Putsch de Kornilov

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Kornilov
Jusqu'en 1918, la Russie utilisait le calendrier julien, qui avait à l'époque 13 jours de retard sur le calendrier grégorien. Le 23 février « ancien style » correspond donc au 8 mars « nouveau style » (n.s.).

L'affaire Kornilov (en russe Корниловское выступление) ou Kornilovchtchina  (Корниловщина) est une tentative de putsch de forces réactionnaires autour du général Lavr Kornilov en août/septembre 1917, pendant la révolution russe.

Cela représente un moment charnière entre la révolution de février et la révolution d'octobre, où les hésitations des forces réformistes (menchéviks et SR) ont failli conduire à une brutale dictature contre-révolutionnaire, qui aurait écrasé non seulement les communistes révolutionnaires bolchéviks mais aussi les acquis de la révolution bourgeoise de février.

1 Contexte

Depuis la révolution de février, la Russie connaît une situation de double pouvoir : d'un côté le gouvernement provisoire, de l'autre les soviets qui exercent un véritable pouvoir de fait mais où les socialistes réformistes (menchéviks et SR) sont majoritaires et prônent la confiance au gouvernement provisoire. Le gouvernement provisoire est composé de bourgeois du parti cadet et de dirigeants réformistes comme Aleksandr Kerenski, qui prend de plus en plus d'importance à mesure que les masses se radicalisent.

D'abord ministre de la justice, Kerensky devient en mai ministre de la guerre. Il coordonne alors une offensive sur le Front Est, dirigées par le généralissime Broussilov, qui sera un échec. Le pays est particulièrement instable et dans les grandes villes les ouvriers sont de plus en plus hostiles au gouvernement central. Une crise ministérielle conduit en juillet à un remaniement qui place Kerensky à la tête du Conseil des ministres du gouvernement provisoire.

A ce moment là les ouvriers et soldats de Petrograd les plus radicaux se lancent dans de grandes manifestations à Petrograd, dites « Journées de juillet » (3-4 juillet), malgré l'avis des bolchéviks qui pensent l'offensive prématurée, mais qui prennent néanmoins la tête de la manifestation. C'est un échec et le gouvernement en profite pour lancer une vaste répression contre les bolchéviks doublée d'une campagne de calomnies (accusation d'être des traîtres à la patrie à la solde des Allemands...). Kerensky restaure la peine de mort et dissout les régiments insurgés. Lénine repasse dans la clandestinité, Trotsky est arrêté. Le Comité Exécutif des soviets collabore activement à cette politique, et se discrédite totalement aux yeux de l'avant-garde ouvrière. La dualité de pouvoir disparaît presque.

2 Kornilov général des armées

Par décret gouvernemental[1] Broussilov est remplacé par le général Kornilov le 19 juillet. Ce dernier prend ses fonctions et propose un ensemble de réformes politiques et militaires[2], connu sous le nom de « programme Kornilov »[3], qui vise à sortir le pays de la crise. Parmi les mesures militaires, nombre d'entre elles concernent la discipline, comme la limitation des droits des comités de soldats promulgués par Kerenski lors de la phase de « démocratisation » de l'armée, et le rétablissement de la peine de mort pour les déserteurs et les « traîtres »[4].

A l'inverse, effrayés, les conciliateurs du Comité exécutif proposaient comme généralissime le général Tcheremissov.

Se sentant en position de force, Kornilov adresse pose comme conditions au gouvernement pour accepter son poste une large autonomie pour lui-même et la mise à la retraite de Tchérémissov, nommé sans son accord commandant en chef du front sud-ouest. Le gouvernement accepte et Kornilov prend ses fonctions le 24 juillet.

Le 20 août, les Allemands effectuent une percée dans les pays baltes et s'emparent de Riga après l'effondrement du front nord russe. À Petrograd, les journaux socialistes et les Soviets lancent une campagne hostile à Kornilov, le rendant responsable de la situation. Dans les usines et l’armée, le danger d’une contre-révolution prend corps. Les syndicats, dans lesquels les bolcheviks sont majoritaires (malgré la répression), organisent une grève massivement suivie.

Kerensky s'était rapproché de Kornilov en espérant affermir une coalition "démocrate-bourgeoise", mais certains pensent, en haut lieu, que l'heure de la contre-révolution radicale a sonné: le coup d Etat militaire. L’Union des officiers de l’armée et de la flotte, organisation influente dans les corps supérieurs de l’armée russe et financée par les milieux d’affaires, appelle à l’établissement d’une dictature militaire. Sur le front, le capitaine Mouraviev, membre du parti SR, constitue plusieurs bataillons de la mort et assure que ces « bataillons ne sont pas destinés au front, mais aussi à Petrograd, quand il faudra régler leurs comptes aux bolcheviks. » Le 20 août, le dirigeant des KD, Milioukov, déclare devant le comité central de son parti : « Le prétexte en sera-t-il fourni par des émeutes de la faim ou par une action des bolcheviks, en tout cas la vie poussera la société et la population à envisager l’inéluctabilité d’une opération chirurgicale. »

Kornilov incarnait avant tout le retour à l'ordre dans le pays et dans l'armée. Il ne supportait pas l'agitation sociale risquant d'engendrer une défaite militaire. Il menaçait de peines sévères les paysans qui s’en prendraient aux domaines seigneuriaux. Il avait la réputation d'être monarchiste, même si en réalité il se disait républicain, et la force politique qu'il représentait devrait plutôt être caractérisée comme bonapartiste. Quoi qu'il en soit, il était le nouvel espoir des classes dirigeantes, noblesse et grande bourgeoisie, et de tous ceux qui aspirent à un retour à l’ordre.

3 La tentative de putsch

Fin août, Boris Savinkov dit à Kornilov qu'une insurrection bolchevik éclatera à Petrograd à la fin du mois. Kornilov nomme Krymov commandant du troisième corps de cavalerie et le charge de marcher sur Petrograd et d'en finir du même coup avec les Soviets. Les armées de Kornilov, constituées de cosaques du Don restés à l'écart de la conscientisation politique, sont lancées sur la capitale le 25 août. Il envoie 3 régiments de cavalerie par train.

Kerenski panique et démet Kornilov de ses fonctions le 27 août[5], l'accusant de vouloir renverser le gouvernement et instaurer une dictature militaire. Kornilov estime alors que Kerenski a été fait prisonnier par les bolcheviks et qu'il agit sous la contrainte, il publie alors un appel à tous les Russes à « sauver leur terre en train de mourir ». A ce moment-là Boris Savinkov essayait en vain de rétablir la confiance entre Kerensky et Kornilov, soupçonnant un malentendu.

En trois jours, les soviets de Pétrograd prennent la tête de la résistance et le mettent en déroute. Ils redeviennent ainsi l'épicentre du contre-pouvoir ouvrier. La classe ouvrière de la capitale comprenait qu'une victoire de Kornilov signifierait son écrasement dans une sanglante revanche. Les soviets firent alors appel aux bolchéviks, et ceux-ci, bien qu'absolument pas dupe des dirigeants traitres au socialisme, firent front unique contre la réaction monarchiste. Lénine lançait le mot d'ordre « Aucun soutien à Kerensky, lutte contre Kornilov ».

Les ouvriers creusèrent des tranchées, les cheminots faisaient dérailler les trains ennemis ou les envoyaient sur des voies de garage, et les bolchéviks se montrèrent les plus énergiques et organisés dans la lutte, faisant basculer dans le camp révolutionnaire des régiments blancs entiers par leur agitation. Incertain de l'appui des généraux de son armée, Kerenski a été contraint de demander d'accepter l'aide des gardes rouges bolcheviks.

Quand Alexandre Kerenski demanda au général Alexandre Krymov de mettre fin à l'avance du Troisième Corps de cavalerie sur Petrograd, Krymov obéit après s'être rendu compte que la capitale n'était pas, dans les faits, entre les mains des bolcheviks.

La tentative de prise de pouvoir de Kornilov s'est effondrée, sans effusion de sang, lorsque ses cosaques ont abandonné la cause. Lui et près de 7000 partisans ont été arrêtés.

Avec ses partisans (au nombre desquels Anton Dénikine, Sergueï Markov et Ivan Romanovski), il est retenu à Bykhov, sous la protection de sa garde personnelle de guerriers turkmènes. Après la révolution d'Octobre les prisonniers décident de fuir en direction du Don.

4 Conséquences

Les conséquences du putsch sont importantes : les masses se sont réarmées, les bolcheviks peuvent sortir de leur semi-clandestinité, les prisonniers politiques de juillet, dont Trotsky, sont libérés par les marins de Kronstadt.

Bien que Kerenski ait survécu à la tentative de coup d'État, l'événement a considérablement fragilisé son gouvernement. Il a perdu le soutien de la droite, qui ne lui pardonne pas l’échec du putsch, et le soutien de la gauche, qui le juge trop indulgent dans la répression des complices de Kornilov.

Le soulèvement de Kornilov a détruit intégralement l'œuvre de restauration de la discipline dans l'armée et a sapé la confiance de la base de l'armée dans le gouvernement provisoire. Lénine, toujours dans la clandestinité, a immédiatement compris que l'heure était à la contre offensive révolutionnaire. Dans les premiers jours de septembre, il interpelle les menchéviks et les SR : qu'ils prennent le pouvoir, et qu'on s'en remette ensuite au congrès des soviets. Mais les conciliateurs s'obstinent dans la coalition avec la bourgeoisie, ce qui ferme cette possilité de développement pacifique de la révolution. Lénine presse alors le comité central bolchévik de se fixer comme tâche l'insurrection avant le congrès des soviets, pour lui remettre tout le pouvoir.

Kerenski a par la suite reconnu que cette affaire fut un tournant dans la révolution[6], par la soudaine renaissance des bolcheviks. Dans l'historiographie soviétique, les événements ont pris le nom de « révolte de Kornilov » (мятеж Корнилова).

5 La politique des bolchéviks

Lénine était à ce moment-là caché à Helsingfors (aujourd'hui Helsinki) en Finlande. C’est le 28 août qu'il apprend que le général Kornilov menace la capitale, et c’est seulement tard dans la soirée du 29 qu’il obtient les journaux de la veille avec des informations plus détaillées. Mais il n’avait pas encore reçu d’exemplaire du journal bolchevik Rabotchi, et ne savait pas comment avait réagi son parti.

Le matin du 30, alors qu’il attend anxieusement de nouvelles informations en provenance de Petrograd, il rédige une lettre[7] de recommandations tactiques au Comité central. Il appelait le parti à se joindre à la lutte contre Kornilov, le front unique étant la tâche prioritaire du moment. Il soutenait qu'il fallait empêcher Kornilov de renverser Kerenski, sans tomber dans un soutien politique au gouvernement. Au contraire, la lutte de classe ferme contre Kornilov devait être l'occasion d’exposer les faiblesses de Kerenski. Il préconisait aussi de mettre en avant des « mesures partielles » telles que l’arrestation de Milioukov, l’armement des travailleurs, le rapatriement des forces navales à Petrograd, la dissolution de la Douma d’État, la législation des transferts de terre aux paysans et l’introduction du contrôle ouvrier dans les usines. Après avoir reçu un paquet de journaux bolchéviks dans la journée, Lénine ajoute un post-scriptum à sa lettre, félicitant le parti pour la ligne qu'il a prise.

Dans un article du lendemain, Lénine approfondit le tournant tactique induit par la nouvelle situation[8]. Il propose d'interpeller les conciliateurs pour qu'ils prennent le pouvoir sans les bourgeois, en s'appuyant sur les soviets. Les bolchéviks ne participeraient pas à ce gouvernement socialiste mais se limiteraient à la démocratie soviétique, tentant de gagner la majorité dans les soviets. Il maintiendra cette ligne jusqu'à la Conférence démocratique, affirmant qu'elle est la seule voie pacifique pour la révolution[9][10]. Après quoi, vu la fin de non recevoir des conciliateurs qui font à nouveau une coalition, et vu la majorité obtenue dans les principaux soviets, il soutient que les bolchéviks doivent immédiatement passer à l'insurrection.

6 Notes et références

  1. Anton Dénikine, La Décomposition de l'armée et du pouvoir - Février-Septembre 1917, J.Povolozky & Cie, Paris, 1922, p. 295.
  2. Nicolas Werth, Histoire de l'Union soviétique. De l'Empire russe à la Communauté des États indépendants (1900-1991), PUF, Paris, 2001, p. 113-114.
  3. Anton Dénikine, La Décomposition de l'armée et du pouvoir - Février-Septembre 1917, J.Povolozky & Cie, Paris, 1922, p. 316.
  4. Piotr Wrangel, Mémoires du général Wrangel, Éditions Jules Tallandier, Paris, 1930, p. 35.
  5. Décret de Kerenski dénonçant Kornilov, 27 août 1917
  6. Aleksandr Kerenski, The Prelude to Bolshevism: The Kornilov Rising, 1919
  7. Lénine, Au comité central du P.O.S D.R, 30 août 1917
  8. Lénine, Au sujet des compromis, rédigé du 1er au 3 septembre 1917
  9. Lénine, Les tâches de la révolution, rédigé autour du 6 septembre 1917
  10. Lénine, Une des questions fondamentales de la révolution, rédigé autour du 7 septembre 1917