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Marx était un [[Démocratisme|démocrate]] radical avant d'être [[Communiste|communiste]], et par la suite il n'a pas cessé de l'être, mais il a insisté sur le fait que la [[Démocratie_bourgeoise|démocratie bourgeoise]] n'est pas une démocratie réelle. Dans les années 1840, il développe sa critique de l'insuffisance des ''« droits formels »'', qui ne sont pas des ''« droits réels »'' tant que le pouvoir du capital donne bien plus de poids réel à un [[Citoyen|citoyen]] [[Bourgeois|bourgeois]] qu'à un citoyen [[Prolétaire|prolétaire]].
  
 
Dans le [[Manifeste_communiste|''Manifeste communiste'']] (1847), Marx n'emploie pas encore ce terme. Il écrit que ''«&nbsp;la première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie.&nbsp;»''<ref>K. Marx - F. Engels, ''[http://marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000b.htm Le manifeste du Parti communiste]'', 1847</ref> La ''«&nbsp;constitution du prolétariat en classe dominante&nbsp;»'', c'est précisément ce que [[Marx|Marx]] et [[Engels|Engels]] ont appelé par la suite ''«&nbsp;dictature du prolétariat&nbsp;»'' (utilisé pour la première fois dans [[Les_Luttes_de_classe_en_France|''Les Luttes de classe en France'']]). Ils entendaient par là la domination collective de la classe ouvrière sur la bourgeoisie pour lui retirer son pouvoir, et ils n'opposaient pas cette domination de classe à la démocratie. Au contraire, étant donné que la dictature du prolétariat est pour la première fois dans l'histoire la dictature d'une classe majoritaire, elle ne peut être qu'une [[Démocratie|démocratie]] d'un niveau supérieur.
 
Dans le [[Manifeste_communiste|''Manifeste communiste'']] (1847), Marx n'emploie pas encore ce terme. Il écrit que ''«&nbsp;la première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie.&nbsp;»''<ref>K. Marx - F. Engels, ''[http://marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000b.htm Le manifeste du Parti communiste]'', 1847</ref> La ''«&nbsp;constitution du prolétariat en classe dominante&nbsp;»'', c'est précisément ce que [[Marx|Marx]] et [[Engels|Engels]] ont appelé par la suite ''«&nbsp;dictature du prolétariat&nbsp;»'' (utilisé pour la première fois dans [[Les_Luttes_de_classe_en_France|''Les Luttes de classe en France'']]). Ils entendaient par là la domination collective de la classe ouvrière sur la bourgeoisie pour lui retirer son pouvoir, et ils n'opposaient pas cette domination de classe à la démocratie. Au contraire, étant donné que la dictature du prolétariat est pour la première fois dans l'histoire la dictature d'une classe majoritaire, elle ne peut être qu'une [[Démocratie|démocratie]] d'un niveau supérieur.
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<blockquote>''«&nbsp;La dictature révolutionnaire du prolétariat est un pouvoir conquis et maintenu par la violence, que le prolétariat exerce sur la bourgeoisie, pouvoir qui n'est lié par aucune loi.&nbsp;»<ref>Lénine, ''[https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1918/11/vl19181110b.htm La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky]'', 1918</ref>''</blockquote>  
 
<blockquote>''«&nbsp;La dictature révolutionnaire du prolétariat est un pouvoir conquis et maintenu par la violence, que le prolétariat exerce sur la bourgeoisie, pouvoir qui n'est lié par aucune loi.&nbsp;»<ref>Lénine, ''[https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1918/11/vl19181110b.htm La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky]'', 1918</ref>''</blockquote>  
 
En 1920, Lénine écrit&nbsp;:
 
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<blockquote>«&nbsp;La dictature du prolétariat, c'est la guerre qui exige le plus d'abnégation, la guerre la plus implacable de la nouvelle classe contre un ennemi ''plus puissant'', contre la bourgeoisie dont le renversement (ne fût-ce que dans un seul pays) a décuplé la résistance et dont la puissance ne réside pas seulement dans la force du capital international, dans la force et la solidité des liens internationaux de la bourgeoisie, mais encore dans la ''force de l'habitude'', dans la force de la ''petite production''. [...] Pour toutes ces raisons, la dictature du prolétariat est indispensable... Je le répète, l'expérience de la dictature victorieuse du prolétariat en Russie a montré concrètement à ceux qui ne savent pas penser ou qui n'ont pas eu l'occasion de méditer ce problème qu'une centralisation absolue et la discipline la plus rigoureuse du prolétariat sont une des conditions essentielles de la victoire sur la bourgeoisie.&nbsp;» <ref>Lénine, ''[https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1920/04/gauchisme.htm La maladie infantile du communisme (le </ref></blockquote>  
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<blockquote>«&nbsp;La dictature du prolétariat, c'est la guerre qui exige le plus d'abnégation, la guerre la plus implacable de la nouvelle classe contre un ennemi ''plus puissant'', contre la bourgeoisie dont le renversement (ne fût-ce que dans un seul pays) a décuplé la résistance et dont la puissance ne réside pas seulement dans la force du capital international, dans la force et la solidité des liens internationaux de la bourgeoisie, mais encore dans la ''force de l'habitude'', dans la force de la ''petite production''. [...] Pour toutes ces raisons, la dictature du prolétariat est indispensable... Je le répète, l'expérience de la dictature victorieuse du prolétariat en Russie a montré concrètement à ceux qui ne savent pas penser ou qui n'ont pas eu l'occasion de méditer ce problème qu'une centralisation absolue et la discipline la plus rigoureuse du prolétariat sont une des conditions essentielles de la victoire sur la bourgeoisie.&nbsp;» <ref>Lénine, ''[https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1920/04/gauchisme.htm La maladie infantile du communisme (le gauchisme)]'', 1920</ref></blockquote>  
 
=== Critiques du léninisme ===
 
=== Critiques du léninisme ===
  

Version du 25 octobre 2016 à 00:26

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La dictature du prolétariat est une formule militante employée par Marx à l'encontre de la dictature du capital sous ses différentes façades (démocratie bourgeoise, dictature fasciste...). Il s'agirait de la formation d'un nouvel Etat, dit Etat ouvrier, où les travailleurs joueraient un rôle actif dans la construction du socialisme et dans la marche vers le communisme.

1 Idée générale

« Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. À quoi correspond une période de transition politique où l'État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. » [1]

La dictature du prolétariat est d'abord une formulation militante de Marx. Dans les années 1840, Marx et Engels arrivent à la conclusion que pour créer une société communiste, il est nécessaire que la classe ouvrière réorganise l'économie dans un sens collectiviste : les grands moyens de production sont gérés démocratiquement par les producteurs associés, et la planification remplace le marché. Etant donné que cela signifie supprimer la bourgeoisie en tant que classe en l'expropriant, il s'agit d'une dictature du prolétariat.

Une fois cette transformation réalisée, les classes disparaissent : la dictature du prolétariat laisse place au communisme. Le socialisme transforme en profondeur l'humanité, faisant disparaître les classes sociales. Les différences d'intérêt majeures disparaissent, les individus et les collectifs s'épanouissent librement. Dans un contexte où les mentalités atteignent un stade supérieur, et où l'abondance relative de biens matériels est assurée, la distribution des biens peut se détacher de tout critère méritocratique. Concrètement, les services et les biens sont distribués de plus en plus en fonction des besoins, et non plus en fonction du travail accompli (chacun contribuant à hauteur de ses capacités). C'est ce que Marx synthétisait dans la formule « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Etant donné que la raison d'être de l'Etat est de maintenir les rapports d'exploitation de la classe dominante, dans le contexte du socialisme, on assiste à une extinction de l'Etat.

2 Origine de la notion jusqu'à Marx et Engels

2.1 Dictature sous la Rome antique

Le terme « dictature » vient du latin « dictatura », qui désignait, à l'époque de la République romaine, une magistrature exceptionnelle qui attribuait tous les pouvoirs à un seul homme (le dictateur – étymologiquement « celui qui parle »). Cette magistrature suprême, assortie de règles de désignation précises et temporaires (six mois maximum), était accordée en cas de danger grave contre la République. Tombée en désuétude à la fin du IIIe siècle av. J.-C., reprise par Sylla et Jules César, la dictature est abolie après la mort de ce dernier.

2.2 Révolution française

Les révolutionnaires français de 1789 ont énormément puisé leur symbolique dans la Rome antique. Ce sont eux qui font entrer dans le vocabulaire politique moderne les termes « dictature », « république », « prolétaires »... A cette époque « dictateur » n'a donc pas le sens moderne d'autocrate, pour lequel on parlait plutôt de « tyran » (dans l'Antiquité) puis « despote » (sous l'Ancien régime).

Il y avait à la fois l'idée de violence politique (la Terreur de 1793 reste le symbole de la dictature de Robespierre), l'idée que la dictature exprime la volonté du peuple, et l'idée de période temporaire.

En particulier, Marat avançait que pour mater les forces de la contre-révolution, il fallait un « dictateur », « un chef éclairé et incorruptible », un « tribun militaire » (ou encore un triumvirat), faisant preuve de son intelligence de la situation et de son dévouement à la cause démocratique. On lui confie alors une magistrature extraordinaire, pour déjouer les complots et mener le peuple à la victoire.[2] Cette notion de dictature temporaire pour faire advenir la nouvelle République imprègne toute la politique des jacobins.

2.3 « Dictature du prolétariat »

Les communistes utopiques, Babeuf le premier, héritent de cette idée qui influencera nettement le mouvement socialiste.

Blanqui aurait été le premier à forger l'expression « dictature du prolétariat », en s'inspirant directement de la notion de dictature des révolutionnaires bourgeois de 1789.

2.4 Marx-Engels et les révolutions de 1848

Marx était un démocrate radical avant d'être communiste, et par la suite il n'a pas cessé de l'être, mais il a insisté sur le fait que la démocratie bourgeoise n'est pas une démocratie réelle. Dans les années 1840, il développe sa critique de l'insuffisance des « droits formels », qui ne sont pas des « droits réels » tant que le pouvoir du capital donne bien plus de poids réel à un citoyen bourgeois qu'à un citoyen prolétaire.

Dans le Manifeste communiste (1847), Marx n'emploie pas encore ce terme. Il écrit que « la première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie. »[3] La « constitution du prolétariat en classe dominante », c'est précisément ce que Marx et Engels ont appelé par la suite « dictature du prolétariat » (utilisé pour la première fois dans Les Luttes de classe en France). Ils entendaient par là la domination collective de la classe ouvrière sur la bourgeoisie pour lui retirer son pouvoir, et ils n'opposaient pas cette domination de classe à la démocratie. Au contraire, étant donné que la dictature du prolétariat est pour la première fois dans l'histoire la dictature d'une classe majoritaire, elle ne peut être qu'une démocratie d'un niveau supérieur.

Ainsi Marx considérait que « c'est précisément [sous la forme de la république démocratique] que se livrera la suprême bataille entre les classes »[4]. Et Engels écrivait encore en 1891 :

« Une chose absolument certaine, c'est que notre Parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver à la domination que sous la forme de la république démocratique. Cette dernière est même la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l'a déjà montré la grande Révolution française. »[5]

Pendant la révolution de 1848 en Allemagne, Marx et Engels défendent la nécessité de « mesures dictatoriales » pour établir la démocratie et vaincre la réaction (qui a vaincu).[6]

Dans Les luttes de classe en France (1850), Marx utilise beaucoup la notion de dictature de classe. Dans les événéments révolutionnaires et contre-révolutionnaires, il montre comment une classe ou une coalition de classe impose sa domination à une/des autre(s) classe(s). Assez admiratif de Blanqui, Marx écrit alors :

« [par opposition au socialisme petit-bourgeois] le prolétariat se groupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, autour du communisme pour lequel la bourgeoisie elle-même a inventé le nom de Blanqui. Ce socialisme est la déclaration permanente de la révolution, la dictature de classe du prolétariat, comme point de transition nécessaire pour arriver à la suppression des différences de classes en général »[7]

Leur conviction profonde est que cette dictature de classe, temporaire, aboutirait à une société sans classe, et donc sans Etat. Après cette révolution, on pourrait comme dans  l'idée de Saint-Simon passer du « gouvernement des hommes à l'administration des choses ».[8]  La même année 1850, la « dictature du prolétariat » est inscrite comme objectif de la Société universelle des communistes révolutionnaires dans ses statuts[9].

Mais dans leurs premiers écrits, Marx et Engels n'ont pas encore d'idée arrêtée sur la forme que prendrait une révolution socialiste, et donc sur son impact sur l'Etat. Marx remarque ensuite qu'au travers de la révolution de 1848 puis du coup d'Etat de Napoléon III, la machine bureaucratique d'Etat s'est perfectionnée toujours plus. Il soutient que seule la classe ouvrière pourra et devra la « briser ».[10]

En 1852, Marx considère que ses réflexions sur la dictature du prolétariat font partie de ses trois contributions originales par rapport aux historiens bourgeois.[11]

2.5 La commune de Paris (1871)

Dans son pamphlet La Guerre Civile en France, Marx revient à chaud sur l'expérience de la Commune de 1871, et proclame que l'embryon d'auto-gouvernement de la classe ouvrière à Paris est « la forme politique enfin trouvée »[12] de la dictature du prolétariat. Pour lui il devient alors très clair que l'État bourgeois ne se réforme pas mais doit être brisé et remplacé par d'autres institutions.

La Commune de Paris a fait la grave erreur de laisser intacts de larges pans de l'appareil d'Etat autour d'elle, comme la Banque de France ou l'armée versaillaise, qui ont pu se renforcer après le premier choc révolutionnaire et détruire l'embryon d'Etat ouvrier. En ne construisant pas sa dictature révolutionnaire contre la bourgeoisie, la Commune a laissé la bourgeoisie reconstituer sa dictature. Marx reprochait donc à la Commune de ne pas avoir pris suffisamment de mesures « dictatoriales » (contre la bourgeoisie), d'avoir été « trop gentille » avec la réaction. Peu après la Commune, Marx rappelle que : « avant de réaliser un changement socialiste, il faut une dictature du prolétariat, dont une condition première est l'armée prolétarienne. Les classes ouvrières devront conquérir sur le champ de bataille le droit à leur propre émancipation. »[13]

La Première internationale se retrouve à cette époque divisée, les partisans de Bakounine traitant Marx et Engels « d'autoritaires ». Engels assume que la révolution est un acte autoritaire (de classe) :

« Une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit, c'est l'acte par lequel une fraction de la population impose sa volonté à l'autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s'il en est ; et le parti victorieux, s'il ne veut pas avoir combattu en vain, doit continuer à dominer avec la terreur que ses armes inspirent aux réactionnaires.  »[14]

2.6 L'Internationale ouvrière (1889-1914)

Dans l'Internationale ouvrière (1881-1914), une forte tendance réformiste l'a emporté dans la pratique, malgré la proclamation d'un objectif révolutionnaire. La dictature du prolétariat était une formule creuse, que les révisionnistes voulaient abandonner, et que les centristes interprétaient comme un long processus graduel.

2.7 La révolution russe de 1917

La rupture de Lénine avec les réformistes dans la pratique va aussi l'amener à une rupture théorique, prenant la forme d'un retour à Marx et Engels. Il livre le fruit de ses réflexions dans le livre L'Etat et la révolution, écrit juste au seuil de la révolution russe de 1917. Il définit clairement la révolution socialiste comme la destruction de l'Etat bourgeois et son remplacement par un Etat ouvrier réalisant la dictature du prolétariat, cet Etat ouvrier étant voué à dépérir (ce n'est plus qu'un « demi-Etat »). Il se démarque d'une part des anarchistes qui veulent "abolir l'Etat" sans se préoccuper des bases matérielles qui rendent possibles ou non cette "abolition", et d'autre part des socialistes réformistes qui ont en réalité abandonné la révolution en voulant simplement accéder à l'Etat bourgeois.

Après l'expérience de la Commune de Paris de 1871, la révolution d'Octobre 1917 est la première dictature du prolétariat de l'Histoire qui s'étend à tout un pays.

Les libéraux bourgeois ont bien évidemment dénoncé immédiatement la Russie soviétique comme une terrible dictature, du fait de l'absence de liberté des bourgeois. Ils ont été rejoint en choeur par les principaux dirigeants social-démocrates, y compris Karl Kautsky. En réponse, Lénine écrivit :

« La démocratie prolétarienne est un million de fois plus démocratique que n'importe quelle démocratie bourgeoise ; le pouvoir des soviets est des millions de fois plus démocratique que la plus démocratique des républiques bourgeoises... Parmi les pays bourgeois les plus démocratiques, en est-il un seul dans le monde où, dans sa masse, l'ouvrier moyen, le salarié agricole moyen ou, en général, le semi-prolétaire des campagnes, c'est-à-dire le représentant de la masse opprimée, de l'énorme majorité de la population, jouissent, ne serait-ce qu'à peu près, d'une liberté aussi grande qu'en Russie soviétique d'organiser des réunions, dans les meilleurs locaux, d'une liberté aussi grande d'avoir, pour exprimer leurs idées, défendre leurs intérêts, les plus grandes imprimeries et les meilleurs stocks de papier ; d'une liberté aussi grande d'appeler justement des hommes de leur classe à gouverner et à "policer" l'État ? »[15]

Sous Lénine, c'était bien la dictature du prolétariat qui était établi. Cette dictature se présentait comme une démocratie large, riche, complète pour le prolétariat, qui disposait alors de tous les moyens pour exercer tout le pouvoir. Mais, par la suite, le régime soviétique a vu apparaître, dans ses organes dirigeants, une caste de bureaucrates.

Il n'y eut plus aucune liberté pour la classe ouvrière ni pour personne sous la dictature stalinienne.

3 La « dictature du prolétariat » et la « révolution en permanence »

Dans le matérialisme historique de Marx et Engels, il y a l'idée que la dictature du prolétariat devient possible à partir du moment où le capitalisme a conduit à la création de la classe ouvrière. Cependant, dans le contexte du 19e siècle où ils écrivent, la classe ouvrière n'est pas encore majoritaire dans la population, et de nombreux pays n'ont pas encore connu de révolution démocratique-bourgeoise. Il reste des propriétaires terriens (plus ou moins féodaux) avec une force politique non négligeable, et une large population paysanne. Dès lors, il se pose la question de la stratégie que doivent suivre les ouvriers organisés dans les mouvements révolutionnaires qui émergent.

3.1 Révolution en permanence

Marx et Engels n'avaient pas une vision aussi « étapiste » que celle que défendront de nombreux socialistes et communistes par la suite. C'est-à-dire qu'ils ne cherchaient pas à auto-censurer les revendications sociales du prolétariat sous prétexte que l'étape démocratique-bourgeoise n'a pas été franchie. Au contraire, après avoir assisté aux trahisons des démocrates bourgeois, qui se retourent contre les ouvriers dès que ceux-ci les ont aidés à prendre le pouvoir (par exemple en juin 1848 en France), ils préconisent le maintien de l'indépendance de classe du mouvement ouvrier.

Cette indépendance ne signifiait pas pour eux rester indifférent à la lutte entre bourgeois et féodaux. Au contraire, ils ont constaté la lâcheté de la bourgeoisie libérale dans la révolution allemande de 1848, et ils pensaient que les ouvriers et les paysans pouvaient arracher les revendications démocratiques malgré la bourgeoisie.

3.2 Ouvriers et paysans

Dans Les Luttes des classes en France (1850), Marx évoquait déjà l'alliance des ouvriers et des paysans sous la dictature du prolétariat :

« On comprendra quelle fut la situation des paysans français quand la République eut ajouté encore de nouvelles charges aux anciennes. On voit que son exploitation ne se distingue que par la forme de l'exploitation du prolétariat industriel. L'exploiteur est le même : le Capital. Les capitalistes pris isolément exploitent les paysans pris isolément par les hypothèques et l'usure. La classe capitaliste exploite la classe paysanne par l'impôt d'État. Le titre de propriété est le talisman au moyen duquel le capital l'a jusqu'ici ensorcelée, le prétexte sous lequel il l'a excitée contre le prolétariat industriel. Seule, la chute du capital peut élever le paysan, seul, un gouvernement anticapitaliste, prolétarien, peut le faire sortir de sa misère économique, de sa dégradation sociale. La République constitutionnelle c'est la dictature de ses exploiteurs coalisés, la République social-démocrate, la République rouge, c'est la dictature de ses alliés. » [16]

Dans La Guerre civile en France, il expose de nombreuses revendications susceptibles de lier les paysans à la Commune : exproprier la grande propriété foncière, déplacer la charge de la guerre sur les épaules de la bourgeoisie, élire les fonctionnaires et les rendre responsables devant le peuple, mettre « l'instruction par le maître d'école à la place de l'abêtissement par le prêtre », annuler les dettes hypothécaires. Marx estimait que trois mois seulement de libre communication entre Paris et la province auraient suffi à emporter les paysans dans la révolution.

4 Dans l'Internationale ouvrière (1889-1914)

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En 1903, Plékhanov a déclaré qu’après avoir réalisé sa dictature le prolétariat révolutionnaire pourra juger nécessaire de priver la bourgeoisie de tous les droits politiques (y compris du droit de vote).

Lénine sera influencé par les réflexions de Marx pour l'élaboration de sa ligne de la « dictature_démocratique_des_ouvriers_et_des_paysans » (entre 1905 et 1917).

5 Léninisme

5.1 La position de Lénine

Jusqu'en 1914, Lénine faisait globalement confiance aux dirigeants de l'Internationale ouvrière et notamment Kautsky sur les grandes questions théoriques. Quand la Guerre de 1914 éclate et que les social-démocrates participent à l'Union sacrée, Lénine dénonce les traîtres, mais continuent globalement à se revendiquer du marxisme officiel d'avant 1914.

Son premier grand acte de rupture théorique se trouve dans L'Etat et la Révolution, écrit en 1917 peu avant l'insurrection d'Octobre. Il dénonce le fait que la social-démocratie a relégué dans l'obscurité la dictature du prolétariat :

« L'essentiel dans la doctrine de Marx, c'est la lutte des classes. C'est ce qu'on dit et c'est ce qu'on écrit très souvent. Mais c'est inexact. Et, de cette inexactitude, résultent couramment des déformations opportunistes du marxisme, des falsifications tendant à la rendre acceptable pour la bourgeoisie. Car la doctrine de la lutte des classes a été créée non par Marx, mais par la bourgeoisie avant Marx ; et elle est, d'une façon générale, acceptable pour la bourgeoisie... Celui-là seul est un marxiste qui étend la reconnaissance de la lutte des classes jusqu'à la reconnaissance de la dictature du prolétariat. C'est ce qui distingue foncièrement le marxiste du vulgaire petit (et aussi du grand) bourgeois. C'est avec cette pierre de touche qu'il faut éprouver la compréhension et la reconnaissance effective du marxisme. »

Il précise alors que la dictature du prolétariat contient à la fois l'idée de démocratie supérieure pour la classe ouvrière, et de limitation de la démocratie pour la bourgeoisie :

« La dictature du prolétariat, c'est-à-dire l'organisation de l'avant-garde des opprimés en classe dominante pour mater les oppresseurs, ne peut se borner à un simple élargissement de la démocratie. En même temps qu'un élargissement considérable de la démocratie, devenue pour la première fois démocratie pour les pauvres, démocratie pour le peuple et non pour les riches, la dictature du prolétariat apporte une série de restriction à la liberté pour les oppresseurs, les exploiteurs, les capitalistes. Ceux-là, nous devons les mater afin de libérer l'humanité de l'esclavage salarié ; il faut briser leur résistance par la force ; et il est évident que, là où il y a répression, il y a violence, il n'y a pas de liberté, il n'y a pas de démocratie. [...] Démocratie pour l'immense majorité du peuple et répression par la force, c'est-à-dire exclusion de la démocratie pour les exploiteurs, les oppresseurs du peuple ; telle est la modification que subit la démocratie lors de la transition du capitalisme au communisme. »

En 1918, la constitution de la Russie révolutionnaire se revendique comme étant une application pratique de la dictature du prolétariat.

Dans sa polémique avec Kautsky, Lénine combat l'interprétation purement « démocrate » de la dictature du prolétariat. Il en donne la définition suivante :

« La dictature révolutionnaire du prolétariat est un pouvoir conquis et maintenu par la violence, que le prolétariat exerce sur la bourgeoisie, pouvoir qui n'est lié par aucune loi. »[17]

En 1920, Lénine écrit :

« La dictature du prolétariat, c'est la guerre qui exige le plus d'abnégation, la guerre la plus implacable de la nouvelle classe contre un ennemi plus puissant, contre la bourgeoisie dont le renversement (ne fût-ce que dans un seul pays) a décuplé la résistance et dont la puissance ne réside pas seulement dans la force du capital international, dans la force et la solidité des liens internationaux de la bourgeoisie, mais encore dans la force de l'habitude, dans la force de la petite production. [...] Pour toutes ces raisons, la dictature du prolétariat est indispensable... Je le répète, l'expérience de la dictature victorieuse du prolétariat en Russie a montré concrètement à ceux qui ne savent pas penser ou qui n'ont pas eu l'occasion de méditer ce problème qu'une centralisation absolue et la discipline la plus rigoureuse du prolétariat sont une des conditions essentielles de la victoire sur la bourgeoisie. » [18]

5.2 Critiques du léninisme

Un certain nombre de marxistes ont critiqué la théorie et la pratique des bolchéviks sur la question de la dictature du prolétariat.

La marxiste révolutionnaire Rosa Luxemburg écrit en septembre 1918 que le pouvoir bolchevik est « une dictature, il est vrai, non celle du prolétariat, mais celle d'une poignée de politiciens, c'est-à-dire une dictature au sens bourgeois ».

L'historien et militant Boris Souvarine, opposant au stalinisme depuis les années 1920, estime ainsi que « Marx et Engels l’entendaient dans un sens absolument contraire à celui qu’il acquiert dans le léninisme, puis dans le stalinisme. (..), si l’on s’y réfère, contredit entièrement l’interprétation arbitraire incluse dans le léninisme et transmise dans le stalinisme ».[19]

Un certain nombre de communistes de gauche vont dénoncer ce qu'ils appelaient la « dictature sur le prolétariat » en URSS : les conseillistes allemands dans les années 1920, Otto Rühle[20], Charles Rappoport[21]...

6 La social-démocratie après 1914

Les mencheviks en exil vont fortement critiquer le pouvoir bolchévik et la théorie de Lénine sur la dictature du prolétariat. Salomon Schwarz dénonce le capitalisme d’État en URSS[22] ; Théodore Dan parle de « dictature jacobine du bolchévisme » qui « n’est pas une dictature de la classe ouvrière », ainsi que de « capitalisme industriel d’État », qui selon lui « contredit d’une façon si évidente la doctrine de Marx ».[23] Julius Martov écrira également contre Lénine en affirmant qu'il a mal interprété Marx.[24]

En 1918, Kautsky publie La dictature du prolériat, dans lequel il critique l'interprétation de Lénine[25].

En 1920, lors du Congrès de Tours, Léon Blum se prononce pour la dictature du prolétariat, mais qualifie la politique léniniste de « dictature sur le prolétariat ».

Globalement, la social-démocratie va très vite abandonner ce terme, et l'idée révolutionnaire qu'il y a derrière.

7 Notes et sources

  1. Karl Marx, Gloses marginales au programme du Parti Ouvrier allemand, 1875
  2. Alain Maillard, Gracchus Babeuf (1760-1797) et le Communisme, 2001,
  3. K. Marx - F. Engels, Le manifeste du Parti communiste, 1847
  4. Karl Marx, Gloses marginales au programme du Parti Ouvrier allemand, 1875
  5. Friedrich Engels, Critique du projet de programme social-démocrate de 1891
  6. K. Marx, La Nouvelle Gazette Rhénane, 1848-49
  7. K. Marx, Les luttes de classes en France, 1850
  8. Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1878
  9. Statuts de la Société Universelle des Communistes Révolutionnaires, 1850
  10. Karl Marx, Le 18 brumaire de L. Bonaparte, 1851
  11. Marx, Lettre à J. Weydemeyer, 5 mars 1852
  12. Karl Marx, La guerre civile en France, 1871
  13. K. Marx, Discours de commémoration du septième anniversaire de l'Association internationale des travailleurs, le 25 septembre 1871 à Londres
  14. F. Engels, De l'autorité, Décembre 1873
  15. Lénine, La révolution prolétarienne et le rénégat Kautsky, 1918
  16. K. Marx, Les luttes de classes en France, 1850
  17. Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, 1918
  18. Lénine, La maladie infantile du communisme (le gauchisme), 1920
  19. Boris Souvarine, Le Stalinisme, Spartacus, 1964, p. 9.
  20. Otto Rühhe, Fascisme brun, fascisme rouge, 1939, Spartacus
  21. Charles Rappoport, Une vie révolutionnaire 1883-1940, MSH
  22. Salomon Schwarz, Le Combat Marxiste n°12, 1934
  23. Théodore Dan et Julius Martov, La Dictature du prolétariat, Ed. de la Liberté, 1947
  24. Julius Martov, Le bolchevisme mondial - Décomposition ou conquête de l’État ?, 1923
  25. Karl Kautsky, The Dictatorship of the Proletariat, 1918