Bureaucratie

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Le terme de bureaucratie désigne plusieurs phénomènes, qui ont des points communs, mais qui souvent doivent être analysés chacun en lien avec une forme spécifique de domination pour être expliqués.

1 Les formes de bureaucratie

1.1 Bureaucratie de l'État

La bureaucratie étatique est typique des régimes démocratiques bourgeois comme fascistes ou staliniens : administration encadrée par l'Etat et au service de la classe dominante, police_politique. Cette bureaucratie, lente à (ré)agir et corrompue (sauf quand ses intérêts sont menacés), est le symbole du pourrissement de la société pour de nombreux penseurs.

1.2 Bureaucratie dans une grande entreprise

Cette forme de domination dans les firmes correspondent à la hiérarchisation excessive (comité d'actionnaires), aux cadeaux réservés aux priviligiés... En général, tout le pouvoir au sein d'une entreprise appartient à la bureaucratie, et non aux employés. Ces derniers sont souvent malmenés par les conditions de travails et persécutés en temps de crises et de grèves.

1.3 Bureaucratie dans les syndicats

Les syndicats majeurs (CGT, CFDT...), censés représentés les salariés, trahissent souvent leurs bases, en signant des compromis avec le patronat, n'allant pas jusqu'au bout des revendications promises... Cela est dû à l'aristocratie du travail, syndicalistes priviligiés collaborant avec la classe dominante, pour leurs intérêts communs. Les travailleurs devront, dans l'optique d'une révolution socialiste, dépasser le cadre maladif du syndicalisme et revendiquer un pouvoir total.

1.4 Bureaucratie dans les partis

Comme les syndicats, les partis politiques importants sont des structures où une nette différence est visible entre la base du parti (les petits et moyens militants) et la sphère dirigeante (personnalités du Parti, gros et très gros financiers...). Cette structure est parfois complètement indépendante des militants, bien qu'ils soient nécessaires lors des élections...

Dans les dictatures aux Partis uniques, la bureaucratie du Parti se confond avec celle de l'Etat (Parti-Etat, donc bureaucratie du Parti-Etat). La question de la bureaucratie tenait à coeur pour Trotsky, qui s'alarmait de la bureaucratisation du PCUS. Ce dernier prônait une organisation centralisée mais démocratique, aux antipodes de la politique stalinienne.

2 Manifestations

2.1 Dépersonnalisation et mécanisation

Max Weber a particulièrement souligné ce processus de dépersonnalisation accompli par la « rationalisation » du fonctionnement et la stricte délimitation des rôles, - ces rôles définis et distribués de manière fixe et impersonnelle ne prenant eux-mêmes une signification qu’en fonction de l’organisation pour laquelle ils ont été prévus. En d’autres termes : le bureaucratisme implique une aliénation des personnes dans les rôles et des rôles dans l’appareil.

Le terme d’appareil convient assez bien à la situation ainsi décrite : le « pouvoir des bureaux » est bien celui d’un système mécanisé. D’où l’anonymat des prises de décisions : dans un système bureaucratique il est difficile de savoir où, quand et comment on décide. C’est par exemple un des traits essentiels de l’univers bureaucratique décrit par Kafka.

2.2 Fonctionnement descendant

Dans un système bureaucratique les communications ne circulent que selon une seule direction, du haut de l’organisation hiérarchisée vers sa base. Le sommet n’est pas informé en retour des répercussions et des réceptions des « messages » (ordres, enseignements) qu’il a émis. Cette absence de « feed-back » constitue l’un des traits essentiels du bureaucratisme tel que Trotsky le décrit dans son Cours nouveau. Dans un autre style, Kafka décrit le même processus : les communications téléphoniques descendent du Château au Village ; mais dans la direction inverse, les messages sont « brouillés ».

Les bureaucraties politiques élaborent et diffusent une orthodoxie idéologique dont la rigidité dogmatique est le reflet de leur système de pouvoir. Dans le Parti bureaucratisé, les militants deviennent, selon l’expression de Trotsky, des objets d’éducation : on se propose d’élever leur niveau en assurant leur « éducation politique ». D’où, d’abord, le maintien de la structure à deux étages : au sommet règnent ceux qui possèdent le savoir à la base, on est encore dans l’ignorance et, - si l’on ne participe pas aux décisions, c’est parce qu’on manque d’une maturité politique qu’on ne peut acquérir que par l’initiation bureaucratique ; les initiateurs sont évidemment ceux que Rosa Luxemburg a nommés les maîtres d’école du socialisme. On pourrait retrouver des schémas analogues en d’autres domaines de la vie sociale, - et par exemple dans beaucoup de conceptions industrielles de la formation.

Dans un syndicat bureaucratisé, on peut admettre parfois la possibilité que des responsables ou des militants de base découvrent intuitivement et dans l’action la réponse juste à une situation donnée ; mais on conserve en même temps la conviction que la stratégie d’ensemble de la lutte doit se fonder sur un savoir plus large, élaboré au sommet, et qui doit être transmis. D’où la critique du spontanéisme et, en même temps, ce climat scolaire des stages de formation des cadres : on retourne à l’école pour apprendre la ligne de l’organisation.

2.3 Suivisme et carriérisme

En d’autres termes : les techniques bureaucratiques de la formation concourent à développer le conformisme des attitudes, dont une des conséquences les plus marquantes est le manque d’initiative et, par suite, le renforcement de la séparation en deux étages caractéristiques de l’organisation bureaucratisée. Dans le langage politique on nomme ce conformisme : le suivisme. Les comportements suivistes de soumission aux leaders et aux idéologies, leurs motivations éventuelles (fidélisme ? carriérisme ?) sont quelques-uns des symptômes les plus révélateurs d’un « climat » bureaucratisé.

Le carriérisme est la conception bureaucratique de la profession. Dans le langage politique et traditionnel, le terme sert à désigner, - et condamner -, « l’arrivisme » du politicien professionnel, du membre de l’appareil dont le souci essentiel est de « monter » à tout prix, en faisant toutes les concessions nécessaires, en pratiquant le suivisme envers tel leader aussi longtemps que ce leader est « bien placé ». Il s’agit non plus de servir les buts que poursuit l’organisation, mais de servir l’organisation, et de s’en servir.

2.4 Glissement de l'objectif de l'organisation

Un autre mécanisme caractéristique est celui que Robert Michels a nommé le déplacement des buts. Soit l’exemple des organisations politiques et syndicales. Au départ, l’appareil était conçu comme un moyen pour réaliser certaines fins : le socialisme, si le but de l’organisation était révolutionnaire. A ce but premier s’est progressivement substitué celui d’une victoire politique du Parti, qui finit par mobiliser tout le travail de l’organisation. On a admis au départ que la réalisation du socialisme suppose d’abord la prise de pouvoir et cet objectif intermédiaire devenu principal et même unique, finit par déterminer l’idéologie et l’ensemble des activités du parti.

D’autre part, dans la conscience des bureaucrates, l’attachement à l’organisation -, à ses structures, à sa vie interne, à ses rites -, finit par devenir, en même temps qu’un devoir absolu, une source de valeurs et de satisfactions. Et surtout, le système bureaucratique constitue un nouvel univers aliénant : pour le responsable national, les organismes régionaux et locaux constituent l’horizon et la limite de l’univers quotidien ; la perception du bureaucrate s’arrête au dernier niveau de l’étage bureaucratique. La base finit par lui devenir à ce point étrangère qu’il en oublie son existence dans le temps qui sépare les périodes de consultation électorale. Ainsi se développent à l’intérieur de la bureaucratie un ensemble de traditions, de modèles de comportement, un vocabulaire spécifique, - tout un « savoir » dont la possession en commun renforce les liens des initiés en même temps que s’accentue la cassure entre les deux étages.

2.5 Conservatisme

La résistance au changement est l’une des séquences du déplacement des buts. Comme le marque Max Weber, la bureaucratie « tend à persévérer dans son être », c’est-à-dire à conserverses structures, - même lorsqu’elles deviennent inadéquates à de nouvelles situations, son idéologie, - même si elle ne concerne qu’un état ancien, - ses cadres, alors même qu’ils ne peuvent plus s’ajuster la forme nouvelle de la société. En d’autres termes les conduites d’assimilation - c’est-à-dire d’utilisation de schèmes élaborés pour répondre à des situations anciennes - l’emportent sur les conduites d’accommodation qui supposent l’élaboration de nouveaux schèmes d’action, plus adéquats pour répondre à de nouvelles situations.

Ce conservatisme, ce refus du temps induisent des mécanismes de défense et, par exemple, le durcissement idéologique, le refus systématique de la nouveauté et l’hostilité à l’égard de toute critique, qu’on tend à considérer comme un signe d’opposition qui met l’organisation en danger.

2.6 Sclérose et nécrose

Le conservatisme, l'absence de montée des informations et de renouvellement du "bas vers le haut", l'incapacité à s'adapter à des changements extérieurs, tout cela peut conduire à une paralysie de l'organisme bureaucratisé et en fin de compte à sa propre perte.

3 Racines

Lorsque l'on présente essentiellement la bureaucratie comme une maladie par rapport à un fonctionnement sain, la vision généralement sous-tendue est qu'il est possible d'avoir une action corrective ou compensatrice pour en limiter les effets.

A l'inverse, lorsque l'on présente la bureaucratie comme une conséquence de l'usurpation du pouvoir, et de la division hiérarchique de la société, la critique de la bureaucratie est indissociable du combat révolutionnaire.

Pour les marxistes, cette question n'a pas été véritablement théorisée, même si de nombreux éléments ont été élaborés.

4 Historique dans la pensée politique

4.1 Précurseurs

Le terme bureaucratie aurait été employé pour la première fois, selon Littré, en 1745, par V. de Gournay. Mirabeau en fait usage un peu plus tard « Nous connaissons, écrit-il, la tactique de ce département (des finances), toute réduite en bureaucratie. » La conscience d’un pouvoir effectif des bureaux en liaison avec le problème politique se dessine dès lors, comme on peut encore le voir en certains passages de l’oeuvre de Rousseau concernant la dégénérescence des Etats par développement continu d’un système administratif qui tend à devenir système de pouvoir. Cependant, c’est seulement à partir de Hegel que la bureaucratie se constitue en tant que concept politique.

4.2 Hegel et Marx

L’Etat hégélien comprend trois étages hiérarchisés : au sommet, le pouvoir ; à la « base » la société civile ; entre ces deux niveaux enfin : les relais administratifs qui constituent la nécessaire médiation et font passer le « concept » de l’Etat dans la vie de la société civile. Ce pourquoi Hegel déclare que « l’Administration est l’esprit de l’Etat ». La réplique de Marx : « La Bureaucratie n’est pas l’esprit de l’Etat, mais son manque d’esprit » résume l’essentiel de la critique marxiste ; ce que Hegel nommait Administration, Marx le nomme Bureaucratie et le changement de termes marque déjà le passage d’une qualification positive à une qualification négative. Marx reprend ces trois étages, mais renverse le jugement qu'il en fait, adoptant un point de vue de classe et révolutionnaire. La bureaucratie est liée au pouvoir dont elle est l’instrument.

Marx élabore ensuite une théorie de l’État qui implique une critique de la bureaucratie comme conséquence dérivée. On peut voir cette subordination et cette distinction relative des problèmes de l’Etat et de sa bureaucratie en plusieurs textes, et par exemple dans ce passage, de la Guerre civile en France :

« ... l’énorme parasite gouvernemental qui, tel un boa constrictor, enserre le corps social de ses replis multiples, l’étouffe de sa bureaucratie, de sa police, de son armée de métier, de son clergé établi et de son pouvoir judiciaire ».

Dans la société que Marx analyse, la bureaucratie, la police, l’armée, l’Eglise et les Juges sont des moyens au service d’un Etat qui n’est lui-même qu’un moyen, un instrument d’oppression au service de la classe dominante. Aujourd'hui "bureaucratie" n'est plus utilisé comme synonyme d'administration, mais pour désigner un phénomène qui touche aussi bien l'administration à proprement parler que la Justice, l'armée, l'Eglise et potentiellement n'importe quelle organisation.

4.3 Evolutions dans le marxisme

Un glissement de sens va ensuite se produire dans les analyses de Lénine, Trotsky, Gramsci, ou Rosa Luxemburg. La bureaucratie ne désigne plus un système de transmission de pouvoir vers la base, mais un système de décision de ce pouvoir, fusionné avec lui. En termes de structures : on ne distingue plus trois étages ; les deux étages du « sommet » sont maintenant confondus.

La formation de partis ouvriers de masse, et leur tendance générale à la bureaucratisation va soulever de nouveaux questionnements parmi les marxistes. Par exemple, dans Cours nouveau, Trotsky critique la « déviation malsaine » du fonctionnement de l'URSS.

La question de la bureaucratie dirigeante dans les États dits socialistes ouvre bien d'autres questions : quelle est son origine ? est-elle une classe ?

4.4 Evolutions dans la sociologie

L’élaboration sociologique du concept de bureaucratie s’est effectuée en trois temps. Dans une première étape, qui commence avec Max Weber, on insistait surtout sur la rationalité de l’organisation bureaucratique. Dans la seconde étape, au contraire, on a mis l’accent sur des processus de dysfonctionnement (Merton) : tout en conservant les éléments essentiels de l’analyse weberienne, on tend ainsi à considérer que cette analyse appartient plutôt au chapitre des conceptions traditionnelles de l’organisation[1]. La troisième étape, enfin, celle qui est marquée en particulier par les thèses de Whyte, de Riesman, constitue en un certain sens un retour à Weber ; les thèses de Weber sur la bureaucratie impliquent en effet, outre l’effort pour élaborer un concept opératoire nécessaire à l’analyse sociale, une philosophie de l’histoire. La lecture des chapitres d’Economie et société consacrés à la bureaucratie montre que pour leur auteur la civilisation industrielle est en même temps, - et nécessairement -, une civilisation bureaucratique. D’où l’orientation de la « nouvelle sociologie », et plus précisément de ceux que W. Dennis a récemment nommé : les révisionnistes. Pour ces néo-webériens, - en particulier pour Argyris, pour McGrégor, - la bureaucratie est en quelque sorte un mal inévitable.

Pour les sociologues, une organisation n’est pas nécessairement bureaucratique ; mais la bureaucratisation peut atteindre tout ce dont le fonctionnement est réglementé, institutionnalisé.

On aperçoit dans ces visions le caractère normatif du concept : cet aspect était déjà visible dans son usage polémique, et dans son usage populaire. La recherche scientifique n’a pas introduit sur ce point de changement fondamental : la dévalorisation suppose soit la norme d’une santé de l’organisme social, soit la norme d’un fonctionnement démocratique des organisations. Une analyse conséquente de la bureaucratie ne peut donc que s'appuyer sur une analyse politique. Si l'on considère que la bureaucratie est une "pathologie sociale", il faut en chercher les causes.

5 Bureaucratie et technocratie

🔍 Voir : Technocratie.

Le terme de technocratie, souvent employé aujourd'hui, est souvent utilisé pour désigner la même chose que la bureaucratie, mais en insistant sur la séparation entre "sachants" et "non-sachants".

6 Notes et sources

Georges Lapassade, Bureaucratie, bureaucratisme, bureaucratisation, 2009

  1. Cf. par exemple : SIMON et MARSCH : Organizations.