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Paysans russes pauvres de 1918

Le mouvement paysan a été essentiel dans la révolution russe de 1917. Si la chute du tsar en février a été avant tout le fruit du mouvement ouvrier, la révolution d'Octobre n'a pu avoir lieu qu'après le basculement de la paysannerie du côté des révolutionnaires bolchéviks et SR de gauche.

1 Contexte avant la révolution

1.1 Traditions de domination et de luttes

La majorité de la population rurale vivait sous le statut du servage, jusqu'à son abolition en 1861. Mais cette réforme par en haut n'aboutit pas à un partage des terres, car elle prévoit que les paysans doivent racheter les terres aux seigneurs ou à l'Eglise s'ils veulent en être propriétaires. La grande propriété féodale continuera donc d'exister jusqu'en 1917.

Une partie de la paysannerie fonctionne selon le système du mir, une communauté qui redistribue périodiquement la terre en son sein en fonction des besoins.

La paysannerie russe avait une longue tradition de vastes soulèvements spontanés (le bunt), comme lors des grandes révoltes de Stenka Razine au 17e siècle ou d'Emelian Pougatchev (1774-1775) au temps de Catherine II.

En 1917, 30 000 propriétaires possédaient autant de terres que 10 millions de familles.

1.2 Positions politiques

Au début du 20e siècle en Russie, les socialistes débattent intensément de la révolution qui vient. Les narodniks, non marxistes, parlent simplement de révolution démocratique et populaire, et exaltent la paysannerie. Pour eux la réforme agraire est « populaire » et « socialiste ». Les social-démocrates du POSDR soutiennent à l'inverse qu'une analyse en termes de classes sociales est indispensable. Ils sont d'abord tous unanimes sur le schéma classique du matérialisme historique : révolution démocratique-bourgeoise dans un premier temps, puis, après une période de développement capitaliste, révolution socialiste. La réforme agraire faisait donc partie des revendications des social-démocrates, mais en tant que mesure d'une révolution bourgeoise destinée à développer le marché capitaliste à la campagne.

Cependant, la situation en Russie est particulière (Trotsky parlera de développement inégal et combiné) : un prolétariat minoritaire mais concentré et organisé existe déjà, et la bourgeoisie craint beaucoup de le voir se mobiliser. En particulier, la tentative révolutionnaire de 1905 montre que la bourgeoisie préfère se jeter dans les bras de la réaction plutôt que de risquer de tout perdre dans une lutte de classe trop intense. Le POSDR se divise en deux attitudes radicalement différentes :

Trotsky développe une idée différente et originale : la théorie de la révolution permanente. Il critique l'opportunisme des menchéviks, mais considère que la théorie de Lénine est inconséquente. Trotsky insiste sur l'incapacité de la paysannerie à se structurer en parti indépendant et donc à avoir un rôle dirigeant. Par conséquent, il conclut que c'est nécessairement le prolétariat (et son parti, la social-démocratie), qui doit avoir ce rôle dirigeant, et que cela le conduira nécessairement, dans un processus ininterrompu (« révolution permanente »), des revendications immédiates aux mesures socialistes.[1]

Les bolchéviks ont évolué vers l'idée de révolution socialiste, mais tout en continuant à défendre l'idée d'une collectivisation progressive et non brutale. Par exemple Lénine est sur cette ligne dans les Thèses d'Avril.

2 La paysannerie et la révolution

2.1 La situation après la révolution de Février

Suite aux manifestations ouvrières de février 1917, le tsarisme tombe. Mais le gouvernement provisoire bourgeois (parti KD) qui se met en place ne prend aucune mesure pour satisfaire les revendications paysannes. Il prétend que seule l'Assemblée constituante pourra décider de l'avenir des terres... tout en affirmant qu'il est impossible de convoquer la Constituante tant que dure la guerre... et il poursuit la guerre.

En parallèle, des assemblées populaires, les soviets, se mettent en place dans les grandes villes, puis à partir d'avril dans les campagnes. Elles expriment les revendications des masses, dont le partage des terres. Mais les dirigeants politiques qui sont majoritaires dans les soviets (les menchéviks et surtout, dans les campagnes, les socialistes-révolutionnaires) parviennent à convaincre les soviets de faire confiance au gouvernement provisoire. Pourtant le gouvernement est dirigé à partir de juillet par Kérensky (Parti troudovik) avec une majorité « socialiste » (SR et menchéviks), mais continue la conciliation avec les bourgeois et les propriétaires terriens. Dans les villes, où les démonstrations politiques ont été faites plus rapidement, les bolchéviks ont remporté la majorité chez les ouvriers en juin, puis la majorité tout court en septembre.

Dans les campagnes, n’ayant plus de biens de consommation à acheter contre leurs grains, les paysans ont déjà cessé de ravitailler les villes avant même la révolution de Février. Le gouvernement provisoire de Kerensky (lui même pourtant troudovik) procède à des réquisitions forcées des stocks de nourriture afin de nourrir les villes, où la famine guettait.

2.2 Le soulèvement paysan de septembre

En septembre-octobre, l'agitation révolutionnaire gagne les campagnes, dans ce qui sera sans doute la plus grande jacquerie de l'histoire européenne. Les paysans s’emparent des terres des grands propriétaires, il y a des violences et des destructions. Les propriétés des maîtres sont brûlées, eux-mêmes maltraités voire assassinés. Les paysans pauvres sont les plus radicaux, et les représentants locaux de l’État n’osent pas s’interposer, malgré les plaintes des propriétaires. Le mouvement déborde largement les cadres SR, qui reportent depuis trop longtemps la réforme agraire. On y voit alors l’influence des bolchéviks, mais ces derniers sont peu présents dans les campagnes, où leurs moyens sont très limités (manque d’imprimerie et d’orateurs). Avec leurs mots d'ordre, ils parviennent peu à peu à s’implanter parmi les paysans pauvres, surtout via les soldats revenant du front.

Apprenant que le « partage noir » est en train de s’accomplir dans leurs villages, les soldats, largement d’origine paysanne, désertent en masse afin de pouvoir participer à temps à la redistribution des terres. Les tranchées se vident peu à peu. La révolte paysanne affaiblit donc doublement le gouvernement provisoire : par le glissement des paysans vers les revendications des bolchéviks et par la débandade sur le front.

2.3 Les mesures révolutionnaires d'Octobre

Décret sur la terre.jpeg

La nuit du 6-7 novembre (a.s : 25 octobre), les bolchéviks devenus majoritaires dans les soviets renversent le gouvernement provisoire de Kerensky, et s'en remettent au 2e congrès des soviets réuni le 7. Celui-ci approuve l'insurrection, créé un nouveau gouvernement, et prend les premières mesures révolutionnaires tant attendues.

La propriété privée du sol est abolie, et le pouvoir soviétique déclare que la terre appartient à ceux qui la cultivent. Il reconnaît ainsi le partage que les paysans ont réalisé eux-mêmes. Certains bolchéviks regrettent que le partage ait parfois morcelé des terres qui auraient pu être exploitées de façon collective (en 1921, le parcellaire est très morcelé avec près de 24 millions d'exploitations). Mais pour Lénine, non seulement il n'y a pas le choix, mais la priorité est que la lutte de classe de la paysannerie aille jusqu'au bout :

« Nous ne pouvons ignorer la décision de la base populaire, quand bien même nous ne serions pas d’accord avec elle... Nous devons donner aux masses populaires une entière liberté d’action créatrice... En somme, et tout est là, la classe paysanne doit obtenir la ferme assurance que les nobles n’existent plus dans les campagnes, et il faut que les paysans eux-mêmes décident de tout et organisent leur existence. »

Le décret sur la terre prévoit cependant que les grands domaines ne seront pas partagés en petites parcelles mais devront être cultivés de façon collective. Les bolchéviks chercheront à encourager les paysans à se regrouper en coopératives ou entreprises d'Etat.[2]

Conscients donc qu’ils ne pourraient gouverner sans l’appui des masses rurales, l’immense majorité du pays, les bolcheviks convoquent du 10 au 16 novembre un congrès paysan. Parmi les délégués, on compte 197 SR de gauche, 65 SR de droite et 37 bolcheviks. Les délégués reprennent et vont voter la revendication (portée par les SR et les menchéviks) de l'élargissement du gouvernement à tous les « partis socialistes » (y compris le parti troudovik de Kerensky...). Mais sur le fond, le congrès paysan approuve le décret sur la terre et demande à ce qu'il soit appliqué.

Le système de représentation au Congrès des soviets donne proportionnellement 5 fois plus de délégués aux ouvriers et aux soldats qu’aux paysans. Beaucoup de libéraux dénonceront ce non respect du principe « 1 individu = 1 voix » comme antidémocratique.

2.4 Tensions de la guerre civile

Mais le nouveau pouvoir hérite de la situation de crise résultant de la guerre et de la révolution, et en particulier du problème catastrophique du ravitaillement des villes. Celui-là même qui fut un facteur central dans la  chute du tsar puis de Kerensky. En arrivant au pouvoir, les bolcheviks tentent de renoncer aux réquisitions impopulaires. Mais devant l’aggravation de la situation sanitaire et économique, ils devront y recourir à nouveau. En janvier 1918, la ration de blé moyenne dans les grandes villes tombe à 3 livres par mois. Des entreprises doivent fermer, les ouvriers ne trouvant plus de quoi se nourrir, des bandes de pillards parcourent les campagnes à la recherche de nourriture, des détachements de déserteurs se heurtent à l’armée. Les soviets urbains organisent donc dès le printemps 1918 des détachements d’ouvriers, chargés de procéder à des réquisitions dans les campagnes. Leurs méthodes sont parfois violentes, et la résistance des paysans l'est tout autant :

« Quant aux hommes des détachements de réquisition capturés, les paysans leur découpent le ventre, leur arrachent les intestins, leur remplissent le ventre de paille ou de foin et plantent sur la victime un écriteau proclamant « réquisition terminée ! ». » Jean-Jacques Marie, La Guerre civile russe, p. 200.

En conséquence, les paysans préfèrent souvent tuer leurs bêtes ou diminuer leur récolte pour ne donner aucun surplus, ce qui entraîne une chute notable de la production agricole. Lénine le soulignera plus tard :

« L’essence du communisme de guerre était que nous prenions au paysan tout son surplus, et parfois non seulement son surplus, mais une partie des grains dont il avait besoin pour se nourrir. »

De juin à décembre 1918, les bolchéviks organisent des comités de paysans pauvres pour s'appuyer sur les prolétaires et semi-prolétaires des campagnes contre les koulaks, et pousser la paysannerie moyenne à basculer du côté des ouvriers. Une fois que cette lutte de classe a changé les rapports de force à la campagne, des « soviets » tout court sont à nouveau rétablis dans les campagnes. Lénine dira :

« Ceux qui sont renseignés et ont séjourné à la campagne disent que c'est seulement au cours de l'été et de l'automne 1918 que nos campagnes ont entrepris elles mêmes leur « Révolution d'Octobre » (c'est à dire prolétarienne). Il s'opère un revirement. La vague des soulèvements koulaks fait place à la montée du mouvement des paysans pauvres, au progrès du « comités de paysans pauvres ». »[3]

Cette situation va entraîner une rupture de la confiance de la paysannerie dans les bolchéviks, et de nombreuses révoltes parmi eux, formant les « Armées vertes ». Pour réprimer la Révolte de TambovToukhatchevski utilisera des armes chimiques.

Les Blancs auront recours eux aussi aux réquisitions forcées.

Le marxiste centriste Kautsky a durement critiqué les bolchéviks, les accusant d'avoir pris le pouvoir dans une société non mûre, trop arriérée. Il accuse en particulier la prédominance de l'élément paysan dans le bolchévisme de lui donner un caractère réactionnaire, l'opposant à la Commune de Paris qui elle aurait été purement prolétarienne.[4] Trotsky répond de façon cinglante :

« Il est parfaitement exact que le soutien des paysans fut "épargné" à la Commune de Paris. Celle-ci, en revanche, ne fut pas épargnée par l'armée paysanne de Thiers ! Tandis que notre armée, composée pour les quatre cinquièmes de paysans, se bat avec enthousiasme et succès pour la République des Soviets. »[5]

3 Evolutions ultérieures

🔍 Voir : Agriculture en URSS.

La Nouvelle politique économique (NEP) instaurée en 1921 met fin aux réquisitions drastiques du communisme de guerre, et libéralise la petite production agricole pour stimuler la production. Les paysans pouvant à nouveau vendre leurs excédents sur le marché, ils sont incités à produire plus. 

Il s'avère qu'en prenant en compte leur fort accroissement démographique, les paysans n'ont gagné en moyenne que 2 à 3 hectares de terre chacun avec le partage des terres.

Dans des tous derniers écrits, Lénine s'inquiète de l'isolement de l’avant-garde ouvrière par rapport à la masse paysanne[6], et dans un article sur la coopération, il appelait a créer la base matérielle du communisme dans les campagnes, avant de vouloir y porter les idées communistes pures et simples.[7]

L'agriculture en URSS était, après la collectivisation forcée imposée par Staline en 1928, principalement organisée autour de grandes fermes collectives (25000 en 1990), de forme coopérative (kolkhoses) ou étatique (sovkhoses).

4 Notes et sources

Pierre Sorlin, Lénine et le problème paysan en 1917, 1964

  1. Léon Trotsky, Trois conceptions de la révolution russe, 1940
  2. Lénine, L'économie et la politique à l'époque de la dictature du prolétariat, 30 octobre 1919
  3. Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, 1918
  4. Karl Kautsky, Terrorismus und Kommunismus - Ein Beitrag zur Naturgeschichte der Revolution, Berlin, 1919
  5. Léon Trotsky, Terrorisme et communisme, 1920
  6. Lénine, Mieux vaut moins mais mieux, 1923
  7. Lénine, De la coopération, 1923