Groupe trotskiste vietnamien en France

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« Travailleurs indochinois » du camp de Sorgues vers 1942

Un groupe trotskyste vietnamien assez conséquent fut constitué pendant la Seconde guerre mondiale parmi la main d’œuvre importée de force d’Indochine par la France.

1 Contexte

1.1 Le trotskysme au Vietnam

Le Parti communiste indochinois est fondé en 1930 à Hong Kong par les réseaux du Komintern et en particulier du Parti communiste chinois. Il sera dirigé par Nguyên Ai Quôc (Hô Chi Minh).

Tạ Thu Thâu lors de son arrestation en 1930

L’Opposition de gauche s’y était constituée dès 1929-1930 parmi les étudiants vietnamiens qui avaient fait « le voyage de France » comme disaient alors ceux qui pouvaient venir terminer leurs études dans les universités françaises. Au contact des oppositionnels en France, ces étudiants avaient été marqués par les critiques de Trotsky, en particulier sur la ligne politique catastrophique du Komintern en Chine (l’alliance jusqu’auboutiste avec le Kuomintang). Parmi eux, Ta Thu Thâu, qui sera expulsé en 1930 à la suite d’une manifestation qu’il avait organisé le 24 mai devant l’Élysée pour protester contre les condamnations à mort des révoltés de Yen Bay. À Saigon, il deviendra la figure emblématique du trotskysme vietnamien et sa popularité dépassa largement les frontières de son mouvement. Aux élections municipales de 1939, il obtint 80 % des voix.

1.2 Le trotskysme en France

La situation des trotskystes pendant la guerre est d’autant plus difficile qu’ils sont peu nombreux, qu’ils sont divisés en deux organisations (le Parti ouvrier internationaliste et le groupe Barta), qu’ils sont poursuivis aussi bien par Vichy que par les nazis, beaucoup ont été arrêtés et déportés. En outre, ils doivent être extrêmement prudents vis-à-vis des staliniens qui les calomnient à outrance, les qualifiant notamment « d’hitléro-trotskystes » depuis les procès de Moscou de 1936 à 1938, et qui n’hésitent plus à les assassiner dans le contexte d’exacerbatioon de violence de la guerre.

1.3 La Seconde guerre mondiale

Pendant la Seconde guerre mondiale, la France s’est appuyé sur son empire colonial pour soutenir son effort de guerre. L’Indochine en faisait partie[1]. Près de 25.000 công binh, ouvriers, et chiên binh, tirailleurs indochinois, qui furent réquisitionnés dès 1939[2]. Les autorités français les rangeaient dans la catégorie ONS (Ouvriers non spécialisés), et surtout les rangeaient dans des camps, qui existeront jusqu'en 1952.[3] On les appelait aussi les Linh Tho (travailleurs soldats)[4].

Quelques tentatives de créer des associations parmi ces ONS avaient déjà existé à Marseille. En 1940 dans le camp des Baumettes (en fait, la prison qui servait de cantonnement aux ONS) des interprètes avaient créé l’Association mutuelle des ONS Indochinois Tuong binh Tuong tê dans un but d’entraide. Une seconde tentative eut lieu en 1942-1943 au camp de Mazargues avec la création d’un autre mouvement Hop Quân (S’unir).

Cette masse déracinée, encline à la révolte vu sa situation, intéressait beaucoup de camps politiques.

Par ailleurs en septembre 1940, le Japon envahit l'Indochine française. En mai 1941, les staliniens créent le Việt Minh, un front indépendantiste et anti-japonais qu'ils dirigent.

2 Constitution du groupe

2.1 Premières diffusions

Lorsque la guerre éclate en 1939, les trotskystes vietnamiens en France ne sont que trois ; parmi eux un élève ingénieur Hoàng Dôn Tri, dit Pierre. C’est le seul qui a un peu d’expérience et de formation politique : au Viêt Nam il avait été l’élève de Ta Thu Thâu avec lequel il avait milité au sein du groupe La Lutte. Mis au courant de la présence de plusieurs milliers de leurs compatriotes ONS, ils rentrèrent en contact avec eux à partir de fin 1941-début 1942 par l’intermédiaire d’interprètes qui avaient déserté les camps de la « zone libre » où une misère extrême sévissait.

Un article du 20 janvier 1942 du journal clandestin La Vérité « Organe central des Comités Français pour la IVe Internationale » dénonçait la situation révoltante des « Indochinois victimes de l’Impérialisme français ». Certains de ces déserteurs avaient rencontré des militants trotskystes dont Claude Bernard dit Raoul membre du Comité Communiste Internationaliste, une des deux organisations se réclamant de la IVe Internationale. Hoang Khoa Khoi[5] racontait :

« Nous étions quelques interprètes à avoir déserté, cela nous était plus facile qu’à d’autres car nous parlions français. Nous vivions dans la banlieue parisienne où les contrôles étaient moins stricts que dans la capitale. Un jour, un de nos camarades nous dit avoir rencontré un “ communiste ” ; par la suite il nous fut présenté. Nous étions très impressionnés en particulier parce qu’il avait un livre de Karl Marx dans la poche, ce qui, à l’époque, nous semblait très téméraire ! Nous étions aussi étonnés de l’entendre critiquer Staline et il nous expliqua la politique de la IVe Internationale. Par la suite nous rencontrâmes un camarade vietnamien à qui nous avons expliqué la situation lamentable et révoltante qui existait dans les camps des ONS indochinois. Il fut alors décidé d’intervenir dans les camps au moyen de tracts »[6]

D’autres désertions furent organisées par le Groupe.

Malgré toutes les difficultés de la situation, les trotskystes se fixent comme objectif d’organiser les « masses indochinoises des camps ». En 1943, un premier tract du Groupe Bolchevick Léniniste Indochinois (G.B.L.I.) « en immigration en France » est distribué dans les camps de travailleurs. Il expliquait la nécessité de l’union des vietnamiens et du « prolétariat français » pour aboutir à l’indépendance du Viêt Nam. Par ailleurs, il mettait en garde contre De Gaulle résistant certes mais représentant de la bourgeoisie, militaire et réactionnaire. Une première cellule bolchevique-léniniste se mit en place avec deux ingénieurs et quatre interprètes déserteurs. Comme le disait alors un des protagonistes « à partir de cette date le mouvement trotskyste “racinait” dans les camps ONS ».

2.2 Contre tout impérialisme

Les staliniens ne menaient plus vraiment de travail anticolonial en France, depuis 1935 et leur tournant vers le réformisme et le nationalisme pour s'adapter au Front populaire. C'était encore plus vrai pendant la guerre après la rupture Hitler-Staline : il ne fallait rien faire contre le camp des Alliés, et donc surtout pas risquer d'affaiblir les Français et les Anglais en sapant leurs colonies.

De son côté, le camp nazi s'affaiblissait militairement et cherchait à recruter des troupes parmi les sujets coloniaux des Alliés, leur faisant miroiter les avantages qu’ils auraient à collaborer avec le Reich « ennemi de l’impérialisme français et britannique ». Ils tentent de recruter sur le mode de la légion indienne de Shandra Bose, une légion indochinoise et nord-africaine au sein de l’émigration en France. De fait, plusieurs centaines d’Indiens nationalistes avaient été recrutés dans les camps de prisonniers allemands en Afrique du Nord pour se battre contre leurs colonisateurs britanniques sous l’uniforme allemand. Le voyage volontaire de certains étudiants nationalistes de Paris en Allemagne dont Nguyễn Khắc Viện[7] était déjà un indice du danger que représentait ce genre de proposition.

En mars 1944, la diffusion d’un second tract eut un impact considérable. Il cible l’impérialisme allemand comme principal ennemi et dénonce « les petits bourgeois nationalistes qui cèdent aux sirènes allemandes ». Un important effort de propagande fut fait par quelques personnes pour convaincre les Indochinois qu’ils n’avaient rien à gagner à combattre aux côtés de l’Allemagne nazie ; qu’il était illusoire de croire aux promesses allemandes et que le nazisme avec sa doctrine raciste ne pouvait, en aucun cas, être une promesse de liberté pour les colonisés. Une quarantaine de volontaires répondirent à l’appel d’un certain Dô Duc Hô, qui à la Libération fut condamné à 20 ans de prison. Cette action fut non seulement une victoire, elle créa aussi un sentiment de reconnaissance et de respect vis-à-vis de ceux qui l’avait menée.

Cela encouragea aussi un certain esprit de résistance à l’intérieur des camps et, de fait, des petits groupes liés par l’amitié se soutenaient mutuellement. Ce fut par la suite quasiment l’ensemble des ONS et des Tirailleurs qui osèrent tenir tête à l’administration comme en témoignèrent en 1944 diverses grèves, de Vénissieux à Marseille. Les désertions se multiplièrent et un certain nombre de Vietnamiens rejoignirent les maquis[8].

2.3 Front unique et auto-organisation

En juillet 1944, le Groupe Bolchevik Léniniste indochinois lançait dans tous les camps l’appel à former des comités de base représentatifs pour la formation d’un congrès national. À Paris, des contacts avaient été pris avec des intellectuels nationalistes afin d’unir tous les Vietnamiens de France dans un organisme réellement représentatif qui pourrait représenter une réelle force dans les rapports avec le futur gouvernement français.

En août 1944, alors que l’effondrement du régime de Vichy entraînait un bouleversement total et une effervescence politique générale, des élections furent organisées dans tous les camps regroupant des Indochinois afin qu’émergent ces comités. À tous les échelons, du détachement à la compagnie, de la compagnie à la Légion, des représentants sont élus. En septembre une délégation provisoire des Vietnamiens de France est créée à Paris. Comme le notèrent des militants, « ces mots d’ordre eurent un retentissement et un résultat dépassant nos espérances. Il faut cependant remarquer que toute cette orientation était imprégnée de “perspectives révolutionnaires immédiates” qui régnaient à cette époque dans la section française ». Il s’agissait aussi d’éviter que les 25 000 Indochinois ouvriers et soldats ne soient représentés par l’Amicale des Indochinois de Paris qui regroupait alors des « intellectuels », éloquents et instruits mais très loin des préoccupations de la majorité de leurs compatriotes auxquels ils s’étaient peu intéressés. Diverses commissions concernant l’organisation de la jeunesse, de la santé, de l’alphabétisation, du sport… se mirent en place. Ce vaste mouvement de démocratie directe permit qu’au mois de décembre 1944 se tint en Avignon le congrès de création de la Délégation Générale des Indochinois en France. Durant trois jours, 90 délégués de tous les camps de France et une centaine d’observateurs débattirent autour de trois points essentiels : la nécessité de l’union des Vietnamiens sans distinction d’opinions politiques ou religieuses ; la lutte pour leurs droits et leurs intérêts en France, en particulier ceux des ONS et des Tirailleurs ; enfin l’exigence pour le Viêt Nam d’un régime politique démocratique pourvu d’une Assemblée parlementaire élue au suffrage universel par la population (sans distinction de sexe). Le mot indépendance n’est pas prononcé mais tout le monde comprenait que le processus d’élections libres et démocratiques amènerait vers l’indépendance et l’unification des trois Ky (Tonkin, Annam et Cochinchine).

Les trotskistes diffusèrent un journal nommé Vo San (Prolétariat), en novembre 1944. Ils diffusèrent par la suite également des bulletins et deux brochures théoriques, l’une signée Anh Van et une autre, anonyme, à propos de Ta Thu Thâu.

Mais ils concentrèrent leurs forces de propagande dans une logique de front unique avec d’autres composantes politiques nationalistes, et même s'ils avaient l'ascendant dessus, ils respectaient les divergences d'opinions. Comme le disait l’historien du mouvement, Dang Van Long : « L’expérience a montré que l’union sans la démocratie, sans liberté de jugement et de critique conduit inévitablement au régime dictatorial d’un seul parti ». Dans le cadre de ce front fut créé un journal plus large (décrit comme centriste de gauche par les trotskistes), Tranh Ðấu (La lutte).

Ce journal s'adressait largement à la grande masse des ouvriers d’origine rurale, analphabètes en grande majorité et sans connaissances des organisations politiques. Le premier numéro ronéoté, qui parut le 5 avril 1945, abordait les aspects les plus divers de la politique vietnamienne et la défense des intérêts des ONS. Ce journal devint extrêmement populaire, et hégémonique dans les camps (à 90% selon certains).

Les Vietnamiens proches ou membres du PCF – absents des luttes dans les camps durant l’occupation et dont l’influence était, à ce moment là, minoritaire – proposaient aux tirailleurs et aux ONS de s’engager dans le Corps expéditionnaire français pour aller combattre le Japon en Indochine dans le cadre de la France nouvelle. Une position qui passait difficilement.

Le 19 octobre 1945, le gouvernement français décréta la dissolution de la Délégation Générale et arrêta un certain nombre de ses représentants. Il avait utilisé pour cela la loi qui avait permis d’interdire les ligues d’extrême droite après le 6 février 1934. Quelques semaines plus tard, le 2 décembre, une assemblée extraordinaire organisée au camp de Mazargues, à Marseille, créait le Rassemblement des Ressortissants vietnamiens en France. Aux forces déjà présentes dans l’ancienne organisation se joignaient deux représentants du PCF, preuve du caractère pluraliste du mouvement.

3 L'essor du Viêt Minh

3.1 Révolution d'Août au Viet Nâm

Dans les années 1930 au Viet Nâm, les trotskistes pouvaient rivaliser avec les staliniens, d'autant plus que ces derniers étaient embarrassés par les directives de Moscou pour la modération, le respect de l'alliance avec le Front populaire dirigeant en métropole, etc. Mais la guerre va porter un coup dur. Ta Thu Thâu est arrêté en 1939, et le basculement dans la résistance militarisée va favoriser le Việt Minh, qui dispose de bien plus de moyens. Par ailleurs en 1940 le Japon envahit l'Indochine, et les staliniens peuvent alors déclarer une lutte ouverte contre les « fascistes japonais ».

Étendard du groupe La Lutte.

Après la capitulation japonaise en août 1945, la Révolution d’Août enflamme le pays et un conflit d'orientation apparaît à nouveau, mais les staliniens sont en position de force. Le Vietminh s’empare rapidement du pouvoir laissé vacant. Du Nord au Sud, qui croit à son indépendance. À Saigon, les trotskystes du groupe La Lutte et ceux de la Ligue Communiste Internationaliste participent aux grands rassemblements et créent des milices armées pour s’opposer aussi bien au retour des colonialistes qu’à l’armée de Leclerc qui, à partir d’octobre, commence la reconquête du Nam Bo [Cochinchine].

Ho Chi Minh cherche à utiliser son rapport de force, mais cherche aussi à se présenter comme respectable. S'il déclare l'indépendance à Hanoi le 2 septembre 1945, il négocie les modalités de l'indépendance avec la France, et refuse d'aller vers une révolution socialiste. En gage de bonne volonté, il dissout le PCI en novembre 1945 (son appareil existant toujours dans le Viêt Minh en réalité). Pour les trotskistes, fidèle au principe de révolution permanente, « la libération nationale sans la prise en main des entreprises par les ouvriers, sans la maîtrise des paysans sur les terres ne serait pour les exploités, immense majorité de la population, qu’un changement de maîtres ; le pouvoir de s’assujettir le travail d’autrui subsisterait »[9].

En octobre 1945, l’organe du Comité Central du PCI, Co Giai Phong, appelait à «  abattre immédiatement les bandes de trotskystes », ce qu’il justifiait ainsi : « Au Nam Bô, ils [les trotskystes] réclament l’armement du peuple, ce qui épouvante la mission anglaise, et l’accomplissement intégral des tâches de la révolution bourgeoise démocratique dans le but de diviser le Front National et de provoquer l’opposition des propriétaires fonciers à la révolution »[10]. Alors que certains trotskystes tombent lors des combats contre les troupes françaises de Leclerc, d’autres, dont Ta Thu Thâu, au même moment sont assassinés par les staliniens. La tragédie du POUM espagnol se répète dans les rizières de Cochinchine.

En France, ces faits ne furent connus que beaucoup plus tard. La difficulté d’établir des liens avec le Viêt Nam a même parfois amené la revue Quatrième Internationale à affirmer que les trotskystes faisaient partie du Vietminh. Qu’un certain nombre d’entre eux aient rejoint la résistance ne faisait aucun doute, mais avec leur « drapeau dans la poche » afin d’éviter une balle dans la nuque.

3.2 Les représentants du Viêt Minh en France

En mars 1946, se tient à Paris une conférence entre les délégués de la France et du Viêt Nam qui aboutit à la reconnaissance par la France de la République démocratique du Viêt Nam dans le cadre de l’Union française. Le 31 mai, Hô Chi Minh quitte Hanoi pour Paris avec une délégation vietnamienne à la conférence de Fontainebleau.

À son arrivée à l’aéroport, la délégation est accueillie par une foule de compatriotes dont les banderoles réclament l’indépendance totale et dénonce le cadre de l’Union Française. Si la communauté vietnamienne est unie et combative, elle n’est pas sur la ligne officielle du Viêt Minh (qui par ailleurs était aussi critiquée au Viêt Nam même par des nationalistes).

Une des tâches de la délégation durant cette conférence (qui s’éternise d’autant plus que les différents gouvernements de la IVe République se succèdent les uns après les autres) est de mettre sur pied une sorte d’ambassade : la « Délégation permanente de la République Démocratique du Viêt Nam » avec à sa tête Hoang Minh Giam et Tran Ngoc Danh. Une autre tâche est de réussir à trouver les moyens de convaincre les milliers de Linh Tho et de réduire l’influence des trotskystes. Hoàng Dôn Tri fut délégué par le groupe pour demander des explications à Hô Chi Minh sur la mort de Ta Thu Thau. Lors d’une entrevue avec Daniel Guérin, celui-ci avait répondu : « Ce fut un patriote et nous le pleurons  », avant d’ajouter : « mais tous ceux qui ne suivront pas la ligne tracée par moi seront brisés. » Interrogé à deux autres reprises sur ce sujet, il ne fournit jamais de réponse précise ou éluda tout simplement la question.

La Conférence de Fontainebleau ne donne rien (d’autant plus qu’elle est torpillée au Viêt Nam même par les agissements de l’amiral d’Argenlieu) et in extremis Hô Chi Minh signe un modus vivendi avec Marius Moutet, ministre de la France d’Outre-mer dans le gouvernement de Georges Bidault. Hô Chi Minh retourne au Viêt Nam mais avant d’embarquer à Toulon, il rencontre à Montélimar et au camp de Mazargues à Marseille les travailleurs vietnamiens qui lui font un accueil « fort tiède » et où les mots « Viêt Gian (traître) ne sont pas complètement couverts par les acclamations »[11]. Par ailleurs il conseille aux ONS de « travailler auprès de leurs frères français sans se préoccuper de politique. Il aura besoin au pays de travailleurs expérimentés et spécialistes. La politique est son affaire ; qu’ils se bornent eux, à mettre à profit leur séjour en France pour apprendre un métier. »

Un des premiers succès de Tran Ngoc Danh est d’arriver à « débaucher » la plupart des intellectuels qui avaient collaboré avec les trotskystes en particulier Trân Duc Thao et Nguyên Khac Viên. Le premier, avant d’être « un marxiste dérangeant »[12] fut un thuriféraire de Staline, et le second, un admirateur béat de Mao Zedung. La reprise en main des camps par Tran Ngoc Danh et les membres vietnamiens du PCF ne fut pas chose facile d’abord parce que leur politique avait été jugée néfaste et surtout parce qu’ils avaient été absents lors de la lutte des ONS pendant l’occupation et à la Libération. Dans les journaux proches des tenants de l’orthodoxie – Thuy Thu Lao Dong (Marins et Travailleurs), Cuu Quôc (Salut national) –, les attaques contre les organismes élus des ONS se font plus violentes et plus régulières. Dans les camps de travailleurs, le drapeau vietnamien rouge à l’étoile d’or était hissé au mât. Sur les ordres des autorités françaises, des soldats ou des policiers venaient chaque jour le descendre, occasionnant par là-même échauffourées et bagarres, voire passage à tabac des ONS. Les comités ONS et le comité central étaient déterminés à ne pas céder sur ce point quand ils prirent connaissance d’un communiqué de Danh qui recommandait d’arborer le drapeau français « symbole de la démocratie et de la liberté de pensée ». Le divorce ne pouvait être plus net.

3.3 Débats dans le Groupe Bolchevik Léniniste Indochinois

En 1946 un premier bilan interne à l’organisation[13] fait état du « désarroi dans le Groupe Bolchevik Léniniste Indochinois ». Ce texte, ainsi intitulé, est à destination du Comité Exécutif Européen de la IVe Internationale. Il fait état d’un conflit latent depuis une année, qui ne doit plus être considéré comme relevant de « conflits purement personnels » ou de « divergences tactiques » comme il en existe dans toute organisation en croissance mais d’un réel problème de fond qui touche au « problème de la construction du parti ». La préoccupation est essentiellement le passage de ce groupe encore peu formé à un militantisme à forts enjeux au Viet Nâm. Pour les auteurs, ce problème doit être cerné et résolu car « si les erreurs éventuelles du Groupe B. L. Indochinois n’ont pour l’instant de désastreuses conséquences immédiates, ils doivent bien se pénétrer de l’idée que selon les méthodes par lesquelles le Groupe aura été construit, selon les leçons que les camarades indochinois en auront tiré, dépend essentiellement l’avenir du Groupe en Indochine. Des erreurs comme celles qui ont eu lieu […] reproduites à l’échelle de la révolution indochinoise et des organisations qui y participent, auraient coûté les plus lamentables désastres. »

Dans la période qui suit la Libération, la participation du PCF à un gouvernement d’union nationale, malgré les acquis du CNR, sert d'éteignoir de la situation révolutionnaire en France et surtout dans les colonies (Indochine et Algérie). Cela laisse une place vacante pour un parti révolutionnaire, et en effet la section française de la IVe Internationale connaît alors une croissance sans précédent. On comprend donc l’importance, pour un petit parti, de cette expérience nouvelle et originale : être à l’origine d’un vaste « mouvement de masse » au sein d’un prolétariat colonial exilé. « Nous avons eu la chance unique de pouvoir former un groupe B. L. colonial dans un milieu d’émigration combattif, de pouvoir le conseiller pas à pas, de lui faire faire son apprentissage en quelque sorte sans que les dégâts causés par l’infantilisme soient d’une grande importance jusqu’à aujourd’hui. Ne pas utiliser cette chance avec la claire conscience que cette expérience est tout à fait capitale, non seulement pour le Groupe Indochinois lui-même, mais pour toute l’Internationale, serait une faillite politique grave. Dans le programme, le travail et l’expérience B. L., le problème colonial est à peine esquissé dans les grandes lignes et nous ne suppléerions pas à ce talon d’Achille théorique de la IVe Internationale par une attitude de “ laisser faire, laisser passer ” fort confiante dans l’avenir, certes, mais totalement irresponsable. » Le rapport examinait ainsi, la physionomie du Groupe : « Nous devons considérer que les camarades indochinois qui ont rejoint nos rangs sont en grande majorité des communistes militants de fraîche date. La plupart étaient nationalistes en général, peu ayant milité dans leur pays, quoiqu’ayant eu pour la plupart en France une attitude révolutionnaire dans les camps de travailleurs ou de tirailleurs, avant même que des regroupements se soient effectués. Ils ont une formation partielle. Très peu connaissent sérieusement la genèse, le développement et l’expérience du trotskysme dans ces 20 dernières années. Même lorsqu’ils sont bien formés, il faut toujours avoir à l’esprit que centrisme, opportunisme, ultra-gauchisme, aventurisme sont pour eux des termes qu’ils ont lu, qu’ils peuvent employer avec une certaine justesse dans les discussions mais qu’ils n’ont pas expérimenté […] Il leur est encore difficile de les reconnaître lorsqu’ils les rencontrent dans leur propre activité. La seule expérience concrète qu’ils aient est celle de la construction de leur propre groupe. Cette expérience est en fait très riche mais les leçons n’ont jamais été tirées à chaque étape. De telle sorte que pour eux le développement du groupe apparaît comme une succession de zigzags chaotiques sur beaucoup de questions. Et le problème étant aujourd’hui posé (bien en retard d’ailleurs) d’un tournant vers la construction réelle d’une section de la IVe dans l’émigration indochinoise en France, ils sentent le problème, mais ou bien ils restent désarmés devant lui ou bien ils y proposent des solutions centristes ou sectaires. J’ai déjà expliqué que les intellectuels coloniaux avaient tendance à considérer consciemment ou non le bolchévisme comme une mécanique efficace. Ils en retiennent le côté organisationnel, la souplesse tactique, les méthodes d’organisation des masses, l’efficacité des mots d’ordre, mais sans relier tout cela à une idéologie d’ensemble, ce qui mène à des conceptions éclectiques aventuristes, mitigées de Dragon Noir, de bolchevisme, de terrorisme, voire de mysticisme révolutionnaire […] Ce fait imprègne dans une certaine mesure la vie politique du groupe. »

Ces zigzags se retrouvent dans le bilan de l’action menée depuis la Libération. Encore faut-il préciser que, outre le manque de formation politique de la plupart des protagonistes (mais qu’ils acquièrent au fur et à mesure), ils avaient à faire face à des problèmes quotidiens très terre-à-terre vis-à-vis des ONS. Certains se souvenaient qu’une grande partie de l’énergie avait été consacrée à proscrire les jeux d’argent et à imposer des règles d’hygiène dans les camps, puis à se consacrer à l’alphabétisation (sur 18 000 analphabètes en septembre 1944, il n’en restait que 1 000 deux ans plus tard). Il n’est pas étonnant donc que, dans ces conditions, des questions stratégiques, comme la construction d’une organisation trotskyste indochinoise (en France), la place de ses militants dans une organisation de masse comme la Délégation générale des Indochinois ainsi que dans la revue Tranh Ðau posent toutes sortes de problèmes politiques que des militants de fraîche date ont du mal à cerner et à résoudre.

« Nous verrons plus en détail la confusion qui règne entre le Groupe B. L. proprement dit et le regroupement effectué autour du journal Tranh Ðau. Mais un exemple peut donner une idées des zigzags effectués dans la minute sur des problèmes stratégiques et tactiques importants. Ainsi l’attitude des camarades au sein de la Délégation générale Indochinoise s’est déroulée dans une continuelle incohérence. Quelques-uns ont d’abord pensé que la construction du parti passait par la Délégation et faisait de celle-ci une fin et non un moyen stratégique de regroupement des masses. Puis d’autres ont considéré la Délégation uniquement comme un paravent légal du travail du Tranh Ðau. Alors que certains parlaient au même moment de boycotter la Délégation, d’autres proposaient d’y prendre le pouvoir […] On pourrait croire que des divergences de ce calibre reposent sur des stratégies différentes, mais il n’en n’est rien, car il n’y a pas de stratégie en fait et de telles propositions sont simplement marquées d’impressionnisme à la petite semaine. Ainsi la grève des tirailleurs a été lancée, conduite et arrêtée dans la pire confusion [à ce jour nous n’avons trouvé aucun élément qui permette de savoir ce que fut cette grève, quand et où elle eut lieu]. Reproduite à l’échelle de la révolution indochinoise, de telles erreurs laisseraient le parti pantelant pour de longs mois. » Le bilan est sévère : « Aventurisme dans la grève des tirailleurs, opportunisme et ultra-gauchisme dans la question de la Délégation générale des Indochinois, sectarisme et centrisme sur la question du Tranh Ðau, voici les composantes actuelles du groupe B. L. Indochinois ».

Dès lors, on comprend que certains militants très actifs et dévoués aient eu quelques réticences à adhérer à la IVe Internationale, que certains intellectuels cèdent aux sirènes de la Délégation mise en place par Hô Chi Minh à la fin 1946.

Ce long réquisitoire est aussi un appel pressant à la section française de la IVe Internationale. « La responsabilité de ce désarroi porte en définitive sur la direction de la section française et le Secrétariat européen qui n’ont pas compris à temps à quel point de sérieux efforts devaient être dépensés en direction du Groupe Indochinois. Ils ont fait confiance sur parole à des rapports épisodiques sans chercher à vivre la vie collective et la croissance du groupe BL Indochinois. Dans la prochaine période la présence et l’aide continuelle de l’Internationale à chaque étape est une question vitale. »

Mais, malgré les termes rudes employés, il ne faudrait pas avoir une vision apocalyptique de la situation. En effet, le Groupe B.L. possède à son actif la mise en branle du mouvement dans les camps d’ONS et de tirailleurs et, au-delà de ses faiblesses, ses militants sont reconnus pour leur courage, leur dévouement et le travail accompli. En ce début 1946, ils sont toujours la seule force politique organisée présente dans les camps, les staliniens s’étant largement déconsidérés par leurs prises de position favorables à l’Union française.

4 Guerre d'Indochine et guerre froide

Fin 1946, la situation au Viêt Nam va brusquement s’accélérer. Le modus vivendi signé par Hô Chi Minh et Marius Moutet le 12 septembre après l’échec des discussions de Fontainebleau, n’empêche pas la situation de se dégrader sur place. Le 23 novembre, à la suite d’un conflit à propos des douanes qui s’est envenimé, trois navires français bombardent la ville portuaire de Haïphong faisant 6 000 morts essentiellement civils. La guerre d’Indochine vient de commencer. Le 19 décembre Hanoi est en insurrection, Hô Chi Minh lance un appel solennel « La Patrie est en danger ! L’heure de la lutte a sonné !... » avant de prendre le maquis avec son gouvernement.

En France, trotskystes vietnamiens et français apportent un soutien critique au Viêt Minh, c’est-à-dire qu’ils se veulent résolus et unis contre l’adversaire mais sans cacher les divergences politiques qui existent. Confortés dans leurs critiques contre les compromis passés, qui n’ont abouti à rien, ils réaffirment que la lutte pour l’indépendance complète du Viêt Nam doit se conjuguer avec des réformes sociales d’envergure. Ils engagent leurs forces dans la lutte contre « l’expédition coloniale en Indochine ».

Le 5 mars 1946, Winston Churchill dans un discours prononcé à l’Université de Fulton (USA) déclarait qu’un rideau de fer partageait désormais l’Europe en deux. Les menaces de la guerre froide qui allait couper le monde en deux blocs antagonistes s’amoncelaient.

En novembre et décembre 1946 lors des événements de Haïphong et Hanoi, le PCF ne participait pas au gouvernement, mais le 22 janvier 1947 cinq ministres communistes entrent au gouvernement du socialiste Paul Ramadier[14]. Encore une fois, les staliniens sont en porte-à-faux, participant à un gouvernement qui mène une guerre coloniale contre un mouvement dirigé par un parti frère...

Il oscille alors entre la solidarité gouvernementale et des appels à éviter « une guerre dispendieuse contraire à l’intérêt national au moment où il faut reconstruire le pays ». Le 18 mars, les députés communistes se sont abstenus dans un vote de confiance. Le 4 mai 1947 en refusant de voter la confiance au gouvernement les cinq ministres communistes se voient retirer leur délégation par le président du Conseil, Paul Ramadier, et sont renvoyés dans l’opposition. Une opposition qui sera très vigoureuse durant les mois suivants.

Ce changement de période est important à saisir dans la mesure où il conditionne ce qui se passe en Indochine. Car, dès 1949, la guerre fera partie de la Croisade du Monde Libre contre le Communisme d’où l’investissement croissant des USA dans le financement du conflit.

Le Groupe trotskyste vietnamien, au-delà des problèmes qu’il rencontre, continue son travail d’animation de différentes associations et ses publications de journaux et brochures. II est toujours en butte à l’hostilité du représentant de la délégation vietnamienne laissé par Hô Chi Minh, Trân Ngoc Danh. Ce dernier essaie de contourner les structures élues qui existent dans les camps en en créant d’autres. Dang Van Long se souvenait : « Devant les ONS il était toujours d’accord mais il cachait son jeu. C’était ça nuire aux autres en cachant son jeu. Le comité central des ONS avait organisé une collecte, Danh en parrainait une autre organisée par le groupe « le Salut National » qui nous était violemment hostile. à Marseille, il n’avait trouvé pour le soutenir qu’une bande de voyous que nous avions mis à la porte du camp à cause des trafics et des méfaits de toutes sortes qu’ils commettaient. Et bien, du jour au lendemain, ces énergumènes ont déclaré être fidèles à Hô Chi Minh et sont devenus membre du Salut National . » Ce recrutement aura des conséquences catastrophiques.

Avec le début des combats en Indochine se pose aussi au gouvernement le problème du retour des Indochinois dans leur pays d’origine. En France, la grande majorité des ONS manifeste régulièrement pour dénoncer la guerre coloniale, réclamer la paix pour certains, l’indépendance pour la plupart. Pour les autorités, ces Indochinois sont source d’agitation et de troubles, mais si on les renvoient ne risquent-ils pas de rejoindre les maquis d’Hô Chi Minh ?

5 Vers une organisation trotskyste vietnamienne autonome

La situation déclencha un débat au sein des trotskistes sur le front unique et son organe, le journal Tranh Ðấu. Ils estimaient alors qu'ils fallait favoriser désormais la construction d'un parti révolutionnaire pour faire face à l'accélération de la situation. Lors d’une conférence interne à Colombes (région parisienne), la majorité vota pour la dissolution du Tranh Ðấu. La minorité qui entendait poursuivre le journal et le Groupe étant composée de ceux qui justement en avaient la direction. Une autre réunion eut lieu à Sorgues en juin 1946. Toutes les tendances y furent conviées : les deux tendances trotskystes (majorité et minorité) et les nationalistes « de gauche ». Tout le monde se mit d’accord pour « liquider la politique centriste » et construire à terme une organisation strictement révolutionnaire. Plusieurs membres inorganisés du Tranh Ðấu rejoignirent alors le groupe Bolchévique-Léniniste.

Les 28, 29 et 30 juin 1947 se tenait à Paris le premier congrès des trotskystes vietnamiens. Les groupes de Paris et de Marseille avaient organisé la réunion avec des délégués venus de Lyon, Fontenay, Bergerac, Bordeaux… Au terme des travaux, une résolution sur les perspectives de la révolution vietnamienne fut votée tandis qu’un comité central de 9 membres titulaires et 2 suppléants était élu. Pour des questions de sécurité, tous les documents du congrès furent datés du mois d’août 1947. Dès lors le journal Vô San nouvelle série parut à nouveau et fut largement diffusé dans les camps. Un second congrès eut lieu en août 1948, un troisième en janvier 1950 et un quatrième en juin 1952, mais à cette date la plupart des travailleurs vietnamiens avaient été rapatriés.

Selon les documents de l’époque le nouveau parti compte plus de 500 membres, tous sont ouvriers ou « paysans pauvres ». C’est à cette époque l’une des plus grosses sections de la IVe Internationale avec une composition sociologique prolétarienne unique dans l’histoire du mouvement trotskyste international. Certains se souviennent : « Ce sont les cotisations des travailleurs vietnamiens en France qui ont fait fonctionner la IVe Internationale à cette époque ! »

Parallèlement, une brochure éditée par le PCI, la section française de la IVe internationale, intitulée Mouvements nationaux et lutte de classes au Viêt Nam connut un certain succès. Dû à la plume de Anh Van et de Jacqueline Roussel (pseudonyme de Marguerite Bonnet, agrégée de Lettres ayant rejoint le mouvement durant l’occupation, membre de la commission coloniale) ce texte de plus de 80 pages témoignait d’une connaissance approfondie, assez unique à l’époque, de la société vietnamienne et de ses problèmes.

Le rapatriement pour l’Indochine qui est une des premières revendications des ONS ne commence réellement qu’en février 1948[15]. La manière dont il s’opère est indigne et le mot est faible. Les autorités sont inquiètes de l’agitation qui règne contre la guerre en Indochine en France et en particulier dans les camps qu’elles soupçonnent d’être un vivier « d’agitateurs vietminh ». Le rapatriement s’apparente alors à des rafles avec force compagnies de CRS casqués et armés. L’ambiance est tendue dans toute la France à la suite des grèves parfois violentes. Le gouvernement mobilise toutes les forces de l’ordre, rappelle les réservistes et le contingent de la classe 1943. Dans le Nord l’armée est envoyée contre les mineurs. La répression est diversifiée : à Paris, Trân Ngoc Danh président de la délégation du Viêt Nam en France est arrêté et écroué à la prison de la Santé.

Dans un premier temps ce sont les délégués ONS qui sont visés par ces mesures de rapatriement expéditif. Ainsi que les plus combatifs : à Roanne, au 6e jour d’une grève, les gendarmes envahissent le camp et les travailleurs sont embarqués dans un train pour Marseille (lors du trajet un incendie réduira en cendres les wagons dans lesquels se trouvaient leurs maigres bagages). En février, les arrestations se multiplient dans les camps. 126 délégués arrêtés dans toute la France sont envoyés au camp de Bias, puis embarqués pour le Viêt Nam à Port-de-Bouc le 26 février. Arrivés au Cap Saint Jacques, ils seront remis aux forces militaires françaises. Certains sont emprisonnés, qui pour posséder un drapeau rouge à étoile d’or, qui pour un portrait d’Hô Chi Minh ou une carte de la CGT.

6 Massacre à Mazargues

Le camp de Mazargues situé dans la banlieue Est de la ville est le plus grand de France. C’est une des places forte du mouvement des ONS où, dès 1944, il fut mis fin aux jeux et aux trafics divers. Environ 2 000 Vietnamiens y vivent. Par manque de place, les autorités ont créé un second camp à environ deux kilomètres, appelé Colgate. Il est surtout utilisé pour regrouper les ONS en partance pour l’Indochine. Là, la discipline est quasiment inexistante et c’est là que vous se regrouper les éléments dénoncés par les trotskystes comme « malandrins, voyous et criminels ».

À la suite de l’expulsion des délégués ONS vers le Viêt Nam dont les plus connus étaient Hoàng Nghinh, Bui Dinh Thiêp, Nguyên Dinh Lâm… un certain relâchement dans la bonne tenue du camp se fit ressentir, ce qui fut, pour les soi-disant militants du groupe Salut National l’occasion d’investir la place. Quoique très minoritaire ce groupe se livra à des provocations diverses. Dang Van Long se souvenait : « Ce groupe se composait de 60 à 70 éléments. Outre les voyous, il y avait des membres de la 41e compagnie qui étaient originaires de Ha Tinh qui était la terre natale de Phan Nhuân et certains membres de la 12e compagnie. Ils injuriaient les gens en désaccord avec eux, les agressaient parfois. Il y avait une tension extrême dans le camp à cause d’eux. Quand ils étaient majoritaires dans une compagnie, ils interdisaient nos journaux. Malgré leurs attaques calomnieuses nous n’avons jamais procédé de la même façon, nous avons toujours préféré le débat démocratique. À la veille du rapatriement des premiers ONS, les Staliniens se sont efforcés d’effrayer les travailleurs coupables de ne pas s’inféoder à leur politique en les menaçant « des tribunaux de la république démocratique du Viêt Nam ». Les dirigeants des travailleurs furent qualifiés « de renégats et d’accusés en liberté provisoire » par leur journal Lao Dong. En février un membre du Comité d’autodéfense a reçu un coup de poignard. Au mois de mai durant la première quinzaine il y eut cinq agressions physiques contre des délégués ou des membres du comité. » Au début du même mois le Lao Dong publie une brochure en quoc ngu au titre évocateur : « Les travailleurs démasquent les traîtres trotskystes vietnamiens ». On y lit en autre : « Aux traîtres trotskystes vietnamiens nous disons : le jour de l’extermination de votre clique est arrivé. Plus vous crierez fort plus vite vous serez détruits. Aux camarades encore hésitants nous disons revenez à la patrie. La patrie généreuse acceptera tous ses enfants vietnamiens. Chaque jour où vous resterez liés aux traîtres trotskystes vietnamiens est un crime de plus à votre actif. Ne tardez plus vous en supporteriez les conséquences avec eux. »[16]

Le 14 mai, deux trotskystes sont roués de coups par des staliniens devant leur responsable réduit à l’impuissance par les agresseurs. Dang Van Long : « Le soir du 15 mai le Comité d’autodéfense chargé de la sécurité du camp apprit que le groupe Salut National organisait une réunion dans un réfectoire. Comme par le passé ils avaient dressé des listes de personnes à éliminer, et comme les violences des jours précédents ne laissaient rien présager de bon, la nouvelle se répandit qu’ils préparaient l’élimination de leurs opposants les plus farouches. En un clin d’œil des dizaines d’ONS sortirent des baraques pour se joindre au groupe d’autodéfense se munissant de manière préventive de toutes sortes d’armes et d’objets divers. Jamais, nous Trotskystes, n’avons donné l’ordre d’aller attaquer cette réunion. L’extrême tension des jours précédents avait rendu Mazargues comme un baril de poudre, cette réunion a été l’étincelle fatale. Nous avons essayé de calmer la situation, mais c’était impossible. Des gens qui n’avaient rien à voir avec tout ça ont même été menacés ; c’était une nuit d’horreur. »

Des témoins affirment que des ONS avaient ceint leur front de tissu blanc : signe de reconnaissance pour une rixe dont ils savaient qu’elle aurait lieu dans le noir ? ou ce signe du deuil vietnamien était-il un avertissement que l’affaire allait être sanglante ? Personne n’a répondu à la question. Une violente dispute éclate entre les deux groupes. Soudain, la lumière est éteinte dans tout le camp[17], l’affrontement éclate, violent, meurtrier, des détonations, des clameurs et des cris sont entendus jusqu’aux abords du camp. La police est prévenue par la standardiste du camp (une Irlandaise mariée à un interprète vietnamien) mais reste à la lisière n’entrant qu’au matin pour découvrir cinq morts[18] et une soixantaine de blessés dont certains, très gravement atteints, resteront handicapés à vie. Lê Van Dich le responsable du Salut National est parmi les victimes. Beaucoup d’ONS ont quitté le campement après les violences, certains sont partis en ville, d’autres au camp Colgate. Dans un rapport de police du 19 mars, il est signalé que « 130 Indochinois ont quitté d’autorité le camp Viêtnam pour le camp Colgate. Il s’agit d’éléments de la 12 Cie qui seraient favorables à la politique de Bao Dai. Selon l’encadrement, 400 travailleurs ont déserté le camp pour passer la nuit en ville. » [19]

Deux jours plus tard, Bui Ngan, responsable du comité d’autodéfense qui s’était caché dans un poulailler proche du camp se trouva cerné par des policiers en armes. Selon eux, il fit feu et fut alors abattu immédiatement.

Dang Van long : « Au lendemain des affrontements nous pleurons tous les morts. C’est un deuil pour l’ensemble des ONS. Nous avons de la compassion pour l’ensemble des morts et des blessés. Nous ne les considérons nullement comme des ennemis mais comme des victimes de M. Danh et du groupe Salut National, c’est-à-dire de ceux qui usèrent des calomnies à la place de l’argumentation, qui abusèrent de la violence pour imposer aux ONS une politique qu’ils refusaient. »

Le message adressé « aux Vietnamiens de France » par Trân Ngoc Danh le 18 mai, dans lequel « il regrettait l’incident sanglant de Marseille et réprouvait totalement tous actes de violence entre compatriotes contraires à la politique de large union nationale préconisé et poursuivie par le gouvernement du président Hô Chi Minh », fut ressenti par certains comme le comble du cynisme.

La presse locale fit ses gros titres sur « La Saint Barthélemy indochinoise », sur « La secte des Tu Vê organisme d’exécuteurs du groupe trotskyste de la IVe Internationale »[20]. Certains articles regorgent de poncifs coloniaux et racistes : « Sauvage scène de carnage au camp indochinois » (Le Méridional). « Ce fut un carnage et les hommes s’adonnèrent à des scènes de sauvagerie inexplicable » (commissaire principal Mevel). « Déchaînés, assoiffés de sang, les attaquants sautèrent sur leurs camarades » (Le Provençal du 17 mai). Force détails sont donnés sur les yeux crevés ; un corps transpercé par un tube de métal, fiché sur le sol comme un papillon ; les râles des blessés…

Pendant plusieurs jours le bruit courut que des cadavres avaient été enterrés à la hâte dans le camp, puis que des groupes de tueurs se cachaient dans les calanques… Ce n’est que le 22 mai que Le Provençal commence à publier les déclarations de la Délégation Générale des Travailleurs Vietnamiens qui « attribue la responsabilité des évènements à des éléments qui, depuis trois mois, se sont livrés à des provocations incessantes allant jusqu’à menacer et frapper violemment certains représentants démocratiquement élus par les travailleurs ». Une déclaration de la section vietnamienne de la IVe internationale va dans le même sens.

Environ 80 arrestations sont opérées. Après enquête, dix-huit ONS sont inculpés. Rapidement un des délégués élus du camp et responsable du comité d’auto défense, Do Than Ky, 28 ans, est désigné comme le maître d’œuvre de l’attaque. C’est le plus jeune des inculpés, tous les autres ont plus de trente ans. Un comité de défense des travailleurs vietnamiens se met en place et publie un bulletin dès le mois d’août 1948. Sous le parrainage d’André Breton, Benjamin Perret ou encore René Dumont, il s’oppose à la manière brutale qui est la règle pour les rapatriements et pour la défense des emprisonnés.

6.1 Le procès

Do Tham Ky et certains de ses camarades ont pour avocat Émile Pollak qui quelques années plus tard deviendra un ténor du barreau marseillais. Le procès commence le 6 mai 1952 à la Cour d’Assises d’Aix-en-Provence. Parmi les dix-huit inculpés, dix ont été mis en liberté provisoire. Entre temps, 52 autres inculpés avaient bénéficié de non-lieu et un certain nombre avait été présenté devant un tribunal correctionnel pour coups et blessures. À cette date, la quasi-totalité des ONS ont été rapatriés. Les témoins, y compris ceux à décharge pour les accusés, ont été renvoyés « à la demande du représentant de l’empereur Bao Dai à Marseille selon lequel ils se livraient à des activités subversives dans les milieux indochinois » d’après Le Monde. Le 20 juin 1950, le camp de Mazargues était vide de tout Indochinois[21]. La presse, certes mieux renseignée qu’en mai 1948, n’en continue pas moins à égrener les clichés les plus éculés sur les Annamites : « Comme ils sont sages et courtois ces hommes que leur race a prévu de la taille “garçonnet” » ; « Imaginez un vol de corbeaux se battant sous un ciel obscur. Il y a des corbeaux morts et des corbeaux blessés. Un coup de filet arrête les corbeaux survivants. Ils se ressemblent au point qu’ils ne se distinguent même plus entre eux ».

Do Than Ky est présenté comme l’homme clé du procès. C’est à lui que la presse accorde le plus d’attention, pour son rôle présumé, pour sa parfaite maîtrise du français, pour son allure et ses capacités intellectuelles : « C’est un inquiétant personnage. Il a vingt-huit ans. Il est fin, racé, intelligent, nourri de culture française. Il parle parfaitement notre langue. C’est un fanatique, raisonneur, insolent, et risque tout. » (L’Aurore) ; « Do Than Ky un garçon fin, distingué, exceptionnellement intelligent. Encore qu’il soit autodidacte, il a un physique d’intellectuel. On le verrait fort bien paré de quelques titres princiers… ». L’explication crapuleuse des faits par Combat : « Le “fan tan”[22] et les femmes ont causé une rixe. Celle-ci dégénère en bagarre générale, le sang a coulé » ne résiste pas une seconde. Il est vrai que cette explication eût arrangé bien des gens ; une rixe entre indigènes excités par le jeu, l’alcool et les femmes aurait été moins gênante qu’une affaire politique.

Dans son édition du 9 mai, Le Monde pose une question intéressante : « Les témoins à charge ont-ils été l’objet de pressions ? ». « Au moment de l’instruction, un des témoins à charge Tran Hou Hanh fut trouvé porteur d’une liste de noms dactylographiés portant cette mention “Liste des meneurs de la IVe internationale”. Tran Hou Hanh indiqua que le papier lui avait été remis par l’un des chefs de la tendance stalinienne du camp N’Guyen Van Duong avec la consigne de dire aux magistrats que tous les meneurs dont les noms figuraient sur la liste se livrèrent au massacre du 15 mai et qu’ils avaient été vus en train d’y participer. Telle serait la “machination” montée par un comité qui aurait influencé les témoins d’un bout à l’autre de l’instruction ». C’est ce même Duong que, dans une lettre au juge d’instruction le 11 avril 1949, Do Than Ky accusait de « fabriquer des faux témoins ». Les avocats de la défense et en particulier maître Kamoun insistèrent sur le fait que Nguyen Van Duong qui avait été la cheville ouvrière de l’instruction avait été surpris plus d’une fois, au cours de l’audience du 9 mai, « en flagrant délit de mensonge » ; et de conclure : « nous sommes en présence d’une accusation qui peut se traduire par un mot : le néant ».

Il était impossible au tribunal de prouver la participation de tel ou tel individu dans une rixe qui avait eu lieu dans l’obscurité. « Ce qui est curieux, c’est que tant de gens m’aient reconnu, alors que l’affaire s’est déroulée dans l’obscurité », avait beau jeu de déclarer Do Than Ky. Les témoignages à charge provenaient de personnes ayant eu des griefs divers envers les accusés qui s’occupaient du service d’ordre dans le camp. Surtout l’instruction et les débats mirent en lumière que la violence avait pour origine l’attitude des « plaignants ». Enfin, l’accusation s’appropria l’ensemble des victimes comme si, dans cette rixe, les morts et les blessés n’avaient été que d’un seul côté. Ce procès fut l’occasion pour la presse de se pencher sur ce qu’avait été la vie de ces milliers d’Indochinois depuis 1940 et la manière dont ils avaient été maltraités. Pierre Scize dans Le Figaro : «  on traita cette main-d’œuvre avec une désinvolture qu’explique mais que n’excuse pas le désordre de l’époque ». L’arrière-fond de l’affaire, le traitement déplorable que les ONS avaient eu à subir pendant des années, explique que les tensions aient pu s’exacerber à ce point, mais il ne s’agissait pas alors de mettre en cause les diverses autorités responsables de cet état de fait.

Quatre accusés furent acquittés, les autres furent condamnés à des peines s’étalant de quatre ans à dix-huit mois couvrant leur détention en préventive. Les charges retenues : complicité de coups mortels, complicité de coups suivis d’incapacité permanente, complicité de coups suivis d’incapacité de plus de vingt jours. Cette affaire traumatisa durablement l’ensemble des gens présents à Mazargues cette nuit-là. Le silence se fit.  Des décennies plus tard le malaise était toujours palpable, peu de gens souhaitaient évoquer ces évènements. Contacté par l’auteur à Saigon en 1995, Do Than Ky, après un premier accord de principe, refusa de parler de cette période.

7 Notes

  1. Voir Liêm-Khê Luguern, « Les Travailleurs Indochinois en France pendant la Seconde Guerre Mondiale », Carnets du Viêt Nam, n° 15, p. 21
    et Joël Luguern, « Retraites avec un R comme Réquisition », ibid., n° 21, p. 15.
  2. http://www.immigresdeforce.com/
  3. Les camps de travailleurs vietnamiens en France (1939-1952)
  4. Le Monde, « Linh Tho », les oubliés de l’Indochine française, 2017
  5. Voir les Carnets du Viêt Nam, n° 21, p. 18.
  6. Entretien de Dominique Foulon avec l’auteur en 2001.
  7. Nguyễn Khắc Viện (1913-1997). Médecin et écrivain prolixe. Il fut le responsable des Viêt Kieu de France puis de retour au Viêt Nam le fondateur des Éditions en Langues étrangères à Hanoi et de la revue Études Vietnamiennes.
  8. Voir les Carnets du Viêt Nam, n°5. Henri Martin, le marin symbole de la lutte contre la guerre d’Indochine se souvenait que, jeune résistant, c’était un Vietnamien qui lui avait appris à se servir d’une mitraillette dans un maquis du Cher.
  9. Pour plus d’explications, lire Ngô Van, Viêt-Nam 1920-1945, Révolution et contre-révolution sous la domination coloniale, L’Insomniaque, 1996 (rééd. Nautilus, 2000) et Au pays de la cloche fêlée, tribulations d’un Cochinchinois à l’époque coloniale, L’Insomniaque, 2000.
  10. Cité par Ngô Van, op. cit., p. 359.
  11. Jean Sainteny, Histoire d’une paix manquée, Paris, Amiot Dumont 1953, p. 210-211.
  12. Titre de l’hommage que lui rendit l’Humanité le 26 avril 1993.
  13. Dans l’état de la connaissance des documents d’archives de l’époque. Il est possible qu’il y en ait eu avant. Ce texte est présumé être de mars 1946.
  14. Alain Ruscio, Les communistes français dans la guerre d’Indochine 1944-1954, Paris, L’Harmattan, 1985
  15. Voir : travailleurs-indochinois.org. La section « Rapatriements » recense par date et par bateau le retour des ONS
  16. Journal La Vérité n° 219, 18 juin 1948.
  17. Les descriptions de cette nuit de violence diffèrent selon les sources, témoins ou journaux en particulier à propos de la coupure d’électricité et de l’heure à laquelle la police est intervenue. Lors du procès de 1952, les mêmes incohérences subsistent à propos de la coupure d’électricité.
  18. Les décédés sont Bui Van Ngo (matricule TJ 901), Lê Van Dich (TJ 1257), Bui Van La (TJ 927), Pham Van Doai (TJ 746) ; une dernière personne ne put être identifiée. En fait, deux d’entre eux décédèrent à l’hôpital.
  19. Le problème des archives policières est que la compréhension politique des faits échappe le plus souvent aux inspecteurs et aux commissaires chargés des rapports. Trouver des partisans de l’empereur Bao Dai à Mazargues semble relever de la plus pure fantaisie. Les premiers articles de journaux qui se basent sur les explications des policiers sont tout aussi incongrus : « des pacifistes auraient attaqué des anarchistes ».
  20. Dans le même article du Provençal du 20 mai 1948, quelques lignes plus bas le Tu Vê devient tout à coup « un groupe d’auto-défense regroupant marxistes staliniens et trotskystes ».
  21. Vide de Vietnamiens, le camp continuera de recevoir durant des années des migrants de tous horizons ; voir Émile Temime & Nathalie Deguigne, Le camp du grand Arénas, Marseille, 1944-1966, éd. Autrement, 2001.
  22. Le fan tan jeu d’origine chinoise tombé en désuétude. Il s’agit de prendre une poignée de haricots, de les mettre sous un bol au centre d’une table ou d’un carton. Les parieurs misent ensuite sur les chiffres 4, 3, 2 ou 1 inscrits de part et d’autre du bol. Le meneur de jeu enlève les haricots quatre par quatre. Le nombre de haricots correspond au chiffre gagnant. Faute de haricots on peut jouer avec quatre pièces de monnaie et parier sur le nombre qui se retrouveront coté pile ou face après avoir secoué et retourné le bol.