Calcul économique en économie socialiste

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 Poster soviétique de 1925 :

Le débat sur le calcul économique en économie socialiste est un débat qui a animé les économistes à partir des années 1920 autour de la possibilité même d'une économie socialiste, suite aux critiques lancées par les économistes libéraux de l'École autrichienne (Ludwig von Mises, Friedrich Hayek...). Ceux-ci avançaient qu'en empêchant des prix libres (déterminés par le jeu du marché), la planification socialiste engendre des prix qui divergent des valeurs des biens. Les principaux contradicteurs ont été dans un premier temps des tenants du « socialisme de marché » comme Oskar Lange. Le débat a été aussi en grande partie un débat entre socialistes, faisant apparaître trois grande positions : ceux qui voient la monnaie comme unité de calcul sous le socialisme, ceux qui défendent son remplacement par une unité de temps de travail, et ceux qui proposent un calcul « en nature ».

1 Historique

1.1 Chez Marx et Engels

Dès sa formation au 19e siècle, l'économie socialiste et en particulier l'économie marxiste s'est affrontée aux économistes « classiques » (tout en s'inspirant largement de leurs travaux) qui faisaient l'apologie du laissez-faire. Cependant Marx et Engels n'ont jamais été très précis dans leur description du socialisme, et ils l'assumaient : ils étaint convaincus que le capitalisme était condamné par ses propres crises et la croissance du prolétariat, et que le mouvement ouvrier n'avait pas besoin de plans clés en main pour engendrer le socialisme. Leur idée de base était cependant que la production pour le profit soit remplacée par la production pour les besoins, avec une décision consciente des producteurs associés (la communauté de travailleur·se·s sans patrons).

Marx et Engels avaient dénoncé comme une illusion le mutuellisme des proudhoniens (une forme de socialisme de marché). Ils tendaient à considérer comme les saint-simoniens que la production sous le communisme serait une simple affaire d'optimisation technique. Cela correspond à la planification, que Marx et Engels n'imaginaient pas bureaucratique mais issue d'une participation généralisée.

1.2 Les premières critiques

Aussitôt après la popularisation des travaux de Marx, des critiques apparurent : celles de Böhm-Bawerk (1896), de Bortkiewicz[1], de Pierson (1902)[2], de Menger et de Wieser.

L'économiste italien Enrico Barone publie en 1908 Le ministère de la production dans l'Etat collectiviste, ouvrage dans lequel il étudie le fonctionnement qu'aurait selon lui une économie planifiée, qu'elle soit centralisée ou décentralisée. Il reprend l'idée de l'école de Lausanne (Walras, Pareto) selon laquelle on peut formaliser l'économie en un système d'équation complexe.

1.3 La guerre de 1914-1918 et l'interventionnisme étatique

Pendant la Première guerre mondiale, les États bourgeois prennent des mesures d'exception qui vont parfois jusqu'à des nationalisations de secteurs entiers pour appuyer l'effort de guerre. Cette tendance (bien qu'elle connaisse un reflux dès la fin de la guerre), combinée à la révolution bolchévique de 1917, va engendrer de nombreuses prises de positions.

Par exemple, l'intellectuel autrichien Otto Neurath, qui pris des responsabilités dans l'éphémère République des conseils de Bavière (avril-mai 1919), défendait la planification totale de l'économie, en avançant que les statistiques et le positivisme logique pourraient remplacer la monnaie.

Entre 1917 et 1925 les socialistes viennois débattent particulièrement de ces questions. Outre Neurath, les principaux contributeurs sont Karl Polanyi, Otto Bauer, Otto Leichter et Victor Schiff.

En réaction, Ludwig von Mises publie en 1920 Le calcul économique dans une économie socialiste[3], et en 1922, Socialisme. C'est à partir de ce moment qu'émerge le terme de socialist calculation debate.

1.4 Stagnation des années 1930

Dans les années 1920 et 1930, des articles apparurent dans les journaux économiques anglophones, arguant qu'un calcul rationnel était, au moins théoriquement, possible en régime socialiste. La crise de 1929, qui débouche sur une profonde et longue période de dépression économique dans les pays capitalistes, ébranle les certitudes des économistes bourgeois et favorise les courants hétérodoxes et marxistes, d'autant plus que l'URSS continue dans la période à connaître une forte croissance.

En 1932, Cläre Tisch publie (sous la direction de Schumpeter) une thèse[4] sur le calcul économique en économie centralement planifiée. Cette thèse sera très remarquée, et sera la première contribution d'un courant que l'on appelera les « socialistes néoclassiques » (Henry D. Dickinson, Oskar Lange, Abba Lerner...).

Un des plus célèbres articles de cette période fut publié en 1933 par H.D. Dickinson : Price Formation in a Socialist Economy. Il soutenait qu'un procédé d'essais et d'erreurs pouvait remplacer le marché (il s'inspirait de Enrico Barone).

En 1935, Friedrich Hayek publie Collectivist Economic Planning : Critical Studies of the Possibility of Socialism dans lequel il réaffirme les critiques de von Mises. Il complètera ses critiques dans un article de 1940[5].

En 1935 également, Boris Brutzkus, un russe anti-bolchévik vivant en Israël, publie Economic Planning in Soviet Russia.

1.5 L'après 1945

En plus de Hayek, qui continuera jusqu'à sa mort à polémiquer contre le communisme, de nombreux auteurs prolongent les critiques libérales : Michel Polanyi en 1951[6]... Les critiques seront particulièrement virulentes aux Etats-Unis pendant le maccarthysme.

Néanmoins, la présence de l'immense Bloc de l'Est et la force du mouvement ouvrier (malgré sa bureaucratisation) imposant des compromis aux capitalistes (« fordisme »...) maintenait les ultra-libéraux dans une position affaiblie, face à un courant dominant keynésien et une minorité marxiste assez forte.

1.6 Les années 1980

Après le ralentissement économique des années 1970, une offensive dérégulatrice gagne un à un tous les pays capitalistes. Pour justifier ce tournant comme inévitable, une véritable contre-offensive idéologique est alors menée (« tournant néolibéral »). La stagnation qui est observée en URSS et les témoignagnes qui se multiplient sur les gaspillages bureaucratiques contribuent à décrédibiliser progressivement l'idée de planification.

Même parmi les socialistes, l'idée d'un socialisme de marché comme seul compromis possible gagne du terrain. On peut noter par exemple en 1983 la parution du livre d'Alec Nove, The Economics of Feasible Socialism, auquel répondra en détail Ernest Mandel[7]. Mandel défendra l'idée que la phase socialiste est une cohabitation de marché régulé et de secteurs publics gratuits, ces derniers (et donc la planification) gagnant du terrain à mesure que se réalise une sorte de « saturation des besoins » (abondance relative).

1.7 Le débat aujourd'hui

L'effondrement de l'Union soviétique et le passage à l'économie de marché de la plupart des pays du Bloc de l'Est a été largement utilisé pour discréditer la perspective d'une économie socialiste. Les défenseurs du capitalisme pensent pouvoir décréter la fin de l'histoire.

Avec le recul du mouvement ouvrier organisé et des idées communistes, le débat sur le calcul économique semble largement ignoré. Les apologistes du capitalisme continuent cependant à défendre l'idée que l'économie socialiste est disqualifiée par l'impossibilité de réaliser un calcul économique efficace.[8][9]

2 Les trois grands modes de calcul

2.1 Calcul en nature

La calcul en nature, en unités physiques, est généralement considéré comme celui qui correspond à une économie marxiste planifiée.

Otto Neurath affirmait que la société socialiste serait une société sans monnaie, considérant que la mesure en monnaie ne permettait pas d'obtenir des informations adéquates sur le bien-être matériel des consommateurs, ou sur le bilan réel des avantages et des inconvénients d'une décision donnée. Il soutenait que compter sur un indicateur unique, que ce soit des heures de travail ou des kilowattheures, serait toujours inadéquat, et que les calculs devaient utiliser plusieurs unités désagrégées pertinentes (des KWh, des tonnes, des mètres...).[10],[11]

Dans les années 1930, le mathématicien soviétique Leonid Kantorovich chercha à montrer comment une économie pourrait, en termes purement physiques, utiliser une procédure mathématique pour déterminer quelle combinaison de techniques devaient être utilisées pour accomplir tel objectif planifié.

Certains groupes marxistes (comme le Mouvement socialiste mondial[12]) estiment qu'une phase de transition n'est pas nécessaire étant donné les technologies modernes, et que le calcul en nature peut être introduit directement.

2.2 Utilisation de la monnaie

Contrairement à Neurath, Karl Kautsky soutenait que la monnaie devrait être utilisée dans une économie socialiste. Il expliquait que la différence fondamentale entre le socialisme et le capitalisme n'était pas dans l'absence ou non de monnaie, mais dans leur rôle différent : sous le socialisme, la monnaie ne serait plus utilisée comme capital financier.[13]

2.3 Calcul en unité de temps de travail

Jan Appel initia une contribution favorable au calcul en temps de travail, qui fut publiée en 1930 par le syndicat Allgemeine Arbeiter-Union Deutschlands (syndicat dirigé par la gauche communiste).[14]

3 L'expérience de l'URSS

🔍 Voir : Planification en URSS.

L'expérience de l'URSS est évidemment utilisée abondamment par les critiques du socialisme. Bien que l'économie planifiée bureaucratiquement du régime stalinien ne soit pas du socialisme, il est nécessaire d'étudier cette expérience pour élaborer une réponse marxiste révolutionnaire aux critiques.

Au début de la révolution, les bolchéviks n'avaient pas l'intention d'instaurer immédiatement une économie planifiée. Après la période particulière du « communisme de guerre », ils libéralisent partiellement l'économie au nom de l'efficacité (NEP). Ainsi Trotsky disait :

« Théoriquement, nous avons toujours affirmé que le prolétariat, après la conquête du pouvoir, serait obligé, pendant un temps très long encore, de tolérer aux côtés des entreprises étatiques, les entreprises privées, moins perfectionnées au point de vue technique, moins susceptibles d´être centralisées ; nous n´avons jamais douté que les rapports entre les entreprises étatiques et privées, et dans une mesure considérable, les rapports réciproques entre les différentes entreprises ou leurs groupes, seraient régularisés par la voie du marché, au moyen du numéraire. »[15]

4 Principaux arguments

4.1 Gaspillage structurel de moyens de production

Dans une société où les moyens de production sont socialisés, ils n'ont pas de prix de marché. Les libéraux avancent que dans ces conditions, il est impossible de faire les bons choix en terme d'investissement (en quantité, dans le choix entre deux technologies différentes...).

4.2 Impossibilité de connaître la myriade d'information nécessaire

Hayek développe l’idée que l’information pertinente pour le calcul économique est dispersée, que seul « l’ordre spontané » du marché permet la coordination de cette myriade d’informations (par la formation des prix), tandis qu’un planificateur central pourra difficilement l’obtenir et la rassembler.

4.3 Critique des pseudo-prix

Des mécanismes de marché ont été utilisés en URSS, bien que toujours subordonnés au contrôle politique de l'Etat. Les libéraux répondent que « le marché ne peut être imité artificiellement ».

4.4 Dépendance aux autres pays

Les libéraux avancent que l'URSS pouvait s'appuyer sur l'observation des prix sur le marché mondial (établi par les marchés des pays capitalistes) et qu'ainsi elle ne tâtonnait pas totalement dans le noir. Selon eux, un communisme mondial se serait effondré encore plus vite. Ils prennent donc le contrepied de l'argument des trotskistes, selon lequel l'impossiblité du « socialisme dans un seul pays » est le facteur principal de l'échec soviétique.

« Les responsables du Gosplan était littéralement incapables d’établir une échelle de prix et en étaient réduits à utiliser les espions du KGB pour récupérer les catalogues de La Redoute ou de Sears. La plus grande entreprise de planification économique jamais conçue n’avait ainsi due sa survie... qu’à l’existence d’économies de marché à ses portes et les écrits de Mises, formellement interdits par le pouvoir soviétique comme naguère par les nazis, circulaient de mains en mains au cœur même de l’appareil de planification (anecdote rapportée, notamment, par Yuri Maltsev, un des économistes chargés par Gorbachev de mettre en œuvre la perestroika).  » George Kaplan

5 Notes et sources