Différences entre les versions de « Que Faire ? »

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Lénine écrit ''Que faire'' en vue du congrès de fondation du [[POSDR|POSDR]]. Il vise à convaincre largement de ses idées générales concernant le parti, tant en interne que vis-à-vis des autres courants socialistes russes (''« économistes »'', ''« terroristes »''...).
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Lénine écrit ''Que faire'' en vue du congrès de fondation du [[POSDR|POSDR]]. Il vise à convaincre largement de ses idées générales concernant le parti, tant en interne que vis-à-vis des autres courants socialistes russes (''« économistes »'', ''« terroristes »''...). En polémiquant contre ces courants non marxistes, Lénine a surtout l'intention de se baser sur les autres partis de l'[[Internationale_ouvrière|Internationale ouvrière]], et particulièrement sur le [[Sozialdemokratische_Partei_Deutschlands|Parti allemand]] qui fait figure de modèle.
  
Il est important d'avoir en tête qu'à l'époque où Lénine écrit, l'autocratie tsariste impose des conditions de [[militantisme|militantisme]] très dures de [[clandestinité|clandestinité]] aux révolutionnaires. Lénine n'a jamais prétendu avoir développé un modèle de parti supra-historique.
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Il faut savoir notamment que la revendication de ''« centralisation »'' ne désigne pas une ''« hyper-centralisation »'', mais la création d'une organisation centralisée là où n'y en a pas. C'était le cas en Russie avant le POSDR, tout comme dans dans l'Allemagne pré-unification, morcelée en mini-Etats.
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La seule différence notable est celle des conditions de clandestinité que l'autocratie tsariste impose aux révolutionnaires. Lénine en était bien conscient et n'a jamais prétendu avoir développé un modèle de parti supra-historique.
  
 
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=== Politique trade-unioniste et politique social-démocrate ===
 
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Dans son troisième chapitre, Lénine attaque les positions des [[terroristes]] de la [[Svoboda|Svoboda]], qui voient dans l'action ponctuelle violente une tactique d'excitation des masses. La stratégie révolutionnaire doit au contraire être un long et patient travail d'organisation.
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Dans son troisième chapitre, Lénine attaque les positions des [[Terroristes|terroristes]] de la [[Svoboda|Svoboda]], qui voient dans l'action ponctuelle violente une tactique d'excitation des masses. La stratégie révolutionnaire doit au contraire être un long et patient travail d'organisation.
 
<blockquote>La Svoboda préconise le terrorisme comme moyen d'“exciter” le mouvement ouvrier, de lui donner “une vigoureuse impulsion”. Il serait difficile d'imaginer une argumentation se réfutant elle-même avec plus d'évidence&nbsp;! On se demande&nbsp;: y a-t-il donc si peu de ces faits scandaleux dans la vie russe qu'il faille inventer des moyens d'“excitation” spéciaux&nbsp;? D'autre part, Il est évident que ceux qui ne sont pas excités ni excitables même par l'arbitraire russe, observeront également, “en se fourrant les doigts dans le nez”, le duel du gouvernement avec une poignée de terroristes. Or, justement, les masses ouvrières sont très excitées par les infamies de la vie russe, mais nous ne savons pas recueillir, si l'on peut s'exprimer ainsi, et concentrer toutes les gouttelettes et les petits ruisseaux de l'effervescence populaire, qui suintent â travers la vie russe en quantité infiniment plus grande que nous ne nous le représentons ni ne le croyons, mais qu'il importe de réunir en un seul torrent gigantesque.</blockquote>  
 
<blockquote>La Svoboda préconise le terrorisme comme moyen d'“exciter” le mouvement ouvrier, de lui donner “une vigoureuse impulsion”. Il serait difficile d'imaginer une argumentation se réfutant elle-même avec plus d'évidence&nbsp;! On se demande&nbsp;: y a-t-il donc si peu de ces faits scandaleux dans la vie russe qu'il faille inventer des moyens d'“excitation” spéciaux&nbsp;? D'autre part, Il est évident que ceux qui ne sont pas excités ni excitables même par l'arbitraire russe, observeront également, “en se fourrant les doigts dans le nez”, le duel du gouvernement avec une poignée de terroristes. Or, justement, les masses ouvrières sont très excitées par les infamies de la vie russe, mais nous ne savons pas recueillir, si l'on peut s'exprimer ainsi, et concentrer toutes les gouttelettes et les petits ruisseaux de l'effervescence populaire, qui suintent â travers la vie russe en quantité infiniment plus grande que nous ne nous le représentons ni ne le croyons, mais qu'il importe de réunir en un seul torrent gigantesque.</blockquote>  
Selon Lénine, les «&nbsp;économistes&nbsp;» et les «&nbsp;terroristes&nbsp;» ont en commun de [[spontanéisme|tout miser sur la spontanéité]] des masses, et cela fait d'eux des [[opportunistes|opportunistes]] car ils renoncent à la diffusion de masse d'une conscience politique de classe.
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Selon Lénine, les «&nbsp;économistes&nbsp;» et les «&nbsp;terroristes&nbsp;» ont en commun de [[Spontanéisme|tout miser sur la spontanéité]] des masses, et cela fait d'eux des [[Opportunistes|opportunistes]] car ils renoncent à la diffusion de masse d'une conscience politique de classe.
 
<blockquote>La Svoboda veut remplacer l'agitation par le terrorisme, reconnaissant ouvertement que “dès que commencera une agitation énergique et renforcée parmi les masses, le rôle excitatif de la terreur aura pris fin” (p. 68 de la Renaissance du révolutionnisme). C'est ce qui montre précisément que terroristes et économistes sous-estiment l'activité révolutionnaire des masses, en dépit de l'évident témoignage des événements du printemps&nbsp;: les uns se lancent à la recherche d'“excitants” artificiels, les autres parlent de “revendications concrètes”. Les uns comme les autres n'accordent pas une attention suffisante au développement de leur propre activité en matière d'agitation et d'organisation de révélations politiques. Or, il n y a rien qui puisse remplacer cela, ni maintenant ni à quelque moment que ce soit.&nbsp;</blockquote>  
 
<blockquote>La Svoboda veut remplacer l'agitation par le terrorisme, reconnaissant ouvertement que “dès que commencera une agitation énergique et renforcée parmi les masses, le rôle excitatif de la terreur aura pris fin” (p. 68 de la Renaissance du révolutionnisme). C'est ce qui montre précisément que terroristes et économistes sous-estiment l'activité révolutionnaire des masses, en dépit de l'évident témoignage des événements du printemps&nbsp;: les uns se lancent à la recherche d'“excitants” artificiels, les autres parlent de “revendications concrètes”. Les uns comme les autres n'accordent pas une attention suffisante au développement de leur propre activité en matière d'agitation et d'organisation de révélations politiques. Or, il n y a rien qui puisse remplacer cela, ni maintenant ni à quelque moment que ce soit.&nbsp;</blockquote>  
 
=== Le travail artisanal des économistes ===
 
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=== Les intellectuels et la conscience socialiste ===
 
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L'idée que la conscience socialiste ne peut venir que des [[intellectuels|intellectuels]] bourgeois n'est pas présente dans les autres écrits de Lénine, avant ou après ''Que faire''. Il faut souligner que Lénine argumente sur ce point en citant [[Kautsky|Kautsky]], qui venait d'écrire cette idée dans [[Neue_Zeit|''Neue Zeit'']]. Kautsky polémiquait alors contre [[Eduard_Bernstein|Bernstein]], qui disait que ''«&nbsp;le mouvement est tout, le but n'est rien&nbsp;»''. Alors que beaucoup opposent les réformistes (supposés démocrates) et les bolchéviks, cette idée bolchévique vient en réalité de Kautsky.
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L'idée que la conscience socialiste ne peut venir que des [[Intellectuels|intellectuels]] bourgeois n'est pas présente dans les autres écrits de Lénine, avant ou après ''Que faire''. Il faut souligner que Lénine argumente sur ce point en citant [[Kautsky|Kautsky]], qui venait d'écrire cette idée dans [[Neue_Zeit|''Neue Zeit'']]. Kautsky polémiquait alors contre [[Eduard_Bernstein|Bernstein]], qui disait que ''«&nbsp;le mouvement est tout, le but n'est rien&nbsp;»''. Alors que beaucoup opposent les réformistes (supposés démocrates) et les bolchéviks, cette idée bolchévique vient en réalité de Kautsky.
  
Par ailleurs, Lénine ajoute après la citation de Kautsky ses propres nuances :
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Par ailleurs, Lénine ajoute après la citation de Kautsky ses propres nuances&nbsp;:
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<blockquote>«&nbsp;Certes, il ne s’ensuit pas que les ouvriers ne participent pas à cette élaboration [du socialisme]. Mais ils n’y participent pas en qualité d’ouvriers, ils y participent comme théoriciens du Socialisme, comme des Proudhon et des Weitling&nbsp;; en d’autre termes ils n’y participent que dans la mesure où ils parviennent à acquérir les connaissances plus ou moins parfaites de leur époque et à les faire progresser.''»''</blockquote>  
« Certes, il ne s’ensuit pas que les ouvriers ne participent pas à cette élaboration [du socialisme]. Mais ils n’y participent pas en qualité d’ouvriers, ils y participent comme théoriciens du Socialisme, comme des Proudhon et des Weitling ; en d’autre termes ils n’y participent que dans la mesure où ils parviennent à acquérir les connaissances plus ou moins parfaites de leur époque et à les faire progresser.''»
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<blockquote>«&nbsp;On dit souvent, commence Lénine, [que] la classe ouvrière va''spontanément ''au socialisme. Cela est parfaitement juste en ce sens que […] la théorie socialiste détermine les causes des maux de la classe ouvrière&nbsp;; c’est pourquoi les ouvriers ne l’assimilent si aisément&nbsp;». «&nbsp;La classe ouvrière va spontanément au socialisme, mais quoi qu’il en soit […] l’idéologie bourgeoise n’en est pas moins celle qui, spontanément, s’impose surtout à l’ouvrier.&nbsp;»</blockquote>  
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Par ailleurs, il faut distinguer l'importance historique des intellectuels bourgeois pour [[Origine_des_idées_socialistes|l'élaboration des idées socialistes]], et la question du rôle que doivent avoir (ou pas) les intellectuels dans le [[Parti_ouvrier|parti ouvrier]]. [[Marx|Marx]] (puis avec Engels par la suite) avait déjà conclu que le mouvement ouvrier devait sérieusement se méfier de l’influence des intellectuels bourgeois à l’intérieur du parti. Lénine lui-même a très régulièrement dénoncé avec virulence les travers des intellectuels dans l'organisation, et il n'a jamais revendiqué de donner un poids plus important voire prédominant aux intellectuels.
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« On dit souvent, commence Lénine, [que] la classe ouvrière va''spontanément ''au socialisme. Cela est parfaitement juste en ce sens que […] la théorie socialiste détermine les causes des maux de la classe ouvrière ; c’est pourquoi les ouvriers ne l’assimilent si aisément ». « La classe ouvrière va spontanément au socialisme, mais quoi qu’il en soit […] l’idéologie bourgeoise n’en est pas moins celle qui, spontanément, s’impose surtout à l’ouvrier. »
 
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Par ailleurs, il faut distinguer l'importance historique des intellectuels bourgeois pour [[Origine_des_idées_socialistes|l'élaboration des idées socialistes]], et la question du rôle que doivent avoir (ou pas) les intellectuels dans le [[parti_ouvrier|parti ouvrier]]. [[Marx|Marx]] (puis avec Engels par la suite) avait déjà conclu que le mouvement ouvrier devait sérieusement se méfier de l’influence des intellectuels bourgeois à l’intérieur du parti. Lénine lui-même a très régulièrement dénoncé avec virulence les travers des intellectuels dans l'organisation, et il n'a jamais revendiqué de donner un poids plus important voire prédominant aux intellectuels.
 
  
 
Enfin, précisément dans la polémique qui l'opposera aux menchéviks au 2<sup>e</sup> congrès du [[POSDR|POSDR]], Lénine cherchait à rendre plus difficile l'accès du parti à des intellectuels seulement sympathisants.
 
Enfin, précisément dans la polémique qui l'opposera aux menchéviks au 2<sup>e</sup> congrès du [[POSDR|POSDR]], Lénine cherchait à rendre plus difficile l'accès du parti à des intellectuels seulement sympathisants.
  
Il faut noter aussi que la proportion d’intellectuels bourgeois était plus élevée chez les [[mencheviks|mencheviks]] que chez les [[bolcheviks|bolcheviks]], et plus importante encore chez les [[Socialistes-Révolutionnaires|Socialistes-Révolutionnaires]].<ref>Oliver Henry Radkey, ''The Sickle Under the Hammer: The Russian Socialist Revolutionaries in the Early Months of Soviet Rule'', Columbia University Press, New-York, 1964</ref>
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Il faut noter aussi que la proportion d’intellectuels bourgeois était plus élevée chez les [[Mencheviks|mencheviks]] que chez les [[Bolcheviks|bolcheviks]], et plus importante encore chez les [[Socialistes-Révolutionnaires|Socialistes-Révolutionnaires]].<ref>Oliver Henry Radkey, ''The Sickle Under the Hammer: The Russian Socialist Revolutionaries in the Early Months of Soviet Rule'', Columbia University Press, New-York, 1964</ref>
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Les adversaires de Lénine ont aussi caricaturé sa position en l'accusant d'avoir un modèle de parti basé uniquement sur des ''«&nbsp;[[Révolutionnaires_professionnels|révolutionnaires professionnels]]&nbsp;»''. Certains léninistes ont par la suite assumé cette idée. Pourtant Lénine l'a clairement démentie.
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Premièrement, les révolutionnaires professionnels au sens de Lénine n'était pas forcément des [[permanents|permanents]] de parti. Au contraire il doit souvent travailler pour gagner sa vie, mais consacre l'essentiel de son temps à son activité politique. Non seulement cela pouvait donc être un ouvrier, mais Lénine considérait que les révolutionnaires professionnels ouvriers étaient fondamentaux pour le parti, car leur présence sur un lieu de travail était propice à la propagande et à l'organisation.
  
=== « Révolutionnaires professionnels » et spontanéité ===
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Ensuite, Lénine était bien conscient que seul un noyau de militants pouvaient correspondre à ce profil. Il soutenait seulement que plus leur nombre était grand, plus l'organisation serait efficace.
  
Les adversaires de Lénine ont aussi caricaturé sa position en l'accusant d'avoir un modèle de parti basé uniquement sur des ''«&nbsp;[[révolutionnaires_professionnels|révolutionnaires professionnels]]&nbsp;»''. Certains léninistes ont par la suite assumé cette idée. Pourtant Lénine l'a clairement démentie.
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Lénine reconnaissait tout à fait le rôle joué par la spontanéité (ce qui signifie seulement que les initiateur de telle ou telle action ne sont pas connus du parti...). Mais il polémiquait contre les courant qui [[spontanéisme|glorifiaient la spontanéité]], pour dénigrer l'importance de l'organisation. Sur ce point, Lénine ne faisait que reprendre le point de vue marxiste dominant dans l'[[Internationale_ouvrière|Internationale ouvrière]].
  
 
== Postérité ==
 
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De cette caricature, les [[staliniens|staliniens]] se sont fortement revendiqués, et les anti-léninistes se sont appuyés dessus pour rejeter tout apport de Lénine.
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De cette caricature, les [[Staliniens|staliniens]] se sont fortement revendiqués, et les anti-léninistes se sont appuyés dessus pour rejeter tout apport de Lénine.
  
 
== Notes et références ==
 
== Notes et références ==

Version du 15 septembre 2016 à 23:59

250px-Lenin_book_1902.jpg

Que Faire ? est un des traités politiques le plus connu de Lénine parmi les communistes. Ecrit en 1901 et publié en 1902, cet ouvrage expose les conceptions de Lénine concernant l'organisation dans le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR). Cet ouvrage a joué un rôle clé dans le regroupement des partisans de Lénine, et dans la division de 1903 entre les mencheviks et les bolcheviks.

1 Contexte

Lénine écrit Que faire en vue du congrès de fondation du POSDR. Il vise à convaincre largement de ses idées générales concernant le parti, tant en interne que vis-à-vis des autres courants socialistes russes (« économistes », « terroristes »...). En polémiquant contre ces courants non marxistes, Lénine a surtout l'intention de se baser sur les autres partis de l'Internationale ouvrière, et particulièrement sur le Parti allemand qui fait figure de modèle.

Il faut savoir notamment que la revendication de « centralisation » ne désigne pas une « hyper-centralisation », mais la création d'une organisation centralisée là où n'y en a pas. C'était le cas en Russie avant le POSDR, tout comme dans dans l'Allemagne pré-unification, morcelée en mini-Etats.

La seule différence notable est celle des conditions de clandestinité que l'autocratie tsariste impose aux révolutionnaires. Lénine en était bien conscient et n'a jamais prétendu avoir développé un modèle de parti supra-historique.

2 Contenu

2.1 Dogmatisme et « liberté de critique »

Dans son premier chapitre, Lénine rappelle une des bases de la stratégie révolutionnaire marxiste : l'étude théorique !

Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire.

2.2 La spontanéité des masses et la conscience de la social-démocratie

Dans son deuxième chapitre, il expose ensuite ses divergences avec les économistes (représentés par les journaux Rabotchaïa Mysl et Rabotchéïé Diélo), un courant politique qui réduit l'action politique prolétarienne à la seule lutte économique, c'est-à-dire les revendications concernant les salaires et les conditions de travail. Pour Lénine, au contraire, il faut lutter de manière organisée pour le renversement de la bourgeoisie :

Du moment qu'il ne saurait être question d'une idéologie indépendante, élaborée par les masses ouvrières elles-mêmes au cours de leur mouvement, le problème se pose uniquement ainsi : idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n'y a pas de milieu ([...] dans une société déchirée par les antagonismes de classes, il ne saurait jamais exister d'idéologie en dehors ou au dessus des classes). C'est pourquoi tout rapetissement de l'idéologie socialiste, tout éloignement vis-à-vis de cette dernière implique un renforcement de l'idéologie bourgeoise. On parle de spontanéité. Mais le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l'idéologie bourgeoise, Il s'effectue justement selon le programme du Credo, car le mouvement ouvrier spontané, c'est le trade-unionisme, la Nur-Gewerkschaftlerei; or le trade-unionisme, c'est justement l'asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie. C'est pourquoi notre tâche, celle de la social-démocratie est de combattre la spontanéité, de détourner le mouvement ouvrier de cette tendance spontanée qu'a le trade-unionisme à se réfugier sous l'aile de la bourgeoisie, et de l'attirer sous l'aile de la social-démocratie révolutionnaire

2.3 Politique trade-unioniste et politique social-démocrate

Dans son troisième chapitre, Lénine attaque les positions des terroristes de la Svoboda, qui voient dans l'action ponctuelle violente une tactique d'excitation des masses. La stratégie révolutionnaire doit au contraire être un long et patient travail d'organisation.

La Svoboda préconise le terrorisme comme moyen d'“exciter” le mouvement ouvrier, de lui donner “une vigoureuse impulsion”. Il serait difficile d'imaginer une argumentation se réfutant elle-même avec plus d'évidence ! On se demande : y a-t-il donc si peu de ces faits scandaleux dans la vie russe qu'il faille inventer des moyens d'“excitation” spéciaux ? D'autre part, Il est évident que ceux qui ne sont pas excités ni excitables même par l'arbitraire russe, observeront également, “en se fourrant les doigts dans le nez”, le duel du gouvernement avec une poignée de terroristes. Or, justement, les masses ouvrières sont très excitées par les infamies de la vie russe, mais nous ne savons pas recueillir, si l'on peut s'exprimer ainsi, et concentrer toutes les gouttelettes et les petits ruisseaux de l'effervescence populaire, qui suintent â travers la vie russe en quantité infiniment plus grande que nous ne nous le représentons ni ne le croyons, mais qu'il importe de réunir en un seul torrent gigantesque.

Selon Lénine, les « économistes » et les « terroristes » ont en commun de tout miser sur la spontanéité des masses, et cela fait d'eux des opportunistes car ils renoncent à la diffusion de masse d'une conscience politique de classe.

La Svoboda veut remplacer l'agitation par le terrorisme, reconnaissant ouvertement que “dès que commencera une agitation énergique et renforcée parmi les masses, le rôle excitatif de la terreur aura pris fin” (p. 68 de la Renaissance du révolutionnisme). C'est ce qui montre précisément que terroristes et économistes sous-estiment l'activité révolutionnaire des masses, en dépit de l'évident témoignage des événements du printemps : les uns se lancent à la recherche d'“excitants” artificiels, les autres parlent de “revendications concrètes”. Les uns comme les autres n'accordent pas une attention suffisante au développement de leur propre activité en matière d'agitation et d'organisation de révélations politiques. Or, il n y a rien qui puisse remplacer cela, ni maintenant ni à quelque moment que ce soit. 

2.4 Le travail artisanal des économistes

Dans son quatrième chapitre, Lénine critique le travail « artisanal » des révolutionnaires de l'époque, et la dispersion des cercles ouvriers, peu efficace pour résister à la répression tsariste, et pour réaliser un travail pérenne et cohérent.

Le manque de préparation pratique, de savoir-faire dans le travail d'organisation nous est réellement commun à tous, même à ceux qui dès le début s'en sont toujours tenus au point de vue du marxisme révolutionnaire. Et certes, nul ne saurait imputer à crime aux praticiens ce manque de préparation. Mais ces “méthodes artisanales” ne sont pas seulement dans le manque de préparation; elles sont aussi dans l'étroitesse de l'ensemble du travail révolutionnaire en général, dans l'incompréhension du fait que cette étroitesse empêche la constitution d'une bonne organisation de révolutionnaires; enfin - et c'est le principal - elles sont dans les tentatives de justifier cette étroitesse et de l'ériger en “théorie” particulière c'est à dire dans le culte de la spontanéité, en cette matière également.

2.5 L'organisation des révolutionnaires et le journal politique

Les principes d'organisation de Lénine sont donc la création d'un parti révolutionnaire centralisé, constitué de « révolutionnaires de profession » autour d'un journal de haut niveau considéré comme un organisateur collectif.

Par “têtes intelligentes”, en matière d'organisation, il faut entendre uniquement, comme je l'ai indiqué maintes fois, les révolutionnaires professionnels, étudiants ou ouvriers d'origine, peu importe. Or, j'affirme :

  1. Qu’il ne saurait y avoir de mouvement révolutionnaire solide sans une organisation de dirigeants stable et qui assure la continuité du travail.
  2. Que plus nombreuse est la masse entraînée spontanément dans la lutte, formant la base du mouvement et y participant et plus impérieuse est la nécessité d’avoir une telle organisation, plus cette organisation doit être solide (sinon, il sera plus facile aux démagogues d'entraîner les couches arriérées de la masse);
  3. Qu’une telle organisation doit se composer principalement d’hommes ayant pour profession l’activité révolutionnaire;
  4. Que, dans un pays autocratique, plus nous restreindrons l’effectif de cette organisation au point de n’y accepter que des révolutionnaires professionnels ayant fait l’apprentissage de la lutte contre la police politique, plus il sera difficile de “se saisir” d’une telle organisation;
  5. D’autant plus nombreux seront les ouvriers et les éléments des autres classes sociales qui pourront participer au mouvement et y militer de façon active

En un mot, le “plan d'un journal politique pour toute la Russie” n'est pas une oeuvre abstraite de personnes atteintes de doctrinarisme et d'esprit de littérature (comme ont pu le croire des gens qui n'y ont pas assez réfléchi); c'est au contraire le plan le plus pratique pour qu'on puisse, de tous côtés, se préparer aussitôt à l'insurrection, sans oublier un instant le travail ordinaire, quotidien. 

3 Précisions ou évolutions ultérieures de Lénine

Lénine a souvent protesté contre l’interprétation erronée et les déformations de Que faire ? par ses opposants, contre lesquelles il n’a jamais cessé de clarifier et d’ajuster ses positions initiales. Pour avoir une vision globale de la conception du parti de Lénine, connaître ces clarifications est important.

3.1 Les intellectuels et la conscience socialiste

L'idée que la conscience socialiste ne peut venir que des intellectuels bourgeois n'est pas présente dans les autres écrits de Lénine, avant ou après Que faire. Il faut souligner que Lénine argumente sur ce point en citant Kautsky, qui venait d'écrire cette idée dans Neue Zeit. Kautsky polémiquait alors contre Bernstein, qui disait que « le mouvement est tout, le but n'est rien ». Alors que beaucoup opposent les réformistes (supposés démocrates) et les bolchéviks, cette idée bolchévique vient en réalité de Kautsky.

Par ailleurs, Lénine ajoute après la citation de Kautsky ses propres nuances :

« Certes, il ne s’ensuit pas que les ouvriers ne participent pas à cette élaboration [du socialisme]. Mais ils n’y participent pas en qualité d’ouvriers, ils y participent comme théoriciens du Socialisme, comme des Proudhon et des Weitling ; en d’autre termes ils n’y participent que dans la mesure où ils parviennent à acquérir les connaissances plus ou moins parfaites de leur époque et à les faire progresser.»

Ou encore :

« On dit souvent, commence Lénine, [que] la classe ouvrière vaspontanément au socialisme. Cela est parfaitement juste en ce sens que […] la théorie socialiste détermine les causes des maux de la classe ouvrière ; c’est pourquoi les ouvriers ne l’assimilent si aisément ». « La classe ouvrière va spontanément au socialisme, mais quoi qu’il en soit […] l’idéologie bourgeoise n’en est pas moins celle qui, spontanément, s’impose surtout à l’ouvrier. »

Par ailleurs, il faut distinguer l'importance historique des intellectuels bourgeois pour l'élaboration des idées socialistes, et la question du rôle que doivent avoir (ou pas) les intellectuels dans le parti ouvrier. Marx (puis avec Engels par la suite) avait déjà conclu que le mouvement ouvrier devait sérieusement se méfier de l’influence des intellectuels bourgeois à l’intérieur du parti. Lénine lui-même a très régulièrement dénoncé avec virulence les travers des intellectuels dans l'organisation, et il n'a jamais revendiqué de donner un poids plus important voire prédominant aux intellectuels.

Enfin, précisément dans la polémique qui l'opposera aux menchéviks au 2e congrès du POSDR, Lénine cherchait à rendre plus difficile l'accès du parti à des intellectuels seulement sympathisants.

Il faut noter aussi que la proportion d’intellectuels bourgeois était plus élevée chez les mencheviks que chez les bolcheviks, et plus importante encore chez les Socialistes-Révolutionnaires.[1]

3.2 « Révolutionnaires professionnels » et spontanéité

Les adversaires de Lénine ont aussi caricaturé sa position en l'accusant d'avoir un modèle de parti basé uniquement sur des « révolutionnaires professionnels ». Certains léninistes ont par la suite assumé cette idée. Pourtant Lénine l'a clairement démentie.

Premièrement, les révolutionnaires professionnels au sens de Lénine n'était pas forcément des permanents de parti. Au contraire il doit souvent travailler pour gagner sa vie, mais consacre l'essentiel de son temps à son activité politique. Non seulement cela pouvait donc être un ouvrier, mais Lénine considérait que les révolutionnaires professionnels ouvriers étaient fondamentaux pour le parti, car leur présence sur un lieu de travail était propice à la propagande et à l'organisation.

Ensuite, Lénine était bien conscient que seul un noyau de militants pouvaient correspondre à ce profil. Il soutenait seulement que plus leur nombre était grand, plus l'organisation serait efficace.

Lénine reconnaissait tout à fait le rôle joué par la spontanéité (ce qui signifie seulement que les initiateur de telle ou telle action ne sont pas connus du parti...). Mais il polémiquait contre les courant qui glorifiaient la spontanéité, pour dénigrer l'importance de l'organisation. Sur ce point, Lénine ne faisait que reprendre le point de vue marxiste dominant dans l'Internationale ouvrière.

4 Postérité

Que faire est devenu pour le mouvement communiste, surtout après la mort de Lénine, la référence majeure en termes d'organisation du parti. L’ouvrage officiel du Kremlin, L’Histoire du Parti Communiste de l’Union Soviétique, mentionnait par exemple centralement cet ouvrage. Mais cela a fini par produire une sorte de caricature de la vision de Lénine :

  1. un parti prolétarien dirigé par des intellectuels bourgeois révolutionnaires, les ouvriers étant incapables de s’élever par eux-mêmes à la conscience socialiste
  2. un parti de quelques « révolutionnaires professionnels » par opposition à un parti de masse large et ouvert
  3. un parti préparant une révolution forcément planifiée, à l'opposé de toute idée de spontanéité dans le mouvement
  4. un parti bâti autour d'un appareil bureaucratique voire semi militaire.

De cette caricature, les staliniens se sont fortement revendiqués, et les anti-léninistes se sont appuyés dessus pour rejeter tout apport de Lénine.

5 Notes et références

Lire Que Faire ? : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1902/02/19020200.htm

  1. Oliver Henry Radkey, The Sickle Under the Hammer: The Russian Socialist Revolutionaries in the Early Months of Soviet Rule, Columbia University Press, New-York, 1964