Bureaucratisation soviétique

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L'Etat soviétique a connu un processus de dégénérescence bureaucratique dans ses premières années. Pour les communistes révolutionnaires qui se revendiquent de Lénine (trotskistes essentiellement), ce processus a conduit à un Etat ouvrier dégénéré à partir du milieu des années 1920 (ce que Trotsky a appelé le Thermidor soviétique). Pour les staliniens, les libéraux et la plupart des anarchistes, le bolchévisme conduit au stalinisme. D'autres communistes révolutionnaires considèrent que la bureaucratisation a commencé dans les tous premiers mois après la révolution d'Octobre.

1 Les premières années de la Russie révolutionnaire

Cette section a pour but de décrire plusieurs phénomènes imbriqués et plus ou moins simultanés, sans trancher sur l'importance de chacun et les rapports de causalité :

  • la bureaucratisation dans les rapports entre direction et base dans les soviets, les syndicats...
  • la bureaucratisation dans l'appareil de l'État soviétique,
  • la bureaucratisation dans le parti communiste,
  • la bureaucratisation dans les rapports entre parti, État, syndicats...
  • les difficultés de la guerre civile (menace des Blancs, problèmes d'approvisionnements et réquisitions...)

1.1 Pendant la révolution

Les organes issus de l'auto-organisation qui se forment « spontanément » deviennent rapidement massifs et connaissent dès l'origine (au cours de l'année 1917) des processus de « bureaucratisation ». Les soviets, les comités d’usine, la garde rouge, etc. se dotent très vite d’un lourd appareil administratif, et ce quelles que soient les forces politiques qui y prédominent. La professionnalisation des membres des comités est extrêmement rapide. L'historien Marc Ferro insiste sur ce phénomène et soutient que la bureaucratisation est consubstantielle à l’auto-organisation.

Trotsky évoque ce phénomène dans son Histoire de la Révolution russe, mais uniquement sous l'angle du retard des directions par rapport aux bases, en le décrivant comme inhérent à tout « parlementarisme », tout en étant bien moindre dans les soviets que dans les parlements classiques (grâce aux élections fréquentes et à la possibilité de révoquer les élus). Il y a ainsi une inertie des directions, qui restent un instant conciliatrices (menchéviks et SR) alors que la base se radicalise. Trotsky met notamment cela en lien avec la sociologie (les élus sont souvent des intellectuels, des notables...).

1.2 La terreur et la guerre civile

Dès les jours suivant la révolution d'Octobre, le nouveau pouvoir doit faire face à plusieurs tentatives contre-révolutionnaires de soulèvements, de reconquêtes armées par les armées blanches (à partir de régions rurales) appuyées par des forces internes (presse bourgeoise qui calomnie les bolchéviks, qui appelle à la révolte...). Le pouvoir soviétique doit assurer sa défense, et pour cela, le gouvernement est dans une certaine mesure obligé de prendre des mesures drastiques.

Dans ces conditions, le nouveau pouvoir prend des mesures répressives tant par des décisions au niveau central que par des initiatives locales. Les deux se nourrissent : les dirigeants à Petrograd lancent des appels à l'initiative des masses, celles-ci prennent des mesures qui inspirent parfois des décrets nationaux, et d'autre fois les dirigeants nationaux essaient de modérer des excès de la base.

La répression frappe d'abord le parti KD et la presse bourgeoise en général. En décembre 1917, les bolchéviks et les SR de gauche créent la Tcheka, une police politique conçue comme provisoire, et fonctionnant secrètement. Un appel est lancé pour la création de tchékas locales, le processus de centralisation se fera progressivement par la suite.

L'effort des impérialistes pour renverser le nouveau régime (embargo, financement et soutien des armées blanches...) va entraîner une véritable guerre civile qui fera rage de 1918 jusqu'en 1921.  Aux 5 millions de morts de la guerre de 1914-1917 s'ajouteront 4,5 millions de morts et 2,5 millions d’exilés. La guerre civile a de nombreuses conséquences négatives : l'économie s'effondre encore plus, la menace des Blancs conduit à une militarisation des Rouges, la militarisation conduit à une méfiance extrême envers toute critique du nouveau pouvoir...

1.3 Armée rouge : recréation d'une armée permanente

Selon la théorie marxiste, la base de l'Etat, qui s'est maintenue et renforcée du féodalisme au capitalisme, c'est notamment l'armée permanente. Lénine avait réaffirmé dans les thèses d'avril et dans L'Etat et la révolution l'objectif de remplacer celle-ci par le peuple en armes. Il semblait que le demantèlement de la police et la création de milices d'ouvriers armés (gardes rouges) en 1917 allait dans ce sens. Mais face à des armées blanches aidées par les impérialistes et disposant de plus de formation militaire, les gardes rouges s'avèrent peu efficaces. La direction bolchévique et Trotsky en particulier décident de créer une Armée rouge au fonctionnement centralisé et hiérarchisé : rétablissement des grades et de la discipline, incorporation de nombreux anciens officiers tsaristes... La peine de mort est rétablie...

1.4 Les critiques dans le parti bolchévik

Tout au long du processus révolutionnaire sont apparus dans le parti bolchevik des mouvements oppositionnels internes :

Ils avaient des préoccupations et des positions très diverses, mais tous critiquent un centralisme étouffant et un manque de confiance dans la capacité d'initiative de la base.

1.5 Vers le parti unique

Les bolchéviks n'avaient à l'origine pas en tête l'idée de fonder un régime de parti unique, mais une démocratie soviétique : le ou les partis qui ont la majorité dans les soviets forment le gouvernement. Ils assumaient majoritairement l'idée de répression des forces contre-révolutionnaires et bourgeoises, mais estimaient que d'autres forces socialistes pouvaient avoir leur place. Cependant dès 1917 un processus de polarisation autour du parti bolchévik eut lieu : les masses affluaient vers les bolchéviks, tandis que les autres partis socialistes se vidaient et menaient une politique hostile à la révolution. Cela conduisit beaucoup de bolchéviks à considérer que leur parti s'identifiait à la révolution, et que les autres avaient été rejetés dans le camp contre-révolutionnaire. Ernest Mandel faisait le commentaire suivant à propos de cette dérive :

« L’interdiction des partis soviétiques, de même que l’interdiction des fractions au sein du parti gouvernemental qui lui fit logiquement suite (chaque fraction est en effet un autre parti en puissance) étaient sans doute conçues comme des mesures provisoires. […] Il nous faut soulever une autre question, plus générale : quelles ont été les conséquences des théories avancées pour justifier de telles interdictions. […] Nous estimons que ces justifications théoriques ont causé beaucoup plus de dommages, à plus long terme, que les mesures elles-mêmes » [1]

Juste après la révolution d'Octobre, seuls quelques dirigeants SR de droite sont réprimés (ceux qui étaient ministres dans le gouvernement provisoire sont arrêtés, certains qui se joignent à des tentatives contre-révolutionnaires avec les KD également...). Mais le parti SR connaît une scission qui voit la majorité (et la base) du parti soutenir les mesures révolutionnaires des bolchéviques. Ces SR de gauche participent même au gouvernement. Mais ils rompent en juillet 1918 et se lancent dans une vague d'attentats, ce qui cause immédiatement leur répression.

Les menchéviks et leur presse seront ensuite interdits entre 1919 et 1921, et des anarchistes hostiles au régime en 1921. Le parti bolchévik devient de fait un parti unique.

1.6 Le parti et les soviets

Au nom de l’efficacité, le gouvernement prit l’habitude dès janvier 1918 de publier ses décrets sans les faire discuter par le soviet. Les mesures répressives que prirent les bolchéviks pendant la guerre civile mirent fin au pluripartisme, et très vite les décisions des soviets furent décidées d'avance par le simple fait que les militants bolchéviks y étaient hégémoniques. A la fin de 1919, 1500 des 1800 délégués au soviet de Petrograd étaient membres du parti communiste et appliquaient en conséquence la ligne qu’avait définie leur direction. La démocratie ne tenait plus qu'à la démocratie interne du parti.

1.7 « Communisme de guerre », réquisitions et discipline d'usine

La direction bolchévique autour de Lénine et Trotsky estime, malgré les frictions en interne, que la seule solution de survie est de mettre en place une disclipine stricte dans l'Armée rouge et dans l'industrie, et un rationnement très rigoureux, assorti de réquisitions agricoles. Une politique qui sera appelée a posteriori « communisme de guerre ».

Un des premiers effets sera l'hostilité du mouvement paysan. L’automne et l’hiver 1920 furent marqués par de grandes révoltes paysannes des « armées vertes » se battant indépendamment des rouges ou des blancs.

Dans l'industrie, au nom de l'efficacité, Lénine et Trotsky prônent la discipline et le pouvoir d'un directeur plutôt que des comités d'usine, ce qui soulève des contestations ouvrières et de nombreuses oppositions dans le parti bolchévik (Kommunist, Opposition ouvrière...). La contestation atteint même le coeur révolutionnaire de Petrograd, où de nombreux ouvriers participent à des grèves et des manifestations, qui sont réprimées par le parti bolchévik, qui estime représenter l'intérêt général de la classe ouvrière et sa volonté.

1.8 Bureaucratisation du parti et de l'État

La guerre civile s'achève sur une victoire militaire de l'Armée rouge, mais aussi sur un affaiblissement considérable de la démocratie soviétique. Les masses ont majoritairement soutenu les Rouges face aux Blancs, mais le lien organique des bolchéviks avec les masses s'est rompu. Le parti imbriqué à l'Etat est le seul appareil qui fonctionne, et l'auto-organisation s'est largement tarie. Même si le parti bolchévik a recruté massivement en absorbant la majorité du camp révolutionnaire, il a aussi été profondément transformé dans la guerre civile. Ses traditions de démocratie interne en sortent laminées.

Le parti recrute en masse pendant et après la révolution. En 1919, la guerre civile n'est pas gagnée, et les arrivistes se tiennent encore hors du parti, qui est de composition nettement prolétarienne. Mais « l'écrasante majorité des membres du parti exercent des fonctions d'autorité et sont à un titre ou à un autre des "gouvernants" »[2] : 53% travaillent à des échelons divers de l'Etat, 8% dans l'appareil du parti et des syndicats; 27% dans l'armée rouge.

Mais plus il apparaît clair que le parti-État bolchévik est parti pour durer, plus les arrivistes tendent d'y prendre des postes. Dans ce contexte d'effondrement économique, il n'y a d'ailleurs pas beaucoup d'autres emplois attractifs que ces postes pour les couches petite-bourgeoises (anciens employés, intellectuels...). Par exemple, en 1920, 40% de la population de Moscou et Petrograd est employée dans les bureaux. En province les petit-bourgeois représentent 57% des exécutifs des soviets.[3] Or le parti et l'Etat ont besoin de personnes avec un minimum de formation, ce qui favorise ces nouveaux éléments par rapport aux prolétaires.

Les Vieux bolchéviks et plus généralement les communistes sincères, deviennent vite minoritaires. La masse du parti vit du parti, et n'a d'autre intérêt matériel que la préservation de ses quelques privilèges qui se sont formés pendant la guerre civile. L'historien Marc Ferro parle de « plébéianisation du Parti » qui aurait formé la base sociale pour la bureaucratie.

1.9 1921 : Cronstadt et la NEP

1921 fut une année charnière. En février 1921, réunions, grèves et manifestations ouvrières se développent à Moscou. L’ordre est rétabli par les troupes régulières et les cadets de l’Armée rouge. Suit une vague de grèves plus dures à Petrograd, qui touche toutes les usines, y compris ce qui reste de Poutilov (6 000 ouvriers). Les revendications sont économiques, mais aussi de plus en plus politiques : contestation du pouvoir bolchevik, revendications de libertés, parfois même revendication d'origine menchévique d’élection de la Constituante. Le slogan « tout le pouvoir aux soviets » réapparaît, cette fois contre les bolchéviks[4]. Le comité de défense mis en place par le parti bolchevik dénonce les « fainéants », les « égoïstes », les « provocateurs », quand ce n’est pas les espions anglais, français et polonais. Le gouvernement reste ferme, mais cède sur les revendications économiques, distribue des rations alimentaires, autorise les ravitaillements directs à la campagne pour faire cesser le mouvement.

En mars 1921 a lieu le 10e Congrès du PC, et au même moment éclate la révolte de Cronstadt. Celle-ci fut un révélateur de l'ampleur de la rupture du lien avec les masses. L'ensemble de la direction bolchévique, tous courants confondus, accepte la répression des insurgés. On craint alors que la contre-révolution s'empare de Cronstadt (même s'il apparaît rétrospectivement que la guerre civile était déjà gagnée). Malgré les désaccords importants qui les divisent (Opposition ouvrière, décistes...), l'esprit de citadelle assiégé est tel que les congressistes acceptent la suppression du droit de fraction.

La direction bolchévique est bien consciente que la révolution est gangrenée par les problèmes, Lénine définit lui-même l'Etat soviétique comme un « Etat ouvrier présentant une déformation bureaucratique ». Mais le bureaucratisme perçu par Lénine (et Trotsky) est surtout un problème d'inefficacité de l'Etat, freinant le développement du pays, plus qu'un risque de domination sociale. Selon lui, la priorité pour regagner la confiance des masses et aller vers le socialisme est de rétablir la production économique à tout prix via un « capitalisme d'Etat ». Le 10e congrès décide donc une Nouvelle politique économique :

  • dans les industries d'Etat : de maintenir une discipline stricte (Trotsky est même pour la militarisation des syndicats, que Lénine repousse) ;
  • dans l'agriculture et le petit-commerce : de permettre une libéralisation, notamment pour inciter la paysannerie à produire en la laissant libre de vendre sur le marché.

Même l'interdiction des fractions est justifiée notamment par la lutte contre le bureaucratisme. Ce qui est certain est que l’appareil a les mains libres à partir de ce congrès. Le Comité central ne se réunit que tous les deux mois et le Bureau politique est réduit à 7 membres. Le secrétariat du Comité Central contrôle le bureau des affectations, fondé en 1920 pendant la guerre civile pour organiser le transfert de communistes dans les secteurs névralgiques, et prend de plus en plus d’importance : il nomme, remplace des responsables, affecte les militants aux postes les plus importants sur la base de « recommandations », donc par en haut.

Au lendemain du congrès, 136 836 membres du parti seront exclus (sur 730 000) : 11% pour indiscipline, 34% pour passivité, 25% pour des délits mineurs (ivrognerie ou carriérisme) et 9% pour des fautes graves. Cette première purge écarte un certain nombre de membres réellement douteux. Mais il est clair aussi qu'elle instaure ou acte un mode de fonctionnement totalement descendant.

1.10 Staline et l'appareil du parti

Staline est nommé secrétaire général du PCUS le 3 avril 1922.

Le 8 octobre 1923, Trotsky envoie une lettre au Comité central et à la Commission centrale de contrôle qui dénonce le manque de démocratie interne :

« Aux pires moments du communisme de guerre, le système de nomination au sein du parti n'atteignait pas le dixième de ce qu'il est maintenant. La nomination des secrétaires des comités provinciaux est maintenant la règle. Cela crée pour le secrétaire un poste essentiellement indépendant de l'organisation locale. [...] La bureaucratisation de l'appareil du parti s'est développée dans des proportions inouïes au moyen de la méthode de sélection des secrétariats. On a créé une très large couche de travailleurs du parti, entrant dans l'appareil du gouvernement du parti, qui renoncent totalement à leur propre opinion de parti, au moins l'expression ouverte, faisant comme si la hiérarchie du secrétariat était l'appareil qui crée l'opinion et les décisions du parti. Sous cette strate, s'abstenant de leurs propres opinions, se trouve la grande masse du parti, devant qui chaque décision prend la forme d'une injonction ou d'un commandement. »[5]

La semaine suivante est envoyée au Politburo une déclaration de 46 dirigeants bolchéviks allant dans le même sens. Il dénonce prudemment « le régime de dictature fractionnelle à l'intérieur du parti qui s'est objectivement formé après le Xe congrès ».

En 1924, après la mort de Lénine, l'appreil organise par en haut une vague de cooptation de 200 000 membres, la « promotion Lénine ». Le tout est supervisé par des secrétaires de comité qui ne manquent pas de moyens de pression sur la vie des prolétaires. En mai 1924, 57% des membres sont illettrés, et forment une masse malléable pour Staline.

Si la production va connaître un regain, la bureaucratisation va vite devenir définitive. L'échec des processus révolutionnaires ailleurs qu'en Russie (Hongrie, Allemagne, Italie, Chine...) va renforcer le noyau bureaucratique du parti, autour de Staline, qui se stabilise dans une logique gestionnaire du « socialisme en Russie ». Toute opposition sera réprimée, notamment celle de Trotsky, .

1.11 Le totalitarisme stalinien

Staline finira par développer un Etat totalitaire et à éliminer presque tous les Vieux bolchéviks, ceux qui avaient fait la Révolution d'Octobre, mais pas pour ce résultat...

Staline finira d’étouffer les idéaux de la révolution. Dès le milieu des années 1930, il exalte la famille et la patrie « socialistes », restaure des titres militaires tels le grade de maréchal, académisme et contrôle étatique dans l’art[6], russification forcée des minorités et antisémitisme… La Seconde Guerre mondiale parachèvera cette évolution, l'Internationale cessant par exemple d’être l’hymne soviétique en 1943, et les grades et uniformes de l’Ancien Régime étant spectaculairement rétablis.

2 Oppositions au sein du parti bolchévik

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Boukharine a écrit en 1920 un ouvrage sur la situation de la nouvelle économie russe : Économique de la période de transition[7].

Boukharine fait un dessin dans lequel il place le petit cercle des cadres (qui étaient déjà une couche intermédiaire sous le capitalisme, récupérée au service du socialisme) entre deux grands cercles du prolétariat, celui du haut qui se subordonne les cadres et celui du bas qui leur obéit. Il représente donc le cercle des « organisateurs » de la classe ouvrière comme celui du prolétariat lui-même. Dans les dernières pages, il s’inquiète du risque de « dégénérescence » de la couche dirigeante des révolutionnaires que sont les « organisateurs », le parti en tête…

3 Les dernières critiques de Lénine

A partir de mai 1922, Lénine est gravement malade et a de grandes difficultés à suivre et à intervenir dans la politique soviétique. La question de la bureaucratie est une de celles qui l'ont le plus inquiété jusqu'à sa mort le 21 janvier 1924. Il reconnaissait pourtant que « c’est une question que nous n’avons pas encore pu étudier ».

Lénine voyait surtout le problème du bureaucratisme dans un manque d'efficacité qui risquait de conduire à l'échec du nouveau pouvoir, et il situait surtout le problème dans l'Etat plus que dans le parti qui était à la tête de cet Etat :

« Les forces de la classe ouvrière ont été épuisées par la création de l’appareil d’État. Nous sommes au sommet du pouvoir (...) Cependant en bas de la hiérarchie, des centaines de milliers d’anciens fonctionnaires que nous avons hérités du Tsar et de la société bourgeoise travaillent en partie sciemment, en partie inconsciemment contre nous.»

En conséquence, Lénine préconise surtout de revitaliser le contrôle du parti sur l'Etat, et de renforcer l’Inspection ouvrière et paysanne, chargée de lutter contre la bureaucratie. Il déplorait que cette inspection est le ministère le plus mal organisé et elle ne dispose d’aucun crédit.

Lénine explique la bureaucratisation comme un héritage ou comme le résultat du niveau culturel insuffisant des ouvriers, mais pas comme un rapport social en développement. Il n’envisage de lutter contre elle que de l’intérieur du parti, par le dégagement d’une élite politique et non par une lutte de classe imposant la participation active des masses. Lénine pense uniquement à partir du parti, qui représenterait toujours l'avant-garde des masses, et aurait à partir à la reconquête de celles-ci.[8]

Dans les tous derniers moments de sa vie, Lénine comprend que Staline utilise de façon néfaste l'immense pouvoir qu'il a accumulé dans ses mains, et propose dans son Testament de le démettre du poste de Secrétaire général, et il a cherché à s'allier à Trotsky en qui il avait confiance. Cependant Lénine n'a pas réellement questionné la structure qui donnait autant de pouvoir au Secrétaire général.[9][10]

4 La bureaucratisation selon Trotsky

Les premiers combats et écrits de Trotsky contre la bureaucratie de Staline datent des années 1920. Mais il a principalement développé son analyse de la dégénérescence de l'Etat issu d'Octobre dans ses oeuvres d'exil, notamment La Révolution trahie (1936).

Le stalinisme s'est construit en même temps que la jeune révolution bolchévique dégénérait. Pour Trotsky, cela est est dû à l'essoufflement de l'effervescence révolutionnaire (à l'intérieur et à l'extérieur de la Russie soviétique) qui a laissé seule la Russie économiquement arriérée. Une couche bureaucratique a alors détourné les richesses et confisqué le pouvoir des mains des soviets et donc des ouvriers. C'est cette bureaucratie qui s'est reconnue dans Staline et a donné du poids à son "argumentation" et à sa propagande. C'est ce poids croissant qui a permis au stalinisme de se présenter de grès ou de force comme la continuateur de Lénine, en calomniant tout opposant comme Trotsky et l'Opposition de gauche.

Pour Trotsky l'URSS est une société de transition, entre le capitalisme et le socialisme. Elle ne peut être qualifiée de socialiste, en l'absence de satisfaction harmonieuse des besoins sociaux, mais elle n'est pas capitaliste, la classe capitaliste ayant été expropriée. L'étatisation de l'économie par une révolution socialiste a fondé des rapports de production « ouvriers », qui demeurent malgré la bureaucratie. Pour lui la bureaucratie est une caste parasitaire, mais pas une classe. La classe dominante reste le prolétariat.

Trotsky employait le terme de Thermidor par analogie avec la phase réactionnaire qui a suivi la dictature des Jacobins (point culminant de la Révolution française). Tout comme la réaction thermidorienne de 1794 a été une réaction politique, mais n'a pas rétabli le féodalisme, la réaction stalinienne n'a pas renversé les rapports de production ouvriers, même si politiquement la bureaucratie a accaparé le pouvoir. Ainsi l'Etat reste un Etat ouvrier dégénéré.

5 La bureaucratisation selon les anarchistes

La plupart des anarchistes font un lien immédiat entre bolchévisme et stalinisme, même si beaucoup reconnaissent que le stalinisme n'était pas dans les intentions originelles. Pour eux la bureaucratisation provient du marxisme et du « léninisme », dans lesquels ils dénoncent des « principes autoritaires », par oppositions aux principes « anti-autoritaires » (anarchistes). La répression de la révolte de Kronstadt (1921) est souvent le symbole de la rupture entre anarchistes et communistes (même trotskistes). C'est notamment à ce moment qu'Emma Goldman rompt avec les bolchéviks.

Certains anarchistes rompront plus tard. Victor Serge rejoint un moment le combat de Trotsky, puis s'éloigne de lui et fait un retour plus critique sur les premières années de l'URSS.

6 Critiques du parti bolchévik

Certains marxistes révolutionnaires font des critiques sur le fonctionnement ou la politique du parti bolchévik, et y voient une part de la responsabilité dans la dégénérescence de la révolution. Ces critiques peuvent se rapprocher de certaines critiques anarchistes, mais contrairement à ceux-ci, elles ne rejettent pas toute idée de parti révolutionnaire, de dictature du prolétariat, etc.[4]

C'est par exemple le cas de Victor Serge, anarchiste rallié au bolchévisme, qui a vécu les premières années de la révolution et cotoyé les dirigeants bolchéviks. Il a le plus souvent compris leurs choix même lorsqu'ils paraissaient choquants. Mais il a fini par rompre, y compris avec Trotsky. Serge estime que la création de la Tchéka, avec ses procédures secrètes, est la plus grave erreur du pouvoir bolchevique. Il note toutefois que la jeune république vivait sous des « périls mortels » et que la terreur blanche a précédé la terreur rouge. Il précise que Dzerjnski redoutait les excès des tchéka locales et que bien des tchékistes furent eux-mêmes fusillés pour cela.

Certains communistes (Monatte, Rosmer, Souvarine...) ont reproché au léninisme :

Certains soulignent aussi que Trotsky avait fait une critique cinglante du « jacobinisme » de Lénine en 1904, lorsqu'il était menchévik. Cependant Trotsky a toujours considéré après son ralliement aux bolchéviks en 1917 que Lénine avait eu raison sur la question de l'organisation. Pendant la guerre civile, Trotsky (qui fonde l'Armée rouge) est sur la même ligne centraliste que Lénine, voire parfois plus centraliste (sur la question des syndicats).

Enfin, Rosa Luxemburg avait commencé à écrire en prison, en 1918, un texte sur la révolution russe. Elle défend globalement la politique des bolcheviks comme « un pas énorme dans la voie du règlement de comptes final entre le Capital et le Travail dans le monde entier », et elle comprend qu'il y a des difficultés qui défigurent « toute politique socialiste animée des meilleures intentions ». Mais elle livre aussi des critiques de fond sur le nouveau pouvoir. Elle pense qu'il était juste de dissoudre l’Assemblée constituante réactionnaire en janvier 1918, mais qu'il fallait en convoquer une autre. Plus généralement, elle reproche aux dirigeants bolchéviks de ne pas voir à quel point la démocratie est indissociable de la dictature du prolétariat :

« Lénine dit : l’État bourgeois est un instrument d’oppression de la classe ouvrière, l’État socialiste un instrument d’oppression de la bourgeoisie. C’est en quelque sorte l’État capitaliste renversé sur la tête. Cette conception simpliste oublie l’essentiel : c’est que si la domination de classe de la bourgeoisie n’avait pas besoin d’une éducation politique des masses populaires, tout au moins au-delà de certaines limites assez étroites, pour la dictature prolétarienne, au contraire, elle est l’élément vital, l’air sans lequel elle ne peut vivre.

La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement.

L’erreur fondamentale de la théorie Lénine-Trotsky est précisément que, tout comme Kautsky, ils opposent la démocratie à la dictature. La démocratie socialiste commence avec la destruction de l’hégémonie de classe et la construction du socialisme. Elle n’est pas autre chose que la dictature du prolétariat.

Parfaitement : dictature ! … Mais cette dictature doit être l’œuvre de la classe et non d’une petite minorité dirigeante, au nom de la classe, autrement dit, elle doit sortir pas à pas de la participation active des masses, être sous leur influence directe, soumise au contrôle de l’opinion publique, produit de l’éducation politique croissante des masses populaires.  »[11]

7 Les bureaucratisation selon les étapistes

Pour un certain nombre de marxistes non-bolcheviques, Lénine a commis l’erreur fatale de vouloir déclencher une révolution ouvrière dans un pays massivement paysan et a surestimé les potentialités révolutionnaires dans les pays occidentaux. Selon eux, le bolchévisme était une déviation volontariste en rupture avec le matérialisme historique. En ayant pris le pouvoir au nom d'un prolétariat minoritaire, il ne pouvait conduire qu'à une dictature impuissante. Selon eux, dans une logique étapiste, il fallait d'abord soutenir une révolution bourgeoise. Ce type d'argument a été utilisé par les menchéviks, par Kautsky... En général, cela recouvre une volonté de justifier une politique non révolutionnaire (Kautsky par exemple n'aura pas plus une politique révolutionnaire en Europe occidentale qu'en Russie...).

Mais on retrouve aussi cette critique parmi des communistes révolutionnaires, comme les luxemburgistes.[12]

8 La thèse de la continuité avec le tsarisme

Certains historiens défendent l'idée que la dictature soviétique n'a été qu'un retour sous une autre forme au totalitarisme du régime tsariste. Certains en donnent une explication culturaliste, parfois quasi raciste (ce serait une caractéristique du peuple russe). D'autres tentent de donner des raisons plus objectives, comme l'historien Claudio Sergio Ingerflom :

« Les traits du pouvoir communiste généralement associés au totalitarisme et sont en fait un héritage de la Russie tsariste : une société trop fragmentée pour qu’existe une réelle lutte des classes, trop polarisée dans un rapport individu/autocrate pour que se constitue un citoyen, trop violente pour permettre la confrontation démocratique des idées… Distinct de la société grâce à la stricte sélection de ses membres mais intervenant sur elle, le Parti reproduit à une échelle plus vaste les tares du mode de fonctionnement autocratique, et sa prise du pouvoir à la faveur de la révolution est bien le signe du manque de maturité de la société. »

Dans tous les cas, ce genre d'explication a tendance à minimiser fortement l'impact de la révolution de 1917.

9 Notes

  1. Ernest Mandel, Octobre 1917: Coup d’état ou révolution sociale, Cahier IIRF, 1992
  2. Pierre Broué, Le parti bolchévique - VI: La guerre civile et le communisme de guerre, 1963
  3. Sabine Dullin, Histoire de l'URSS, 1994
  4. 4,0 et 4,1 Revue Contretemps, Socialisme, démocratie et parti. Réflexions à propos de la Révolution russe, 2017
  5. Trotsky, Aux membres du Comité Central et de la Commission Centrale de Contrôle, 8 octobre 1923
  6. NPA, Un nouvel art pour un monde nouveau, juillet 2017
  7. Boukharine, Économique de la période de transition, 1920
  8. OCML-VP, Les derniers combats de Lénine, 1994
  9. Moshe Lewin, Le dernier combat de Lénine, 1967
  10. NPA, Au chevet de Lénine, 2015
  11. Rosa Luxemburg, La Révolution russe - 4. La dissolution de l'Assemblée constituante, 1918
  12. Le léninisme et la révolution russe, Démo­cra­tie Com­mu­niste (Luxem­bur­giste), mars 2008