Lénine

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Vladimir Ilitch Oulianov (1870-1924), de son pseudonyme le plus connu Lénine, est l'une des figures phares du marxisme au 20e siècle. Il est à la fois un théoricien marxiste majeur, un des plus efficaces organisateurs du mouvement ouvrier, et l'un des principaux dirigeants de la Révolution russe, première révolution prolétarienne à obtenir une victoire à l'échelle d'un pays, bien que celle-ci ait très vite dégénéré en régime bureaucratique. Cela lui vaut d'être aujourd'hui haï par les intellectuels bourgeois, qui, le plus souvent, voient en lui un vulgaire dictateur préfigurant le stalinisme. Mais cela lui vaut aussi d'avoir été récupéré par les staliniens, qui ont souvent tenté de justifier leur politique anti-marxiste en s'appuyant sur son autorité (« marxisme-léninisme »). Il convient donc de revenir sur ce que furent réellement sa vie et ses idées.

1 Lénine avant la Révolution russe

1.1 Formation

Vladimir Ilitch Oulianov voit le jour en Russie le 10 avril 1870, soit le 22 avril dans le calendrier grégorien. L'Empire russe, à l'époque, est un Etat autocratique, majoritairement peuplé de paysans illettrés, condamnés à des travaux pénibles et à des famines périodiques. Le frère de Lénine, militant "populiste", fut pendu en 1887. Cela détermina la vocation révolutionnaire du jeune Vladimir Oulianov. A la recherche d'une stratégie pour changer le monde, il découvre les écrits de Karl Marx et prend conscience à la fois du fonctionnement du capitalisme et de la centralité stratégique de la classe ouvrière dans le processus révolutionnaire. Au début des années 1890, Lénine fait valoir que les révolutionnaires doivent être là où se trouve la classe ouvrière (dans les usines) et s'engager dans des luttes, aussi modestes soient-elles, pour les salaires et les conditions de travail. Il publie, en 1899, Le développement du capitalisme en Russie. Il y explique que la Russie est encore majoritairement paysanne, mais que la classe ouvrière s'y développe rapidement, et que le futur de la Russie était dans le prolétariat urbain. L'accroissement du prolétariat urbain favorisait la création des conditions objectives pour une révolte sociale. Dans les usines, argumentait Lénine, les travailleurs commençaient à développer une conscience socialiste, notamment par l'expérience de la grève.

En 1898, neuf délégués réunis à Minsk fondent le Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Lénine, en exil, ne participe pas au congrès de fondation.

Pendant qu’il était en Sibérie, Lénine correspondait avec deux autres déportés, Martov et Potressov, qui étaient fondamentalement d’accord avec lui sur le plan pour un journal et une organisation nationaux. Ils s’écrivaient longuement sur l’avenir du journal : qui devrait écrire pour lui, quand devait-il être imprimé, comment devait-il être introduit clandestinement dans les villes, quelle serait sa position sur toute une série de questions. Les trois étaient très proches, ayant à peu près le même âge (Potressov ayant un an de plus, Martov trois ans de moins que Lénine), leur temps de déportation devant se terminer plus ou moins en même temps, et tous trois partant à l’étranger pour poursuivre le plan de lancement du journal. Ils considéraient tous trois Plékhanov comme leur maître. Ils étaient si proches, en fait, que Lénine les appelait « la triple alliance ».

Lénine défendait la nécessité d'un organe central dans un article intitulé Notre tâche immédiate, rédigé vers la fin de 1899, ou encore dans Une question urgente, écrit à la même époque.

1.2 Un organisateur obstiné

Lénine eut un rôle important dans la préparation du congrès, en resserrant les rangs des partisans de l'Iskra, notamment en écrivant Que faire ?, et par la correspondance active qu'il maintenait avec ses partisans. Il s'arrangeait pour avoir le plus de délégués possible (face aux autres sensibilités), en pressant ses contacts en Russie d'être les plus actifs organisateurs.

Les déclarations de loyauté parues dans les pages de l’Iskra pendant l’hiver 1902-1903 montrent clairement que les agents de Lénine remplirent leur mission avec succès. L’Iskra remporta un comité après l’autre : en décembre 1902, le comité de Nijni-Novgorod ; en janvier 1903, celui de Saratov ; en février, le Syndicat des Ouvriers du Nord ; en mars, le comité du Don (Rostov), le Syndicat des Ouvriers Sibériens, les comités de Kazan et d’Oufa ; en avril, les comités de Toula, d’Odessa et d’Irkoutsk, et en mai, le Syndicat des Mineurs de la Russie du Sud et le comité d’Ekaterinoslav.[1]

C'était véritablement une qualité saillante de Lénine, qui le démarquait des autres intellectuels dirigeants (Plékhanov, Trotski, Martov, Luxemburg...), qui s'occupaient peu d'activité organisationnelle, en tout les cas jamais d'une façon aussi constante et persévérante. Ce travail, Lénine le devait en grande partie à sa femme Kroupskaïa.

« Kroupskaïa (...) était au centre de tout le travail d’organisation, recevait les camarades venus de loin, instruisait et accompagnait les partants, fixait les moyens de communication, les lieux de rendez-vous, écrivait les lettres, les chiffrait et les déchiffrait. Dans sa chambre, il y avait presque toujours une odeur de papier brûlé venant des lettres secrètes qu’elle chauffait au-dessus du poêle pour les lire. Et fréquemment elle se plaignait, avec sa douce insistance, de ne pas recevoir assez de lettres, ou de ce qu’on s’était trompé de chiffre, ou de ce qu’on avait écrit à l’encre sympathique d’une telle façon qu’une ligne grimpait sur l’autre, etc. »[2]

La ténacité de Lénine a été unanimement soulignée. Zassoulitch, raconte Trotski, déclara un jour à Lénine :

« Georges (Plékhanov) est un lévrier : il mordille bien, mais il finit toujours par lâcher ; vous êtes un bouledogue : quand vous mordez, vous ne lâchez plus…  Quand Véra Ivanovna, plus tard, me rapporta ce propos, elle ajouta : Et il (Lénine) a beaucoup aimé ça. « Je mords et je ne lâche plus ? », a-t-il répété avec plaisir »[3]

Potressov écrira bien après avoir rompu avec Lénine :

« Et pourtant… tous ceux d’entre nous qui étaient les plus proches du travail… estimaient Lénine non seulement pour ses connaissances, son cerveau et sa capacité de travail, mais aussi pour sa dévotion exceptionnelle à la cause, sa disposition incessante à se donner complètement, à assumer les fonctions les plus déplaisantes, et à s’en acquitter sans faute avec la conscience la plus totale »[4]

En plus de ses qualités pour définir une orientation souvent adaptée à la situation, cela donna sur le long terme un avantage à la fraction bolchévique. Ainsi, interrogé sur le fait que Lénine arrivait à cliver autant à lui tout seul, Axelrod répondait :

Parce qu’il n’y a pas d’autre homme qui, 24 heures par jour, est absorbé par la révolution, qui n’a pas d’autres pensées que des pensées de révolution, et qui, même lorsqu’il dort, ne rêve de rien d’autre que de révolution, essayez donc de manier un pareil personnage.[5]

L'extraordinaire capacité de focalisation de Lénine tenait aussi au fait qu'il avait sans doute moins d'attirance que d'autres pour la recherche de distractions artistiques, ou sexuelles.

« La Révolution exige la concentration, le renforcement des énergies. Des individus autant que des masses. Elle n’admet pas des excès, qui sont l’état normal des héros décadents à la d’Annunzio. L’excès des plaisirs sexuels est un défaut bourgeois, c’est un symptôme de décomposition. Le prolétariat est une classe qui monte. Elle n’a pas besoin de stupéfiant ni de stimulant. Pas plus au moyen de l’excès des plaisirs sexuels qu’au moyen de l’alcool. Elle ne doit pas et ne veut pas s’oublier elle-même, oublier l’horreur et la barbarie du capitalisme. Les motifs d’action, elle les tire de ses propres conditions d’existence et de son idéal communiste. De la clarté, de la clarté, et encore de la clarté, c’est de cela qu’elle a surtout besoin ! C’est pourquoi, je le répète, pas d’affaiblissement, pas de gaspillage d’énergies ! La maîtrise de soi, la discipline intérieure, cela n’est pas de l’esclavage, même en amour ! »[6]

Gorki l’a décrit comme « sans exigence personnelle, totalement abstinent, non-fumeur, occupé du matin au soir par un travail compliqué et difficile, tout à fait incapable de prendre convenablement soin de lui-même »[7].

1.3 Lénine bolchévik

En 1902, il écrit Que faire ?, consacré aux questions d'organisation. Il y développe, sous une forme caricaturale, l'idée que le syndicalisme ne peut pas servir pour se débarrasser du système. Les idées révolutionnaires ne se développent pas automatiquement : il écrit que "la conscience politique de classe ne peut être apportée que de l'extérieur, c'est-à-dire seulement en dehors de la lutte économique, en dehors de la sphère des relations entre travailleurs et employeurs". La tâche des révolutionnaires est de contrecarrer l'influence des idées bourgeoises : il faut pour cela éditer un journal socialiste dans toute la Russie, et il faut se doter d'un parti, qui ne doit pas seulement organiser les sympathisants à son programme, mais bien être une organisation de révolutionnaires professionnels disciplinée, centralisée et militante. C'est dans ce texte que Lénine jette les bases de ce qui deviendra connu sous le nom de centralisme démocratique. En 1903, le POSDR scissionne sur une question organisationnelle importante : faut-il un parti de militants travaillant sous la direction de l'organisation, ou simplement exprimant un accord avec lui ? Les partisans de la première solution sont majoritaires : ils forment la fraction bolchévik, et Lénine en est. La minorité forme la fraction menchévik.[8]

1.4 Révolution de 1905

Une manifestation contre le régime est réprimée par la police en janvier 1905 : des centaines de personnes meurent. C'est le début d'une nouvelle période. Cette fois, pense Lénine, il faut massifier le parti, qui ne doit plus seulement organiser une minorité de révolutionnaires professionnels, mais tous les militants les plus activistes de la classe ouvrière. A partir de septembre 1905, les grèves à Saint-Petersbourg voient surgir des formes nouvelles d'auto-organisation, les soviets. Lénine se rend à Saint-Petersbourg et se bat pour que le parti s'enracine parmi tous les travailleurs désireux de se battre. De fait, les effectifs du Parti bolchévik vont atteindre 40 000 militants en 1907. Une autre spécificité des bolchéviks, par rapport aux autres courants politiques, est qu'ils réclament l'armement du prolétariat.

1.5 Maintenir la cohésion du parti

Le tsar regagne la maîtrise de la situation : Lénine doit s'exiler en Finlande, puis en Suisse. Les travailleurs sont gagnés par la démoralisation : de 1907 à 1910, les effectifs du Parti bolchévik chutent de 40 000 à quelques centaines. Lénine pense que le travail du parti est de maintenir sa cohésion, pour se préparer à la prochaine vague de lutte. Dans un tel contexte, le parti doit être très clair sur les bases du marxisme : Lénine polémique férocement avec ceux de ses camarades qui se mettent à adopter des idées mystiques. D'un point de vue tactique, Lénine défend la participation des bolchéviks aux élections à la Douma (Parlement de l'Empire russe), pour faire de la propagande et de l'agitation.

1.6 1912 : réveil du mouvement ouvrier russe et lancement d'un journal

Le mouvement ouvrier russe relève la tête à l'occasion d'une série de grèves qui ont lieu en 1912, suite à la répression sanglante d'une grève de mineurs. Désormais, les bolchéviks doivent de nouveau nager avec le courant, et non contre lui. Les bolchéviks lancent un journal qui s'adresse aux travailleurs, pour leur parler des problèmes quotidiens de leur vie : La Pravda. Le journal, grâce aux efforts de Lénine, se construit une série de correspondants parmi les travailleurs, qui rendent compte des problèmes et des luttes sur leurs lieux de travail.

1.7 La Première Guerre mondiale

La Première Guerre mondiale éclate en 1914. Les partis socialistes des différents pays, membres de la Deuxième Internationale, trahissent leur classe et refusent de s'opposer à la guerre, sauf en Russie et dans les Balkans. Lénine s'attache dès lors à rassembler les faibles forces des socialistes opposés à la guerre. En 1915 se tient une conférence anti-guerre à Zimmerwald, en Suisse. Lénine y défend l'idée qu'il faut rompre avec la Deuxième Internationale et que les travailleurs de chaque pays doivent lutter en premier lieu pour la défaite de leur propre impérialisme. Mais il ne parvient pas à convaincre les militants du Parti bolchévik de cette position radicale.

Sur le plan théorique, Lénine a justifié sa politique tout au long des années de guerre (1914-1916) en affirmant que lui restait fidèle en tout point au Manifeste de Bâle (1912) et au scénario de Kautsky (qui anticipait des guerres impérialistes pouvant déboucher sur des révolutions).

1.8 Analyses de l'impérialisme

Lénine tente de clarifier son analyse de la guerre. En 1916 il écrit un court livre intitulé L'impérialisme, dans lequel il montre qu'en devenant de plus en plus grosses, les entreprises ont besoin de plus en plus de matières premières et de marchés de plus en plus vastes. Incapables de se cantonner aux frontières nationales, elles tendent donc à se lancer à l'assaut du monde. C'est cela qui explique, depuis la fin du XIXe siècle, la colonisation. La Première Guerre mondiale est une guerre impérialiste, qui s'explique par la concurrence entre les Etats pour se répartir les marchés et les matières premières.

1.9 Les événements de 1917

Le poids que la guerre fait peser aux masses russes suscite chez ces dernières mécontentement et révolte. Des ouvrières des usines textiles de Petrograd se mettent en Grève en février 1917.Les grèves se répandent, des soviets se créent : : une semaine plus tard, le tsar s'enfuit. Un gouvernement provisoire arrive au pouvoir, qui instaure les libertés démocratiques. Lénine, alors en exil, rentre en Russie. Il fait face à une situation inattendue. Jusqu'alors, il pensait, comme la plupart des marxistes, qu'une révolution démocratique bourgeoise devrait précéder la révolution socialiste. Mais Trotski défendait l'idée que la Russie pouvait passer directement à la phase de révolution socialiste sous la direction de la classe ouvrière : c'est la théorie de la "Révolution permanente". Lénine se range alors aux idées de Trotski. Son premier travail est de convaincre sur cette base les membres de son parti, qui considèrent souvent que les vues de Trotski sont une hérésie. Pour favoriser une jonction entre les luttes des ouvriers et celles des paysans, Lénine pousse aussi les bolchéviks à soutenir les demandes des paysans qui réclament une division équitable de la terre entre ceux qui la travaillent.

1.10 Double pouvoir

Lénine a dès lors une double tâche : encourager le parti à développer son influence, et diriger son influence vers la masse des travailleurs non membres du parti. Comme en 1905, le parti doit pouvoir accueillir tous les meilleurs militants. Pendant l'année 1917, le Parti bolchévik passe de 4000 à 250 000 membres. Dans le même temps, le parti se cherche des alliés. Alors que les menchéviks et la droite des Socialistes-révolutionnaires (SR) soutiennent le gouvernement provisoire bourgeois, les SR de gauche se rapprochent des bolchéviks. Pour Lénine, le parti bolchévik doit se battre pour ses idées au sein des organisations de la classe ouvrière, c'est-à-dire des soviets, qui assument un rôle politique et économique réel, concurrençant l'action du gouvernement provisoire (c'est une situation de "double pouvoir"). Les bolchéviks gagnent ainsi une majorité au soviet de Petrograd à la fin du mois d'août.

1.11 L'Etat et la révolution

En juillet, Lénine passe dans la clandestinité. Il en profite pour écrire son ouvrage le plus important, L'Etat et la révolution. Il définit l'Etat comme étant, dans une société de classes, l'instrument de l'oppression d'une classe sur l'autre. Lénine en conclut que les révolutionnaires ne peuvent conquérir l'Etat en utilisant les institutions existantes : il faut au contraire "écraser" l'Etat par une révolution violente. Mais contrairement aux anarchistes, Lénine ne pense pas qu'une société sans classe et sans Etat puisse suivre immédiatement la destruction de l'Etat bourgeois. La classe ouvrière doit s'organiser de façon à réprimer les tentatives des capitalistes pour reprendre le pouvoir, et a donc besoin de son propre Etat : c'est ce que Lénine appelle la dictature du prolétariat. Puis, les classes disparaissant, l'Etat deviendrait inutile et s'effacerait.

1.12 Organiser l'insurrection

En août, Lénine s'était opposé à ceux qui voulaient imposer le pouvoir des soviets, jugeant que la situation n'était pas mûre pour cela. En octobre, la situation a changé, et Lénine pousse le comité central du Parti bolchévik à agir. A Petrograd, un comité militaire se met en place, dirigé par Trotski et dominé par les bolchéviks. C'est Trotski qui a convaincu Lénine que l'appel à l'insurrection devait venir des soviets, et non du seul parti. Les révolutionnaires, déterminés, enregistrent très peu de perte au cours de l'insurrection proprement dite. Le gouvernement provisoire s'effondre en une journée. Il s'agit désormais de construire un Etat socialiste prolétarien.

2 Lénine dirigeant de l'Etat ouvrier

2.1 Naissance de l'Etat ouvrier

Bien qu'il ait tenté de convaincre Trotski d'accepter le poste à sa place, Lénine accepte finalement de prendre la tête du nouveau gouvernement. Le nouveau régime introduit des réformes radicales : instauration du contrôle ouvrier dans les usines, abolition de la propriété privée de la terre, traité de paix avec l'Allemagne, indépendance des nations opprimées par la Russie tsariste. Le système judiciaire est complètement réformé et des tribunaux élus sont instaurés. Des mesures sont prises pour lutter contre les discriminations envers les femmes, les homosexuels et les enfants illégitimes. Une vaste politique scolaire et culturelle est mise en place. La Russie révolutionnaire connaît un bouillonnement d'innovations et d'expérimentations dans tous les domaines.

Mais le jeune Etat ouvrier doit faire face à de nombreux problèmes. La classe ouvrière russe est très minoritaire et toute nouvelle, et la Russie tsariste a légué à la Russie révolutionnaire une économie chaotique. Lénine insiste sur l'importance d'une implication active de la masse des travailleurs, grâce à la démocratie ouvrière, pour construire une économie planifiée. Mais les travailleurs sur lesquels Lénine compte ont grandi dans une société capitaliste, qui a retardé leur développement. La Russie est moins développée que les pays de l'Europe occidentale, et son économie a été dévastée par la guerre. Le Parti bolchévik doit donc, jusqu'à un certain point, se substituer à la masse des travailleurs. Pour combattre les anciens privilégiés qui tentent de saboter l'économie du nouveau régime, Lénine met sur pied la Tchéka ("commission extraordinaire panrusse pour combattre la contre-révolution et le sabotage"), dont les employés commettent d'énormes abus. En 1922 la Tchéka est remplacée par un organe aux pouvoirs plus limités. En outre, la Russie soviétique est jusqu'en 1920 engagée dans une guerre civile contre les anciens dirigeants russes évincés par la révolution, appuyés par les armées d'une vingtaine de pays capitalistes. Certaines citations de Lénine, citées par des auteurs réactionnaires comme la preuve que Lénine serait un monstre sanguinaire, ne peuvent se comprendre qu'en fonction de ce contexte. Ainsi, Le livre noir du communisme (1997) dirigé Stéphane Courtois rapporte la citation suivante, tirée d'un télégramme envoyé par Lénine en août 1918 :

"Le soulèvement des koulaks dans vos cinq districts doit être écrasé sans pitié. L'intérêt de la révolution dans son ensemble requiert de telles actions, car la bataille finale avec les koulaks vient de commencer. Vous devez faire de ces gens un exemple. 1. Pendez (je veux dire publiquement, de sorte que les gens puissent les voir) au moins 100 koulaks, riches bâtards, et autres suceurs de sang bien connus. 2. Publiez leurs noms. 3. Saisissez leur grain. 4. Désignez des otages selon mes instructions du télégramme d'hier."


Lénine en effet n'est pas un pacifiste, et fait tout ce qu'il peut pour assurer la victoire des bolchéviks. A l'été 1910 au congrès de l'internationale socialiste à Coppenhague, les bolcheviks votèrent tous à main levée pour l'abolition de la peine de mort d'après ce qu'en dira Julius Martov [9]".Du moins après 1914 Lénine personnellement évoluera et se montrera seul dans le mouvement en novembre 1917 hostile à sa suppression totale qu'il jugera risquée dans le contexte particulièrement exacerbé de lutte des classes et de guerre mondiale.

Pour autant les contre-révolutionnaires sont bien plus brutaux que les bolchéviks, et par ailleurs corrompus et antisémites. La guerre civile est finalement gagnée grâce à l'immense courage et à la détermination des bolchéviks. Dans toute cette période, Lénine joue un rôle crucial dans la détermination de l'orientation politique du parti. Mais il n'est pas un tyran. Dans les mois qui suivent la Révolution d'octobre, la direction du parti est souvent divisée, et Lénine doit farouchement débattre et argumenter pour convaincre ses camarades. Il ne considère aucune tâche comme indigne de lui, et passe beaucoup de temps à régler des détails administratifs très mineurs. Il ne cherche aucun avantage pour lui-même, et désapprouve fortement le Conseil des commissaires du peuple quand celui-ci, en 1918, décide d'augmenter son salaire.

Le 20 septembre 1919 dans une polémique avec Kautsky rapporte la lettre d'un bourgeois libéral, Stuart Chase, publiée le 25 juin 1919 dans The New Republic, journal de centre-gauche, effectuant une comparaison statistique du nombre de victimes pour l'année novembre 1917-novembre 1918 entre la nouvelle Russie bolchevique et le gouvernement de la petite Finlande (400. 000 électeurs) pendant la guerre civile finlandaise en 1918. On décompte pour le gouvernement bolchevique 3.800 exécutions, "beaucoup de fonctionnaires vendus et de contre-révolutionnaires" et pour le gouvernement finlandais près de 90.000 socialistes", dont "16.500 en l'espace de trois jours" que les forces alliées antibolcheviques soutenaient, au nom de la démocraties. D'après Stuart Chase, « le gouvernement finlandais a été infiniment plus terroriste que le gouvernement russe »[10]. Quelques mois plus tard sur le terrain les victoires de l'Armée rouge (notamment la chute d'Omsk en novembre 1919) l'amènent, après discussion avec le Conseil des Commissaires du peuple, le 2 février 1920 à demander au comité exécutif central l'arrêt des exécutions capitales :

« Aussitôt après avoir remporté une victoire décisive, avant la fin même de la guerre, dès la prise de Rostov, nous avons renoncé aux exécutions capitales, démontrant de la sorte que nous suivons comme nous l'avions promis notre propre programme. Nous disons que l'usage de la violence est nécessaire pour écraser les exploiteurs, écraser les propriétaires fonciers, les capitalistes. Quand cela sera fait, nous renoncerons à toutes les mesures d'exception. Nous l'avons démontré dans les faits. Et je pense, je l'espère et j'en ai la conviction que le Comité exécutif central ratifiera à l'unanimité cette mesure du Conseil des Commissaires du Peuple et qu'il fera en sorte que les exécutions capitales deviennent impossibles en Russie. »


2.2 L'affaire des Romanov

L'affaire du massacre de Nicolas II et de toute sa famille dans l'Oural en juillet 1918 constituerait une autre preuve de la volonté destructrice de Lénine. Certains, comme Stéphane Courtois dans le livre noir du communisme, en font une affaire de vendetta : Wladimir Oulianov aurait fait assassiner en 1918 les Romanov pour venger son frère Alexandre pendu en 1887. Mais aucune source n'est jamais communiquée ; si ce n'est une citation de lui calomnieusement bafouée. Ainsi selon Hélène Carrère d'Encausse il aurait appelé en 1911 à l'extermination de tous les Romanov c'est-à-dire d'"une bonne centaine". En réalité en décembre 1911 il s'exprimait par antiphrase dans un plaidoyer républicain (réclamant en outre pour les ouvriers la journée de travail de 8 H et pour les paysans l'abolition totale de la féodalité) en direction des libéraux russes favorables à une monarchie constitutionnelle de type anglais. Celle-ci, rappelle-t-il, s'était imposée au XVII ème siècle grâce à la décapitation d'un Stuart, Charles Ier ; la nouvelle monarchie constitutionnelle russe devait, le cas échéant, frapper au centuple la Maison Romanov, les "Assassins Cent-Noirs" y ayant chacun au moins un complice :

« Pourquoi la lutte pour la république, est-elle une condition réelle de la conquête de la liberté en Russie ? Parce que l’expérience, la grande, l’inoubliable expérience de l’une des plus grandes décennies de l’histoire russe, je veux dire de la première décennie du XXème siècle, montre de façon claire, évidente, irréfutable, l’incompatibilité de notre monarchie avec les garanties les plus élémentaires de la liberté politique (...)

(...) Les ganaches libérales dissertent sur l'exemple d'une monarchie constitutionnelle de type anglais. Eh bien, si dans un pays aussi cultivé que l'Angleterre, qui n'a jamais connu le joug mongol, l'oppression de la bureaucratie, le déchaînement de la caste militaire, il a néanmoins fallu couper la tête à un bandit couronné pour apprendre aux rois à être des monarques "'constitutionnels", en Russie il faudra couper la tête à Cent Romanov au moins, pour enlever à leurs successeurs l'habitude d'organiser des bandes d'assassins Cent-Noirs et de déchaîner des pogroms. Si la social-démocratie a retenu quelque chose de la première révolution russe de 1905 elle doit maintenant bannir de tous nos discours, de tous nos tracts le mot d'ordre de "à bas l'autocratie", qui s'est révélé inadapté et vague, et défendre exclusivement celui de "A bas la monarchie tsariste, vive la république "[11]".

Nous étions en fait dans le contexte des votes abolitionnistes du congrès de Coppenhague. Mais l'accusation de massacre des Romanov en juillet 1918 dans la maison d'Ipatiev d'Ekaterinbourg est à mettre en rapport avec la question juive en Russie. Elle est indissociable de l'antisémitisme qui traverse l'Europe en 1919-1920 et vise les Bolcheviks, vainqueurs en Sibérie des Blancs et de leurs alliés occidentaux, tout autant pour leurs choix politiques que pour leur origine juive : le commandant du détachement assassin, Jacob Iourovsky, et son commanditaire Jacob Sverdlov, président du conseil régional de l'Oural. Or Sverdlov avait annoncé à l'été 1918 que suite à un complot visant à libérer les Romanov, le tsar avait été fusillé mais sa famille transférée. Mais parut en 1920 à grand succès un faux antisémite, Le Protocole des Sages de Sion, créé par la police tsariste quinze ans plus tôt et auquel s'adjoignit cette thèse calomnieuse du massacre collectif des Saint Romanov par les Judéo-bolcheviks.

De fait le massacre des Romanov en juillet 1918 a de plus en plus été contesté par des historiens tels que Marina Grey et Marc Ferro, comme par des experts de la gendarmerie française assez sceptiques quant à la fiabilité de Tests ADN sur des corps retrouvés des décennies plus tard [12]. Seule à l'époque jusqu'en 1922 l'exécution du tsar fut reconnue par les dirigeants bolcheviks : en plus de Sverdlov, on relève Tchitcherine en septembre 1918, Litvinov peu après en décembre, Zinoviev en juillet 1920 et à nouveau Tchitchérine en avril et mai 1922. En mars 1918 le traité de Brest - Litovsk obligeait les Bolcheviks à protéger la tsarine et ses quatre filles, tout en leur laissant le soin de décider du sort de Nicolas II. Dans les mois qui suivirent, les défaites successives de l'Allemagne de Guillaume II, amenèrent Lénine à demander la livraison de la famille du tsar en échange de la libération des spartakistes allemands, Karl Liebnecht et Léo Jogiches. De juillet à octobre 1918 des négociations entre les deux gouvernements sont entreprises en ce sens. A l'époque alors que les nouveaux occupants tchèques ne retrouvèrent pas les corps une multitude de témoignages en provenance de Perm affluèrent, en mars 1919 auprès du juge Sokolov pour dire que la tsarine et ses quatre filles y avaient été vues, prisonnières de la Tcheka, d'août à octobre 1918. Les témoignages furent enterrés par le juge lors de la publication de son rapport en 1924.

Le 8 novembre 1918 Lénine évoqua rapidement, sans référence à la famille impériale, l'exécution du tsar: la première - de ses deux allusions à la nuit ouralienne du 16 au 17 juillet 1918. C'était pour comparer l'exécution à celles de Louis XVI et de Charles Ier. Encore se montra-t-il réticent quant à son utilité, dans une optique marxiste, du fait des restaurations française et britannique des Bourbons et des Stuart qui suivirent les deux régicides républicains, :

"« Ces gens-là, les koulaks et les vampires sont des ennemis non moins terribles que les capitalistes et les propriétaires fonciers. Et si le koulak demeure indemne, si nous ne triomphons pas des vampires alors le tsar et le capitaliste reviendront immanquablement. L’expérience de toutes les révolutions qui ont éclaté jusqu’ici en Europe confirme que la révolution subira inévitablement une défaite, si la paysannerie ne triomphe pas de l’emprise des koulaks. Les ouvriers des villes ont renversé les monarques (en Angleterre et en France on a exécuté les rois, il y a déjà quelques centaines d’années et nous étions en retard avec notre tsar), et pourtant après un certain temps l’ancien régime était restauré. C’est parce qu’alors il n’existait pas, même dans les villes la grande production qui groupe dans les fabriques et dans les usines des millions d’ouvriers, et les soude en une armée assez solide pour qu’ils puissent sans le soutien des paysans, résister à la fois à la pression des capitalistes et des koulaks "[13]".

Ce fut le dialecticien marxiste, et non le vengeur obsédé par le souvenir d'un frère mort trente ans plus tôt, qui s'exprima ici. Ce qui comptait à ses yeux c'était la destruction d'une classe paysanne après celle des capitalistes et non pas l'extermination physique d'une maison impériale, dont beaucoup de membres d'ailleurs survécurent : le Grand Duc Cyrille Wladimirovitch, cousin du tsar devenu en 1924 l'héritier présomptif du trône, son frère André toute leur descendance, l'impératrice douairière, Maria Fedorovna, veuve du tsar même Alexandre III qui fit pendre Alexandre Oulianov, ses deux filles et soeurs de Nicolas II, Xenia et Olga Alexandrovna.

Une deuxième allusion à cette nuit de juillet 1918, formulée à l’approche du quatrième anniversaire de la Révolution (octobre 1921), fait mentir de manière cinglante ceux qui affirment (avec à nouveau Hélène Carrère d'Encausse qui ne source pas son "information") qu'il aurait finalement reconnu et glorifié la tuerie impériale en 1919 :

« Maintenant il n’y a plus de grands propriétaires déclarés. Les Wrangel, les Koltchak et les Denikine sont, pour une part, partis rejoindre Nicolas Romanov, et pour une autre part se sont tapis en lieu sûr à l’étranger. Le peuple ne voit pas d’ennemi manifeste, comme auparavant le grand propriétaire foncier et le capitaliste. » Œuvres de Lénine, tome 33-août 1921-mars 1923, 1963-17 octobre 1921 "la lutte sera encore plus cruelle", p. 60-61.

On le voit c’est à nouveau l’exécution d’un seul Romanov, Nicolas II, qui est évoquée. Les noms suivants Wrangel, Koltchak et Denikine n’ont aucun lien de parenté avec les Romanov. Ils combattirent tous les trois les armes à la main les Soviets et l’armée rouge ; c'est cela seul qui comptait pour Lénine. Et de surcroît un seul d'entre eux, Koltchak, périt fusillé (7 février 1920), les deux autres s’exilèrent sans que Lénine appelle à les tuer. Comme en novembre 1918 il en explique les raisons par les priorités anticapitalistes :

"Comment le peuple peut-il prendre conscience du fait que à la place de Koltchak, de Wrangel et de Dénikine, se trouve ici même parmi nous l'ennemi qui a fait avorter toutes les révolutions antérieures ? Car si les capitalistes prennent le dessus sur nous, cela signifie le retour au passé, comme le confirme l'expérience de toutes les révolutions antérieures. La tâche de notre parti est de faire pénétrer dans notre conscience que l'ennemi parmi nous, c'est le capitalisme anarchique et l'échange anarchique des marchandises." oeuvres de Lénine op cit p. 61.

Six mois plus tard à la conférence de Gênes Tchitchérine explicite l'allusion de Lénine en affirmant que la tsarine et ses enfants avaient été à la différence du tsar épargnés et qu'ils vivaient probablement à l'étranger, fondus dans la masse de l'émigration.


2.3 Le mouvement international

Lénine comprend que la révolution socialiste en Russie n'a pas d'avenir si elle ne se propage pas dans le monde. De fait, la perspective d'une contagion internationale de la révolution pouvait paraître, en 1918, assez réaliste : le prolétariat des pays d'Europe occidentale en a assez d'un système qui a causé tant de morts et de destructions. De 1918, il y a des grèves, des mutineries, des occupations d'usine, des comités de soldats et d'ouvriers, un peu partout. L'Allemagne vaincue semble au bord de la révolution. Mais un problème de direction politique se pose : la IIe Internationale a trahi les travailleurs en soutenant la Première Guerre mondiale, et la nouvelle génération de militants qui a émergé pendant la guerre est inexpérimentée. Lénine pense qu'il faut construire une nouvelle Internationale. En mars 1919, la Troisième Internationale est proclamée à Moscou.

Lénine consacre une part importante de son activité théorique aux questions relatives à la situation des autres pays. En particulier il polémique avec les tendances "gauchistes" que développent les révolutionnaires dans d'autres pays. Beaucoup de nouveaux militants, parce qu'ils n'ont pas la mémoire des défaites, pensent qu'il est facile de convaincre les masses travailleurs de rompre avec leurs illusions dans le parlementarisme bourgeois. Lénine leur rappelle que la majorité des travailleurs croient encore dans le parlement. Il presse le Parti communiste britannique de s'affilier au Parti travailliste, malgré la ligne droitière de ses dirigeants, pour gagner la masse des travailleurs encore loyaux au Parti travailliste, tout en gardant une entière autonomie de critique et de dénonciation. Les révolutionnaires, selon Lénine, doivent également demeurer dans les syndicats, malgré leurs bureaucraties corrompues et réactionnaires.

2.4 Recul et NEP

Mais la révolution échoue en Allemagne, et la révolution russe demeure isolée. Les bolchéviks gagnent la guerre civile, mais au prix d'une ruine économique et d'une destruction massive de laclasse ouvrière. En 1921, celle-ci ne représente numériquement que le tiers de ce qu'elle était en 1917. Certains ouvriers, en effet, sont morts à la guerre ; d'autres confrontés au chômage et à la famine, sont rentrés à la campagne où ils pouvaient obtenir de quoi manger. Les bolchéviks ne peuvent que se maintenir au pouvoir et attendre la révolution à l'Ouest. Cette situation engendre des mécontentements. En 1921, des marins de la forteresse de Kronstadt se rebellent, menaçant de fait le régime bolchévik. Pour éviter le retour à l'ancien régime, les bolchéviks décident de réprimer militairement la rébellion.

Mais Lénine sait que les mesures militaires ne résolvent pas les réels problèmes. Face à l'état piteux de l'économie russe, Lénine introduit la NEP ("nouvelle politique économique"), qui comporte une incitation financière à la productivité pour les paysans, la restauration d'une certaine forme de propriété privée, et la favorisation du commerce privé. Cela conduit à l'émergence d'une classe commerçante d'hommes d'affaires (les NEPmen). Même si cette solution, correspondant à la réintroduction d'éléments capitalistes dans l'économie planifiée, choque beaucoup de militants, Lénine la justifie en expliquant que les capitalistes, tout parasites et voleurs qu'ils soient, sont, dans les circonstances qui sont celles de la Russie du début des années 20, plus compétents économiquement que les cadres communistes. Mais la NEP est envisagée comme un recul temporaire. Lénine espère toujours qu'une révolution quelque part pourra venir en aide à la Russie.

2.5 Le dernier combat de Lénine

A partir de 1922, Lénine, exténué par le travail, est très malade. Il s'alarme du développement de la bureaucratie à l'intérieur et à l'extérieur du parti, et observe un dangereux développement du nationalisme. Son dernier combat est dirigé contre la bureaucratie montante. Il ne voit de remèdes que dans un combat patient pour une véritable démocratie des travailleurs, et pour l'introduction de plus de travailleurs dans la machine d'Etat. Lénine est également obligé de réfléchir à qui devrait être appelé à lui succéder comme principal dirigeant de la jeune Union soviétique. Il écrit un petit document, connu comme son "Testament", où il passe en revue les principaux dirigeants du Parti bolchévik. Il est critique envers chacun d'eux, mais c'est à Staline qu'il réserve ses flèches les plus acérées. Lénine meurt le 21 janvier 1924.

3 Postérité

3.1 Culte de la personnalité en URSS

Aussitôt après sa mort, le corps de Lénine est embaumé sur demande de Staline, comme s'il était une sorte de saint, chose qui l'aurait scandalisé et qui indigne effectivement sa veuve Kroupskaïa. Le 26 janvier, 5 jours après sa mort, Petrograd est renommée en Leningrad. Les dirigeants bolchéviks, et en particulier Staline, décident de jouer de plus en plus la carte du culte de la personnalité, et de l'utiliser comme un outil idéologique pour régner. La proclamation de la fidélité au bolchévisme / léninisme devient un argument d'autorité, de plus en plus utilisé par les vieux bolchéviks, notamment pour discréditer Trotski, qui n'avait rejoint le parti bolchévik qu'en août 1917. Et ce culte de la personnalité va être utilisé par Staline, pour mieux assoir sa propre ascension. Volgograd est renommée Stalingrad le 10 avril 1925.

3.2 Lénine a-t-il mené à Staline ?

Beaucoup d'intellectuels affirment, paresseusement, que les méthodes et les actions de Lénine ont mené directement aux atrocités de Staline. En réalité, on ne peut évidemment pas réduire le destin de l'Union soviétique après Lénine à la question de la psychologie de tel ou tel dirigeant. La principale explication historique du stalinisme réside dans le fait que la révolution russe a échoué à s'étendre à d'autres pays. La faute en revient aux dirigeants occidentaux comme Winston Churchill qui lancèrent leurs armées contre le jeune Etat ouvrier, et aux dirigeants révolutionnaires qui tergiversèrent à défendre la révolution russe. Après la mort de Lénine, la politique de Staline consista à décourager les mouvements révolutionnaires qui éclataient à certains endroits du monde. Il ordonna aux communistes chinois de se ranger derrière Tchang Kai-chek, un dirigeant bourgeois qui les utilisa puis les massacra. Cette pratique, théorisée sous la forme du "socialisme dans un seul pays", n'a rien à voir avec l'internationalisme de Lénine. Sous Staline, beaucoup de gains révolutionnaires furent perdus. La démocratie ouvrière s'atrophia puis disparut. La dure répression parfois mise en oeuvre lors des premières années de la révolution n'a rien à voir avec la sauvagerie des crimes staliniens et les procès truqués. l'avortement et l'homosexualité redevinrent des crimes. La créativité artistique fut remplacée par les canons du réalisme socialiste". La politique de collectivisation forcée des terres menée par Staline est à l'opposé de l'alliance entre prolétariat urbain et paysannerie recherchée constamment par Lénine. Sous Staline, une nouvelle classe de bureaucrates émergea. Le parti bolchevik devint une organisation de l'élite, préoccupée de ses propres intérêts.

On peut par ailleurs s'interroger sur l'authenticité de certains documents à charge contre Lénine, parus après la chute de l'URSS. Parmi eux le plus cité : l'envoi par télégramme à Penza en août 1918 d'un ordre de pendre cent koulaks afin de "faire trembler le peuple." Mais il y a incertitude sur la date exacte de ce document : le 10 août 1918 pour certains historiens, le lendemain 11 pour d'autres. L'ordre, à la différence de tous ceux qu'il a signés, portait la mention "votre Lénine" au lieu des signatures avec "appposition obligatoire "Lénine, président du conseil des commissaires du peuple", "le président du conseil des commissaires du peuple, Lénine." Ces signatures démontraient la collégialité des décisions. Seules ses lettres relevant de la correspondance privée étaient signées "Votre Lénine". L'ordre n'a d'aileurs été ni mis en application ni suivi d'une traduction en justice des récalcitrants supposés de Penza, selon la procédure prévue pour désobéissance. Et pour cause, l'ordre présumé auxquels les communistes de Penza auraient contrevenu était illégal. Par ailleurs Lénine n'a jamais présenté à l'été 1918 les koulaks les porte-voix du peuple mais les ennemis des paysans pauvres.

3.3 Le léninisme aujourd'hui

Bien des choses se sont passées depuis l'époque de Lénine. Mais trois thématiques de base qui traversent l'oeuvre de nos jours restent valables aujourd'hui pour quiconque est préoccupé de s'orienter correctement dans la lutte révolutionnaire.

  • Indépendance de la classe ouvrière. Seuls les exploités peuvent changer le monde, c'est pourquoi la classe ouvrière a besoin de sa propre politique et de sa propre organisation.
  • Impossibilité de s'emparer des institutions de l'Etat bourgeois. La machine d'Etat est un instrument d'oppression de classe, une arme dirigée contre les travailleurs. Elle doit être mise à bas.
  • Nécessité d'une organisation centralisée. Ceux d'en face sont organisés, centralisés et disposent d'énormes ressources. Mais l'organisation doit être aussi démocratique et s'inspirer de l'expérience vivante de ceux qui luttent.

4 Historiographie

4.1 Rapports entre Lénine et Kautsky

Longtemps, le schéma d'explication qui a dominé à propos des rapports entre Lénine et Kautsky, c'est que Lénine a rompu radicalement avec les idées de son ancien maître à penser en 1914, et a repensé le marxisme, en le réétudiant. Cet aspect est en partie vrai, ne serait-ce que sur la nécessité de détruire l'Etat bourgeois, que Lénine réaffirme dans L'Etat_et_la_révolution. Lénine était néanmoins convaincu que le Kautsky des Chemins du pouvoir était révolutionnaire.

D'autres auteurs ont montré à quel point Lénine est resté toute sa vie admirateur du Kautsky d'avant 1914.[14] Plutôt que de se présenter comme un novateur en rupture, Lénine s'est revendiqué de la fidélité aux idées socialistes, contrairement aux social-traîtres. De nombreux éléments étayent cette idée, notamment ce que lui et la plupart des bolchéviks écrivent pendant les premières années de la guerre de 191-1918[15], ou encore son pamphlet contre le « renégat Kautsky ». Les références de Lénine au Kautsky d'avant-guerre sont extrêmement nombreuses, même après la trahison. Même Sur notre révolution, l’un des tout derniers articles de Lénine, en grande partie écrit sur son lit de mort, inclut une référence à Kautsky.

5 Pseudonymes utilisés par Vladimir Illitch Oulianov

  • Touline (1895)
  • Frey (vers 1903)
  • N. Lénine (à partir de 1903)
  • V. Ilyin[16]

6 Témoignages sur Lénine

Le philosophe anglais Bertrand Russel écrit après son son voyage en Russie en 1920 :

« Peu de temps après mon arrivée à Moscou, j’eus avec Lénine une heure de conversation en anglais, une langue qu’il parle assez bien. Un interprète était présent, mais nous n’eûmes pour ainsi dire jamais besoin de ses services. Le cabinet de travail de Lénine est très nu ; il contient un grand bureau, quelques cartes au mur, deux bibliothèques et deux ou trois chaises dures, plus un siège confortable pour ceux qui viennent le voir. Il est manifeste qu’il ne tient pas au luxe, ni même au confort. Il est très accueillant et simple en apparence, sans la moindre trace de morgue. En le voyant sans savoir qui il est, on ne se douterait pas qu’il possède un pouvoir immense, ni même qu’il sorte en quoi que ce soit de l’ordinaire. Jamais je n’ai vu de personne aussi peu disposée à se donner des airs d’importance. Il fixe sur vous un regard scrutateur, en fermant un oeil, ce qui semble accentuer à un degré inquiétant la force de pénétration de l’autre. Il rit volontiers ; tout d’abord, son rire vous paraît simplement amical et réjoui, puis, peu à peu, j’ai fini par le trouver un peu sardonique. Dictatorial et calme, il ne connaît pas la peur. C’est un personnage extraordinairement désintéressé, une théorie faite homme. Il tient, on le sent, à la conception matérialiste de l’histoire comme à la prunelle de ses yeux. Il fait penser à un professeur par son désir de vous voir comprendre sa thèse. Par la fureur qu’il éprouve à l’égard de ceux qui la comprennent mal, ou qui ne sont pas d’accord avec lui ; j’ai eu l’impression qu’il méprise beaucoup de gens et qu’il est un aristocrate intellectuel. »[17]


La mort de Lénine, vue par sa veuve Nadiejda Kroupskskaïa, Pravda, 30 janvier 1924.

"J'ai une grande prière à vous adresser. Ne laissez pas votre hommage à Illitch prendre la forme d'une adoration pour sa personne. Ne construisez pas pour lui des monuments, ne donnez pas son nom à un palais, n'organisez pas des cérémonies commémoratives. De son vivant il attachait si peu d'importance à tout cela, tout cela était si vain à ses yeux. Rappelez-vous combien notre pays est encore pauvre. Si vous désirez honorer le nom de Lénine, construisez des crèches, des écoles, des jardins d'enfants, des bibliothèques, des centres médicaux, des hôpitaux, des maisons pour les handicapés... et par-dessus tout mettez ses préceptes en pratique."

Jean Elleinstein, Histoire de l'URSS ; tome II, le socialisme dans un seul pays (1922-1939), Paris, Éditions Sociales, 1975, p. 61-62.

7 Bibliographie

7.1 Principaux ouvrages de Lénine

7.2 Ouvrages sur Lénine ou évoquant longuement Lénine

8 Notes

  1. Wildman, Making of a Workers’ Revolution, op. cit., p. 241.
  2. Léon Trotski, Ma vie, 12. Le congrès du parti et la scission, 1930
  3. Léon Trotski, Ma vie, 1930
  4. A.N. Potressov, Посмертный сборник произведений, Paris 1937, p. 299. (écrit en 1927)
  5. Z. Krjijanovskaïa, Несколько штрихов из жизни Ильича, vol.2, Moscou, 1925, p. 49
  6. Clara Zetkin, Souvenirs sur Lénine, 1924.
  7. M. Gorky, Lenin, Edinburgh 1967, p. 42.
  8. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, 1904
  9. à bas la peine de mort aout 1918
  10. Oeuvres de Lénine, Éditions sociales, 1964 tome 30-septembre 1919-avril 1920, p. 23.
  11. Œuvres de Lénine, Paris, Editions sociales, tome 17, décembre 1910-avril 1912, "À propos des mots d'ordre et de la conception du travail social-démocrate à la Douma et en dehors ", p. 341(8-21 décembre 1911)
  12. "Romanov, la contre-enquête", 26 décembre 2018 documentaire télévisé sur la chaine Histoire
  13. Marc Ferro, chapitre « La deuxième mort de Nicolas II », Les Tabous de l'histoire, éd. Pocket, 2004, ; "Évènement ou fait divers ? Une mort énigmatique" dans Nicolas II , Paris, Payot, 1990 ; Lénine, Œuvres, tome 28, juillet 1918-mars 1919, Paris, Éditions sociales, 1961, p. 175-176
  14. Lire Lénine. Entretien avec Lars Lih, 2013
  15. Alencontre.org, Lénine en 1914. La «nouvelle époque de guerre et révolution»
  16. Lenin, On Bolshevism, January 1913
  17. Bertrand Russell, Pratique et théorie du bolchevisme, 1920