Manifestations de Tian'anmen

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On désigne du nom de "Printemps de Pékin"[1], ou "Printemps de Beijing"[2], ou d’ "Évènements de Tien An Men" les manifestations essentiellement étudiantes qui ont eu lieu entre avril et mai 1989 à Beijing, et la répression féroce qui s’est abattue ensuite. Sa brutalité et le fait qu’elle ait été observée quasiment en direct par de nombreux journalistes occidentaux a tant marqué les esprits de toute une génération d’européens que le simple nom de Tien An Men a pris une connotation sinistre et renvoie à ces évènements. Cet article a pour but de donner des clés pour mieux comprendre ce qui s'est passé.

1 Chronologie des évènements

1.1 La contestation étudiante en Chine avant 1989

Sans même remonter à l’épisode de la Révolution culturelle lancée par Mao Zedong en 1966, il y eut une flambée contestataire à Beijing en avril 1976, quelques mois avant la mort de Mao. Ce décès entraîna une lutte intestine à la direction du Parti, et c’est Deng Xiaoping qui succéda à Mao. Tout en se posant en homme d’une “démaoïsation” prudente, il reprit cependant les procédés de Mao : il fit alterner de brèves périodes de “dégels”, et de longues périodes de vagues répressives et de durcissements politiques. Puis vint en 1978 ce qu’on appela pour la première fois “le printemps de Pékin”. Dans les deux cas, la répression fut féroce.

Parallèlement à cette libéralisation économique tous azimuts, commença en 1983 une violente campagne pour écraser la criminalité « qui se développe dans la Chine des quatre modernisations ». En une seule nuit d’été, la police interpella à Beijing plus de trois mille suspects. Les “criminels”, condamnés à mort, étaient montrés dans les lieux publics, puis exécutés ensuite d’une balle dans la nuque. Cette terreur là dura trois ans.

Puis à nouveau, fin 1986, nouvelles manifestations étudiantes, à Shanghai, où des dizaines de milliers de jeunes ouvriers rejoignirent cette fois autant d’étudiants. Les manifestations furent interdites en janvier 1987. Le gouvernement fit délibérément payer les ouvriers pour les étudiants : une dizaine furent arrêtés et emprisonnés à Shanghai…

Cependant, la chape de terreur s’est un peu allégée. Le régime commence à être sérieusement discrédité, et au sommet, l’appareil dirigeant est apparemment divisé dans une lutte pour la succession de Deng Xiaoping. Pour simplifier, on peut distinguer : la faction des “réformateurs”, autour de Zhao Ziyang, secrétaire général du Parti ; celle des “durs”, avec des gens comme Li Peng, Premier ministre ; et le vieux Deng comme arbitre…

1.2 Les manifestations étudiantes d'Avril 1989

En avril 1989, la contestation part de l’université la plus élitiste de la Chine, celle de Beida, à Beijing, dont les étudiants sont souvent des fils ou des filles de hauts cadres du Parti, très informés sur les luttes au sein de l’appareil.

Les premières manifestations repartent à l’occasion de la mort de Hu Yaobang, ancien secrétaire général du Parti, qui en son temps passa pour le successeur désigné de Deng Xiaoping, et fut limogé à la suite des manifestations étudiantes de 1986 qu’il n’avait pas su réprimer avec assez de fermeté, lui reprocha-t-on alors. C’est Zhao Ziyang qui lui avait succédé alors à la tête du Parti.

Le 19 avril, quinze cents étudiants et des centaines de curieux assiègent l’immeuble du Parti pour demander des comptes au Premier ministre (Li Peng) sur la mise à l’écart de feu Hu Yaobang. Le 21 avril, dans les campus, naît un Syndicat indépendant des étudiants de Beijing. Le samedi 22 avril, les dirigeants du nouveau syndicat décrètent la Grève générale de toutes les universités (ce qui ne sera pas suivi d’un effet immédiat…).

À ce moment, au nom du gouvernement, Zhao Ziyang, qui a décidé de miser sur la mobilisation étudiante pour renforcer sa position, organise des obsèques nationales à Hu Yaobang.

Quels que soient les liens politiques ou personnels que peuvent avoir ou non les dirigeants étudiants avec la fraction réformatrice de l’appareil dirigeant, la contestation étudiante reflète l’impopularité et le discrédit de l’ensemble du régime, toutes factions confondues. Tous les dirigeants, réformateurs compris, ont une réputation entachée de concussion ou de népotisme.

Cela dit, les contestataires ont aussi le sentiment d’être sinon ouvertement soutenus, du moins de bénéficier de la bienveillance d’une partie de l’appareil dirigeant. Quand des journalistes demandent aux dirigeants étudiants ce qu’ils veulent, on leur répond : « voir Deng Xiaoping prendre sa retraite, prendre Zhao Ziyang comme successeur (il n’a pas d’autre choix). On espère que la venue de Gorbatchev au mois de mai, va peser dans ce sens là… »

1.3 Fin Avril, début Mai 1989, « Nous sommes tous une poignée d'agitateurs ! »

Zhao Ziyang, sans encourager ouvertement la contestation étudiante, ne voulait pas non plus se la mettre à dos, et fit sans doute le nécessaire pour en tirer parti dans la compétition qui l’opposait au reste de l’appareil.

Dans un premier temps, tout se passa sans doute selon ses vœux, et de la “meilleure façon” du monde : les étudiants cessèrent de demander des comptes sur le limogeage du prédécesseur de Zhao Ziyang à la tête du Parti, Hu Yaobang. À la place, on vit apparaître sur les murs des campus un dazibao pas fait pour déplaire aux candidats à la succession : « Deng Xiaoping, ton heure a sonné ». Évidemment, c’était vendre la peau du vieux dictateur avant de l’avoir abattu, mais il y avait quelques raisons à cet optimisme prématuré. De jour en jour, les étudiants purent vérifier dans la rue que l’opinion de l’ensemble de la population passait de plus en plus activement de leur côté.

Le premier test eut lieu le mardi 25 avril : une réunion du Bureau politique du Parti Communiste Chinois venait de décider la répression du mouvement. Les dirigeants du mouvement étudiant, sans doute en contact avec des cadres réformateurs du Parti, en furent vite informés. Aussitôt su, aussitôt divulgué : les passants s’arrachèrent les tracts étudiants avec ce genre de commentaire, recueilli par les journalistes : « nos gouvernants sont vraiment trop pourris ! ».

Deux jours après, le 27 avril, les étudiants organisèrent une manifestation de protestation contre cette décision du Bureau politique. Il y eut quelque dix mille personnes. Ce n’est pas le chiffre des manifestants qui impressionna le plus. Mais l’accueil qu’ils reçurent : la menace répressive, loin d’avoir intimidé quiconque (comme ç’avait été le cas en 1987), fit cette fois descendre dans la rue des milliers de gens venus soutenir les étudiants. Se sentant soutenus, les étudiants chinois réinventèrent l’insolence de leurs prédécesseurs français de 1968, et se mirent à scander, hilares, « nous sommes tous une poignée d’agitateurs ! »…

Dans ce contexte, la décision répressive du Bureau politique allait accélérer les choses en suscitant l’indignation générale : une véritable fronde gagna rapidement tous les échelons du Parti et sans doute ceux de ses organisations parallèles. La presse et les médias suivirent le même chemin. Le 1er mai, plus de quatre cents journalistes appartenant aux publications officielles et à la radio nationale, envoyèrent des messages de soutien aux étudiants.

Tout semblait presque gagné avant que quoi que ce soit eût vraiment commencé. Les événements eux mêmes, précipités par le ralliement d’une partie de l’appareil d’État, semblaient avoir devancé les plans de mobilisation des étudiants.

À vrai dire, du côté étudiant, après trois semaines de mobilisation, une certaine lassitude commençait à se faire sentir. Et le 4 mai 1989 (date du 70ème anniversaire du début du mouvement démocratique révolutionnaire), les manifestants étudiants n’étaient peut être pas aussi nombreux que les organisateurs l’avaient espéré. Mais la foule, elle, était au rendez vous, et ce fut là le deuxième test qui fit mesurer aux étudiants la popularité de leur mouvement : mieux qu’au 1er mai, ce furent cette fois des dizaines de milliers de gens qui acclamèrent les cortèges étudiants, leur offrant de l’argent et des rafraîchissements. Des dizaines de milliers de jeunes ouvriers et employés suivirent ou précédèrent le cortège. Et la liesse et l’enthousiasme furent ce jour là encore plus du côté des spectateurs que des marcheurs…

Des délégations vinrent aussi d’une dizaine de villes de province. Le groupe le plus applaudi fut celui des trois cents journalistes appartenant à tous les grands journaux officiels, donnant le sentiment d’avoir gagné contre la dictature et sa censure sans coup férir…

Tout paraissait pouvoir finir par un compromis entre les différentes factions au pouvoir… On peut penser que Zhao Ziyang avait besoin d’une certaine mobilisation pour faire pression sur ses rivaux, sans qu’elle passe une certaine limite, pour ne pas effrayer et liguer du coup tout le monde contre lui. Il déclara pour rassurer ses rivaux et néanmoins collègues de l’appareil, et peut être lui même : « ces manifestations vont se calmer… ». Et en effet, dix jours se passèrent sans nouvelles manifestations de masses.

Mais alors que les autorités chinoises, Zhao Ziyang compris, avaient assuré les étudiants qu’elles étaient prêtes au dialogue, elles refusèrent de discuter avec l’association autonome des étudiants, créée au début du mouvement, et qui en constituait les véritables dirigeants. Une centaine d’étudiants prirent alors la décision de commencer une grève de la faim, « parce que nous avons épuisé tous les autres moyens d’action pour faire pression sur le gouvernement », expliqua un dirigeant aux journalistes.

La contestation étudiante repassait à la défensive, et adoptait, avec la grève de la faim, une forme d’action par définition minoritaire. Le gouvernement, toutes factions confondues dans un même réflexe, sembla alors attendre que le mouvement s’épuise et se marginalise. Et puis, Gorbatchev devait arriver en Chine le 14 mai, pour le premier sommet sino-russe depuis trente ans ! Le hasard diplomatique semblait bien faire les choses. Les “réformateurs” chinois pouvaient espérer que le réformateur de l’URSS les féliciterait pour leur habileté et inciterait Deng Xiaoping à choisir leur camp…

1.4 14 au 18 Mai : Paroxysme de la mobilisation lors de la visite de Gorbatchev à Beijing

Eh bien non. Rien n’allait se calmer. Au contraire, tout allait recommencer à une autre échelle. Bien malgré lui, Gorbatchev allait être le point de départ d’une nouvelle mobilisation populaire sans précédent. Avec la place Tien An Men où devaient se dérouler les cérémonies officielles en présence des télévisions du monde entier, les étudiants pouvaient se saisir d’une tribune mondiale, comme jamais ils n’en auraient rêvée ! Et ils s’en saisirent.

Le 14 mai, les deux mille (!) grévistes de la faim s’installèrent carrément au centre de la place Tien An Men. Les manifestants et les curieux affluèrent toute la journée. À minuit, ils étaient cent mille manifestants, venus « souhaiter la bienvenue au véritable réformateur » (Gorbatchev). Le lendemain, cent cinquante mille manifestants occupèrent la place. Le gouvernement chinois en fut réduit à accueillir Gorbatchev par une cérémonie à la sauvette à l’aéroport. L’initiative retournait aux étudiants !

À partir de là, il est possible, il serait même logique que Zhao Ziyang, qui tint ces journées là le devant de la scène auprès de Gorbatchev, ait changé à nouveau son fusil d’épaule, et, voyant le succès de l’initiative étudiante, ait pensé à nouveau qu’il pouvait l’utiliser comme il avait pu le faire en avril, en donnant le feu vert à l’appareil du Parti.

En tout cas, à partir du mardi 16 mai, la mobilisation populaire change d’échelle et dépasse largement les seules possibilités étudiantes. Cinq cent mille personnes, un million, on ne sait pas trop, convergent en différents cortèges de tous les coins de Beijing vers la place Tien An Men. Les chauffeurs de bus prennent en stop les cortèges. Les chauffeurs de taxi prennent gratuitement les manifestants…

Et cette fois ci, les ouvriers aussi sont là, en nombre, et pas seulement les jeunes, chômeurs ou pas. Pour la première fois depuis le début du mouvement, les contingents ouvriers arrivent par “unités de travail” entières (les Danwei), chaque contingent derrière ses banderoles. En tête, deux cents à trois cents représentants de la Fédération officielle des Syndicats, qui exigent « une indépendance réelle de leurs organisations par rapport au Parti Communiste ».

Le lendemain, mercredi 17 mai, c’est encore mieux. Un million de manifestants sont dans les rues de la capitale. Beijing est, de fait, en Grève générale. Des débrayages se multiplient, paraît il, en province. Et dans les cortèges, comme la veille, tout le monde défile par corps constitués : des ouvriers de la scierie de la capitale, aux journalistes de la télé, et même les cadres, professeurs et étudiants de « l’école des cadres du Parti Communiste », rien moins. Mieux encore : un millier de militaires en uniforme ont participé à la manifestation avec leurs banderoles : il y a ceux de l’état major, du département de la logistique, du département politique de l’armée… tous les échelons de la société sont représentés, et la base est venue avec son encadrement habituel…

Alors, mobilisation spontanée ou pas ? Les interviews d'ouvriers par les journalistes occidentaux semblent clairement indiquer ce fait : Les ouvriers qui rejoignent les étudiants ce jour là, ne se sont pas choisi de nouveaux chefs ni une organisation indépendante. C’est le même Parti – ou en tout cas une fraction de celui ci – qui réprimait peu de temps auparavant les ouvriers, leur interdisait de manifester, et qui à ce moment les y autorise, et peut être les y encourage, quand ce ne sont pas les directeurs d’usines eux mêmes… Pour le moins, le feu vert a été donné d’en haut. L'appareil a donc probablement pris les devants pour mieux contrôler le mouvement et pour ne pas risquer d’être débordé…

D’un autre côté, les manifestations, même encadrées par l'appareil du parti, n’auraient pas connu un tel succès si les ouvriers n’avaient pas été consentants, voire enthousiastes. Et la mobilisation populaire fut telle ces journées là, que la panique et la détermination de sévir s’emparèrent de la faction dirigeante opposée à Zhao Ziyang, en même temps que l’inquiétude et l’indécision gagnaient celle de Zhao Ziyang. On peut manipuler pendant des mois, voire des années, des étudiants et la jeunesse scolaire, comme Mao l’avait montré pendant la “Révolution Culturelle”, et encore, en les encadrant étroitement par l’armée… On maîtrise bien moins facilement les masses ouvrières qui prennent trop sérieusement et trop rapidement à cœur le feu vert qu’on vient de leur donner.

À partir du jeudi 18 mai, la mobilisation ouvrière et étudiante gagna encore en ampleur, si c’était possible, et surtout commença à s’étendre sérieusement aux autres villes de province. Le maire de Beijing, rapportent les journalistes, s’inquiétait quant à lui de ce qu’il y ait des milliers d’ouvriers en grève. À Shanghai, des centaines de milliers de personnes avaient défilé sur les quais. Toutes les grandes villes chinoises étaient en passe d’être touchées par la vague.

Ce jeudi 18 mai, des rumeurs sur la démission de Deng Xiaoping circulèrent… Mais Zhao Ziyang ne sut pas jouer de cette occasion et fut lâché par l’armée, qui ne lâcha pas Deng ni Li Peng. Le soir même, la loi martiale fut votée et c'est en connaissance de cause que le lendemain même du point culminant de la mobilisation populaire, vendredi 19 mai, Zhao Ziyang allait rendre visite aux grévistes de la faim de la place Tien An Men et les suppliait, en larmes, d’arrêter un mouvement dont il avait sans doute compris qu'il allait bientôt se terminer en bain de sang…

1.5 Vendredi 19 Mai : La drôle de loi martiale

Le soir de ce même 19 mai, à minuit, Li Peng annonce la loi martiale et l’intervention de l’armée pour protéger les bâtiments officiels. La guerre est déclarée à la population et ses étudiants.

Cela commence pourtant par une drôle de guerre. Rien n’est encore prêt pour lancer l’épreuve de force décisive : l’état major de l’armée est divisé, certains corps d’armée (en particulier parmis ceux qui entourent Beijing) sont encore du côté de Zhao Ziyang, et il faut reprendre en main le Parti.

Jusqu'au dimanche 21 mai, tout semble tourner miraculeusement à l’avantage de la population : samedi 20 mai, quand les militaires ont voulu chasser les manifestants hors de la place, ce sont les soldats qui ont été refoulés. Dimanche 21 mai, les camions militaires sont paralysés. En fait, la troupe a été envoyée sans armes. Parce que l’état major espérait que sa seule présence serait dissuasive, ou par mesure de prudence… afin d’empêcher de véritables fraternisations, avec armes et bagages passant du côté des manifestants ? Ou pour donner aux manifestants un sentiment illusoire de sécurité ?

Quoi qu’il en soit, pour le moment le résultat est le même. Cette première victoire de la population a été facile, mais trompeuse. Le lundi 22 mai, des barricades sont dressées à tous les carrefours, et des dizaines de milliers de personnes convergent à nouveau vers la place.

1.6 La première semaine de loi martiale : Reprise en main dans les coulisses et hors de Beijing

En fait, pour l’heure, ce n’est pas à Beijing, mais dans le reste de la Chine que les choses se jouent. Deng Xiaoping dément les rumeurs et réapparaît. Dès le 18 mai, la veille de la loi martiale, il avait réuni la commission militaire centrale et donné l’ordre d’acheminer à Beijing des troupes venues de provinces plus sûres que celles de la capitale. Le 20 mai, il s’envole pour Wuhan, au centre de la Chine, pour convaincre les dirigeants des huit régions militaires de suivre Li Peng.

Parallèlement, le Parti , l'administration, la presse et les médias sont repris en main. Des appels sont lancés assurant que les étudiants de province qui ont afflué à Beijing, peuvent regagner leurs villes en bénéficiant de la gratuité des trains.

Dans les universités, des listes noires sont dressées. Dans toutes les unités de travail, au fil de la semaine, les cadres doivent se mettre à rédiger des comptes rendus détaillés de leurs activités pendant le mouvement. Des “équipes de travail” ont été dépêchées dans certaines unités pour dresser les listes noires de responsables suspects de sympathies réformatrices.

La presse, la radio, la télé, commencent à fustiger “une poignée de malfaiteurs” et de “criminels” qui ont dévoyé le mouvement étudiant. On fait comprendre aux ouvriers qui ont rejoint en masse le mouvement qu’ils feront les frais de l’intervention militaire.

Cette reprise en main demandera quinze jours, le temps que la mobilisation dans la rue commence à s’épuiser, et que la peur reparaisse un peu partout, à commencer dans les usines.

1.7 Deuxième semaine de loi martiale : La mobilisation s'épuise, une minorité se radicalise

Dès l’annonce de la loi martiale, une partie de la direction étudiante avait hésité. Leur dirigeant, Wuer Kaixi avait proposé le repli dans les campus, pour ne pas voir de sang répandu. La majorité étudiante ne fut pas de son avis et il fut destitué. Mais dans le courant de la semaine suivante, le mouvement étudiant lui même commença à s’effriter. Des dizaines de milliers d’étudiants de province commencèrent effectivement à repartir à bord des trains gratuits pour eux.

En fait, le week end, et encore les lundi 22 et mardi 23 mai, c’étaient souvent les ouvriers descendus des faubourgs pour soutenir les étudiants, qui montrèrent le plus d’audace et de détermination dans les scènes de “fraternisation”, relative on l’a vu, avec les soldats. Mais de ce côté là aussi, la mobilisation devint moins importante dans les jours qui suivirent. Dans les usines, en effet, les travailleurs commençaient à payer la facilité avec laquelle ils s’étaient mobilisés, avec l’accord des cadres, dix jours avant : suppression des congés, menaces de retenue de salaire, ou de licenciement, et de plus des équipes de commissaires politiques qui faisaient depuis le 20 mai la tournée des entreprises pour dresser des listes noires...

Le temps était venu pour le pouvoir d’éprouver leur détermination. Et malheureusement, quand les mêmes cadres se mirent à “interdire” de la même façon qu’ils avaient “autorisé”, il n’y eut pas de chefs, ni d’organisations de rechange pour permettre aux ouvriers de passer outre les décisions du sommet. En d’autres circonstances, avec une détermination plus grande, les mêmes décisions, la même loi martiale, les mêmes consignes dans les usines, avec le retournement des mêmes cadres, auraient pu avoir l’effet inverse et provoquer la rage ouvrière. De nouveaux chefs, une nouvelle forme d’organisation auraient pu s’improviser, permettant aux différentes usines de passer outre la loi martiale. Mais ça n’a pas été le cas, malgré la radicalisation d’une petite minorité d’ouvriers, surtout les jeunes, qui continuèrent à manifester avec les étudiants tout en n’ayant plus accès à leurs propres usines.

C’est ainsi qu’à Beijing, il fallut attendre le lundi 29 mai, dix jours après l’annonce de la loi martiale, quand le mouvement avait déjà pratiquement reflué, pour voir la création d’un Syndicat libre ouvrier (sur le modèle de l’association autonome des étudiants créée au début du mouvement) « l’union autonome des ouvriers de Beijing ». Ses responsables annoncèrent aux journalistes 5 500 adhérents : « nous avons au moins un représentant dans chacune des quelque deux milles usines de Beijing »… Un membre par usine, ce n’était pas vraiment beaucoup, d'autant que vu la répression déjà engagée, ils ne pouvaient plus se risquer à l’intérieur des usines.

À partir du vendredi 26 mai, c’est franchement le reflux. Beaucoup d’étudiants quittent la place Tien An Men. Seuls resteront quelques milliers d’irréductibles. La poursuite du mouvement a été votée, mais personne n’en aperçoit l’issue. « Ils attendent que le mouvement s’essouffle, puis la terreur viendra », prédit un professeur d’anglais de l’université de Beida.

Dans les rues de Beijing, les gens sympathisent, mais ils ont peur. Rares sont ceux désormais qui osent encore apporter de la nourriture aux étudiants. On sait qu’il y a eu des manifestations ouvrières dans les villes voisines, pour soutenir Beijing, mais on sait aussi qu’il y a eu des vagues d’arrestations, comme à Wuhan, où les fondateurs du syndicat ouvrier autonome ont tous été arrêtés.

Dans les salles de rédaction de Beijing, tout est redevenu comme avant : « Nous travaillons avec le fusil dans le dos », explique un journaliste dont la rédaction est “protégée” depuis le 20 mai par deux cent cinquante soldats armés !

Le mercredi 31 mai, le gouvernement organise une manifestation du Parti Communiste de soutien à Li Peng, “contre le chaos”. La démonstration n’est guère convaincante : un millier de personnes devant le ministère de la Sécurité, qui sans doute ont dû venir contraintes et forcées. Mais la manifestation peut tout de même avoir lieu, sans autre réaction populaire. C’est un test. Sur Tien An Men, restent quelques milliers d’étudiants. Le temps de l’assaut final est venu…

1.8
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Vendredi 2 et samedi 3 Juin : Après quinze jours de loi martiale, assaut de l'armée à Beijing

Trois mille soldats sans armes entrent d’abord à Beijing. La ville entière se lève. Les échauffourées, brèves et violentes, opposent les premières lignes de soldats aux étudiants et aux habitants.

L’état d’esprit n’a plus rien à voir avec les tentatives de fraternisation d’il y a quinze jours. La population de Beijing sait désormais ce qui l’attend. Et si la détermination de ceux qui sont dans la rue est immense, c’est au moment où le piège militaire s’est refermé sur Beijing. Car pendant ces quinze jours, au moins une dizaine de corps d’armée différents, 350 000 hommes au total, avec blindés, chars, canons, automitrailleuses, et même missiles sol air, ont convergé vers Beijing, et aussi autour de quelques autres villes (comme à Chengdu, la capitale régionale du Sichuan au centre de la Chine) qui vont connaître des massacres semblables.

La foule est composée en grande partie de jeunes ouvriers quand les blindés investissent la ville. Le dimanche 4 juin, au moment du massacre sur la place Tien An Men, plusieurs milliers de manifestants se battent à coups de cocktails Molotov. Et il y a aussi tout ce que les journalistes n’ont pas vu, mais qui leur a été rapporté par des témoignages individuels : des combats dans les banlieues ouvrières, où il y a eu aussi des massacres, certains rapportant que la troupe pénétrait dans les maisons particulières et tuait les occupants à la baïonnette.

2 Analyse

2.1 Le pourquoi de l'échec

Cette vague de contestation et de manifestations de masse a à l’évidence soulevé pendant plusieurs semaines d’immenses espoirs au sein de larges couches de la population urbaine chinoise. Et pourtant, tout s’est finalement terminé par un bain de sang. Il faut en comprendre les raisons.


Ce mouvement a mis en branle des centaines de milliers de gens. Mais pour l'essentiel il s’est limité à Beijing. Seules quelques autres grandes villes ont été touchées et uniquement sur la fin, semble-t-il. Des étudiants de province ont certes participé, mais en venant eux mêmes se joindre à leurs camarades dans la capitale chinoise. Ce mouvement est resté limité socialement, à une petite couche, les étudiants ; et géographiquement, à la capitale. Dans un immense pays, qui est de loin le plus peuplé de la planète, cela relativise son importance.

La façon dont il a commencé, par des manifestations de faible ampleur, ayant pour prétexte d’honorer la mémoire de Hu Yaobang, l’ancien secrétaire général du PCC qui avait précédé Zhao Ziyang lui même et avait été limogé par Deng, peut être déjà un indice que ses inspirateurs étaient à rechercher dans un des clans de la haute Bureaucratie chinoise. L’absence de revendications précises et l’appui à un défunt, qui ne représentait donc plus aucun danger pour quiconque mais qui avait été victime des luttes pour le pouvoir, fournissaient le bon moyen pour une clique de bureaucrates qui voulaient faire pression sur les autres. Cette clique pouvait ainsi brandir une vague menace d'utilisation des masses mais en garantissant en même temps que ces masses ne seraient pas mobilisées sur des objectifs qu’elles reprendraient à leur compte ou qui serviraient leurs intérêts. Si Zhao craignait déjà de se voir éliminer, au profit du clan de Li Peng par exemple, il a pu croire trouver dans les funérailles de son prédécesseur, le moyen d’agiter une menace et de faire reculer ses adversaires.

Au cours des événements eux mêmes, d’autres épisodes semblèrent d’ailleurs confirmer que certaines fractions de la bureaucratie étaient à l’œuvre. Aussi, lorsqu’une partie des ouvriers de la capitale chinoise se joignirent à leur tour aux manifestations, on l'a vu, ce fut souvent à l'instigation soit du syndicat, soit même de la direction de l’usine (les tentatives de création de syndicats libres n’eurent, là, de toute évidence, aucune influence). L’un comme l’autre faisaient partie de la Bureaucratie et, dans les circonstances, ne pouvaient qu’être les courroies de transmission de certaines fractions se situant aux niveaux supérieurs.

Néanmois, ce soutien ouvrier a poussé à une certaine radicalisation des étudiants, sinon dans l’action (ils n’ont jamais proposé autre chose que la grève de la faim et l’action non violente), au moins dans les revendications. Mais du même coup, il a aussi condamné le mouvement. En effet, c'est la même faction du pouvoir, celle de Zhao Ziyang, qui avait incité les travailleurs à rejoindre les manifestations, et qui a battu en retraite, et ce sont les mêmes qui ont imposé aux travailleurs, sous la menace, de rester ensuite dans les usines et de renoncer à se joindre aux manifestations. Aussi, lorsque la répression s’est déchaînée, le mouvement était en nette perte de vitesse. Dans les faits, sur la place Tien An Men ou dans les rues de Beijing, l’armée ne s’est pas heurtée à des centaines de milliers de manifestants mais au plus à quelques milliers ou dizaines de milliers.

L’illusion de la population chinoise et de ses étudiants, a consisté en particulier à croire qu’elle pouvait compter sur une partie des dirigeants chinois eux mêmes. Ce fut cher payé. Car si du côté des “durs” du régime, la détermination et la préméditation étaient évidentes, du côté des “réformateurs”, ou de ceux qui passaient pour sympathiser avec le mouvement, on n’a jamais choisi de se battre aux côtés de la population.

Jusqu’au coup de force final, il n’y eut jamais de situation insurrectionnelle à Beijing. Les “fraternisations” avec les soldats se sont limitées à ce que les soldats entassés dans les camions acceptent harangues, nourriture et cigarettes de la part des manifestants. Dans un premier temps, la troupe mise en contact avec la population de Beijing (dont l’état major et les officiers, d’après certaines rumeurs, se seraient prononcés contre l’application brutale de la loi martiale) n’a semble t il pas trouvé suffisamment de raisons ni de garanties à sa propre sécurité pour, débordant ses officiers, sortir des camions et passer du côté des manifestants, d’autant qu’elle n’avait alors ni armes ni bagages pouvant changer de mains… Et quand d’autres troupes, armées et bien armées cette fois, sont entrées dans Beijing, la population pékinoise, notamment les ouvriers des faubourgs, en a été réduite à une résistance désarmée aussi héroïque que sans espoir.

La guerre, seuls les partisans du massacre et de la répression, étaient prêts à la mener. Quant à la clique des "réformateurs", ils ont préféré assurer le retour à l’ordre, plutôt que de remporter une victoire militaire en armant la population de Beijing et en se battant à ses côtés. Et ce revirement a eu lieu avant même que le mouvement ait lui même conscience de ses potentialités. Il est donc mort d’avoir mis, implicitement ou explicitement, consciemment ou inconsciemment, ses espoirs dans un des clans qui divisent la bureaucratie gouvernementale. Ce drame est l’histoire de bien des mouvements de masse, dans les différents pays du monde, qui se sont arrêtés en chemin, pour avoir fait trop confiance aux politiciens prétendus réformateurs qu’ils croyaient à leurs côtés, alors que ces politiciens n’adoptaient une attitude ambiguë que parce qu’un temps, ils pensèrent pouvoir utiliser ces mouvements de masse, dûment canalisés, pour leurs propres ambitions.

2.2 Conséquences politiques dans les luttes internes de la bureaucratie

En Novembre 1989, Deng Xiaoping démissiona de la dernière fonction officielle qu’il occupait encore, président de la commission militaire du Parti Communiste Chinois, et céda sa place à Jiang Zemin. Cette démission quelques mois après le massacre, a révélé le véritable enjeu de la bataille politique qui s’est alors livrée, même si cet enjeu est resté caché à bon nombre des jeunes manifestants de la place Tien An Men, qui pensaient se battre uniquement pour la démocratie ou les libertés. La succession du vieux dictateur fut certainement la motivation essentielle des prises de position des différents clans qui se partageaient la direction de l’État chinois, tant ceux qui suscitèrent la mobilisation de la jeunesse étudiante ou tout au moins tentèrent d’en profiter, que de ceux qui s’y opposèrent.

Cette démission ne signifiait pourtant pas que le vieux leader était mis pour de bon hors circuit. Ainsi au printemps 1992, à l'âge de 88 ans, Deng Xiaoping visitera les villes de Shanghai, Guangzhou, Shenzhen et Zhuhai, en y prononçant des discours annonçant la poursuite et l'approfondissement des réformes économiques, qui se traduisirent par une accélération sans précédent de la croissance économique et des investissements étrangers en Chine pendant les années 1990.

Celui qui le remplaça à la présidence de la commission militaire, Jiang Zemin, qui avait déjà remplacé Zhao Ziyang au secrétariat général du PCC, après que ce dernier eut été limogé en juin 1989, était présenté comme une personnalité falote. Pourtant, propulsé d’un coup d’une place secondaire à la première, afin de remplir l’intérim en attendant que les principaux candidats règlent leur querelle, il a su profiter de l’aubaine et des possibilités nouvelles que la place pouvait lui offrir pour s’en emparer, car il est resté au pouvoir jusqu'en 2004.

Zhao Ziyang avait très bien su accompagner un mouvement, l’encourager par moment même, pour le lâcher au plus fort de sa force, de peur d’un débordement incontrôlable des masses populaires. Bien sûr, ce lâchage lui a fait perdre la partie qu’il avait engagée au sein de l’appareil dans la lutte pour le pouvoir. Mais il pouvait penser que c’était pour lui un moindre mal. En Chine, où il n’y a pas d’élections, c’est même de cette façon que se pratique le jeu de l’alternance… D’autant qu’à chaque fois, le prix à payer par les vaincus n’est pas également partagé. Les purges ne frappent pas de la même façon les dignitaires qui ont perdu une manche, et les centaines de milliers de ceux qui, après le bain de sang, sont promis aux camps de concentration ou aux exécutions sommaires. Cependant, si Zhao échappa en effet à ce sort, sa défaite fut pourtant inéluctable : Il est resté en résidence surveillée jusqu'à sa mort en 2005. Sa couardise politique n'a pas suffit à lui préserver son avenir.

C’est l’armée qui a finalement tranché. Pendant des semaines, elle a hésité soit parce qu’elle était elle même divisée entre les différents clans qui se déchiraient, soit parce qu’elle n’était pas encore convaincue des risques que faisait courir le mouvement au régime et au gouvernement. Sans doute l’état major attendait de voir si Zhao était ou non capable de se sortir à son avantage et à celui du régime tout entier des manœuvres qu’il avait entamées en lançant les étudiants dans la rue. En tout cas, l’armée a joué une nouvelle fois en Chine le rôle qui est celui du sabre dans tous les États bourgeois du monde : le recours dernier et définitif lorsque le pouvoir civil s’est mis dans une situation ou périlleuse ou inextricable.

2.3 Un mouvement qui révèle le vrai visage du "socialisme" en Chine

Après la répression brutale qui a mis fin au “Printemps de Pékin”, le pouvoir a entamé une reprise en main idéologique du pays. Alors que depuis dix ans ou plus l’accent était mis sur les réformes, l’efficacité économique et même l’ouverture vers l’Occident, ce fut pendant un temps la défense du socialisme, de ses idéaux et de ses valeurs (tels que les voient les maoïstes bien sûr) qui a été mise en avant. Comme toujours en pareil cas, cette offensive idéologique servit à couvrir et à justifier une offensive policière. Les condamnations et les exécutions d’étudiants et surtout d’ouvriers – on a commencé par eux – qui auraient participé aux manifestations de ce printemps, ont continué pendant des mois. La presse, un très court instant un peu plus libre, a été de nouveau complètement soumise au régime. La voix des dissidents, ou simplement les voix qui expriment un point de vue différent, se sont tues.

En revanche, il n'y a pas eu de changement dans les orientations sociales ou économiques. Le cours des réformes libérales, impulsé par Deng Xiaoping depuis qu’il est arrivé au pouvoir, s'est en fait poursuivi, et même amplifié après 1992.

Après l’intervention de l’armée contre les étudiants, le gouvernement chinois a été condamné par l’ensemble des gouvernements occidentaux, qui jugèrent publiquement que la Chine populaire s’était mise au ban des nations. Mais il ne s’en est suivi aucune sanction ni rupture économique. Quelques projets ont été momentanément gelés, et encore pas tous. Mais les investisseurs éventuels européens, américains, ou surtout japonais, ont continué et continuent aujourd’hui comme par le passé à prospecter le marché chinois. D’ailleurs, la condamnation de la Chine par les gouvernements occidentaux a été d'autant plus forte que les intérêts de leur impérialisme étaient moins engagés en Chine. Ce n’est certes pas un hasard si c’est le Japon qui a montré le plus de réticence à prononcer cette condamnation, et si c’est lui qui fut le plus prompt à rétablir au plus vite tous les liens avec Beijing.

Les événements du “Printemps de Pékin” sont survenus au même moment où toute l’Europe de l’Est est entrée en ébullition, présageant la Dissolution de l'URSS et du bloc de l'Est qui a eu lieu au début des années 90. Sans doute ici comme là, on a pu voir les répercussions et l’influence de la Perestroïka soviétique. Pourtant l’évolution de la Chine, qui poursuit depuis longtemps sa propre voie définie par ses seuls intérêts nationaux, est indépendante de celle des pays de l'ex- bloc soviétique. L’Histoire mais surtout l’immensité du pays et son sous-développement lui confèrent des caractéristiques particulières, forces et faiblesses. C’est ainsi qu’elle s’est engagée sur la voie des réformes économiques et de l’ouverture sur l’Occident, indépendamment du reste du “camp socialiste”, depuis les années 1970.

C’est le sous développement, pas l’appartenance, présente ou passée, au “camp socialiste”, qui a été initialement un frein aux réformes économiques et à l’ouverture vers l’Occident. Après l'arrivée au pouvoir de Deng (1979), ce ne sont pas les Chinois qui se sont fermés aux capitaux privés et étrangers, au contraire, ce sont les capitaux privés et étrangers qui ont hésité, ne voyant pas assez d’intérêt pour eux à s’investir là bas. Ainsi les importations réelles de matériel industriel sont dans les premières années restées minces. Car la Chine était un pays pauvre qui ne pouvait financer ses importations que par la vente de matières premières dont elle avait elle-même le plus grand besoin. En 1983, le volume total du commerce extérieur de la Chine populaire, avec son milliard d’habitants, restait inférieur à celui de Taïwan (l’ex-Formose) qui ne comptait que 19 millions d’habitants. Cependant, à partir de 1992, ce retour au marché a connu un nouvel élan. Le régime s’ouvrait, et un nombre croissant d'entreprises chinoises ont été autorisées à commercer avec l’extérieur, et les étrangers à investir en Chine. Les événements tragiques de 1989 n'ont pas longtemps retenu les investisseurs !

C’est le sous développement aussi, pas l’étiquette socialiste ni marxiste-léniniste, qui explique le régime politique dictatorial. Depuis près d’un siècle, les difficultés ou l’incapacité de la Chine à instaurer une démocratie, même formelle, sont tout simplement celles de tous les pays sous développés, où les dictatures militaires et policières sont bien plus nombreuses, fréquentes et durables que le parlementarisme bourgeois.

Pour cette raison, pour le moment et dans le proche avenir, en Chine, l’ouverture vers l’Occident et les incitations au développement de l'entreprise privée vont fort bien de pair avec le maintien d’un régime dictatorial féroce. La Chine a ainsi pris place parmi tant d’autres pays, d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique, au régime similaire, qu’ils se prétendent ou se soient prétendus un jour socialistes ou non.

2.4 Une répression bien trop visible pour le gouvernement

Après le massacre, ça a été la vague de répression du mois de juin, avec son cortège habituel en Chine de listes noires, de rafles dans les quartiers populaires, d’appels publics à la délation, de jugements et de condamnations à mort pour l’exemple d’ouvriers baptisés “voyous”, “délinquants” ou “agents de Taïwan” pour la circonstance, sans parler de tout ce que les vainqueurs de Beijing laissent probablement dans l’ombre : les exécutions sommaires, les tortures, les disparitions de dirigeants étudiants ou ouvriers. On a vu comment la terreur, qui est retombée après ces évènements sur la population chinoise, avait un sens de classe, comment elle visait délibérément, publiquement, les ouvriers dont la simple menace d’une possible mobilisation fit tellement peur au régime. Il est encore aujourd'hui difficile d’apprécier l’ampleur des massacres et de la répression qui a suivi. Tout ce qu’on peut dire, malheureusement, c’est qu’elle n’est pas sans précédents, aussi bien dans la Chine de Mao que dans celle de la “démaoïsation”.

Il y avait pourtant bien une différence inédite. C’est que cette fois, des milliers de journalistes occidentaux ont été témoins des événements, du moins de ceux qui se sont déroulés au centre de Beijing. Et puis il y avait aussi ces dizaines de milliers d’étudiants chinois à l'étranger, qui, du moins avant l’épilogue sanglant du mois de juin, avaient un contact téléphonique quotidien avec leurs proches et leurs amis résidant à Beijing, Shanghai, ou d’autres villes.

Cela n’empêche pas, évidemment, que bien des éléments d’appréciation manquent sur la portée en Chine de ces évènements. La Chine est un immense pays, aussi divers que géographiquement et socialement disparate, malgré sa centralisation administrative. Un pays pauvre dont la population urbaine, malgré l’afflux de cinquante ou cent millions de paysans dans les villes les années précédentes, ne représentait que 35 % de la population totale, l’un des taux les plus faibles du monde. C’est dire que la mobilisation populaire d'avril-mai 1989, n’a probablement touché directement que quelques millions de personnes sur un milliard d’habitants.

Cela dit, et c’est peut être ce qu’il y a eu alors de plus nouveau en Chine dite populaire, le monde entier, y compris au moins une partie de la population chinoise elle même, a pu suivre pratiquement en direct sur les écrans de télévision, pendant quelques semaines, les temps forts de la contestation comme de sa répression à Beijing. Leur forfait accompli, les maîtres de Beijing se sont bien sûr empressés de faire réécrire l’histoire immédiate, au travers de nouveaux montages télévisés falsifiés et des procès publics fabriqués. Encore aujourd'hui, ces événements sont mal connus de la population chinoise et la censure sévit sur le sujet. Pourtant dès lors, le régime chinois n’a pu entièrement cacher ni son impopularité, ni ses crimes, à sa propre population, comme il avait pu le faire aussi bien sous Mao, qu’à l’occasion des précédentes vagues de répression et de terreur qui se sont succédé sous l’ère de Deng Xiaoping.

3 Sources

Chine - Des manifestations de masse pacifiques au bain de sang, Lutte de Classe – n°25 – été 1989, article daté du 29 juin 1989.

La Chine et le “printemps de Pékin”, Lutte de Classe – n°28 – décembre 1989, article daté du 13 novembre 1989.

La Chine : de Mao à la démaoïsation, Cercle Léon Trotski, exposé du 23 novembre 1984.

« La Chine : nouvelle superpuissance économique ou développement du sous-développement ? », Cercle Léon Trotski, exposé n°101 du 27 janvier 2006.

4 Notes

  1. Il ne faut cependant pas confondre ces évènements avec ceux qu'on désigne parfois du même nom et qui eurent lieu en 1978.
  2. Beijing est l'orthographe "moderne" du nom de la capitale chinoise, mais en 1989 le nom de "Pékin" était encore beaucoup utilisé.