Une visite de Lénine à l'école des Arts et Métiers

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Dans les années 1920 à 1922, j'ai eu le bonheur de voir assez souvent Vladimir Ilitch, car après la mort de ma mère, Inès Fédorovna Armand[1], Lénine et Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa[2] nous avaient pris tous les trois sous leur tutelle, ma sœur, mon frère et moi. Nous avons donc pu durant ces années éprouver plus d'une fois sur nous-mêmes l'affection que Vladimir Ilitch portait aux gens et l'extrême sollicitude qu'il témoignait a son entourage, malgré toutes ses occupations.

A la fin du mois de février 1921, j'étais allée voir Nadejda Konstantinovna. Nous nous tenions dans sa chambre au Kremlin, et nous étions en train de causer lorsque parut Vladimir Ilitch. Tout en causant, il se mit à arpenter la chambre selon son habitude. Il était très animé, très gai ce soir, et m'interrogeait sur ma vie et sur mon travail. Puis il voulut avoir des nouvelles de ma sœur, Varvara Armand, qui faisait alors ses études à « Vkoutemas », l’École supérieure des Arts et Métiers. Ma sœur habitait le foyer des étudiants. Vladimir Ilitch me posa de nombreuses questions sur ma sœur elle-même et sur les conditions de vie des étudiants, voulant savoir si l'on chauffait bien au foyer, si les étudiants avaient de quoi manger, si les cours étaient intéressants.

D'après ce que je savais de la bouche de ma sœur, j'assurai que les conditions de vie au foyer étaient bonnes et qu'elle n'avait besoin de rien. Vladimir Ilitch m'écoutait d'un air plutôt sceptique puis, brusquement, s'adressa à Nadejda Konstantinovna: « Et si nous allions faire une visite à Varvara, proposa-t-il, et voir comment se porte notre jeunesse ? »[3] Il était 11 heures du soir, mais Nadejda Konstantinovna accepta la proposition. On me prit avec.

Dans la voiture Vladimir Ilitch ne cessait de me taquiner en répétant : « On va bien voir si vous avez dit la vérité ! »

Le foyer des étudiants se trouvait rue Miasnitskaïa, juste en face de la Poste Centrale. Il nous fallut traverser une sombre cour et monter un escalier aux marches glissantes, recouvertes de glace. Vladimir Ilitch marchait devant nous avec le gardien et brûlait des allumettes sans discontinuer car il faisait nuit noire autour de nous.

« Bon commencement, rien à dire ! » pensai-je avec effroi, tout en aidant Nadejda Konstantinovna à gravir l'escalier. Mais toutes mes appréhensions tombèrent lorsque nous entrâmes au foyer.

La jeunesse fit à Lénine un accueil enthousiaste. Il fut aussitôt entouré de toutes parts, acclamé, fêté. La nouvelle de son arrivée se répandit en une seconde dans les foyers voisins. Les étudiants accouraient de tous les côtés et entouraient Vladimir Ilitch d'un anneau toujours plus serré. Il était plein de gaieté, d'animation, tout joyeux de se trouver chez les jeunes. On fit l'inspection des pièces. Lénine tâta même les lits ou plutôt les planches dures des châlits. On ne voyait pas de meubles, mais par contre les murs étaient recouverts de mots d'ordre, de dessins, de journaux-placards.

Vladimir Ilitch remarqua un dessin représentant une locomotive avec des lignes étranges, « dynamiques ». L'auteur de cette composition affirmait que les vraies locomotives devaient elles aussi être recouvertes de ces lignes de couleur qui, selon lui, influencerait la vitesse du train. Cette déclaration fit bien rire Lénine.

Puis son regard fut attiré par un slogan fait d'un vers de Maïakovski[4] :

« Nous torpillons le ciel de béton armé ».

Lénine se mit à protester en riant: « Et pourquoi en torpiller le ciel, quand nous avons besoin de béton armé sur terre ! »

Vladimir Ilitch se comportait avec tant de simplicité, tant de gaieté, que les jeunes se mirent aussitôt a causer avec lui sans aucune gêne. On parlait de la peinture, de la littérature, de la vie et des occupations des jeunes artistes, de leurs études. Beaucoup de détails m'échappent maintenant, mais j'ai cependant conservé dans la mémoire les moments suivants. On commença naturellement par ce qui préoccupait en premier lieu les jeunes peintres: les arts plastiques et avant tout la peinture, car là, sur un point du moins, tous les jeunes étaient d'accord, soulignant à l'unisson la nécessité pour la peinture d'emboîter le pas à la Révolution, de lui donner une forte acuité politique, « de sortir des musées dans les rues », de mobiliser les masses pour la lutte révolutionnaire. Là-dessus ils étaient tous d'accord, et soutenaient passionnément leur point de vue. Mais comment atteindre ce but, quel devait être l'art capable d’emboîter le pas à la Révolution ? C'était là le problème que chacun tâchait de résoudre à sa manière. Certains étudiants défendaient avec feu les futuristes, d'autres rejetaient complètement la peinture de chevalet. Leur fougue juvénile plaisait beaucoup a Lénine ainsi que leur spontanéité, leur mépris total de la routine, leur désir passionné de se mettre au service de la Révolution. Mais de tout ce que les jeunes artistes disaient avec tant d'ardeur autour de Lénine, on pouvait facilement conclure qu'ils n'avaient aucune notion déterminée sur la route que 1'art devait suivre dans son évolution. Lénine s'élevait contre eux, défendait les principes de la peinture réaliste, mais il lui était difficile de tenir tête à deux dizaines de jeunes gens qui parlaient tous à la fois, en s'agitant et en s'interrompant l'un l'autre.

On fit une grande place à Maïakovski dans la discussion. Les jeunes artistes commencèrent par exprimer leur admiration pour les célèbres affiches de propagande de Maïakovski aux vitrines du Rosta[5]. Vladimir Ilitch confirma volontiers leur valeur révolutionnaire. Puis on parla de la poésie de Maïakovski. On voyait que l'ardeur avec laquelle la jeunesse défendait son poète préféré, le caractère révolutionnaire de son œuvre, était bien du goût de Lénine.

Mais sur la poésie aussi, la discussion fut vive, car il s'avéra que dans ce domaine, comme dans la peinture, il y avait parmi la jeunesse de grands admirateurs du futurisme.

Fatigué enfin de toutes ces discussions, Lénine déclara en plaisantant qu'il allait s'occuper tout particulièrement du futurisme dans la peinture et dans la poésie, qu'il allait lire des ouvrages sur ce problème pour revenir ici et démontrer alors aux jeunes que c'était lui qui avait raison.

Vladimir Ilitch se mit ensuite à interroger les étudiants sur la littérature russe classique. Ils la connaissaient assez mal et même plusieurs d'entre eux la rejetaient en bloc, n'y voyant qu'un « legs de l'ancien régime ». Lénine parla avec beaucoup de chaleur des meilleurs représentants de la culture russe d'avant la révolution, exhortant les jeunes à apprendre a les mieux connaître et à les apprécier à leur valeur. Il confia combien il aimait lui-même Pouchkine et a quel point il appréciait Nékrassov[6]. « Toute une génération de révolutionnaires a étudié chez Nékrassov », déclara-t-il.

Lénine n'exposait naturellement pas ses points de vue sous forme de discours ou de leçons. Mais dans ses paroles, ses répliques, ses questions, ses remarques se profilait l'idée de la nécessité de se rendre maître de tout ce qu'il y avait de meilleur dans la culture du passé et de créer sur cette base, et non au-dessus du vide, notre nouvelle culture soviétique.

Puis on parla de la vie des étudiants. Dans ce foyer, les étudiants formaient une commune. C'était la commune des meilleurs étudiants de l’École, des communistes et des komsomols[7]. Vladimir Ilitch leur demanda pourquoi ils se considéraient comme formant une commune, comment ils organisaient leur ménage en commun, comment ils entretenaient la propreté, etc. Puis il s'intéressa à la nourriture des étudiants, voulant savoir si leur ration les satisfaisait. « Tout est pour le mieux, Vladimir Ilitch, répondit-on en chœur. Il ne nous manque tout au plus que quatre jours de pain par mois. » Cette affirmation amusa beaucoup Lénine.

Vladimir Ilitch interrogea aussi les jeunes sur leurs études et sur leur travail social. Il leur demanda entre autre, s’ils restaient longtemps à veiller le soir et apprit que non seulement ils veillaient, mais qu'ils passaient parfois des nuits entières à parler de l'art, des plans d'études, etc. Vladimir Ilitch s'en fâcha et cette fois fit des reproches. « Vous travaillez beaucoup, leur dit-il, vous vous nourrissez mal et avec cela vous ne dormez même pas assez. Si vous y allez de ce train, ça finira mal. Vous ne ferez que perdre vos forces en vain. Vous ne serez ensuite bon à rien et il nous faut économiser notre bien. Je vais donner l'ordre de faire éteindre la lumière dans votre foyer la nuit », ajouta-t-il.

Après la causerie, les étudiants invitèrent Vladimir Ilitch et Nadejda Konstantinovna à partager leur souper. On mit sur la table presque toute la ration du mois, mais Vladimir Ilitch était fatigué et il déclina l'invitation. Pour ne pas décevoir ses hôtes, Nadejda Konstantinovna dut faire honneur à la kacha qu'on avait servie.

Mais il était temps de se retirer, il faisait tard. On ne reconduisit pas les visiteurs pour leur permettre de passer inaperçus. Les temps étaient troubles alors.

Sur le chemin du retour Vladimir Ilitch était pensif et silencieux. D'après les « oui » très brefs qu'il émettait de temps en temps avec une intonation particulière, on pouvait comprendre que ses pensées se rapportaient à la visite qu'il venait de faire et que quelque chose le préoccupait.

Il ne me fit pas part des impressions de sa visite, mais je sus par Nadejda Konstantinovna que lorsqu'il vit ensuite le commissaire à l'Instruction publique Anatoli Lounatcharsky[8], il lui dit avec reproche : « La jeunesse est magnifique chez vous, mais de quoi donc lui bourrez-vous la tête ? »

  1. Armand, Inéssa Fédorovna (1874-1920). Russe d'origine française, militante bolchevique depuis 1904 et amie personnelle de Lénine. Arrêtée en 1907 et condamnée à 2 ans de déportation en Sibérie. Émigre en 1909. Dirige à la veille de la Première guerre mondiale avec Kroupskaïa la première revue d'émancipation féminine destinée aux ouvrières, « Rabotnitsa » (La travailleuse), qui existe encore de nos jours. Représente les bolcheviques au Bureau socialiste international à Bruxelles (1914), à Zimmerwald (1915) et à Kienthal (1916). Organise en Suisse la Conférence internationale des femmes socialistes contre la guerre (1915). A son retour en Russie, membre du soviet de Moscou et communiste de gauche, elle s'oppose à la paix de Brest-Litovsk. Présidente de la section féminine du Comité central (1919), active dans la IIIe Internationale, elle organise la Première Conférence internationale des femmes communistes (1920). Meurt du choléra en 1920.
  2. Kroupskaïa, Nadejda Constantinova (1869-1939): Fille d'officier, militante marxiste depuis 1891, arrêtée et déportée en 1896. Épouse Lénine en 1898 et sa principale collaboratrice, partageant entre autres son exil et le libérant des tâches domestiques tout en assumant une multitude de tâches militantes. Secrétaire de rédaction de l'Iskra, elle organise son réseau clandestin de diffusion ainsi que la liaison des dirigeants bolcheviques à l'étranger avec les sections du parti en Russie. Après la Révolution d'Octobre, s'occupe particulièrement des questions pédagogiques et de la gestion des bibliothèques en tant qu'adjointe du Commissaire du peuple à l'Instruction publique, Lounatcharsky. Membre de Commission centrale de contrôle du Parti bolchevique, elle est aussi membre de l'opposition unifiée jusqu'à sa capitulation devant Staline-Boukharine en 1927.
  3. C'était le 25 février 1921. (N.D.L.R.)
  4. Maïakovski, Vladimir (1893-1930), poète et dramaturge futuriste. Né en Géorgie, il collabore en 1905 avec les sociaux-démocrates locaux. Bolchevique en 1908. Emprisonné trois fois en 1908-1909, il quitte le POSDR après sa sortie de prison et devient une figure centrale de l'avant-garde artistique avec le mouvement « futuriste » qu'il anime. Publie ses premier poèmes au début des années 1910. Accueille avec enthousiasme la Révolution d'Octobre et se met au service de l'agitprop du nouveau gouvernement par ses poésies, slogans, affiches et pièces de théâtre et collabore activement au journal des soviets, les « Izvestia ». En 1923, fondateur de la revue et du courant artistique futuriste-communiste « LEF » (Front de gauche de l'art). Se suicide en 1930.
  5. Agence centrale de la Presse en Russie (N.d.T.)
  6. Nékrassov, Nikolaï Alexéiévitch (1821-1878), poète russe, révolutionnaire démocrate
  7. « Union Communiste de la Jeunesse », organisation de jeunesse du Parti communiste
  8. Lounatcharsky, Anatoli Vassiliévitch (1875-1933). Journaliste, dramaturge et critique littéraire. Milite depuis 1982 dans la socialdémocratie. Arrêté et déporté en 1898, il émigre en 1904 et rejoint les bolcheviques. Collabore au journal « Novaia Jizn ». Délégué aux congrès de Stockholm (1906) et de Londres (1907) et membre de la délégation russe au congrès de Stuttgart de l'Internationale socialiste. A partir de 1908, forme avec Bogdanov un courant opposé à Lénine sur des questions tactiques et philosophiques autour du journal « Vpériod » et sera exclu du Parti. Rejoint les mencheviques internationalistes et, en 1917, adhère à l'organisation « Interrayons » de Trotsky à Petrograd, qui fusionna en juillet avec le Parti bolchevique. Après Octobre, nommé Commissaire du peuple à l'Instruction publique (1917-1929) où il joue un grand rôle dans le développement des arts d'avant-garde. Membre du présidium du Comité exécutif des soviets et élu à l'Académie des Sciences (1930), il est désigné comme premier ambassadeur soviétique en Espagne mais décède en France, en route vers son poste.