Défaitisme et défensisme

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Le défaitisme révolutionnaire est une tactique prônée par Lénine pendant la Première guerre mondiale, et qui est dévenue par la suite, pour la plupart des communistes, la tactique systématique en cas de guerre impérialiste.

1 Historique

1.1 Chez Marx et Engels

Marx et Engels n'ont pas adopté de positions systématiques lors des guerres de leur époque. Lors de chaque conflit, ils cherchaient à évaluer le camp dont la victoire serait la plus avantageuse pour la classe ouvrière.

Ils estimaient que la victoire des bourgeoisies sur les classes précapitalistes étaient progressiste, parce qu'elle allait dans le sens de l'histoire, celui de développement du capitaliste et de la classe ouvrière, rapprochant le temps de la révolution prolétarienne. Ils considéraient que le prolétariat, tout en s'organisant et en combattant pour son propre compte, devait être leur allié.

« Mon plus grand désir est que la Prusse se fasse bien battre, il y aurait alors une révolution à Berlin » Engels, 2 avril 1866

Marx et Engels considéraient la Russie comme la «plus grande réserve de la réaction», le centre de la contre-révolution en Europe. Ils se prononçaient donc d'abord «contre le tsarisme», pilier de la Sainte Alliance de 1815, gendarme de l'Europe, et à partir de là, contre les petits mouvements nationaux que le tsarisme utilisait contre la démocratie. En 1848, ils prônaient la guerre révolutionnaire de la démocratie contre le tsarisme. « Renverser le tsarisme », « supprimer ce cauchemar ».

Plus tard, deux ouvrages d'Engels, Le socialisme en Allemagne (1891) et La politique étrangère du tsarisme (1890), reprennent cette idée. Engels croit à de grandes luttes révolutionnaires prochaines en Occident et est certain que tous les gouvernements européens n'hésiteront pas à se jetter dans les bras du tsarisme pour restaurer l'ordre.

1.2 Dans la Deuxième internationale

En 1870, lorsque Napoléon III attaque l'Allemagne, Engels considère qu'il faut défendre les intérêts nationaux de l'Allemagne contre l'Empire français, car l'unification de la nation allemande est progressiste. Mais dès que les armées prusiennes contre-attaquent et font chuter l'Empire français, Engels considère qu'il faut défendre la France.

Lorsque éclate la guerre russo-japonaise, toute l'Internationale, comme d'ailleurs une bonne partie de la bourgeoisie russe, souhaita la défaite de la Russie dont elle espérait que sortiraient des changements révolutionnaires. Lénine se prononça sans ambiguïté pour la victoire du Japon en tant qu'incarnation du progrès capitaliste face à la réaction tsariste. Le 14 janvier 1905, il se félicita de la chute de Port-Arthur : c'est l'Asie «progressiste» qui vient de porter à la vieille Europe «réactionnaire» un coup irréparable. Et cela alors même qu'il considère les deux pays comme impérialistes[1].

Dans les années qui précèdent la première guerre mondiale, la social-démocratie caractérise la guerre qui menaçait en Europe comme « impérialiste », notamment aux congrès de Stuttgart et de Bâle. Par conséquent cette guerre est jugée réactionnaire quel que soit le camp qui la mène. Pourtant l'écrasante majorité des directions social-démocrates se rangent derrière leur bourgeoisie belliciste lorsque la guerre éclate, le 4 août 1914.

1.3 Les internationalistes pendant la guerre de 1914

Parmi les social-démocrates qui refusent l'Union sacrée guerrière, les "internationalistes", il y avait un ensemble de positions différentes. On peut distinguer d'abord une aile "centriste", qui veut seulement rétablir la paix, et une minorité révolutionnaire qui veut « la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile » (Lénine, Luxemburg, Liebknecht, Trotsky...).

Dès le 24 août 1914, Lénine écrit que la social-démocratie russe a pour tâche essentielle de mener un combat impitoyable contre le chauvinisme grand-russe et que le «moindre mal» serait la défaite des armées tsaristes[2]. Il reprend alors le positonnement classique contre le tsarisme, cette «prison des peuples», et pour la libération des nations opprimées et la démocratie. De nombreux bolcheviks reprochent alors à Lénine cette formule en faisant remarquer qu'elle pouvait être interprétée comme le souhait d'une victoire de l'Allemagne.

Lénine a presque aussitôt internationalisé cette position, en prônant ce défaitisme dans chaque pays, et en avançant d'autres arguments :

  • la lutte révolutionnaire menace le gouvernement bourgeois de défaite (d'où sa politique de répression pour haute trahison) et il faut assumer cette conséquence.
  • les défaites facilitent la guerre civile du prolétariat (se basant sur l'exemple de la Commune de Paris et sur la défaite russe face au Japon).

Rosa Luxemburg critiquait le défaitisme de Lénine, en soutenant que la victoire ou la défaite d'un pays impérialiste étaient deux issues mauvaises[3]. Lénine lui répond en juillet 1916[4].

Le défaitisme est, pour lui, la conséquence logique d'une ligne stratégique qu'il n'est pas seul à défendre, « la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile ». C'est cet objectif qui revient le plus souvent dans ses écrits et semble structurant et stratégique.

En de nombreuses occasions importantes, Lénine ne met pas en avant la formule du «défaitisme» : on ne trouve nulle trace de «défaitisme» dans les propositions d'unité que Lénine fait en 1915 au groupe de Nache Slovo, nullement non plus dans le projet de résolution et de manifeste de la « gauche de Zimmerwald » rédigé par Lénine.

Il faut noter aussi que le terme n'est pas mentionné dans la préface de 1918 de Zinoviev à Contre le courant, choix d'articles de Lénine et de Zinoviev pendant la guerre, qui résume leur position ainsi :

« Transformer la guerre impérialiste en guerre civile, tel fut le mot d'ordre essentiel que nous lançâmes dès le début de la guerre... Ce fut pour nous une très grande satisfaction que de recevoir, à la fin de la première conférence de Zimmerwald, une lettre de Karl Liebknecht qui se terminait ainsi "la guerre civile et non la paix civile, voilà notre mot d'ordre" »

1.4 Pendant la Révolution russe

A partir de la révolution de février 1917 et la mise en place du gouvernement provisoire, Lénine ne met plus en avant le défaitisme. Il dira plus tard : « Nous étions défaitistes sous le tsar, nous ne l'étions plus sous Tsérétéli et Tchernov »[5].

Pour autant Lénine ne devenait pas pour autant partisan de la défense nationale. Contre les bolchéviks qui voulaient aller jusque là, il rappelait :

« 'Nous demeurons fidèles, sans réserve, à la déclaration que nous avons faite le 13 octobre 1915, dans le n° 47 de l'organe central de notre Parti, le Social-Démocrate, qui paraissait à Genève. Nous y disions que, si la révolution triomphait en Russie et si un gouvernement républicain désireux de continuer la guerre impérialiste, la guerre en alliance avec la bourgeoisie impérialiste d'Angleterre et de France, la guerre pour la conquête de Constantinople, de l'Arménie, de la Galicie, etc., etc., accédait au pouvoir, nous serions ses adversaires résolus, nous serions contre la « défense de la patrie » dans cette guerre. »[6]

C'est dans les «lettres de loin» et les «thèses d'avril» que Lénine avait défini sa nouvelle orientation. Non seulement il n'était plus question de «défaitisme», mais il considérait que, devant la révolution qui se développait, la défense de la patrie et la guerre révolutionnaire étaient à l'ordre du jour. À l'ordre du jour seulement. Il se refuse en effet à apporter le moindre soutien au gouvernement Goutchkov-Milioukov. La guerre reste impérialiste, y compris du côté russe. Et pourtant, Lénine ne souhaite plus «la défaite», ne «contribue» plus à la défaite. Il accuse Goutchkov et Milioukov de contribuer, eux, à désagréger l'armée. Les revers militaires qu'il avait souhaités ont eu lieu et ils ont enfanté la révolution. Février a marqué le début de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, a fait le premier pas vers la fin de la guerre; seul le second, le passage du pouvoir entre les mains du prolétariat, peut y mettre un terme.

Lénine met donc en avant des mots d'ordre de paix qu'il avait jusqu'alors combattus et les lie à la revendication du pouvoir : en raison de son caractère impérialiste, de ses liens avec la France et l'Angleterre, le gouvernement provisoire est incapable de conclure une paix honorable et démocratique. Le peuple ne peut faire cesser la guerre, ou en modifier le caractère, qu'en changeant le caractère du gouvernement; l'obtention d'une paix honorable et démocratique, sans annexion, exige que le pouvoir d'État passe entre les mains du soviet des députés ouvriers. Alors, à ces conditions, et pour de telles conditions de paix, le soviet pourrait devenir partisan de la défense nationale et de la guerre révolutionnaire.

Après le soulèvement de Kornilov, Lénine est amené à redéfinir et son abandon du défaitisme et son refus de la défense nationale. Il n'est plus question de renverser Kerensky mais de le combattre d'«une autre façon», en soulignant ses hésitations. Lénine écrit le 30 août 1917 :

«Aller jusqu'à admettre le point de vue de la défense nationale (comme Volodarski) ou jusqu'à faire bloc avec les socialistes révolutionnaires, jusqu'à soutenir le Gouvernement provisoire (comme d'autres bolcheviks), c'est, j'en ai la conviction, faire preuve d'absence de principes. (...) Nous ne deviendrons partisans de la défense nationale qu'après la prise du pouvoir par le prolétariat, après avoir offert la paix, après avoir dénoncé les traités secrets et rompu toute attache avec les banques. Après seulement. Ni la prise de Riga, ni la prise de Petrograd ne feront de nous des partisans de la défense nationale. (...) Jusque-là, nous sommes pour la révolution prolétarienne, nous sommes contre la guerre, nous 'ne sommes pas pour la défense nationale. »[7]

1.5 Dans l'Internationale communiste

Abandonné en février 1917, le terme de «défaitisme» n'est plus utilisé durant les six années qui suivent le révolution_d'Octobre. La formule n'est mentionnée dans aucun texte majeur de Lénine ou de l'Internationale communiste. Elle ne figure pas dans les résolutions des quatre premiers congrès de l'IC, on ne la trouve ni dans la revue l'Internationale Communiste ni dans les 21_conditions. Les principaux textes programmatiques du parti bolchevique et de l'I.C. sur la guerre : résolution du 8e congrès du parti, manifeste du 1er congrès de l'I.C, manifeste et programme du 2e congrès de l'I.C., Thèses du 3e congrès, rapport sur la guerre au 4e congrès, manifeste du 5e congrès, ont été rédigés par Trotsky et adoptés sans amendements. Ils centrent l'argumentation autour de la « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile » et de la formule de Liebknecht « l'ennemi principal est dans notre propre pays ».

Le terme reparaît, principalement sous la plume de Zinoviev, au cours de la lutte engagée par, la Troïka Zinoviev-Kamenev-Staline contre Trotsky et le «trotskysme» et pour la «bolchevisation» des partis communistes. Après six ans d'éclipse, ce n'est sans doute pas un hasard si le terme resurgit, au lendemain de la mort de Lénine dans un article de l'lnternationale Communiste qui revient avec complaisance sur les divergences passées sur cette question entre Lénine et Trotsky. Par la suite, le défaitisme est systématiquement mis en avant comme canon du «léninisme» contre le « trotskysme ».

Dans la mesure où il estimait tout à fait secondaires ses divergences passées avec Lénine, Trotsky choisit de ne pas répondre à la provocation et de ne pas se laisser entraîner sur le terrain choisi par ses adversaires. Non seulement il refusa la polémique sur le défaitisme, mais il reprit à son compte la formule en l'employant dans un sens assez différent de celui de Lénine, dans le sens de défaite par la révolution, d'équivalent à la formule « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile » sans jamais retenir le sens plus précis que Lénine lui avait donné entre 1914 et 1916 de «souhaiter» et de «contribuer» aux revers militaires de sa propre bourgeoisie.

1.6 Héritage trotskiste

Rudolf Klement revient en 1937 sur les différents cas de figure qui pourraient se présenter dans la guerre à venir[8].

2 Notes et sources

Jean-Paul Joubert, Le défaitisme révolutionnaire dans la stratégie marxiste, 1987

  1. Lénine, La chute de Port-Arthur, 14 janvier 1905
  2. Lénine, Les tâches de la social-démocratie révolutionnaire dans la guerre européenne, 24 août 1914
  3. Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie, 1915
  4. Lénine, À propos de la brochure de Junius, juillet 1916
  5. Lénine, Discours de cloture sur le rapport concemant la ratification du traité de Brest-Litovsk, 15 mars 1918
  6. Lénine, Lettre d'adieu aux ouvriers suisses, 26 mars (8 avril) 1917
  7. Lénine, Au comité central du P.O.S D.R, 12 septembre (30 août) 1917
  8. Rudolf Klement, Les tâches du prolétariat pendant la guerre, 1937