Bolchévisme et stalinisme

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Cette page traite des rapports entre bolchévisme et stalinisme.

Naturellement, la politique intérieure et extérieure de l’URSS sous Staline n’a rien à voir avec l’élan émancipateur et internationaliste de la révolution d’Octobre. Comment est-on passé d’un mouvement révolutionnaire inédit, créateur et libérateur à une dictature totalitaire ?

La thèse de la continuité entre bolchévisme et stalinisme est défendue, pour des raisons opposées, à la fois par les staliniens, qui se présentent comme les héritiers d’Octobre, par les pro-capitalistes qui veulent discréditer le communisme en général, et par la plupart des anarchistes. Face à ce raccourci, Trotsky et les trotskystes voient dans l’isolement international de la Russie et dans l’affaiblissement numérique de la classe ouvrière la source de la bureaucratisation du régime, bureaucratisation dont Staline deviendra le nom.

Cependant, sans remettre en cause cette analyse générale, certains auteurs se sont attachés à montrer comment certains défauts contenus dans la première phase de la révolution russe ont pu, par la suite, contribuer à donner naissance au monstre stalinien.

1 Trotsky

Lorsqu'il était menchévik, Trotsky avait écrit une cinglante critique de Lénine dans sa brochure Nos tâches politiques (1904). Il disait même :

« Dans la politique interne du Parti ces méthodes conduisent (...) l'organisation du Parti à se « substituer » au Parti, le Comité central à l'organisation du Parti, et finalement le dictateur à se substituer au Comité central »[1]

Trotsky a mis au second plan cette brochure après que ces débats aient été remplacés par de nouveaux après 1905, et surtout après avoir rejoint les bolchéviks. Dans son tout dernier livre, le Staline auquel il travaillait encore en août 1940 au moment où il fut assassiné, il affirme de la façon la plus nette :

« Rien de plus tentant que de conclure (...) que le stalinisme futur était déjà contenu dans la centralisation bolcheviste ou, plus généralement, dans la hiérarchie clandestine des révolutionnaires professionnels. Mais, dès qu'on la soumet à l'analyse, cette conclusion s'avère renfermer un contenu historique fort pauvre. La sélection rigoureuse des éléments avancés, et leur rassemblement dans une organisation centralisée ont évidemment leurs dangers, mais il faut en rechercher les causes profondes, non dans le « principe » de la centralisation, mais dans l'hétérogénéité et la mentalité arriérée des travailleurs, c'est-à-dire dans les conditions sociales générales qui rendent précisément nécessaire une direction centralisée de la classe par son avant-garde. La clé du problème dynamique de la direction est dans les rapports réels entre l'appareil du parti et le parti, entre l'avant-garde et la classe, entre la centralisation et la démocratie. Ces rapports ne peuvent être ni invariables ni définis a priori. Ils dépendent de circonstances historiques concrètes... »[2]

2 Thèses de F. Dietrich

Dans son article Octobre 1917. Identification d’un échec[3], le trotskyste François Dietrich propose ainsi six « faiblesses » de la Révolution russe, six « brèches dans lesquelles le stalinisme s’est engouffré ».

2.1 Conception du sens de l’histoire

Lénine, imprégné d’une conception de l’histoire héritée de la pensée de Kautsky, a une conception de l’histoire fondée sur la linéarité et l’irréversibilité. Le mouvement révolutionnaire, selon Lénine, va inexorablement de l’avant ; c’est cela qui justifie qu’on ne puisse pas attendre les « retardataires » et qu’on dissolve la Douma, en 1918 ; c’est aussi cela qui fait que la révolte de Cronstadt ne puisse être vue que comme une contre-révolution, et réprimée comme telle. Est-il valide de poursuivre une révolution dans l’isolement et l’encerclement ? Cette réflexion est étouffée dans l’œuf. Cet arrière-fond idéologique nourrira, sous le stalinisme, la politique de collectivisation forcée : tout compromis avec le petit capitalisme renaissant est rendu impossible ; ne reste plus que la fuite en avant.

2.2 « Conscience extérieure » et substitutisme

Kautsky a forgé la théorie de la « conscience extérieure » à propos du prolétariat d’Europe occidentale : il s’agit de dire que l’apport intellectuel de la petite bourgeoisie est indispensable au mûrissement de la classe ouvrière. Mais l’application par le Parti bolchévik de cette théorie à la situation russe n’a pu mener qu’à une forme de substitutisme. En effet, la classe ouvrière russe n’a pas de tradition et n’a pas forgé ses armes dans le syndicalisme, contrairement aux prolétaires d’Europe occidentale. Quant à l’élite intellectuelle et artistique de Russie, elle est issue d’une aristocratie décadente et d’une petite et moyenne bourgeoisie qui regarde vers l’Europe et non vers la glèbe populaire et paysanne. Le Parti bolchévik a donc été à la fois chargé de remplacer une élite intellectuelle défaillante et l’absence de cadres naturels dans le mouvement ouvrier. Cette réalité a nourri les conceptions d’aristocratie politique du parti, et légitimé les pratiques bureaucratiques.

2.3 Limites de la démocratie

Tous ces traits négatifs conduisent à une conception messianique de la politique. Celle-ci, combinée avec l’entrée en masse d’adhérents sans expérience à partir de 1917, favorise l’apparition de clans et de coteries, qui sont autant de lieux officieux et non démocratiques de prises de décision. L’ivresse de la victoire relègue ces tares au rang de travers passagers. Mais quand la vague révolutionnaire s’arrêtera en Europe, le phénomène de bureaucratisation ne pourra plus être enrayé.

2.4 Terreur

Dans les premiers mois de la Révolution, le pouvoir fait preuve d’une grande mansuétude envers ses adversaires. Mais à partir de l’automne 1918, c’est le tournant de la Terreur, qui répond aux attentats perpétrés contre les cadres bolchéviks et aux exactions des Blancs. Mais pour Lénine, il doit aussi s’agir d’une terreur de classe. En l’absence d’un prolétariat puissant et organisé capable de fonder sa domination sur un mélange de consentement et de coercition, pour citer Gramsci, la logique d’une « dictature démocratique » du prolétariat fait place à une logique d’expiation et de haine des riches. La terreur léniniste pose, de ce point de vue, les prémisses de la terreur stalinienne.

2.5 Théories sur le dépérissement de l’Etat

Dans L’Etat et la révolution, Lénine affirme que le dépérissement de l’Etat commence avec la destruction même de l’Etat bourgeois. Mais en même temps, en s’appuyant sur l’expérience de la révolution de 1905, il fait des comités populaires nés de la révolution le socle du nouvel Etat socialiste. La contradiction est éclatante : comment le socialisme peut-il à la fois vouloir le dépérissement de l’Etat et l’accroissement de son implantation dans la société ? Lénine envisage en fait une extinction de l’Etat sous la forme de son extension à l’ensemble de la classe ouvrière, organisée en conseils. Mais dans un premier temps, cette extension implique une emprise croissante de l’Etat sur la société. Quand le système se bureaucratisera, il n’y aura plus de contrepoids, ni dans le parti (devenu unique), ni dans les comités d’usine saignés à blanc par les ravages de la guerre civile. Et la révolution a aussi supprimé les mécanismes représentatifs parlementaires bourgeois, qui auraient pu constituer ce contrepoids. La dissolution de la Douma correspond au refus d’un pouvoir organisé de façon polycentrique, qui combinerait par exemple représentation sociale et représentation politique, comme le proposera bien plus tard le syndicat polonais Solidarnosc avec son idée de « double chambre ». La pratique léniniste a donc donné naissance à un Etat massif plutôt qu’à un Etat dépérissant. Staline s’est coulé dans le moule avec sa théorie de l’ « Etat du peuple tout entier ».

2.6 Economie dirigée

La politique bolchévique a consisté à mettre en place une économie « rationalisée », c’est-à-dire étatisée. Toute la production doit être soumise à un Etat socialiste qu’on imagine démocratique. Cette conception ne fait aucune place à l’autogestion locale, et n’inclut aucune forme d’économie marchande. Ce saut brutal du féodalisme rural au communisme paraît rétrospectivement surréaliste, dans le contexte de délabrement général où se trouve la Russie au sortir de la guerre civile. La mise en place de la NEP, rendue nécessaire par la situation économique du pays, est analysée comme un pas en arrière, une « retraite », ce qui confirme a contrario la nature de la stratégie d’ensemble. Mais Trotsky, dans La Révolution trahie, estimera qu’il est nécessaire que le jeu de l’offre et de la demande serve de correctif à la planification, et ce pendant une longue période après la révolution. Dans sa critique du stalinisme, il souligne le lien entre la conduite bureaucratique et étatisée de l’économie à l’époque du communisme de guerre et la politique économique stalinienne.

3 Victor Serge

Dans le numéro de l'hiver 1945 de la Partisan Review, James Burnham publie un article intitulé Lenin's Heir (L'héritier de Lénine). Il y écrit notamment que « Sous Staline, la révolution communiste n'a pas été trahie, mais accomplie. [...] Le stalinisme est le communisme. »

Victor Serge, qui en prend connaissance, écrit aussitôt un article en réaction fin mai 1945. Il y dit notamment :

« Ni la doctrine ni les intentions du parti bolchevik ne visaient à l'établissement d'un État totalitaire-policier pourvu des camps de concentration les plus vastes du monde. Le parti bolchevik voyait dans les périls auxquels il faisait face l'excuse de ses méthodes jacobines. Il n'est pas niable, je crois, que son jacobinisme contenait en germe le totalitarisme stalinien ; mais le bolchévisme contenait aussi d'autres germes, d'autres possibilités d'évolution, la preuve en est dans les luttes, les initiatives et le sacrifice final de ses oppositions variées. »[4]

4 Angelica Balabanova

Angelica Balabanova, qui participa à la construction du jeune Etat révolutionnaire et en particulier de la nouvelle Internationale, faisait en 1938 l'analyse suivante dans ses mémoires :

« La grande tragédie de la Russie et, indirectement, celle de tout le mouvement révolutionnaire, commença le jour où la terreur, au lieu d’être un acte d’autodéfense, devint une habitude. (...)

[Les Grandes Purges] éclipseront peut-être dans le souvenir des hommes les prodigieuses réalisations sociales et techniques de la révolution. Ces crimes n’ont pas commencé avec Staline. Ils ne sont que les maillons d’une chaîne forgée vers 1920. Ils existaient déjà implicitement dans les méthodes adoptées par les Bolchéviks – méthodes que Staline s’est contenté d’amplifier dans des proportions incroyables et d’utiliser à des fins non révolutionnaires. (...)

Bien des abus et des déviations du régime soviétique s’expliquent, en cette première période, s’expliquent par le fait que la Révolution apparut dans un pays économiquement sous-développé, et qu’elle échoua par la suite à s’assurer l’appui de ses alliés de classe des pays avancés. Les masses russes furent ainsi contraintes à se consacrer entièrement à la défense plutôt qu’à la reconstruction de leur organisation sociale. L’implacabilité des méthodes bolchéviks, qui jouèrent à leur tour comme facteur de démoralisation et d’aliénation du mouvement révolutionnaire mondial, accrurent encore cet isolement et aboutirent à une nouvelle vague d’abus et de répression. »[5]

5 Moshe Lewin

D'autres historiens vont globalement dans le sens de Trotsky, comme Moshe Lewin : « Nous sommes enclins à voir dans le stalinisme non pas une excroissance du bolchevisme, mais plutôt un phénomène autonome et parallèle en même temps que son fossoyeur. Le stalinisme fut un système à part entière parce qu’il a entièrement redéfini les buts et les stratégies des premiers fondateurs pour former quelque chose de nouveau. »[6]

6 Notes et sources

  1. Trotsky, Nos tâches politiques, 1904
  2. Trotsky, Staline, 1940
  3. François Dietrich, Octobre 1917. Identification d'un échec, Critique communiste, n° 150, 1997
  4. Victor Serge, Lenin’s Heir?, 1945
  5. A. Balabanova, Ma vie de rebelle, 1938
  6. Moshe Lewin, La Formation du système soviétique, 1987