Groupe trotskiste vietnamien en France

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« Travailleurs indochinois » du camp de Sorgues vers 1942

Un groupe trotskyste vietnamien assez conséquent fut constitué pendant la Seconde guerre mondiale parmi la main d’œuvre importée de force d’Indochine par la France.

1 Contexte

1.1 Le trotskysme au Vietnam

Le Parti communiste indochinois est fondé en 1930 à Hong Kong par les réseaux du Komintern et en particulier du Parti communiste chinois. Il sera dirigé par Nguyên Ai Quôc (Hô Chi Minh).

L’Opposition de gauche s’y était constituée dès 1929-1930 parmi les étudiants vietnamiens qui avaient fait « le voyage de France » comme disaient alors ceux qui pouvaient venir terminer leurs études dans les universités françaises. Au contact des oppositionnels en France, ces étudiants avaient été marqués par les critiques de Trotsky, en particulier sur la ligne politique catastrophique du Komintern en Chine (l’alliance jusqu’auboutiste avec le Kuomintang). Parmi ces eux, Ta Thu Thâu, qui sera expulsé en 1930 à la suite d’une manifestation qu’il avait organisé le 24 mai devant l’Élysée pour protester contre les condamnations à mort des révoltés de Yen Bay. À Saigon, il deviendra la figure emblématique du trotskysme vietnamien et sa popularité dépassa largement les frontières de son mouvement. Aux élections municipales de 1939, il obtint 80 % des voix.

1.2 Le trotskysme en France

La situation des trotskystes pendant la guerre est d’autant plus difficile qu’ils sont peu nombreux, qu’ils sont divisés en deux organisations (le Parti ouvrier internationaliste et le groupe Barta), qu’ils sont poursuivis aussi bien par Vichy que par les nazis, beaucoup ont été arrêtés et déportés. En outre, ils doivent être extrêmement prudents vis-à-vis des staliniens qui les calomnient à outrance, les qualifiant notamment « d’hitléro-trotskystes » depuis les procès de Moscou de 1936 à 1938, et qui n’hésitent plus à les assassiner dans le contexte d’exacerbatioon de violence de la guerre.

1.3 La Seconde guerre mondiale

Pendant la Seconde guerre mondiale, la France s’est appuyé sur son empire colonial pour soutenir son effort de guerre. L’Indochine en faisait partie[1]. Près de 25.000 công binh, ouvriers, et chiên binh, tirailleurs indochinois, qui furent réquisitionnés dès 1939[2]. Les autorités français les rangeaient dans la catégorie ONS (Ouvriers non spécialisés), et surtout les rangeaient dans des camps, qui existeront jusqu'en 1952.[3]

Quelques tentatives de créer des associations parmi ces ONS avaient déjà existé à Marseille. En 1940 dans le camp des Baumettes (en fait, la prison qui servait de cantonnement aux ONS) des interprètes avaient créé l’Association mutuelle des ONS Indochinois Tuong binh Tuong tê dans un but d’entraide. Une seconde tentative eut lieu en 1942-1943 au camp de Mazargues avec la création d’un autre mouvement Hop Quân (S’unir).

Cette masse déracinée, encline à la révolte vu sa situation, intéressait beaucoup de camps politiques.

Par ailleurs en septembre 1940, le Japon envahit l'Indochine française. En mai 1941, les staliniens créent le Việt Minh, un front indépendantiste et anti-japonais qu'ils dirigent.

2 Constitution du groupe

Lorsque la guerre éclate en 1939, les trotskystes vietnamiens en France ne sont que trois ; parmi eux un élève ingénieur Hoàng Dôn Tri, dit Pierre. C’est le seul qui a un peu d’expérience et de formation politique : au Viêt Nam il avait été l’élève de Ta Thu Thâu avec lequel il avait milité au sein du groupe La Lutte. Mis au courant de la présence de plusieurs milliers de leurs compatriotes ONS, ils rentrèrent en contact avec eux à partir de fin 1941-début 1942 par l’intermédiaire d’interprètes qui avaient déserté les camps de la « zone libre » où une misère extrême sévissait.

Un article du 20 janvier 1942 du journal clandestin La Vérité « Organe central des Comités Français pour la IVe Internationale » dénonçait la situation révoltante des « Indochinois victimes de l’Impérialisme français ». Certains de ces déserteurs avaient rencontré des militants trotskystes dont Claude Bernard dit Raoul membre du Comité Communiste Internationaliste, une des deux organisations se réclamant de la IVe Internationale. Hoang Khoa Khoi[4] racontait :

« Nous étions quelques interprètes à avoir déserté, cela nous était plus facile qu’à d’autres car nous parlions français. Nous vivions dans la banlieue parisienne où les contrôles étaient moins stricts que dans la capitale. Un jour, un de nos camarades nous dit avoir rencontré un “ communiste ” ; par la suite il nous fut présenté. Nous étions très impressionnés en particulier parce qu’il avait un livre de Karl Marx dans la poche, ce qui, à l’époque, nous semblait très téméraire ! Nous étions aussi étonnés de l’entendre critiquer Staline et il nous expliqua la politique de la IVe Internationale. Par la suite nous rencontrâmes un camarade vietnamien à qui nous avons expliqué la situation lamentable et révoltante qui existait dans les camps des ONS indochinois. Il fut alors décidé d’intervenir dans les camps au moyen de tracts »[5]

D’autres désertions furent organisées par le Groupe.

Malgré toutes les difficultés de la situation, les trotskystes se fixent comme objectif d’organiser les « masses indochinoises des camps ». En 1943, un premier tract du Groupe Bolchevick Léniniste Indochinois (G.B.L.I.) « en immigration en France » est distribué dans les camps de travailleurs. Il expliquait la nécessité de l’union des vietnamiens et du « prolétariat français » pour aboutir à l’indépendance du Viêt Nam. Par ailleurs, il mettait en garde contre De Gaulle résistant certes mais représentant de la bourgeoisie, militaire et réactionnaire. Une première cellule bolchevique-léniniste se mit en place avec deux ingénieurs et quatre interprètes déserteurs. Comme le disait alors un des protagonistes « à partir de cette date le mouvement trotskyste “racinait” dans les camps ONS ».

3 Contre tout impérialisme

Les staliniens ne menaient plus vraiment de travail anticolonial en France, depuis 1935 et leur tournant vers le réformisme et le nationalisme pour s'adapter au Front populaire. C'était encore plus vrai pendant la guerre après la rupture Hitler-Staline : il ne fallait rien faire contre le camp des Alliés, et donc surtout pas risquer d'affaiblir les Français et les Anglais en sapant leurs colonies.

De son côté, le camp nazi s'affaiblissait militairement et cherchait à recruter des troupes parmi les sujets coloniaux des Alliés, leur faisant miroiter les avantages qu’ils auraient à collaborer avec le Reich « ennemi de l’impérialisme français et britannique ». Ils tentent de recruter sur le mode de la légion indienne de Shandra Bose, une légion indochinoise et nord-africaine au sein de l’émigration en France. De fait, plusieurs centaines d’Indiens nationalistes avaient été recrutés dans les camps de prisonniers allemands en Afrique du Nord pour se battre contre leurs colonisateurs britanniques sous l’uniforme allemand. Le voyage volontaire de certains étudiants nationalistes de Paris en Allemagne dont Nguyễn Khắc Viện[6] était déjà un indice du danger que représentait ce genre de proposition.

En mars 1944, la diffusion d’un second tract eut un impact considérable. Il cible l’impérialisme allemand comme principal ennemi et dénonce « les petits bourgeois nationalistes qui cèdent aux sirènes allemandes ». Un important effort de propagande fut fait par quelques personnes pour convaincre les Indochinois qu’ils n’avaient rien à gagner à combattre aux côtés de l’Allemagne nazie ; qu’il était illusoire de croire aux promesses allemandes et que le nazisme avec sa doctrine raciste ne pouvait, en aucun cas, être une promesse de liberté pour les colonisés. Une quarantaine de volontaires répondirent à l’appel d’un certain Dô Duc Hô, qui à la Libération fut condamné à 20 ans de prison. Cette action fut non seulement une victoire, elle créa aussi un sentiment de reconnaissance et de respect vis-à-vis de ceux qui l’avait menée.

Cela encouragea aussi un certain esprit de résistance à l’intérieur des camps et, de fait, des petits groupes liés par l’amitié se soutenaient mutuellement. Ce fut par la suite quasiment l’ensemble des ONS et des Tirailleurs qui osèrent tenir tête à l’administration comme en témoignèrent en 1944 diverses grèves, de Vénissieux à Marseille. Les désertions se multiplièrent et un certain nombre de Vietnamiens rejoignirent les maquis[7].

4 Front unique et auto-organisation

En juillet 1944, le Groupe Bolchevick Léniniste indochinois lançait dans tous les camps l’appel à former des comités de base représentatifs pour la formation d’un congrès national. À Paris, des contacts avaient été pris avec des intellectuels nationalistes afin d’unir tous les Vietnamiens de France dans un organisme réellement représentatif qui pourrait représenter une réelle force dans les rapports avec le futur gouvernement français.

En août 1944, alors que l’effondrement du régime de Vichy entraînait un bouleversement total et une effervescence politique générale, des élections furent organisées dans tous les camps regroupant des Indochinois afin qu’émergent ces comités. À tous les échelons, du détachement à la compagnie, de la compagnie à la Légion, des représentants sont élus. En septembre une délégation provisoire des Vietnamiens de France est créée à Paris. Comme le notèrent des militants, « ces mots d’ordre eurent un retentissement et un résultat dépassant nos espérances. Il faut cependant remarquer que toute cette orientation était imprégnée de “perspectives révolutionnaires immédiates” qui régnaient à cette époque dans la section française ». Il s’agissait aussi d’éviter que les 25 000 Indochinois ouvriers et soldats ne soient représentés par l’Amicale des Indochinois de Paris qui regroupait alors des « intellectuels », éloquents et instruits mais très loin des préoccupations de la majorité de leurs compatriotes auxquels ils s’étaient peu intéressés. Diverses commissions concernant l’organisation de la jeunesse, de la santé, de l’alphabétisation, du sport… se mirent en place. Ce vaste mouvement de démocratie directe permit qu’au mois de décembre 1944 se tint en Avignon le congrès de création de la Délégation Générale des Indochinois en France. Durant trois jours, 90 délégués de tous les camps de France et une centaine d’observateurs débattirent autour de trois points essentiels : la nécessité de l’union des Vietnamiens sans distinction d’opinions politiques ou religieuses ; la lutte pour leurs droits et leurs intérêts en France, en particulier ceux des ONS et des Tirailleurs ; enfin l’exigence pour le Viêt Nam d’un régime politique démocratique pourvu d’une Assemblée parlementaire élue au suffrage universel par la population (sans distinction de sexe). Le mot indépendance n’est pas prononcé mais tout le monde comprenait que le processus d’élections libres et démocratiques amènerait vers l’indépendance et l’unification des trois Ky (Tonkin, Annam et Cochinchine).

Sur un programme démocratique (et non révolutionnaire), les trotskystes avaient réalisé un front unique avec d’autres composantes politiques nationalistes. Un front unique dans lequel les divergences pouvaient être exprimées et débattues car comme le disait l’historien du mouvement, Dang Van Long : « L’expérience a montré que l’union sans la démocratie, sans liberté de jugement et de critique conduit inévitablement au régime dictatorial d’un seul parti ». Les trotskystes diffusèrent un numéro de leur propre journal Vo San (Prolétariat) en novembre 1944.

Mais il fallait pour la grande masse des ouvriers d’origine rurale, analphabètes en grande majorité et ignorants tout des courants politiques un journal qui soit plus abordable et compréhensible. Ce fut la création de Tranh Ðấu (La lutte) qui fut extrêmement populaire chez les ONS. Le premier numéro ronéoté, qui parut le 5 avril 1945, abordait les aspects les plus divers de la politique vietnamienne et la défense des intérêts des ONS. Les Vietnamiens, proches ou membres du PCF – absents des luttes dans les camps durant l’occupation et dont l’influence était, à ce moment là, minoritaire – proposaient aux tirailleurs et aux ONS de s’engager dans le Corps expéditionnaire français pour aller combattre le Japon en Indochine dans le cadre de la France nouvelle. Une position pour le moins mal comprise par les intéressés et assimilée à une tentative pour aider le « colonialisme » à reprendre pied dans ses colonies asiatiques.

Le 19 octobre 1945, le gouvernement français décréta la dissolution de la Délégation Générale et arrêta un certain nombre de ses représentants. Il avait utilisé pour cela la loi qui avait permis d’interdire les ligues d’extrême droite après le 6 février 1934. Quelques semaines plus tard, le 2 décembre, une assemblée extraordinaire organisée au camp de Mazargues, à Marseille, créait le Rassemblement des Ressortissants vietnamiens en France. Aux forces déjà présentes dans l’ancienne organisation se joignaient deux représentants du PCF, preuve du caractère pluraliste du mouvement.

5 Révolution d'Août au Viet Nâm

Après la capitulation japonaise en août 1945, le Vietminh s’empare rapidement du pouvoir laissé vacant. Du Nord au Sud, la Révolution d’Août enflamme le pays qui croit à son indépendance. À Saigon, les trotskystes du groupe La Lutte et ceux de la Ligue Communiste Internationaliste qui ont une influence réelle dans la classe ouvrière participent aux grands rassemblements et créent des milices armées pour s’opposer aussi bien au retour des colonialistes qu’à l’armée de Leclerc qui, à partir d’octobre, commence la reconquête du Nam Bo [Cochinchine]. Mais surtout ils sont en désaccord avec la politique de Hô Chi Minh qui, à leur avis, transige trop avec la France et surtout refuse tout bouleversement social. La dissolution du PCI en novembre 1945 apparaît à leurs yeux comme un gage de compromission face à l’impérialisme, mais surtout « la libération nationale sans la prise en main des entreprises par les ouvriers, sans la maîtrise des paysans sur les terres ne serait pour les exploités, immense majorité de la population, qu’un changement de maîtres ; le pouvoir de s’assujettir le travail d’autrui subsisterait »[8].

En octobre 1945, l’organe du Comité Central du PCI, Co Giai Phong, appelait à «  abattre immédiatement les bandes de trotskystes », ce qu’il justifiait ainsi : « Au Nam Bô, ils [les trotskystes] réclament l’armement du peuple, ce qui épouvante la mission anglaise, et l’accomplissement intégral des tâches de la révolution bourgeoise démocratique dans le but de diviser le Front National et de provoquer l’opposition des propriétaires fonciers à la révolution »[9]. Alors que certains trotskystes tombent lors des combats contre les troupes françaises de Leclerc, d’autres, dont Ta Thu Thâu, au même moment sont assassinés par les staliniens. La tragédie du POUM espagnol se répète dans les rizières de Cochinchine.

En France, ces faits ne furent connus que beaucoup plus tard. La difficulté d’établir des liens avec le Viêt Nam a même parfois amené la revue Quatrième Internationale à affirmer que les trotskystes faisaient partie du Vietminh. Qu’un certain nombre d’entre eux aient rejoint la résistance ne faisait aucun doute, mais avec leur « drapeau dans la poche » afin d’éviter une balle dans la nuque.

6 Notes

Podcast France culture "Fragment d'un discours révolutionnaire", Épisode sur le groupe trotskyste vietnamien, été 2002

  1. Voir Liêm-Khê Luguern, « Les Travailleurs Indochinois en France pendant la Seconde Guerre Mondiale », Carnets du Viêt Nam, n° 15, p. 21
    et Joël Luguern, « Retraites avec un R comme Réquisition », ibid., n° 21, p. 15.
  2. http://www.immigresdeforce.com/
  3. Les camps de travailleurs vietnamiens en France (1939-1952)
  4. Voir les Carnets du Viêt Nam, n° 21, p. 18.
  5. Entretien de Dominique Foulon avec l’auteur en 2001.
  6. Nguyễn Khắc Viện (1913-1997). Médecin et écrivain prolixe. Il fut le responsable des Viêt Kieu de France puis de retour au Viêt Nam le fondateur des Éditions en Langues étrangères à Hanoi et de la revue Études Vietnamiennes.
  7. Voir les Carnets du Viêt Nam, n°5. Henri Martin, le marin symbole de la lutte contre la guerre d’Indochine se souvenait que, jeune résistant, c’était un Vietnamien qui lui avait appris à se servir d’une mitraillette dans un maquis du Cher.
  8. Pour plus d’explications, lire Ngô Van, Viêt-Nam 1920-1945, Révolution et contre-révolution sous la domination coloniale, L’Insomniaque, 1996 (rééd. Nautilus, 2000) et Au pays de la cloche fêlée, tribulations d’un Cochinchinois à l’époque coloniale, L’Insomniaque, 2000.
  9. Cité par Ngô Van, op. cit., p. 359.