Despotisme d'usine

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Le desptotisme d'usine est un terme qu'employait Marx pour désigner la subordination des ouvriers aux cadres et patrons, ce qui est un aspect fondamental des rapports de production capitalistes.

1 Naissance des rapports de production capitalistes

Les rapports de production capitalistes sont puissants, mais ils ne sont pas apparus "complets et purs". Leur établissement a nécessité la destruction des anciens rapports de production, et des mutations profondes. Historiquement, on peut considérer qu'ils se mettent en place en deux temps : d'abord ce sont les rapports de propriété qui s'établissent, puis le capital transforme et s'approprie profondément la production.

  • Le rapport de propriété économique : qui possède les moyens de production.
    L'organisation des moyens de production est encore proche de celles des anciens rapports de production, mais ces moyens appartiennent à un unique propriétaire capitaliste, qui s'approprie ainsi le surtravail des travailleurs. La finalité de la production devient la plus-value (et non la valeur d’usage) et est imposée de l’extérieur à un procès de travail préexistant.  C’est le stade de la subordination (ou subsomption) formelle du travail au capital. 
  • Le rapport d’appropriation réelle : qui met réellement en œuvre les moyens de production, qui organise la production.
    Le capitalisme en arrive ensuite à transformer complètement le procès de production. Ce sont les bourgeois qui achètent et mettent en place un nouveau machinisme, un encadrement, ce sont eux (ou leurs cadres, qui sont leurs fondés de pouvoir) qui organisent les moyens de production... Les travailleurs sont effectivement dépossédés des moyens de production, et les bourgeois se présentent désormais comme les "donneurs de travail" face aux "preneurs d'emploi"[1]. Le capital imprime sa marque aux forces productives : c’est le stade de la subordination réelle du travail au capital ou « mode de production capitaliste proprement dit ».

2 Le despotisme d'usine

Avec le développement du rapport salarial capitaliste, c'est donc un « travailleur collectif » exploité et aliéné qui se structure sous la domination du capital. Dans Le Capital, Marx parle de « despotisme d’usine » et, plus généralement, souligne comment l’intelligence nécessaire à l’organisation de ce travailleur collectif se cristallise dans l’organisation capitaliste de la production en dépossédant le producteur des « puissances intellectuelles » de la production.

Certains identifient cette division à la division entre travail manuel et travail intellectuel. Il est cependant plus exact de parler de séparation entre les fonctions de conception/organisation et les fonctions d’exécution (qui peuvent être intellectuelles aussi).

Pour Marx ce despotisme d'usine déborde le cadre de l'entreprise, et s'étend à toute la société, via l'Etat et sa bureaucratie : « La masse des producteurs immédiats se trouvent face à face avec le caractère social de leur production, sous forme d’une autorité organisatrice sévère et d’un mécanisme social parfaitement hiérarchisé »[2]. Marx distingue cette nouvelle forme de domination des anciennes : « L’autorité du capitaliste dans le procès direct de production, parce qu’il personnifie le capital, la fonction sociale qui lui vaut sa qualité de directeur et maître de la production, diffère essentiellement de l’autorité basée sur la production due aux esclaves, aux serfs, etc. »

Analysant le bouleversement du procès de travail partant de la manufacture et aboutissant à la grande industrie, Marx caractérise ainsi cette domination : « La grande industrie mécanique achève enfin (...) la séparation entre le travail manuel et les puissances intellectuelles de la production qu’elle transforme en pouvoir du capital sur le travail. L’habileté de l’ouvrier apparaît chétive devant la science prodigieuse, les énormes forces naturelles, la grandeur du travail social incorporé au système mécanique qui constitue la puissance du Maître »

Dans le 18 Brumaire, Marx parle d’un « pouvoir d’État dont le travail est divisé et centralisé comme dans une usine ». Le despotisme se cristallise dans une hiérarchie qui organise le travail des individus selon l’exigence d’un ordre impersonnel qui les dépasse.

3 Utilisations du concept

Cette notion de despotisme d'usine a été peu développée par la suite au sein du marxisme, et ce dès la social-démocratie. Certains marxistes considèrent qu'Engels lui-même avait tendance à ne mettre l'accent que sur la question de la propriété : le prolétariat incarnerait la socialisation, la bourgeoisie la propriété privée des moyens de production, donc il suffirait qu'un parti ouvrier étatise la production pour que s’épanouisse cette socialisation et que l’État commence à dépérir[3].

Cet aspect unilatéral a aussi été vu chez Lénine. Même dans L'État et la révolution qui est considéré comme son ouvrage le plus « libertaire », certaines formules peuvent laisser entendre que l'étatisation définit le socialisme :« Tous les citoyens deviennent des employés et les ouvriers d’un seul “cartel” du peuple entier, de l’État. (…) La société tout entière ne sera plus qu’un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire. » Bien évidemment, dans ce texte Lénine considère que l'État n'est plus une source d'oppression parce qu'il est contrôlé par la classe ouvrière. Mais il ne semble pas considérer qu'il y ait spécialement de changement à apporter au fonctionnement à l'intérieur des usines.

Ou encore : «  l’oubli du despotisme d’usine réapparaîtra sans cesse. Par exemple lorsque, après la guerre civile, Lénine parlera du taylorisme comme technique scientifique neutre d’organisation de la production, dont le prolétariat russe doit faire l’apprentissage. »[4]

Dans l'entre-deux-guerres, les courants se réclamant du “communisme des conseils” font des critiques de ce type aux communistes russes. Ainsi les “thèses sur le bolchevisme”, écrites en 1934, expliquent que Lénine, reprenant les thèses de Hilferding, considère comme déjà socialisées les forces productives développées par la grande industrie. En conséquence, « du problème de la socialisation, il ne vit que les aspects techniques et non les aspects prolétariens et sociaux ».[5]

Raya Dunayevskaya développe sa critique de l'URSS comme capitalisme d'Etat en 1941-42, en soutenant que l'origine de la bureaucratisation n'est pas dans la répartition de la production comme le disait Trotsky, mais dans la « méthode bourgeoise de la production ». Elle faisait explicitement référence aux écrits de Marx sur le despotisme d'usine. Les critiques de Dunayevskaya ont notamment influencé le groupe Socialisme ou barbarie en France.

Un certain nombre d'autres auteurs, issus ou non du trotskisme, ont considéré qu'il y avait chez Trotsky un oubli du despotisme d'usine.[4][6][7]

4 Notes

  1. Ou encore employeur/employé, arbeitgeber/arbeitnehmer, employer/employee ...
  2. K. Marx, Le Capital, Livre III, trad. C. Cohen-Solal et G. Badia, Paris, Éd. Sociales, 1976, p. 793
  3. Antoine Artous, Retour sur l’analyse marxiste du prolétariat, Contretemps, n°21, avril 2014
  4. 4,0 et 4,1 Antoine Artous, État ouvrier et bureaucratie, Critique communiste n°150, automne 1997
  5. Groupe des communistes internationaux de Hollande, Thèses sur le bolchevisme, 1934
  6. Antoine Artous, Trotsky et l’analyse de l’URSS, Contretemps, octobre 2017
  7. NPA, Quelle démocratie ouvrière contre le despotisme d’usine ?, décembre 2017