Insurrection de juin 1953 en Allemagne de l'Est

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L'insurrection de juin 1953 en Allemagne de l'Est est un soulèvement ouvrier et populaire contre la bureaucratie stalinienne, qui fut durement réprimé.

1 Les origines de la crise

Le soulèvement des travailleurs est-allemands secoua les staliniens à travers l’URSS et l’Europe de l’Est. Il est survenu au moment où le partage des zones de pouvoir, mis en place à la fin de la deuxième guerre mondiale, a été secoué par la mort de Staline en mars 1953. Les dirigeants du parti au pouvoir, le "Parti uni socialiste" (SED), avec leurs comparses du Parti Communiste d’URSS étaient en train de lutter pour établir leur domination dans l’ère "post-stalinienne". Sous Staline, les objectifs du régime est-allemand avaient été clairs : se concentrer sur l’industrie lourde et elles industries d’équipement afin de contribuer à la reconstruction des industries soviétiques et est-allemandes. C’était l’intention de la direction du SED en 1952 lorsqu’il annonça que le mot d’ordre pour les prochaines années serait : "La construction du socialisme". Les investissements massifs en projet, comme la construction d’une nouvelle aciérie dans la ville nommée Stalinstadt, avaient eu pour effet une réaction en chaîne faisant chuter le niveau de vie. Les besoins du peuple en biens de consommation, et même en nourriture étaient subordonnés à cet objectif.

En 1950, les salaires réels des travailleurs est-allemands étaient inférieurs de moitié à leur valeur de 1936, et la politique du SED ne faisait rien pour augmenter leur niveaux de vie ! Immédiatement après la mort de Staline, Walter Ulbricht, Secrétaire Général du SED, continua cette politique. Mais ensuite de nouveaux ordres arrivèrent de Moscou. Avec le contre-coup de la mort de Staline, Beria et Malenkov projetèrent de renouveler une offre à l’Ouest afin d’obtenir le retrait des troupes américaines.

Cette offre comprenait un Traité de paix, une Allemagne unie neutre, et des élections libres. Cela impliquait un arrêt des politiques économiques en vigueur, convaincre les USA qu’ils étaient bel et bien prêts à sacrifier l’Etat ouvrier dégénéré de RDA pour le capitalisme, en échange d’une détente plus confortable avec l’impérialisme. Soudainement, la politique du SED de "construction du socialisme" fut passée au crible et des erreurs officiellement reconnues. Un "nouveau cours" fut proclamé le 9 Juin 1953, qui faisait d’importantes concessions au capital privé, ainsi qu’aux paysans, à l’Eglise, et à l’intelligentsia. Ceux qui avaient fui la RDA s’entendaient dire que s’ils revenaient tout serait oublié, et qu’ils pourraient récupérer leurs propriétés. Les augmentations de prix furent annulées. Les enseignants n’étaient plus obligés d’adhérer au "marxisme-léninisme" stalinisé.

Les prisonniers politiques seraient relâchés. Mais le "nouveau cours" laissa intacte l’augmentation des normes de travail pour les travailleurs industriels. Le "nouveau cours" traitait les capitalistes et l’intelligentsia avec bienveillance tandis que les travailleurs payaient le prix fort. La colère de ces derniers monta au moment où la direction du SED était instable, reconnue officiellement comme capable d’erreurs, sujette à des dissensions, et avec une de ses fractions prête à soutenir une réunification capitaliste de l’Allemagne dans les termes du Kremlin. Toutes les conditions d’une crise révolutionnaire étaient réunies. Les masses ne voulaient plus continuer comme avant, et les bureaucrates étaient divisés, incapables d’avancer.

2 Déroulement

2.1 Mécontement généralisé

Le mouvement émergea brusquement d’un mécontentement croissant, déclenché par l’imposition d’une augmentation des normes de travail. Au début du mois de juin, la direction du SED avait imposé un accroissement "volontaire" des normes de travail de l’ordre de 10%. Cette augmentation était à ce point "volontaire" que les travailleurs qui échouaient à tenir la cadence devaient payer jusqu’au tiers de leur salaire! L’opposition grandit. Le mécontentement gagna les usines de Berlin, les fabriques de machines à Lichtenberg, les industries électroniques et du textile… A l’usine textile "Le Progrès", les travailleurs adoptèrent une proclamation disant qu’ils n’acceptaient pas "volontairement" les nouvelles conditions de travail, mais plutôt qu’on les leur imposait. Les sidérurgistes de Fuerstenwalde et les mineurs de Zwickau construisirent une sérieuse opposition. Les nouvelles conditions de travail provoquèrent également la fureur de l’une des sections de la classe ouvrière allemande les plus conscientes : les travailleurs du bâtiment de Berlin. Chez les travailleurs du bâtiment, sur les chantiers de Friedrichshain et Stalinallee, on comptait une forte proportion d’anciens membres du Parti Communiste Allemand (KPD) dont beaucoup étaient maintenant membres du SED dirigeant. Contrairement à leur direction corrompue, ceux-ci n’étaient pas des bureaucrates staliniens ou des fonctionnaires, mais des ouvriers militants qui avaient été attirés par la bannière communiste et la Révolution d’Octobre, dans les années 20 et 30. Loin de suivre aveuglément la ligne du parti, ils avaient mené une longue campagne, et jusqu’à maintenant sans succès, contre le gaspillage, les méthodes de travail bureaucratiques, et l’oppression politique. Les nouvelles conditions de travail apparaissaient comme une énorme provocation. Le 8 juin 1953, les travailleurs du Bloc 40 de Stalinallee adressèrent une résolution à "leur" gouvernement et à "leur" parti, demandant le retrait de cette mesure. Ils ne reçurent aucune réponse de leurs dirigeants (Pieck et Grotewohl). Le 15 juin, un groupe d’environ 60 travailleurs qui travaillaient sur le chantier de l’hôpital Friedrichshain arrêtèrent le travail et adressèrent une résolution à Grotewohl demandant le retrait de l’augmentation des normes de travail. Ils "démolirent" également le récent volteface économique du gouvernement qu’ils définissaient comme avantageant beaucoup plus les capitalistes privés que les travailleurs. Le jour suivant, malgré la pression croissante, Tribune, le journal officiel du syndicat, publia un article les défendant vigoureusement. Le jour même, deux des organisateurs de la grève partielle de Friedrichshain furent arrêtés par la "police du peuple". Les travailleurs de Friedrichshain envoyèrent immédiatement une délégation sur le site de Stalinallee. Ils se mirent d’accord sur le fait que l’unité était la meilleure arme contre la répression et les représailles, et décidèrent de marcher ensemble en direction des bureaux du gouvernement, en signe de protestation.

Les travailleurs du Bloc 40 de Stalinallee et Friedrichshain passèrent par d’autres chantiers, où les travailleurs laissèrent immédiatement leurs outils et rejoignirent la marche. Entre 6 000 et 10 000 travailleurs marchèrent devant les bureaux fermés du syndicat dans Wallstrasse, jusqu’au siège du gouvernement. Leurs rangs furent grossis par d’autres travailleurs, des femmes au foyer, et des jeunes de tout Berlin. L’un des observateurs, Robert Havemann, décrivit plus tard cette manifestation dans son livre L’homme aliéné ; il fut d’abord alerté par un bruit étrange venant de Stalinallee :

« Ce n’était pas le bruit des grues ou du grincement des ascenseurs du chantier, en aucun cas un bruit technique. C’était des voix humaines. J’allais jusqu’à la fenêtre et vis comment une petite procession de travailleurs du bâtiment s’était formée derrière une bannière grossièrement peinte sur place, et avait juste commencé à se mettre en route. Je lus 'A bas les 10 % d’augmentation des normes'. C’était un spectacle émouvant, car la petite procession grossit en un instant en une énorme manifestation. Ils arrivaient de tous côtés, dans leur tenue de travail, attirés comme des bouts de fer vers un aimant…on pouvait voir dans le défilé beaucoup de jeunes qui ne portaient pas de tenue de travail. Ils avaient rejoint avec enthousiasme la manifestation. Ils criaient en coeur : "nous sommes des travailleurs, pas des esclaves ! Mettez fin au racket ! Nous voulons des élections libres !" »

2.2 Les travailleurs s’organisent

Une vaste foule se rassembla finalement devant la Chambre des Ministres, pour être haranguée par une succession de représentants du Parti, mais jamais par Pieck et Grotewohl. Les seuls ministres qui apparurent furent Rau et Selbmann, le dernier étant un ancien travailleur qui avait le respect d’un bon nombre de gens du peuple. Un travailleur leur remit les revendications suivantes : • réduction immédiate de 10 % des normes de travail, • réduction immédiate de 40 % des prix des produits de première nécessité, • renvoi des fonctionnaires ayant commis de graves erreurs, • démocratisation du parti et des syndicats à partir du bas, • l’initiative pour la réunification de l’Allemagne ne doit pas être laissée au gouvernement de Bonn, le gouvernement de RDA doit retirer toutes les frontières existantes, • unification du pays à travers des élections libres à bulletin secret, et combat pour une victoire des travailleurs aux élections. Le secrétaire du SED de Berlin grimpa sur une tribune improvisée et annonça l’annulation de l’augmentation de 10% des normes de travail. Mais c’était trop peu, trop tard. Déjà le mouvement de masse des travailleurs était allé plus loin que les revendications économiques, pour réclamer un changement politique : des élections libres et l’unité nationale. Alors que les Ministres essayaient de disperser la foule, les ouvriers chantèrent devant Rau et Selbmann "nous sommes les vrais communistes, pas vous". Finalement, un travailleur se leva pour appeler à une grève générale le jour suivant.

2.3 La grève générale

La direction du SED envoya des agitateurs, dans des camions munis de porte-voix, pour expliquer que les normes de travail honnies avaient été annulées, et pour convaincre les masses qu’il n’y avait plus de causes de mécontentement. Les camions furent pris par des travailleurs en colère qui s’en servirent pour étendre l’appel à la grève. L’appel fut entendu.

Le 17 juin, 300 000 travailleurs de toute la RDA furent touchés, y compris les métallos de Henningsdorf, les employés du Reichsbahn-Bau-Union, et les travailleurs de tout le coeur industriel du centre de l’Allemagne. A Berlin uniquement, près de 180 000 travailleurs paralysèrent le métro, les trams, le chemin de fer, les chantiers. Les travailleurs d’Osram, de Plania-Siemens et d’AEG à Treptow rejoignirent le mouvement. A un meeting de masse le matin du 17, les slogans des ouvriers berlinois se firent encore plus radicaux qu’auparavant. Des appels furent lancés pour le renversement du gouvernement, et le remplacement du "gouvernement des ouvriers et des paysans" des bureaucrates du SED par un gouvernement réellement sous le contrôle des travailleurs.

La révolte s’étendit à travers la RDA, avec des travailleurs s’attaquant aux bureaux du parti, brûlant les dossiers, libérant les prisonniers politiques, occupant les mairies et bâtiments administratifs, et même causant des dégâts dans les postes de police. A Halle et Erfurt, il y eut des combats de rues sanglants avec la police. Dans tous les cas, les grèves et manifs émanaient des vieux centres de militantisme ouvrier datant des années révolutionnaires qui ont suivi la guerre de 1914-1918 : Bitterfeld, Halle, Leipzig, Merseburg et Magdeburg. Des grèves éclatèrent au Neptun- Werft de Rostock, aux usines Zeiss de Jena, Lowa à Goerlitz, les usines de locomotives de Babelsberg et les aciéries de Fuerstenwalde et Brandenburg. A la gare ferroviaire de Halle, une énorme banderole fut accrochée, visible pour les passagers des trains allant vers et venant de l’Ouest : "nettoyez votre merde à Bonn, nous nettoyons Pankow de fond en comble !". Les voyageurs ouest-allemands de l’autoroute entre Helmstedt et Magdebourg mirent sur pied une affiche montrant le Secrétaire Général du SED Walter Ulbricht avec le leader ouest-allemand Adenauer. Ils étaient sur l’échafaud, et au-dessus le slogan : "l’union fait la force !".

3 Les staliniens avancent

Le 17 juin, plus de 25 000 soldats soviétiques et des centaines de tanks entrèrent dans Berlin, et la loi martiale fut établie. Les ouvriers résistèrent avec des armes artisanales, mais tout était contre eux. Le cœur de la résistance fut écrasé brutalement : un grand nombre d’ouvriers furent abattus dans les rues, six grévistes furent exécutés, quatre emprisonnés à vie, et des dizaines de milliers arrêtés et jugés. Le mécontentement continua pendant des semaines ; les ouvriers de Leuna furent harangués par Ulbricht le 24 Juin à un meeting où seulement 1 300 travailleurs étaient là sur un total de 23 000 ! Même pas la moitié des membres du SED de l’usine étaient présents. La moitié des grévistes étaient encore sur la brèche le 18, et dans les centres militants comme Kablewerke à Köpenick et au Block 40 de la Stalinallee, la grève continua jusqu’au 21. Mais le soulèvement lui-même avait été écrasé, et pour le moment la dictature du SED sur la classe ouvrière était consolidée. La bataille était finie, mais les contradictions sociales profondes qui l’avait provoquée ne l’étaient pas. Elle devait continuer et s’approfondir, conduisant finalement à la destruction du stalinisme et de la RDA elle-même au cours des événements de 1989.

4 La nature du mouvement

Contrairement à ce que propagea la propagande de l’ouest, pendant et après le soulèvement, ce n’était pas simplement une amorphe "révolte du peuple", c’était par-dessus tout une lutte de la classe ouvrière. La colonne vertébrale de ce soulèvement fut représentée par les travailleurs de l’industrie lourde. L’appel à des meetings de masse de travailleurs sur les lieux de travail étaient les premiers pas vers la formation d’organisations indépendantes de travailleurs. Elles employaient souvent les structures officielles des syndicats, mais élisaient des comités de grève indépendants. Dans de nombreux cas, les cellules du SED présentes sur les lieux de travail furent dissoutes et remplacées par de nouvelles formes d’organisation. Les comités de grève démirent les directeurs d’usine de leurs fonctions, protégèrent les usines des sabotages et organisèrent des services d’urgence pour au cas ou. Sur les chantiers "Walter Ulbricht" de Leuna, 20 000 travailleurs demandèrent la fin des augmentations, le remplacement des directeurs, le désarmement des milices d’usine du SED, le départ du gouvernement, et enfin mais ce n’est pas la chose la moindre, le changement de nom de l’usine ! Le comité d’usine organisa sa propre radio et envoya 1 500 délégués à Berlin faire de l’agitation pour l’extension de la grève générale. C’est dans le triangle industriel Halle-Bitterfeld-Merseburg appelé le "coeur rouge de l’Allemagne", que les organisations les plus révolutionnaires émergèrent. A Halle, toutes les directions d’usines en grève se réunirent dans le centre-ville pour élire un comité, représentant non seulement la plus grande partie des usines importantes, mais aussi les étudiants, les "cols blancs" et les petits commerçants. A Bitterfeld le comité central de grève comprenait des représentants des étudiants et des femmes au foyer. A Merseburg, les travailleurs de Buna et Leuna se réunirent dans un parc public pour élire un comité inter-usines. Dans chacune de ces villes, l’organisation des services de distribution du gaz, d’électricité, la radio, la presse, les services publics et d’urgence étaient organisés démocratiquement par les organisations de travailleurs. Leurs tâches comprenaient également l’organisation d’équipes nettoyant les slogans officiels du SED sur les murs ! A Bitterfeld, le comité de grève organisa ses propres milices pour protéger le centre-ville. Les unités de police locales furent neutralisées et les prisonniers politiques relâchés. Mais ce qui manquait par-dessus tout, c’était l’établissement d’une direction nationale, à travers la RDA, qui puisse unifier les comités ouvriers en un centre de pouvoir alternatif au régime du SED. Une telle direction alternative aurait pu agir rapidement pour renverser le gouvernement, démanteler l’appareil de répression, pour établir le pouvoir démocratique des travailleurs. Cela aurait signifié une insurrection armée à travers la RDA.

4.1 La question du parti

Ce qui manquait également, c’était un parti politique avec le but clairement établi du renversement révolutionnaire du régime stalinien. Un parti révolutionnaire aurait représenté les aspirations démocratiques des travailleurs, les dirigeant contre la bureaucratie toute entière, promouvant les formes d’organisation démocratiques de la classe ouvrière, et le renversement du régime par des conseils ouvriers démocratiques. Il aurait été capable de promouvoir par exemple l’idée de la nécessité pour le soulèvement de se donner une direction nationale élue, la formation de véritables conseils ouvriers basés sur les comités de grève, et une insurrection armée. Il aurait pu diriger le mouvement vers une révolution politique : le renversement de la bureaucratie, la saisie de l’appareil de planification et son placement sous le contrôle des travailleurs. Mais les circonstances n’ont pas permis la création d’un tel parti.

5 Notes et sources

  • Article de Pouvoir Ouvrier