Deuxième congrès des soviets

Jusqu'en 1918, la Russie utilisait le calendrier julien, qui avait à l'époque 13 jours de retard sur le calendrier grégorien. Le 23 février « ancien style » correspond donc au 8 mars « nouveau style » (n.s.).

Le deuxième congrès pan-russe des soviets est l'organe représentatif qui a voté les premières mesures révolutionnaires de la Révolution d'Octobre. Il s'est réuni les 25-26 octobre (7-8 novembre n.s.) à l'Institut Smolny, au lendemain de l'insurrection.

1 Contexte

La première réunion du Congrès des Soviets a eu lieu du 3 au 30 juin 1917. A ce moment-là les bolchéviks n’avaient que 13 % des délégués. Face aux socialistes conciliateurs (SR de droite et menchéviks) qui refusent le pouvoir aux soviets et veulent continuer à collaborer avec la bourgeoisie, Lénine proclame que les bolchéviks, eux, sont prêts à gouverner. Les dirigeants socialistes ne prennent pas Lénine au sérieux et éclatent de rire.

Le congrès élit un Comité exécutif central panrusse (VTsIK) qui assure le pouvoir jusqu'au prochain congrès, même si le rôle des organes soviétiques n'est pas clairement définit au milieu de la situation révolutionnaire russe et de sa dualité de pouvoir avec le gouvernement provisoire.

2 Avant le congrès

2.1 La date de l'insurrection et du congrès

En septembre-octobre, les bolchéviks ont obtenu la majorité dans les soviets, et en particulier dans le Soviet de Petrograd. Pour Lénine, l'insurrection est à l'ordre du jour. Mais comme au moment du débat sur les Thèses d'avril, il se heurte à la plupart des cadres vieux-bolchéviks. Beaucoup veulent croire à une transition pacifique possible.

Trotsky est convaincu sur le fond que l'insurrection est imminente, mais préfèrerait attendre le Congrès des soviets pour plus de légitimité.

Lénine bataille contre le reste du comité central. Il insiste pour que l'insurrection soit réalisée avant l'ouverture du congrès, pour placer celui-ci devant le fait accompli, démontrer que les bolchéviks sont prêts à prendre immédiatement les mesures révolutionnaires urgentes pour les masses, et ainsi s'assurer l'ethousiasme populaire.

Le 2e congrès des soviets était initialement prévu le 20 octobre (a.s). Après une bataille de plusieurs semaines, le comité central programme l'insurrection pour le 15 octobre (a.s).

Le congrès des soviets est finalement repoussé au 25 octobre (a.s) pour des raisons techniques. L'insurrection prend du retard, mais a finalement lieu dans la nuit du 24-25 octobre (n.s 6-7 novembre). Presque sans effusion de sang le Comité militaire révolutionnaire s'empare des points tratégiques de Petrograd. Le Palais d'Hiver, siège du gouvernement, est assiégé mais pas encore pris.

2.2 La bataille pour la convocation du congrès

Etant donné la majorité obtenue par les bolchéviks, les conciliateurs (qui dirigent encore l'exécutif soviétique) hésitent à convoquer le congrès. Les bolchéviks durent mener une bataille politique en s'appuyant sur les soviets de base et le puissant soviet de Petrograd pour pousser à la convocation du congrès.

3 Déroulé du congrès

3.1 Ouverture, réunions de fractions

Le Congrès des soviets s'ouvre le matin du 25 octobre. Le renouvellement des délégués ou la création de nouveaux soviets a profondément changé la sociologie des délégués. Du front et des provinces, beaucoup moins d'intelligentsia et d'officiers, beaucoup plus d'ouvriers et de soldats. Beaucoup moins de cravates, beaucoup plus de capotes grises de soldats et d'hommes usés par les tranchées et les difficultés. «  Quand on vote, les bras se lèvent au milieu d'un hérissement de baïonnettes. La fumée bleuâtre, piquante, de la makhorka (tabac grossier) dissimule les belles colonnes blanches et les lustres. »

Le rapport de force politique a aussi bien changé par rapport au 1er congrès (les bolchéviks ne représentaient que 13%). Au début du congrès, on comptait 649 délégués avec voix délibérative, parmi lesquels :

  • 382 bolcheviks
  • 159 SR, dont environ 60% de gauche
  • environ 80 menchéviks (ou groupes nationaux assimilés), dont une moitié de gauche

Parmi les délégués bolchéviks, nombreux étaient ceux qui n'étaient pas membres du parti, qui venaient avec leurs hésitations, mais qui renforçaient rapidement leurs convictions dans l'atmosphère surchauffée de Petrograd. Parmi les menchéviks et les SR, nombreux étaient ceux qui évoluèrent vers la gauche au cours du congrès. Le nombre de délégués monta selon certains chiffres jusqu'à 900 personnes, en incluant les voix consultatives. La vérification des mandats était fastidieuse et les archives n'ont pas été bien conservées. Mais la prédominance bolchévique ne fait pas de doute.

Une enquête parmi les délégués montra que 505 soviets étaient pour le passage de tout le pouvoir aux soviets ; 86 pour le pouvoir de la "démocratie", 55 pour la coalition, 21 pour la coalition, mais sans les cadets. Et même ces chiffres donnent selon Trotsky « une idée exagérée de ce qui restait d'influence aux conciliateurs », car « pour la démocratie et la coalition se déclaraient les soviets des régions les plus arriérées et des localités les moins importantes ».

Le congrès débute tôt le matin par des réunions des fractions qui s'éternisent. Tous attendent le dénouement du siège du Palais d’hiver, les bolchéviks (dont beaucoup de cadres sont absents et occupés par l'insurrection) mais aussi les autres groupes, qui sont fortement divisés. A 20h le soir, les mencheviks réclament un nouveau délai.

La nuit tombait et la prise du Palais d'hiver traînait en longueur, mais il devenait impossible de reporter l'ouverture du plénier.

3.2 Début du plénier, élection du bureau

Trotsky décrit ainsi l'entrée des délégués pour le plénier :

« La révolution enseignait l'art de la compression. Les délégués, les visiteurs, les gardiens s'entassaient (...). Les avertissements donnés au sujet d'un effondrement possible du plancher n'avaient pas plus d'effet que les invites à moins fumer. Tous se bousculaient et fumaient de plus belle. C'est avec peine que John Reed se fraya un chemin à travers la multitude qui grondait devant la porte. La salle n'était pas chauffée, mais l'air était lourd et brûlant.  »

Ce sont des membres de l'exécutif sortant qui président pour l'instant. A la tribune, les principaux orateurs conciliateurs (Tseretelli, Tchkhéidzé, Tchernov) ne se sont pas montrés. C'est Dan qui ouvre amèrement le congrès à 22h40, en avertissant qu'il ne fera pas de discours dans ces cironstances si exceptionnelles où ses camarades sont actuellement au palais d'Hiver, « exposés à la fusillade », « remplissant avec abnégation leur devoir de ministres ».

Au nom des bolcheviks, Avanessov, délégué de Moscou, propose un bureau élu à la proportionnelle : 14 bolcheviks, 7 SR, 3 mencheviks, un internationaliste. La droite refuse immédiatement de faire partie du bureau. Le groupe de Martov s'abstient pour l'instant. Le bureau sera donc composé de 14 bolchéviks et 7 SR de gauche.

Parmi les bolchéviks, on comptait : Lenine, Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Rykov, Noguine, Skliansky, Krylenko, Antonov-Ovseenko, Riazanov, Mouralov, Lounatcharsky, Kollontaï et Stoutchka. Il y avait donc plusieurs cadres qui s'étaient pourtant opposés à l'insurrection (Zinoviev, Kamenev, Noguine, Rykov, Lounatcharsky, Riazanov), ce qui d'après les mots de Trotsky est « caractéristique pour les mœurs d'alors du parti ». Pour les SR de gauche, on ne comptait que Maria Spiridonova comme figure célèbre.

Lénine est présent mais n’apparaît pas encore publiquement. Il est déguisé avec une perruque et de grosses lunettes, et se tient dans une salle latérale, informé par des cadres bolchéviks. Trotsky raconte : « Se rendant à leur fraction, Dan et Skobelev s'arrêtèrent devant la table des conspirateurs, dévisagèrent attentivement Lenine et le reconnurent de toute évidence. » Il raconte également : « quelqu'un vint étendre sur le plancher des couvertures et y posa deux oreillers. Vladimir Illitch et moi reposâmes, couchés côte à côte. Mais quelques minutes après, on m'appela : "Dan a pris la parole, il faut répondre." Revenu après ma réplique, je me couchai de nouveau à côté de Vladimir Illitch qui, bien entendu, ne songeait pas à s'endormir. (...) Toutes les cinq ou dix minutes, quelqu'un accourait de la salle des séances pour communiquer ce qui s'y passait. »

Kamenev, qui prend la relève de la présidence, annonce un ordre du jour en 3 points : l'organisation du pouvoir ; la guerre et la paix ; la convocation de l'Assemblée constituante.

Lozovsky, adversaire de l'insurrection, réclame un rapport du Soviet de Petrograd. Mais les coups de canon que l'on entend au dehors témoignent que le rapport n'est pas encore prêt.

3.3 Tentative de conciliation de Martov, départ de l'aile droite

Martov, menchévik de gauche, soumet une motion qui appelle à la discussion pacifique pour former un pouvoir reconnu par tous les partis du congrès. Les socialistes conciliateurs soutiennent cette motion, espérant isoler les bolchéviks. Mais Lounatcharski déclare pour les bolchéviks qu'il n'a aucun désaccord avec la motion de Martov, et celle-ci est votée par la quasi-totalité des délégués. Il s'agissait pour certains bolchéviks de faire la démonstration que ce sont les conciliateurs qui ne veulent pas d'un pouvoir soviétique, mais aussi pour beaucoup d'autres d'un espoir réel que ceux-ci acceptent.

Mais des interventions hostiles de l'aile droite se succèdent alors, comme celles de deux menchéviks qui s'appuient sur des organisations de l'armée : le capitaine Kharach de la 12e armée, le lieutenant Koutchine (qui avait parlé à la Conférence d'Etat de Moscou)... Mais d'autres interventions de soldats en colère montrent qu'aux yeux du congrès ils ne représentent plus les tranchées, comme celle d'un soldat letton : « Assez de résolutions et de bavardages ? Il nous faut des actes ! Le Pouvoir doit être entre nos mains. Que les imposteurs quittent le congrès - l'armée n'est pas avec eux ! »

Khintchouk, ancien président menchévik du soviet de Moscou, avertit : « Le complot militaire des bolcheviks jette le pays dans une guerre intestine, mine l'Assemblée constituante, menace d'une catastrophe au front et mène au triomphe de la contre-révolution. »

A travers le brouhaha et même les coups de sifflet, on entend à peine le représentant des SR de droite qui proclame « l'impossibilité d'un travail en commun » avec les bolcheviks. Comme les menchéviks de droite, il conteste la légitimité du 2e congrès, pourtant convoqué et ouvert par l'exécutif conciliateur.

Le représentant du Bund déclare que « tout ce qui se passe à Petrograd est un malheur » et invite les délégués à se joindre aux conseillers de la Douma municipale qui comptent se rendre sans armes au palais d'Hiver pour y périr avec le gouvernement. Une partie sort, sous les cri des délégués ou des gardes rouges : « Assez ! Déserteurs ! Allez-vous-en chez Kornilov ! Ennemis du peuple ! »

Parmi l'aile droite, environ 70 délégués quittent le congrès, c'est-à-dire un peu plus de la moitié. Eux-qui restent en toute circonstance dans les organes de conciliation avec la bourgeoisie comme le pré-parlement, n'ont pas de problème à rompre avec les soviets lorsque ceux-ci veulent rompre avec l'ordre ancien. Les hésitants rejoignent en général le groupe des SR de gauche, qui se retrouve plus large qu'à l'ouverture du congrès. Parmi les SR, la résolution de quitter le congrès est repoussée par 92 voix contre 60. C'est à partir de ce moment-là que la scission dans le parti SR sera effective. Les deux blocs se réuniront dès lors dans des salles différentes (et le parti SR de gauche sera créé quelques jours après).

Malgré la démonstration que l'aile droite n'avait aucune intention de trouver un accord avec les bolchéviks, Martov s'obstine dans sa démarche. Il lit une déclaration condamnant l'insurrection comme un complot réalisé par les bolchéviks seuls, et exigeant la suspension des travaux du congrès jusqu'à une entente avec « tous les partis socialistes ». Trotsky lui fait alors une réponse cinglante:

« Ce qui est arrivé, c'est une insurrection, et non point un complot. Le soulèvement des masses populaires n'a pas besoin de justification. Nous avons donné de la trempe à l'énergie révolutionnaire des ouvriers et des soldats de Petrograd. Nous avons ouvertement forgé la volonté des masses pour l'insurrection et non pour un complot... Notre insurrection a vaincu et maintenant l'on nous fait une proposition : renoncez à votre victoire, concluez un accord. Avec qui ? Je le demande : avec qui devons-nous conclure un accord ? Avec les misérables petits groupes qui sont sortis d'ici ?... Mais nous les avons vus tout entiers. Il n'y a plus personne derrière eux en Russie. Avec eux devraient conclure un accord, comme d'égaux à égaux, les millions d'ouvriers et de paysans, représentés à ce congrès, que ceux-là, non pour la première fois, sont tout disposés à livrer à la merci de la bourgeoisie ? Non, ici l'accord ne vaut rien ! A ceux qui sont sortis d'ici comme à ceux qui se présentent avec des propositions pareilles, nous devons dire : vous êtes de lamentables isolés, vous êtes des banqueroutiers, votre rôle est joué, rendez-vous là où votre classe est désormais : dans la poubelle de l'histoire !  »

« Alors, nous sortons ! » crie Martov. Son allié Soukhanov convoque une réunion de fraction et tente de refuser le départ, mais par 14 voix contre 12, Martov l'emporte.

3.4 Concessions aux SR de gauche

Trotsky propose une motion :

« Le 2e Congrès doit constater que le départ des mencheviks et des SR est une tentative criminelle et sans espoir de briser la représentativité de cette assemblée au moment où les masses s’efforcent de défendre la révolution contre les attaques de la contre-révolution »

Le SR de gauche Kamkov prend alors la parole. Il assume la scission avec les SR de droite, mais déclare que ses partisans aussi estiment indispensable de réaliser un front unique révolutionnaire et se prononcent contre la violente résolution de Trotsky qui ferme les portes à un accord avec la démocratie modérée. Les bolchéviks n'insistent pas sur la motion de Trotsky. Lounatcharsky intervient pour apaiser et rappeler que les bolchéviks ne se sont pas opposés à ce front unique mais que ce sont les autres groupes qui ont décliné.

Après 2 heures du matin (du 26), le praesidium déclare la séance suspendue pour une demi-heure.

3.5 La prise du palais d'Hiver

Lors de la reprise, Kamenev peut lire à la tribune un téléphonogramme que l'on vient de recevoir d'Antonov : le palais d'Hiver a été pris par les troupes du Comité militaire révolutionnaire, et à l'exception de Kerensky, tout le gouvernement provisoire a été arrêté. Le pouvoir est désormais aux mains des soviets. La nouvelle déclenche de profonds applaudissements, mais aussi quelques inquiétudes apès ce grand saut historique.

Un SR de gauche proteste contre l'arrestation des ministres socialistes. Le représentant des internationalistes unifiés s'alarme : il ne faudrait pas tout de même que le ministre de l'Agriculture, Maslov, se retrouve dans la même cellule que celle où il a séjourné sous la monarchie. Trotsky (qui a été dans la même prison de Kresty sous le tsar et du temps du ministre Maslov...) répond que « le gouvernement doit être traduit devant un tribunal, avant tout pour sa liaison incontestable avec Kornilov », et que « les ministres socialistes seront seulement gardés à vue dans leurs domiciles ».

Le Congrès apprend à ce moment que le 3e bataillon de motocyclistes, que Kerensky a fait marcher sur Petrograd, s'est rangé du côté du peuple révolutionnaire. Le congrès est maintenant saisi d'un enthousiasme sans mélange et sans retenue.

Le groupe des menchéviks les « plus à gauche » fait une ultime déclaration par la voix de Kapelinsky, avertissant : « Rappelez-vous que des troupes s'avancent vers Petrograd. Nous sommes sous la menace d'une catastrophe. » Ils quittent la salle sous les invectives. « Mais vous êtes déjà sortis une fois!  »

3.6 « Edifier l'ordre socialiste »

Lénine, qui  apparaît publiquement, est ovationné lorsqu'il proclame à la tribune qu'il s’agit « d’édifier l’ordre socialiste ».

Les premières mesures du nouveau pouvoir sont prises par le Congrès lui-même, dans la nuit du 26 au 27 :

  • appel à tous les pays belligérants pour mettre fin à la guerre et discuter d’une paix juste et démocratique,
  • décret qui reconnaît que la terre appartient aux paysans,
  • création du nouveau gouvernement : le « Soviet des commissaires du peuple » (Sovnarkom).

La conscience de l'importance de l'extension de la révolution est nette : Trotsky déclare « Ou bien la Révolution russe soulèvera le tourbillon de la lutte en Occident, ou bien les capitalistes de tous les pays étoufferont notre révolution. »[1]

Quant aux conciliateurs, ils créent le lendemain un « Comité de Salut de la Patrie et de la Révolution ».[2] Ils ne reconnaissent pas le Sovnarkom et appellent à son élargissement jusqu'aux troudoviks (parti de Kerensky). Ils refusent aussi de siéger au Comité exécutif central des soviets de Russie.

Par ailleurs le congrès vote aussi un appel invitant tous les soviets locaux « à prendre immédiatement les mesures les plus énergiques pour prévenir les actions contre-révolutionnaires, antijuives et toutes les sortes de pogromes. L'honneur de la révolution des ouvriers, des paysanes et des soldats exige qu'aucun pogrome ne soit admis. »[3]

4 Postérité

Les congrès des soviets ont été officialisés par la constitution de l'URSS en 1923.

Par la suite ils deviennent des instances fantoches manipulés par la bureaucratie soviétique.

5 Notes et sources

Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe - 48. Le congrès de la dictature soviétique, 1930

  1. Léon Trotsky, Histoire de la révolution Russe - Congrès de Smolny, 1930
  2. Jean-Jacques Marie, Lénine, Paris, Balland, 2004, p. 217
  3. Jean-Jacques Marie, Lénine, Paris, Balland, 2004, p. 217