Bureaucratisation soviétique

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L'Etat soviétique a connu un processus de dégénérescence bureaucratique dans ses premières années. Pour les communistes révolutionnaires qui se revendiquent de Lénine (trotskistes essentiellement), ce processus a conduit à un Etat ouvrier dégénéré à partir du milieu des années 1920 (ce que Trotsky a appelé le Thermidor soviétique). Pour les staliniens, les libéraux et la plupart des anarchistes, le bolchévisme conduit au stalinisme. D'autres communistes révolutionnaires considèrent que la bureaucratisation a commencé dans les tous premiers mois après la révolution d'Octobre.

1 Les premières années de la Russie révolutionnaire

1.1 La terreur et la guerre civile

Dès les jours suivant la révolution d'Octobre, le nouveau pouvoir doit faire face à plusieurs tentatives contre-révolutionnaires de soulèvements, de reconquêtes armées par les armées blanches (à partir de régions rurales) appuyées par des forces internes (presse bourgeoise qui calomnie les bolchéviks, qui appelle à la révolte...). Le pouvoir soviétique doit assurer sa défense, et pour cela, le gouvernement est dans une certaine mesure obligé de prendre des mesures drastiques. La répression frappe d'abord le parti KD et la presse bourgeoise en général. En décembre 1917, les bolchéviks et les SR de gauche créent la Tcheka, une police politique conçue comme provisoire, et fonctionnant secrètement.

Au nom de l’efficacité, le gouvernement prit ainsi l’habitude dès janvier 1918 de publier ses décrets sans les faire discuter par le soviet. Les mesures répressives que prirent les bolchéviks pendant la guerre civile mirent fin au pluripartisme, et très vite les décisions des soviets furent décidées d'avance par le simple fait que les militants bolchéviks y étaient hégémoniques. A la fin de 1919, 1500 des 1800 délégués au soviet de Petrograd étaient membres du parti communiste et appliquaient en conséquence la ligne qu’avait définie leur direction. La tradition de démocratie interne du parti permettaient cependant encore des débats.

Les partis socialistes conservent plus longtemps leur presse. La presse légale menchevique ne disparaît qu’entre 1919 et 1921, celle des anarchistes hostiles au régime en 1921, celle des SR de gauche dès juillet 1918 du fait de leurs attentats. Le parti bolchévik devient de fait un parti unique.

L'effort des impérialistes pour renverser le nouveau régime (embargo, financement et soutien des armées blanches...) va aggraver les conditions de la guerre civile. Face à l'inefficacité des Gardes rouges (relativement autogestionnaires), la direction bolchévique et Trotsky en particulier créé une Armée rouge au fonctionnement centralisé et hiérarchisé : rétablissement des grades et de la discipline, incorporation de nombreux anciens officiers tsaristes... La peine de mort est rétablie...

1.2 « Communisme de guerre », réquisitions et discipline d'usine

La direction bolchévique autour de Lénine et Trotsky estime, malgré les frictions en interne, que la seule solution de survie est de mettre en place une disclipine stricte dans l'Armée rouge et dans l'industrie, et un rationnement très rigoureux, assorti de réquisitions agricoles. Une politique qui sera appelée a posteriori « communisme de guerre ».

Un des premiers effets sera la rupture du lien avec le mouvement paysan. L’automne et l’hiver 1920 furent marqués par de grandes révoltes paysannes des « armées vertes » se battant indépendamment des rouges ou des blancs.

Dans l'industrie, au nom de l'efficacité, Lénine et Trotsky prônent la discipline et le pouvoir d'un directeur plutôt que des comités d'usine, ce qui soulève des contestations ouvrières et de nombreuses oppositions dans le parti bolchévik (Kommunist, Opposition ouvrière...).

La contestation atteint même le coeur révolutionnaire de Petrograd, où de nombreux ouvriers participent à des grèves et des manifestations, qui sont réprimées par le parti bolchévik, qui estime représenter la volonté et l'intérêt de la classe ouvrière. Un des symboles les plus forts de cette contestation « sur la gauche » du nouveau pouvoir a été la révolte de Cronstadt en mars 1921. L'ensemble de la direction bolchévique, qui est réunie au même moment (10e Congrès), accepte la répression. Malgré les désaccords importants qui les divisent (Opposition ouvrière, décistes...), l'esprit de citadelle assiégé est tel que les congressistes acceptent la suppression du droit de fraction. Lénine pensait que cela permettrait de lutter contre le bureaucratisme.

La direction bolchévique est bien consciente que la révolution est gangrenée par les problèmes, Lénine définit lui-même l'Etat soviétique comme un « Etat ouvrier présentant une déformation bureaucratique ». Mais selon lui, la priorité pour regagner la confiance des masses et aller vers le socialisme est de rétablir la production économique à tout prix via un « capitalisme d'Etat ». Le 10e congrès décide donc une Nouvelle politique économique :

  • dans les industries d'Etat : de maintenir une discipline stricte (Trotsky est même pour la militarisation des syndicats, que Lénine repousse) ;
  • dans l'agriculture et le petit-commerce : de permettre une libéralisation, notamment pour inciter la paysannerie à produire en la laissant libre de vendre sur le marché.

1.3 Bureaucratisation des soviets et du parti-Etat

La guerre civile s'achève sur une victoire militaire de l'Armée rouge, mais au prix d'un affaiblissement considérable de la démocratie soviétique, et le lien organique avec les masses s'est rompu. La guerre civile a conduit à la répression de tout parti d'opposition, et même si le parti bolchévik a réussi à devenir un parti de masse en absorbant la majorité du camp révolutionnaire, la démocratie ouvrière ne dépend plus que de sa démocratie interne.

Or, par ailleurs, de nombreux nouveaux membres sont des arrivistes ralliés au nouveau parti-Etat, une fois qu'il était clair qu'il était durable, pour faire carrière. Les Vieux bolchéviks et plus généralement les communistes sincères, y deviennent vite minoritaires. En 1920, 40% de la population de Moscou et Petrograd est employée dans les bureaux. La petite-bourgeoisie (anciens employés, intellectuels...) représente 57 % des exécutifs des soviets de province.[1] L'historien Marc Ferro parle de « plébéianisation du Parti » qui aurait formé la base sociale pour la bureaucratie.

Staline est nommé secrétaire général du PCUS le 3 avril 1922.

Le 8 octobre 1923, Trotsky envoie une lettre au Comité central et à la Commission centrale de contrôle qui dénonce le manque de démocratie interne :

« Aux pires moments du communisme de guerre, le système de nomination au sein du parti n'atteignait pas le dixième de ce qu'il est maintenant. La nomination des secrétaires des comités provinciaux est maintenant la règle. Cela crée pour le secrétaire un poste essentiellement indépendant de l'organisation locale. [...] La bureaucratisation de l'appareil du parti s'est développée dans des proportions inouïes au moyen de la méthode de sélection des secrétariats. On a créé une très large couche de travailleurs du parti, entrant dans l'appareil du gouvernement du parti, qui renoncent totalement à leur propre opinion de parti, au moins l'expression ouverte, faisant comme si la hiérarchie du secrétariat était l'appareil qui crée l'opinion et les décisions du parti. Sous cette strate, s'abstenant de leurs propres opinions, se trouve la grande masse du parti, devant qui chaque décision prend la forme d'une injonction ou d'un commandement. »[2]

La semaine suivante est envoyée au Politburo une déclaration de 46 dirigeants bolchéviks allant dans le même sens. Il dénonce prudemment « le régime de dictature fractionnelle à l'intérieur du parti qui s'est objectivement formé après le Xe congrès ».

Si la production va connaître un regain, la bureaucratisation va vite devenir définitive. L'échec des processus révolutionnaires ailleurs qu'en Russie (Hongrie, Allemagne, Italie, Chine...) va renforcer le noyau bureaucratique du parti, autour de Staline, qui se stabilise dans une logique gestionnaire du « socialisme en Russie ». Toute opposition sera réprimée, notamment celle de Trotsky, .

1.4 Le totalitarisme stalinien

Staline finira par développer un Etat totalitaire et à éliminer presque tous les Vieux bolchéviks, ceux qui avaient fait la Révolution d'Octobre, mais pas pour ce résultat...

Staline finira d’étouffer les idéaux de la révolution. Dès le milieu des années 1930, il exalte la famille et la patrie « socialistes », restaure des titres militaires tels le grade de maréchal, académisme et contrôle étatique dans l’art[3], russification forcée des minorités et antisémitisme… La Seconde Guerre mondiale parachèvera cette évolution, l'Internationale cessant par exemple d’être l’hymne soviétique en 1943, et les grades et uniformes de l’Ancien Régime étant spectaculairement rétablis.

2 Oppositions au sein du parti bolchévik

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Boukharine a écrit en 1920 un ouvrage sur la situation de la nouvelle économie russe : Économique de la période de transition[4].

Boukharine fait un dessin dans lequel il place le petit cercle des cadres (qui étaient déjà une couche intermédiaire sous le capitalisme, récupérée au service du socialisme) entre deux grands cercles du prolétariat, celui du haut qui se subordonne les cadres et celui du bas qui leur obéit. Il représente donc le cercle des « organisateurs » de la classe ouvrière comme celui du prolétariat lui-même. Dans les dernières pages, il s’inquiète du risque de « dégénérescence » de la couche dirigeante des révolutionnaires que sont les « organisateurs », le parti en tête…

3 Les dernières critiques de Lénine

A partir de mai 1922, Lénine est gravement malade et a de grandes difficultés à suivre et à intervenir dans la politique soviétique. La question de la bureaucratie est une de celles qui l'ont le plus inquiété jusqu'à sa mort le 21 janvier 1924. Il reconnaissait pourtant que « c’est une question que nous n’avons pas encore pu étudier ».

Lénine voyait surtout le problème du bureaucratisme dans un manque d'efficacité qui risquait de conduire à l'échec du nouveau pouvoir, et il situait surtout le problème dans l'Etat plus que dans le parti qui était à la tête de cet Etat :

« Les forces de la classe ouvrière ont été épuisées par la création de l’appareil d’État. Nous sommes au sommet du pouvoir (...) Cependant en bas de la hiérarchie, des centaines de milliers d’anciens fonctionnaires que nous avons hérités du Tsar et de la société bourgeoise travaillent en partie sciemment, en partie inconsciemment contre nous.»

En conséquence, Lénine préconise surtout de revitaliser le contrôle du parti sur l'Etat, et de renforcer l’Inspection ouvrière et paysanne, chargée de lutter contre la bureaucratie. Il déplorait que cette inspection est le ministère le plus mal organisé et elle ne dispose d’aucun crédit.

Lénine explique la bureaucratisation comme un héritage ou comme le résultat du niveau culturel insuffisant des ouvriers, mais pas comme un rapport social en développement. Il n’envisage de lutter contre elle que de l’intérieur du parti, par le dégagement d’une élite politique et non par une lutte de classe imposant la participation active des masses. Lénine pense uniquement à partir du parti, qui représenterait toujours l'avant-garde des masses, et aurait à partir à la reconquête de celles-ci.[5]

Dans les tous derniers moments de sa vie, Lénine comprend que Staline utilise de façon néfaste l'immense pouvoir qu'il a accumulé dans ses mains, et propose dans son Testament de le démettre du poste de Secrétaire général, et il a cherché à s'allier à Trotsky en qui il avait confiance. Cependant Lénine n'a pas réellement questionné la structure qui donnait autant de pouvoir au Secrétaire général.[6][7]

4 La bureaucratisation selon Trotsky

Les premiers combats et écrits de Trotsky contre la bureaucratie de Staline datent des années 1920. Mais il a principalement développé son analyse de la dégénérescence de l'Etat issu d'Octobre dans ses oeuvres d'exil, notamment La Révolution trahie (1936).

Le stalinisme s'est construit en même temps que la jeune révolution bolchévique dégénérait. Pour Trotsky, cela est est dû à l'essoufflement de l'effervescence révolutionnaire (à l'intérieur et à l'extérieur de la Russie soviétique) qui a laissé seule la Russie économiquement arriérée. Une couche bureaucratique a alors détourné les richesses et confisqué le pouvoir des mains des soviets et donc des ouvriers. C'est cette bureaucratie qui s'est reconnue dans Staline et a donné du poids à son "argumentation" et à sa propagande. C'est ce poids croissant qui a permis au stalinisme de se présenter de grès ou de force comme la continuateur de Lénine, en calomniant tout opposant comme Trotsky et l'Opposition de gauche.

Pour Trotsky l'URSS est une société de transition, entre le capitalisme et le socialisme. Elle ne peut être qualifiée de socialiste, en l'absence de satisfaction harmonieuse des besoins sociaux, mais elle n'est pas capitaliste, la classe capitaliste ayant été expropriée. L'étatisation de l'économie par une révolution socialiste a fondé des rapports de production « ouvriers », qui demeurent malgré la bureaucratie. Pour lui la bureaucratie est une caste parasitaire, mais pas une classe. La classe dominante reste le prolétariat.

Trotsky employait le terme de Thermidor par analogie avec la phase réactionnaire qui a suivi la dictature des Jacobins (point culminant de la Révolution française). Tout comme la réaction thermidorienne de 1794 a été une réaction politique, mais n'a pas rétabli le féodalisme, la réaction stalinienne n'a pas renversé les rapports de production ouvriers, même si politiquement la bureaucratie a accaparé le pouvoir. Ainsi l'Etat reste un Etat ouvrier dégénéré.

5 La bureaucratisation selon les anarchistes

La plupart des anarchistes font un lien immédiat entre bolchévisme et stalinisme, même si beaucoup reconnaissent que le stalinisme n'était pas dans les intentions originelles. Pour eux la bureaucratisation provient du marxisme et du « léninisme », dans lesquels ils dénoncent des « principes autoritaires », par oppositions aux principes « anti-autoritaires » (anarchistes). La répression de la révolte de Kronstadt (1921) est souvent le symbole de la rupture entre anarchistes et communistes (même trotskistes).

6 Critiques du parti bolchévik

Certains marxistes révolutionnaires font des critiques sur le fonctionnement ou la politique du parti bolchévik, et y voient une part de la responsabilité dans la dégénérescence de la révolution. Ces critiques peuvent se rapprocher de certaines critiques anarchistes, mais contrairement à ceux-ci, elles ne rejettent pas toute idée de parti révolutionnaire, de dictature du prolétariat, etc.

C'est par exemple le cas de Victor Serge, anarchiste rallié au bolchévisme, qui a vécu les premières années de la révolution et cotoyé les dirigeants bolchéviks. Il a le plus souvent compris leurs choix même lorsqu'ils paraissaient choquants. Mais il a fini par rompre, y compris avec Trotsky. Serge estime que la création de la Tchéka, avec ses procédures secrètes, est la plus grave erreur du pouvoir bolchevique. Il note toutefois que la jeune république vivait sous des « périls mortels » et que la terreur blanche a précédé la terreur rouge. Il précise que Dzerjnski redoutait les excès des tchéka locales et que bien des tchékistes furent eux-mêmes fusillés pour cela.

Certains communistes (Monatte, Rosmer, Souvarine...) ont reproché au léninisme :

Certains soulignent aussi que Trotsky avait fait une critique cinglante du « jacobinisme » de Lénine en 1904, lorsqu'il était menchévik. Cependant Trotsky a toujours considéré après son ralliement aux bolchéviks en 1917 que Lénine avait eu raison sur la question de l'organisation. Pendant la guerre civile, Trotsky (qui fonde l'Armée rouge) est sur la même ligne centraliste que Lénine, voire parfois plus centraliste (sur la question des syndicats).

7 Les bureaucratisation selon les étapistes

Pour un certain nombre de marxistes non-bolcheviques, Lénine a commis l’erreur fatale de vouloir déclencher une révolution ouvrière dans un pays massivement paysan et a surestimé les potentialités révolutionnaires dans les pays occidentaux. Selon eux, le bolchévisme était une déviation volontariste en rupture avec le matérialisme historique. En ayant pris le pouvoir au nom d'un prolétariat minoritaire, il ne pouvait conduire qu'à une dictature impuissante. Selon eux, dans une logique étapiste, il fallait d'abord soutenir une révolution bourgeoise. Ce type d'argument a été utilisé par les menchéviks, par Kautsky... En général, cela recouvre une volonté de justifier une politique non révolutionnaire (Kautsky par exemple n'aura pas plus une politique révolutionnaire en Europe occidentale qu'en Russie...).

Mais on retrouve aussi cette critique parmi des communistes révolutionnaires, comme les luxemburgistes.[8]

8 Notes

  1. Sabine Dullin, Histoire de l'URSS, 1994
  2. Trotsky, Aux membres du Comité Central et de la Commission Centrale de Contrôle, 8 octobre 1923
  3. NPA, Un nouvel art pour un monde nouveau, juillet 2017
  4. Boukharine, Économique de la période de transition, 1920
  5. OCML-VP, Les derniers combats de Lénine, 1994
  6. Moshe Lewin, Le dernier combat de Lénine, 1967
  7. NPA, Au chevet de Lénine, 2015
  8. Le léninisme et la révolution russe, Démo­cra­tie Com­mu­niste (Luxem­bur­giste), mars 2008