Économisme (Russie)

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Le courant « économiste » en Russie était une des sensibilités des débuts de la social-démocratie, qui « minimisait l'importance de la lutte politique » [1]. Il était représenté par les journaux Rabotchaïa Mysl et Rabotchéïé Diélo et il était une des cibles des attaques du groupe de l'Iskra (Plékhanov, Lénine, Martov...). On parle aussi de dérive économiste plus largement, dans d'autres contextes historiques.

1 Contexte

1.1 Premiers cercles de propagande marxiste

Dans les dernières années du 19e siècle, le marxisme se diffuse en Russie, et des groupes « social-démocrates » se forment dans divers endroits, avec des visions politiques et des priorités assez différentes. La répression tsariste rend difficile la diffusion d'une propagande et a fortiori la coordination d'un parti. Les pionniers du marxisme russe sont regroupés dans l'Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière, fondée en 1883 autour de Plékhanov, dans l'émigration. Une première tentative d'unification des marxistes a lieu avec le congrès de Minsk (1898), mais réunit peu de personne et les délégués sont aussitôt arrêtés.

Dans les années 1880 en Russie, les intellectuels marxistes organisent surtout des cercles (« kroujki ») de discussion de théorie avec quelques ouvriers d'avant-garde[2].

« Jusque vers 1890, la social démocratie resta un courant d'idées, sans lien avec le mouvement ouvrier de masse en Russie. Après 1890, la poussée sociale, l'effervescence et le mouvement gréviste des ouvriers firent de la social démocratie une force politique active, indissolublement liée à la lutte (économique aussi bien que politique) de la classe ouvrière. Or, à cette même époque, commence la scission de la social démocratie en “économistes” et “iskristes”.  »[3]

1.2 Tournant vers l'agitation et l'implantation

En 1892, Plékhanov essaie de dépasser cette situation. Il définit les termes de propagande et agitation, et écrit : « Une secte peut se satisfaire de la propagande dans le sens étroit du mot, pas un parti politique. »[4] En 1894, Kremer, un dirigeant du Bund, écrivit une brochure, Ob Agitatsii (Sur l’agitation), en collaboration avec Martov. La brochure condamnait sévèrement la préoccupation des membres des cercles marxistes de leur propre « perfection », et rappelait que : « Les larges masses sont amenées à la lutte, non pas par des considérations intellectuelles, mais par le cours objectif des événements »

Peu à peu, une majorité des cadres intellectuels marxistes adopte cette nouvelle ligne. Mais le groupe de Plékhanov, qui était un des premier à l'avoir prônée, fut incapable de la mettre en pratique. Les vétérans du groupe avaient en fait beaucoup de mépris pour ce travail d'agitation et de vulgarisation, qu'Axelrod appelait « des publications illettrées ou semi-illettrées »[2]. Cela produisit un clivage assez net entre la jeune génération de marxistes et le groupe Liberté du Travail.

Ob Agitatsii développait déjà une vision mécaniste et étapiste des rapports entre la lutte économique (dans l'entreprise) et la lutte politique (contre le tsarisme)[2]. Mais dans les années 1894-96, le groupe de Plékhanov tout comme Lénine approuvent le tournant vers l'agitation, qui correspond aussi à une augmentation de la combativité des ouvriers russes. Par exemple dans un projet de programme social-démocrate écrit en 1895, Lénine insiste beaucoup sur l'importance des luttes pour la progression de la conscience de classe, en soulignant que les luttes économiques amènent les ouvriers à être forcés de s'intéresser aux questions politiques.[5]

A l'automne 1895, Lénine fonde avec Martov et d'autres marxistes un groupe social-démocrate à Saint-Petersbourg, l'Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière. Ce groupe est un des premiers à faire un vrai effort d'implantation et d'agitation. Il se plonge dansla législation du travail, questionne longuement les ouvriers sur la vie d'usine, et produit essentiellement des écrits d'agitation. Par exemple, le tract de Lénine L’ouvrier et l’ouvrière de l’usine Thornton se concentrait exclusivement sur des questions économiques, ne faisait aucune allusion à la politique et restait sur un ton très modéré. En novembre 1895, dans son article A quoi pensent nos ministres ? Lénine dénonce les lois qui favorisaient les patrons, en esquivant la question du tsar, qui à cette épique était toujours « le petit père » pour les ouvriers et les paysans. Anna, la sœur de Lénine, rapporte les propos suivants de son frère : « Evidemment, si vous commencez d’entrée de jeu par critiquer le tsar et le système social, vous ne faites que braquer les travailleurs »[2] Lénine essayait de conduire pas à pas le lecteur à des conclusions politiques plutôt modestes qui n’étaient pas exprimées de façon explicite, comme dans sa brochure Explication de la loi des amendes infligées aux ouvriers d’usine.

2 Les économistes russes

2.1 L'effet de la première grève de masse

En mai 1896 a lieu la première grève de masse de Russie, qui s'étend à plusieurs usines textiles de Saint-Petersbourg et dure 3 semaines. Or l'Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière a joué un rôle dans la convergence de la lutte entre plusieurs usines.

Le succès du mouvement provoqua cependant une grave crise interne. La lutte contre l'écueil propagandiste des cercles (kroujkovchtchina) mena à l'écueil opposé, « l’économisme ». Ce danger était déjà implicite dans Ob Agitatsii, comme Lénine et d’autres le notèrent rétrospectivement en 1898. L’arrestation de Lénine, de Martov et des autres accéléra la dérive vers « l’économisme » dans la Ligue de Saint-Pétersbourg, les nouveaux camarades qui adhéraient au groupe ayant moins d’expérience théorique. Les économistes prirent le contrôle du groupe et publièrent la Rabotchaïa Mysl de 1897 à 1902.

Kroupskaïa témoigne : « On devait se donner tout entier à l’agitation. Quant à la propagande, il ne fallait plus y songer… La grève des tisserands en 1896 eut lieu sous l’influence des social-démocrates et tourna la tête à bien des gens. Le terrain était propice à l’éclosion de l’économisme. »

Dans beaucoup d'autres organisations social-démocrates, on se met à théoriser que la ligne correcte était de lutter principalement pour les  « revendications économiques » (l'amélioration des conditions de vie immédiate des ouvriers, salaires, conditions de travail...), et laisser les « revendications politiques » à la bourgeoisie libérale. Le courant économiste trouvait en partie sa justification théorique dans le « marxisme légal », un courant véhiculant une vision académique et non subversive du marxisme, toléré par le régime (d'où son nom). Ils avaient en commun d'invoquer l'état arriéré de la masse des ouvriers en Russie, et de limiter les objectifs du mouvement ouvrier, sans tâches politiques indépendantes ni objectif révolutionnaire.

2.2 Les critiques du groupe de Plékhanov

Vers 1898, le groupe Libération du travail commence à polémiquer contre une tendance à abandonner la propgande marxiste, que ce soit au nom du révisionnisme de Bernstein, ou au nom de la priorité aux luttes économiques. Plekhanov se concentrait sur la critique des révisionnistes et Axelrod des économistes. C'est notamment sur cette ligne que va se regrouper en 1900 la rédaction de l'Iskra, nouveau journal se voulant un point de ralliement pour la social-démocratie russe. L'équipe regroupe des anciens comme Plékhanov, et des jeunes comme Lénine et Martov. Elle polémique contre les autres courants du socialisme (populisme, terrorisme, anarchisme...) et contre diverses variantes de marxisme.

2.3 La critique de Lénine et de l'Iskra

L'Iskra dénonçait la position économiste comme de l'opportunisme, mettant la classe ouvrière à la remorque de la bourgeoisie, et défendaient ainsi l'importance de construire le POSDR comme parti de classe indépendant.

Lénine écrit en 1901 un texte qui deviendra célèbre, Que Faire ?, dans lequel il résume la ligne de l'Iskra, en vue du 2e congrès du POSDR qui est aura lieu en juillet 1903. Pour Lénine, la lutte pour développer au sein du prolétariat une idéologie social-démocrate (c'est-à-dire à l'époque, marxiste révolutionnaire), est fondamentale :

« Du moment qu'il ne saurait être question d'une idéologie indépendante, élaborée par les masses ouvrières elles-mêmes au cours de leur mouvement, le problème se pose uniquement ainsi : idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n'y a pas de milieu ([...] dans une société déchirée par les antagonismes de classes, il ne saurait jamais exister d'idéologie en dehors ou au dessus des classes). C'est pourquoi tout rapetissement de l'idéologie socialiste, tout éloignement vis-à-vis de cette dernière implique un renforcement de l'idéologie bourgeoise. On parle de spontanéité. Mais le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l'idéologie bourgeoise, Il s'effectue justement selon le programme du Credo, car le mouvement ouvrier spontané, c'est le trade-unionisme, la Nur-Gewerkschaftlerei; or le trade-unionisme, c'est justement l'asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie. C'est pourquoi notre tâche, celle de la social-démocratie est de combattre la spontanéité, de détourner le mouvement ouvrier de cette tendance spontanée qu'a le trade-unionisme à se réfugier sous l'aile de la bourgeoisie, et de l'attirer sous l'aile de la social-démocratie révolutionnaire. »[6]

Pour appuyer la nécessité de cette intervention politique, Lénine cite Kautsky, qui venait d'écrire dans Neue Zeit que la classe ouvrière ne pouvait parvenir spontanément qu'à une conscience de type syndical (« trade-unioniste »), et que la conscience révolutionnaire (« social-démocrate ») devait être apportée de l'extérieur par des intellectuels bourgeois. Kautsky polémiquait alors contre Bernstein, qui disait que « le mouvement est tout, le but n'est rien ».

Il écrit également, au sujet de la conscience de classe véritable :

« La conscience de la classe ouvrière ne peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas habitués à réagir contre tous abus, toute manifestation d'arbitraire, d'oppression, de violence, quelles que soient les classes qui en sont victimes, et à réagir justement du point de vue social-démocrate, et non d'un autre. La conscience des masses ouvrières ne peut être une conscience de classe véritable si les ouvriers n'apprennent pas à profiter des faits et événements politiques concrets et actuels pour observer chacune des autres classes sociales dans toutes les manifestations de leur vie intellectuelle, morale et politique, s'ils n'apprennent pas à appliquer pratiquement l'analyse et le critérium matérialistes à toutes les formes de l'activité et de la vie de toutes les classes, catégories et groupes de la population. Quiconque attire l'attention, l'esprit d'observation et la conscience de la classe ouvrière uniquement ou même principalement sur elle-même, n'est pas un social-démocrate; car, pour se bien connaître elle-même, la classe ouvrière doit avoir une connaissance précise des rapports réciproques de la société contemporaine, connaissance non seulement théorique... disons plutôt : moins théorique que fondée sur l'expérience de la vie politique. Voilà pourquoi nos économistes qui prêchent la lutte économique comme le moyen le plus largement applicable pour entraîner les masses dans le mouvement politique, font oeuvre profondément nuisible et profondément réactionnaire dans ses résultats pratiques. [...] Ces révélations politiques embrassant tous les domaines sont la condition nécessaire et fondamentale pour éduquer les masses en vue de leur activité révolutionnaire. »[6]

Selon Lénine, les « économistes » et les « terroristes » ont en commun de tout miser sur la spontanéité des masses (« spontanéisme »).

Les militants de ce courant, comme les autres social-démocrates, militaient avec les moyens du bord et dans de grandes difficultés organisationnelles (du « travail artisanal »). Mais pour les iskristes, la conception économiste était un obstacle à la création d'un parti efficace, en raison de sa théorisation de la priorité au local, au « concret », etc.

« Le manque de préparation pratique, de savoir-faire dans le travail d'organisation nous est réellement commun à tous, même à ceux qui dès le début s'en sont toujours tenus au point de vue du marxisme révolutionnaire. Et certes, nul ne saurait imputer à crime aux praticiens ce manque de préparation. Mais ces “méthodes artisanales” ne sont pas seulement dans le manque de préparation; elles sont aussi dans l'étroitesse de l'ensemble du travail révolutionnaire en général, dans l'incompréhension du fait que cette étroitesse empêche la constitution d'une bonne organisation de révolutionnaires; enfin - et c'est le principal - elles sont dans les tentatives de justifier cette étroitesse et de l'ériger en “théorie” particulière c'est à dire dans le culte de la spontanéité, en cette matière également.  »[6]

3 Notes et sources

  1. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, Réponse à Rosa Luxemburg, 1904
  2. 2,0 2,1 2,2 et 2,3 Tony Cliff, Lénine : 1893-1914. Construire le parti – chapitre 2, 1975
  3. Lénine, Le socialisme et la guerre, 1915
  4. Plekhanov, Les tâches des socialistes face à la famine en Russie, 1892
  5. Lénine, Exposé et commentaire du projet de programme du POSDR, Écrit en prison en 1895-1896. Paru pour la première fois en 1924.
  6. 6,0 6,1 et 6,2 Lénine, Que Faire ?, 1902