lénine, « À G. I. Safarov » (1921), in Oeuvres, tome 45, p. 417.
  34. Ronald Suny, The Baku Commune, 1917-1918: Class and Nationality in the Russian Revolution (Studies of the Harriman Institute, Columbia University), 1972
  35. Revue Période, Le congrès des travailleurs d’Extrême-Orient : entretien avec John Sexton, Avril 2017
  36. https://en.wikipedia.org/wiki/Chinese_in_the_Russian_Revolution_and_in_the_Russian_Civil_War
  37. https://en.wikipedia.org/wiki/Honghuzi
  38. Dave Crouch, Les bolcheviks, l’Islam et la liberté religieuse, 2003
  39. Dave Crouch, The Bolsheviks and Islam, 2006
  40. À tous les travailleurs musulmans de Russie et d’Orient [1917], cité in Henry Bogdan, Histoire des peuples de l’ex-URSS, Paris, Perrin, 1993, p. 187-188
  41. Bertrand Russell, Pratique et théorie du bolchevisme, 1920
  42. Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe - 12. Le Comité exécutif, 1930

6 Sources