Le IIe congrès de l'Internationale communiste, 19 juillet-7 août 1920

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Rapport sur la situation internationale et les tâches fondamentales de l'I.C.[modifier le wikicode]

19 juillet

(Ovation. Toute la salle se lève et applaudit. L'orateur essaie de parler, mais les applaudissements et les exclamations dans toutes les langues continuent. L'ovation se prolonge.)

Camarades, les thèses sur les questions relatives aux tâches fondamentales de l'Internationale Communiste ont été publiées dans toutes les langues et (surtout pour les camarades russes) elles n'apportent rien de bien nouveau, puisqu‘elles ne font qu'étendre dans une large mesure à divers pays occidentaux, à l'Europe occidentale, certains traits essentiels de notre expérience révolutionnaire et les leçons de notre mouvement révolutionnaire. Aussi dans mon rapport insisterai‑je, ne serait‑ce que sommairement, sur la première partie de mon sujet, à savoir : la situation internationale.

A la base de la situation internationale, telle qu'elle apparaît aujourd’hui, se trouvent les rapports économiques de l’impérialisme. Dans le courant du XX° siècle, cette phase nouvelle, suprême et ultime du capitalisme, a pris son aspect définitif. Vous savez tous, bien entendu que le trait le plus caractéristique, le trait essentiel de l'impérialisme réside dans le fait que le capital a atteint de vastes proportions. A la place de la libre concurrence est apparu le monopole, aux proportions gigantesques. Un nombre infime de capitalistes ont pu concentrer entre leurs mains parfois des branches entières de l'industrie; celles-ci sont passées aux mains d'ententes, de cartels, de syndicats, de trusts, de caractère souvent international. Des branches entières de l'industrie, non seulement à l'intérieur des différents pays, mais également à l'échelle mondiale, se sont ainsi trouvées accaparées par les monopolistes, sous le rapport financier, sous celui du droit de propriété et pour une part, sous celui de la production. Sur ce terrain s'est affirmée la suprématie sans précédent d'un nombre infime de grandes banques, de rois de la finance, de magnats de la finance qui transformaient en fait les républiques, même les plus libres, en monarchies financières. Dès avant la guerre, la chose était reconnue publiquement par des auteurs nullement révolutionnaires, comme Lysis en France.

Cette domination d'une poignée de capitalistes atteignit son point culminant au moment où le globe terrestre se trouva partagé, non seulement au sens de l'accaparement des différentes sources de matières premières et des moyens de production par les plus grands capitalistes, mais également au sens de l'achèvement du partage préalable des colonies. Il y a quarante ans, on comptait un peu plus de 250 millions d'habitants de pays coloniaux dominés par six puissances capitalistes. A la veille de la guerre de 1914, les colonies comptaient près de 600 millions d'habitants. En y ajoutant des pays comme la Perse, la Turquie, la Chine, qui étaient déjà à ce moment des semi‑colonies, on obtenait en chiffres ronds une population d'un milliard d'hommes asservis aux pays les plus riches, les plus civilisés et les plus libres, en vertu du régime de dépendance coloniale. Et vous savez qu'en dehors d'une dépendance directe poli­tique et juridique, la dépendance coloniale implique toute une série de rapports de dépendance financière et économi­que, toute une série de guerres que l'on ne considérait pas comme telles parce qu'elles n'étaient souvent que des carnages, à une époque où les armées impérialistes d'Europe et d'Amérique pourvues des moyens d'extermination les plus perfectionnés, massacraient les habitants sans armes et sans défense des pays coloniaux.

C'est de ce partage du globe, de cette domination des monopoles capitalistes, de cette omnipotence d'un nombre infime de grandes banques (deux, trois, quatre ou cinq, pas plus, par Etat), que devait naître inévitablement la première guerre impérialiste de 1914‑1918. On s'est battu pour un nouveau partage du monde, on s'est battu pour sa­voir lequel de ces groupes infimes de grands Etats, l'an­glais ou l'allemand, aurait la possibilité et le droit de pil­ler, d'opprimer, d'exploiter la terre entière. Vous savez que la guerre a tranché cette question au profit du groupe anglais. Mais elle n'a fait qu'exaspérer à l'extrême toutes les contradictions capitalistes. Elle a rejeté d'un coup une population d'environ 250 millions d'habitants dans une situation analogue à celle des colonies. Elle y a rejeté la Russie, qui compte environ 130 millions d'habitants, l'Au­triche‑Hongrie, l'Allemagne, la Bulgarie, qui en comptent au moins 120 millions. Un quart de milliard d'hommes, dans des pays qui, comme l'Allemagne, sont parmi les plus avancés, les plus éclairés, les plus cultivés, les plus à la hauteur, sur le plan technique, du progrès moderne. Par le traité de Versailles, la guerre leur a imposé des conditions telles que des peuples avancés sont tombés dans un état de dépendance coloniale, de misère, de famine, de ruine et d’asservissement, car ils sont liés par ce traité pour plu­sieurs générations et réduits à des conditions qu'aucun peuple civilisé n'a jamais connues. Telle est l'image du monde après la guerre : un milliard et quart d'hommes au sont soumis au joug colonial, à l'exploitation d'un capitalisme bestial, qui se vantait d'aimer la paix et qui, il y a une cinquantaine d'années, avait quelques droits de s’en vanter, tant que la terre n'était pas partagée, tant qu’il n'y avait pas la domination des monopoles, tant que le capitalisme pouvait se développer d'une façon relative­ment pacifique sans provoquer d'immenses conflits militai­res.

Aujourd'hui, après cette époque « pacifique », nous assistons à une aggravation monstrueuse de l'oppression, nous constatons le retour d'une oppression coloniale et mi­litaire beaucoup plus dure qu'avant. Le traité de Versailles a placé l'Allemagne et toute une série d'Etats vaincus dans des conditions qui rendent matériellement impossible leur existence économique, les privent de tous droits et les humilient.

Quel est le nombre de nations à profiter d'un tel état de choses ? Pour répondre à cette question, nous devons nous rappeler que la population des Etats‑Unis d'Amérique, qui sont seuls à avoir tout gagné à la guerre, qui, de pays endetté au possible, sont devenus le pays auquel tout le monde doit de l'argent, ne dépasse pas 100 millions d'hommes. La population du Japon, qui a beaucoup gagné en restant à l'écart du conflit Europe‑Amérique et en s’emparant d'une énorme partie du continent asiatique, est de 50 millions. La population de la Grande‑Bretagne, qui a profité le plus après ces deux pays, atteint 50 millions Et si nous y ajoutons les Etats neutres dont la population est très faible, qui se sont enrichis pendant la guerre, nous obtenons ‑ en chiffres ronds ‑ un quart de milliard.

Cela nous donne, en ses traits généraux, le tableau du monde tel qu'il apparaît après la guerre impérialiste. Un milliard et quart d'hommes dans les colonies opprimées, les pays démembrés comme la Perse, la Turquie, la Chine; et les pays vaincus, réduits à l'état de colonies. Un quart de milliard d'hommes, tout au plus, pour les pays qui se sont maintenus dans leur situation d'antan, mais qui sont tous tombés sous la dépendance économique de l'Amérique, et qui, durant toute la guerre, furent sous sa dépendance militaire, car la guerre s'est étendue à tout l'univers et n'a permis à aucun pays de rester neutre en fait. Enfin, l'on compte encore un quart de milliard d'habitants, tout au plus, dans les pays dont, bien entendu, seul le haut du panier, seuls les capitalistes ont profité du partage du globe. Au total, près d'un milliard trois quarts d'habitants composant la population du globe. Je tiens à vous rappeler ce tableau du monde, car toutes les contradictions fondamentales du capitalisme, de l'impérialisme, qui mènent à la révolution, toutes les contradictions fondamentales du mouvement ouvrier qui ont amené la lutte acharnée contre la Il° Internationale dont a parlé le camarade président, tout cela est lié au partage de la population du globe.

Bien entendu, ces chiffres ne donnent qu'une idée générale et sommaire de la situation économique du monde. Et naturellement, camarades, grâce à ce partage de la population du globe, le pouvoir d'exploitation du capital financier et des monopoles capitalistes s'est accru dans de très grandes proportions.

Ce ne sont pas seulement les pays coloniaux, les pays vaincus qui se trouvent réduits à l'état de dépendance; à l’intérieur même de chaque pays victorieux, des contradictions plus aiguës se sont développées, toutes les contradictions capitalistes se sont aggravées. Je le montrerai brièvement par quelques exemples.

Voyez les dettes d'État. Nous savons que les dettes des principaux Etats européens ont augmenté, de 1914 à 1920, au moins sept fois. Je vous citerai encore une source économique, qui prend une importance particulièrement grande; c'est Keynes, diplomate anglais et auteur du livre conséquences économiques de la paix, chargé par son gouvernement de participer aux négociations de paix de Versailles, il les a suivies sur place, d'un point de vue purement bourgeois, il a étudié la question pas à pas, en détail, et, en sa qualité d'économiste, a pris part aux conférences. Il a abouti à des conclusions qui sont plus incisives, plus concrètes et plus édifiantes que celles d'un révolutionnaire communiste, parce qu'elles sont celles d'un bourgeois authentique, d'un ennemi implacable du bolchévisme dont il se fait, en petit‑bourgeois anglais, une image monstrueuse, bestiale et féroce. Keynes en est arrivé à cette conclusion qu’avec le traité de Versailles, l'Europe et le monde vont à la banqueroute. Il a donné sa démission; il a jeté son livre à la face de son gouvernement et dit : « Vous commettez une folie ». Je vous citerai ses chiffres qui, dans l'ensemble réduisent à ceci :

Quels sont les rapports de débiteurs à créanciers qui se sont établis entre les principales puissances ? Je convertis les livres sterling en roubles‑or, au taux de 10 roubles-or pour une livre sterling. Voici ce que cela donne : les Etats‑Unis ont un actif de 19 milliards; leur passif nul. Jusqu'à la guerre, ils étaient les débiteurs de la Grande‑Bretagne. Au dernier congrès du Parti communiste d’Allemagne, le 14 avril 1920, le camarade Lévi notait avec raison dans son rapport qu'il ne restait plus que deux puissances indépendantes de par le monde : la Grande-Bretagne et l'Amérique. Mais seule l'Amérique est restée absolument indépendante du point de vue financier. Avant la guerre, elle était débitrice; aujourd'hui elle est créancière. Toutes les autres puissances du monde sont endettées. La Grande‑Bretagne en est réduite à la situation suivant : actif 17 milliards, passif 8 milliards, elle est déjà à moitié débitrice. De plus, dans son actif figurent près de 6 milliards que lui doit la Russie. Les fournitures militaires que la Russie avait achetées pendant la guerre font partie des créances anglaises. Il y a quelque temps, quand en sa qualité de représentant du gouvernement des Soviets de Russie, Krassine a pu s'entretenir avec Lloyd‑George au sujet des traités financiers, il fit ressortir aux yeux des techniciens et des politiciens, dirigeants du gouvernement anglais, que s'ils comptaient se faire rembourser ces dettes, ils se trompaient étrangement. Et le diplomate anglais Keynes le leur avait déjà prédit.

Cela ne tient pas seulement au fait, et il n'en est même pas question, que le gouvernement révolutionnaire russe n'a pas l'intention de payer ces dettes. Aucun gouvernement ne saurait accepter de les régler, pour la bonne raison qu'elles ne représentent que les intérêts usuraires de ce qui a déjà été payé une vingtaine de fois, et ce même bourgeois Keynes, qui n'a nulle sympathie pour le mouvement révolutionnaire russe, le dit : « Il est clair qu'il n'est pas possible de tenir compte de ces dettes. »

En ce qui concerne la France, Keynes cite des chiffres comme ceux-ci : son actif est de trois milliards et demi, son passif de 10 milliards et demi ! Et c'est le pays dont les Français eux-mêmes disaient qu'il était l'usurier du monde, parce que son « épargne » était colossale et que le pillage colonial et financier, qui lui avait fourni un capital gigantesque, lui permettait de prêter des milliards et, des milliards, en particulier à la Russie. Ces prêts procuraient à la France des revenus énormes. Et malgré cela, malgré la victoire, la France se trouve dans la situation de débiteur.

Un auteur bourgeois américain, cité par le camarade Braun, communiste, dans son livre Qui doit payer les dettes de guerre ? (Leipzig 1920), définit de la façon suivante le rapport qui existe entre les dettes et le patrimoine national : dans les pays victorieux, en Grande-­Bretagne et en France, les dettes représentent plus de 50 % du patrimoine national. En Italie, ce pourcentage est de 60 à 70; quant à la Russie, il est de 90, mais ‑ comme vous le savez – ces dettes ne nous inquiètent nullement, étant donné que quelque temps avant que ne paraisse le livre de Keynes, nous avions suivi son excellent conseil : nous avons annulé toutes nos dettes. (Vifs applaudissements.)

Seulement Keynes révèle ici son habituelle bizarrerie de philistin : en conseillant d'annuler toutes les dettes, il déclare que, bien entendu, la France ne fera qu'y gagner, que bien entendu, la Grande-Bretagne n'y perdra pas grand­-chose car, de toutes manières, on ne pourrait rien tirer de la Russie; que l'Amérique y perdra pas mal, mais Keynes compte sur la « générosité » américaine ! A cet égard, nous ne partageons pas les conceptions de Keynes et des autres pacifistes petits‑bourgeois. Nous pensons que pour obtenir l’annulation des dettes, il leur faudra trouver quelque chose d’autre et travailler dans une direction quelque peu diffé­rente de celle qui consiste à compter sur la « générosité » de Messieurs les capitalistes.

Il ressort de ces quelques chiffres que la guerre impérialiste a créé également pour les pays victorieux une situation impossible. L'écart énorme entre les salaires et la hausse des prix l'indique également. Le 8 mars de cette année, le Conseil supérieur économique, institution chargée défendre l'ordre bourgeois du monde entier contre-révolution montante, a voté une résolution qui se termine par un appel à l'ordre, au travail, à l'épargne, à la condition évidemment que les ouvriers restent les esclaves du capital. Ce Conseil supérieur économique, organe de l’Entente, organe des capitalistes du monde entier a dressé le bilan que voici :

Aux Etats‑Unis, la hausse des prix des denrées alimentaires a été en moyenne de 120 %, alors que les salaires n'ont augmenté que de 100 %, En Grande‑Bretagne, les denrées ont augmenté de 170 % et les salaires de 130 %. En France, les denrées ont augmenté de 300 %, les salaires de 200 %. Au Japon, les prix ont augmenté de 130 %, les salaires de 60 % (je confronte les chiffres indiqués par le camarade Braun dans sa brochure et ceux du Conseil supérieur économique donnés par le Times du 10 mars 1920).

Il est clair que dans une telle situation l'accroissement du mécontentement des ouvriers, l'accentuation de l'état d’esprit et des aspirations révolutionnaires, l’essor des grèves spontanées de masse sont inévitables. Car la situation des ouvriers devient intolérable. Ils se convainquent par leur propre expérience que les capitalistes se sont enrichis prodigieusement du fait de la guerre, dont ils rejettent les charges et les dettes sur leurs épaules. Récemment, une dépêche nous apprenait que l'Amérique veut rapatrier en Russie encore 500 communistes, pour se débarrasser de ces « dangereux agitateurs ».

Mais même si l'Amérique nous envoyait, non pas 500, mais 500 000 « agitateurs » russes, américains, japonais, français, cela ne changerait rien à l'affaire, car le décalage des prix subsisterait, contre lequel ils ne peuvent rien. Et ils n'y peuvent rien parce que la propriété privée est chez eux strictement respectée, parce qu'elle est chez eux « sacrée ». Il ne faut pas l'oublier, la propriété privée des exploiteurs n'est abolie qu'en Russie. Les capitalistes ne peuvent rien en ce qui concerne le décalage des prix, et les ouvriers ne peuvent pas vivre avec les anciens salaires. Contre cette calamité, aucune vieille méthode ne peut servir, aucune grève isolée, aucune lutte parlementaire, aucun scrutin n'y peut rien, car la « propriété privée est sacrée », et les capitalistes ont accumulé de telles dettes que le monde entier se trouve asservi à une poignée d'hommes; cependant, les conditions d'existence des ouvriers deviennent de plus en plus insupportables. Il n'y a pas d'autre issue que l'abolition de la « propriété privée » des exploiteurs.

Dans sa brochure : La Grande‑Bretagne et la révolution mondiale, dont notre Courrier du Commissariat du Peuple aux affaires étrangères de février 1920 a publié des extraits très précieux, le camarade Lapinski indique qu'en Grande‑Bretagne, les prix du charbon à l'exportation ont été deux fois plus élevés que ceux prévus par les milieux industriels officiels.

Dans le Lancashire, on en est arrivé à une hausse des actions de 400 %. Les bénéfices des banques sont de l'ordre de 40 à 50 % au minimum, encore faut‑il noter que lorsqu'il s'agit de déterminer les bénéfices, tous les banquiers savent en camoufler la part du lion en ne l'appelant pas bénéfices, mais en la dissimulant sous forme de primes, de tantièmes, etc. De sorte que là aussi, des faits économiques indiscutables montrent que la richesse d'une infime poignée d'hommes s'est accrue d'une manière incroyable, qu'un luxe inouï dépasse toutes les bornes, tandis que la misère de la classe ouvrière ne cesse de s'aggraver. En particulier, il faut encore noter une circonstance que le camarade Lévi a soulignée d'une manière particulièrement frappante dans rapport mentionné plus haut : la modification de la valeur de l'argent. En raison des dettes, de l'émission de papier‑monnaie, etc., l'argent s'est partout déprécié. La même source bourgeoise, que j'ai déjà citée, c'est‑à‑dire la déclaration du Conseil supérieur économique du 8 mars 1920, estime qu'en Grande‑Bretagne, la dépréciation de la monnaie, par rapport au dollar, est de l'ordre d'un tiers; en France et en Italie, des deux tiers; quant à l'Allemagne, elle y atteint 96 %.

Ce fait montre que le « mécanisme » de l'économie ca­pitaliste mondiale est complètement détraqué. Il n'est plus possible de continuer les relations commerciales dont dépendent, en régime capitaliste, l'approvisionnement en matières premières et l'écoulement des produits manufac­turés; elles ne peuvent continuer précisément du fait que toute une série de pays se trouvent soumis à un seul, par suite de la dépréciation de l'argent. Aucun des pays riches ne peut vivre ni commercer parce qu'il ne peut vendre ses produits, ni recevoir des matières premières.

Il arrive ainsi que l'Amérique elle-même, le pays le plus riche, auquel sont soumis tous les autres, ne peut ni acheter ni vendre. Et ce même Keynes, qui a connu les tours et détours des négociations de Versailles, est contraint de reconnaître cette impossibilité, en dépit de sa décision bien arrêtée de défendre le capitalisme et malgré toute sa haine du bolchévisme. Soit dit en passant, je ne pense pas qu’ aucun manifeste communiste ou, d'une façon générale, révolutionnaire, puisse jamais égaler, quant à sa vigueur, les pages où Keynes dépeint Wilson et le « wilsonisme » en action. Wilson fut l'idole des petits bourgeois et des pacifistes genre Keynes et certains héros de la II° Internationale (et même de l'Internationale « deux et demie ») qui ont exalté ses « 14 points » et écrit des livres « savants » sur les « racines » de la politique wilsonienne, espérant que Wilson sauverait la « paix sociale », réconcilierait les exploiteurs et les exploités, et réaliserait des réformes sociales. Keynes a montré avec force comment Wilson a été joué comme un niais, et comment toutes ces illusions s'en sont allées en fumée au premier contact avec la politique pratique, mercantile et affairiste du capital incarné par MM. Clemenceau et Lloyd‑George. Les masses ouvrières voient maintenant de plus en plus clairement par leur expérience vécue, et les pédants savants pourraient le voir à la seule lecture de l'ouvrage de Keynes, que les « racines » de la politique de Wilson plongeaient dans l'obscurantisme clérical, la phraséologie petite‑bourgeoise et l'incompréhension totale de la lutte des classes.

De tout cela deux conditions, deux données fondamentales découlent tout naturellement et inévitablement. D'une part, la misère, la ruine des masses se sont accrues d'une façon inouïe, et tout d'abord en ce qui concerne un milliard et quart d'êtres humains, soit 70 % de la population du globe. Il s'agit des pays coloniaux, dépendants, dont la population est privée de tout droit juridique, des pays placés « sous mandat » des forbans de la finance. Et, de plus, l'esclavage des pays vaincus a été sanctionné par le traité de Versailles et les accords secrets concernant la Russie, qui ont par moment ‑ il est vrai ‑ autant de valeur que les chiffons de papier sur lesquels il est écrit que nous devons tant et tant de milliards. Nous sommes en présence, dans l'histoire mondiale, d'un premier exemple de sanction juridique de la spoliation, de l'esclavage, de la dépendance, de la misère et de la faim d'un milliard et quart d'êtres humains.

D'autre part, dans chaque pays devenu créancier, la situation des ouvriers est devenue insupportable. La guerre a aggravé au plus haut point toutes les contradictions capitalistes, et c'est là l'origine de cette profonde effervescence révolutionnaire, qui ne fait que croître, car pendant la guerre les hommes étaient sous le régime de la discipline militaire, envoyés à la mort ou menacés des représailles immédiates de la justice militaire. Les conditions imposées par la guerre ne permettaient pas de voir la réalité économique. Les écrivains, les poètes, le clergé, toute la presse glorifiaient la guerre. Aujourd'hui que la guerre est finie, les révélations commencent à se faire jour. Démasqué, l'impérialisme allemand, avec sa paix de Brest‑Litovsk. Démasquée, la paix de Versailles, qui devait être la victoire de l'impérialisme et qui s'est révélée comme sa défaite. L'exemple de Keynes montre, entre autres, comment des dizaines et des centaines de milliers de petits bourgeois, d'intellectuels ou simplement de personnes tant soit peu évoluées et culti­vées d'Europe et d'Amérique ont dû prendre le même che­min que lui, qui a donné sa démission et jeté à la face de son gouvernement le livre qui le démasquait. Keynes a montré ce qui se passe et se passera dans la conscience de milliers et de centaines de milliers d'hommes, quand ils comprendront que tous les discours sur la « guerre pour la liberté », etc., n'ont été que mensonge et que la guerre a abouti qu'à ce résultat : enrichir une infime minorité, alors que les autres étaient ruinés, réduits en esclavage. En effet, le bourgeois Keynes déclare que, pour sauvegarder leur existence, pour sauver l'économie anglaise, les Anglais doivent obtenir la reprise de relations commerciales libres entre l'Allemagne et la Russie ! Mais comment l'obtenir ? En annulant toutes les dettes, ainsi qu'il le propose ! C'est une idée qui n'appartient pas au seul savant économiste Keynes. Des millions d'hommes y viennent et viendront. Et des millions d'hommes entendent les économistes bourgeois déclarer qu'il n'y a pas d'autre issue que l'annulation des dettes, qu'en conséquence « maudits soient les bolchéviks » (qui les ont annulées), et faisons appel à la « générosité » de l'Amérique !! Je pense qu'au nom du Congrès de l'Internationale Communiste, il y aurait lieu d'envoyer une adresse de remerciements à ces économistes qui font de l'agitation en faveur du bolchévisme.

Si, d'une part, la situation économique des masses est devenue insupportable; si, d'autre part, au sein de l'infime minorité des pays victorieux tout‑puissants a commencé et s'accélère le désaccord révélé par Keynes, nous sommes bien en présence du mûrissement des deux conditions de la révolution mondiale.

Nous avons maintenant sous les yeux un tableau un peu plus complet du monde. Nous savons ce qu'est cette dépendance à l'égard d'une poignée de richards d'un mil­liard et quart d'hommes placés dans des conditions d'existence intolérables. D'un autre côté, quand on a présenté aux peuples le Pacte de la Société des Nations, par lequel celle-ci déclare mettre fin aux guerres et ne point permettre à quiconque de rompre la paix, quand ce pacte ‑ ultime espérance des masses laborieuses du monde entier ‑ entra en vigueur, ce fut pour nous la plus grande victoire. Tant, qu'il n'était pas en vigueur, on pouvait dire : il est impossible de ne pas imposer à un pays comme l'Allemagne des conditions particulières; quand il y aura un traité, vous verrez que tout ira bien. Mais quand ce pacte fut publié, les pires adversaires du bolchévisme ont dû le renier ! Dès son entrée en vigueur, il s'est trouvé que le petit groupe des pays les plus riches, ce « quatuor des gros » ‑ Clemenceau, Lloyd‑George, Orlando et Wilson, ‑ fut chargé de régler les nouveaux rapports ! Et quand la machine du pacte fut mise en route, ce fut la catastrophe générale !

Nous l'avons vu par les guerres contre la Russie. Faible, ruinée, accablée, la Russie, le pays le plus retardataire, lutte contre toutes les nations, contre l'alliance des Etats riches, puissants, qui dominent le monde, et elle sort victorieuse de cette lutte. Nous ne pouvions opposer des forces tant soit peu équivalentes, et nous fûmes pourtant les vainqueurs. Pourquoi ? Parce qu'il n'y avait pas ombre d'unité parmi eux, parce que chaque puissance agissait contre une autre. La France voulait que la Russie lui payât ses dettes et devînt une force redoutable contre l'Allemagne; la Grande‑Bretagne désirait le partage de la Russie, elle tentait de s'emparer du pétrole de Bakou et de conclure des traités avec les pays limitrophes de la Russie. Parmi les documents officiels anglais, il existe un livre qui énumère très consciencieusement tous les Etats (on en compte 14) qui, il y a six mois, en décembre 1919, promettaient de prendre Moscou et Pétrograd. La Grande‑Bretagne fondait sur eux sa politique et leur prêtait des millions. Mais aujourd'hui, tous ces calculs ont fait et tous ces prêts sont perdus.

Telle est la situation créée par la Société des Nations. Chaque jour d'existence de ce pacte constitue une excellente agitation en faveur du bolchévisme. Car les partisans les plus puissants de « l'ordre » capitaliste nous montrent comment, à propos de chaque question, ils se font des crocs-en-jambe

Le partage de la Turquie, de la Perse, de la Mésopotamie de la Chine donne lieu à des querelles féroces entre Japon, la Grande‑Bretagne, l'Amérique et la France. La presse bourgeoise de ces pays est pleine des attaques les plus véhémentes et les plus acerbes contre leurs « collègues » qui leur font passer le butin sous le nez. Nous sommes les témoins du total désaccord qui règne parmi cette poignée infime des pays les plus riches. Il est impossible qu'un milliard et quart d'hommes, représentant les 70 % de la population du globe, vivent dans les conditions d'asservis­sement qu'entend leur imposer le capitalisme « avancé » et civilisé. Quant à l'infime poignée de puissances richissimes, la Grande‑Bretagne, l'Amérique, le Japon (qui a pu piller les pays d'Orient, les pays d'Asie, mais qui ne peut avoir aucune force indépendante, financière et militaire sans l'aide d'un autre pays), ces deux ou trois pays ne sont pas en mesure d'organiser les relations économiques et leur politique tend à faire échouer celle de leurs associés et partenaires de la Société des Nations. D'où la crise mondiale. Et ce sont ces causes économiques de la crise qui constituent la raison essentielle du fait que l'Internationale Communiste remporte de brillants succès.

Camarades, nous abordons maintenant la question de la crise révolutionnaire, base de notre action révolutionnaire. Et ici, il faut avant tout noter deux erreurs très répandues. D’une part, les économistes bourgeois représentent cette crise comme un simple « malaise », selon l'élégante formule des Anglais. D'autre part, des révolutionnaires s’efforcent parfois de démontrer que cette crise est absolument sans issue.

C'est une erreur. Il n'existe pas de situation absolument sans issue. La bourgeoisie se conduit comme un forban sans vergogne qui a perdu la tête; elle commet bêtise sur bêtise aggravant la situation et hâtant sa propre perte. C’est un fait. Mais il n'est pas possible de « prouver » qu’il n'y a absolument aucune chance qu'elle endorme une minorité d'exploités à l'aide de petites concessions, qu'elle réprime un mouvement ou une insurrection d'une partie des opprimés et des exploités. Tenter d'en « prouver » à l’avance l'impossibilité « absolue » serait pur pédantisme, verbiage ou jeu d'esprit. Dans cette question et dans des questions analogues, seule la pratique peut fournir la « preuve » réelle. Le régime bourgeois traverse dans monde entier une profonde crise révolutionnaire. Il faut « démontrer » maintenant, par l'action pratique des partis révolutionnaires, qu'ils possèdent suffisamment de conscience, d'organisation, de liens avec les masses exploitées, d'esprit de décision et de savoir‑faire pour exploiter cette crise au profit d'une révolution victorieuse.

C'est avant tout pour préparer cette « démonstration » que nous nous sommes réunis en ce congrès de l'Internationale Communiste.

Pour montrer à quel point l'opportunisme règne encore dans les partis qui désirent adhérer à la III° Internationale, à quel point le travail de certains partis est encore loin de préparer la classe révolutionnaire à mettre à profit la crise révolutionnaire, je citerai le chef du « Parti travailliste indépendant » de Grande‑Bretagne, Ramsay Mac Donald. Dans son livre le Parlement et la Révolution, consacré précisément aux questions essentielles qui nous occupent aujourd'hui, Mac Donald dépeint la situation à peu près dans l'esprit des pacifistes bourgeois. Il reconnaît qu'il existe une crise révolutionnaire, que l'état d'esprit révolutionnaire grandit, que les masses ouvrières manifestent de la sympathie pour le pouvoir des Soviets et la dictature du prolétariat (notez qu'il est question de la Grande‑Bretagne), que la dictature du prolétariat vaut mieux que la dictature actuelle de la bourgeoisie anglaise.

Mais il reste profondément un pacifiste et un conciliateur bourgeois, un petit‑bourgeois qui rêve d'un gouvernement en dehors des classes. Il ne reconnaît la lutte des classes que comme un « fait descriptif », à l'exemple de tous les menteurs, sophistes et pédants de la bourgeoisie. Il passe sous silence l'expérience de Kérenski, des menchéviks et des socialistes‑révolutionnaires de Russie, l'expérience similaire de la Hongrie et de l'Allemagne, etc., concernant la création d'un gouvernement « démocratique » et soi‑disant en dehors dos classes. Il endort son parti et les ouvriers qui ont le malheur de prendre ce bourgeois pour un socialiste et ce philistin pour un chef, en leur disant : « Nous savons que tout cela (c'est‑à‑dire la crise révolutionnaire, la fermentation révolutionnaire) passera, s'arrangera ». La guerre, voyez‑vous, devait inévitablement provoquer la crise, mais après la guerre, peut‑être pas d'un seul coup, « tout s'arrangera » !

Voilà ce qu'écrit un homme qui est le chef d'un parti désireux d’adhérer à la III° Internationale. C'est là une révélation d’autant plus précieuse qu'elle est d'une sincérité exceptionnelle, de ce que l'on peut observer non moins souvent dans les milieux dirigeants du parti socialiste français et du parti social‑démocrate indépendant allemand, à savoir non seulement l'incapacité, mais également le refus d’utiliser dans un sens révolutionnaire la crise révolution­naire ou, en d'autres termes, l'incapacité et le refus de procéder à une préparation réellement révolutionnaire du parti et de la classe à la dictature du prolétariat.

C'est le mal le plus grave dont souffrent maints partis qui abandonnent actuellement la II° Internationale. Et c’est précisément pourquoi j'insiste surtout, dans les thèses que je présente au congrès, sur la définition la plus concrète et la plus précise des tâches qu'implique la préparation à la dictature du prolétariat.

Encore un exemple. Un nouveau livre contre le bolchévisme vient de paraître. Il paraît actuellement des quantités extraordinaires de livres de ce genre en Europe et en Amérique, mais plus on en publie et plus la sympathie des masses pour le bolchévisme grandit et se renforce. Il s’agit du livre d'Otto Bauer : Bolchévisme ou Social-démocratie ? Les Allemands y apprennent clairement ce qu’est le menchévisme, dont le rôle honteux dans la révolution russe est assez connu des ouvriers de tous les pays. Otto Bauer a donné là un pamphlet profondément menchévik, bien qu'il ait dissimulé sa sympathie pour le menchévisme. Mais il est aujourd'hui indispensable de répandre en Europe et en Amérique une connaissance plus précise de ce qu'est le menchévisme, car c'est le nom géné­rique de tous les courants soi‑disant socialistes, social‑dé­mocrates, etc., hostiles au bolchévisme. Il nous paraîtrait fastidieux à nous, Russes, d'écrire pour expliquer à l'Europe ce qu'est le menchévisme. Otto Bauer l'a montré dans son livre et nous remercions à l'avance les éditeurs bourgeois et opportunistes qui le publieront et en feront la traduction en différentes langues. Le livre de Bauer sera utile, ne serait­-ce qu'à titre de complément aux manuels de communisme. Prenez n'importe quel paragraphe, n'importe quel raisonnement d'Otto Bauer et démontrez en quoi consiste le menchévisme, quelles sont les racines des idées qui ont pour aboutissement l'action pratique des traîtres au socialisme, des amis de Kérenski, de Scheidemann, etc.; cette question pourrait être posée utilement et avec profit aux « examens » probatoires du bon communiste. Si vous ne pouvez pas y répondre, c'est que vous n'êtes pas encore communiste et il est préférable que vous n'adhériez pas au parti. ( Applaudissements. )

Otto Bauer a parfaitement exprimé le fond même des conceptions de l'opportunisme mondial dans une phrase pour laquelle, si nous étions les maîtres à Vienne, nous devrions, de son vivant, lui élever un monument. L'emploi de la violence dans la lutte de classe, au sein des démocraties modernes ‑ a‑t‑il déclaré sentencieusement ‑ serait « une violence exercée sur les facteurs sociaux de la force même ».

Vous trouverez sans doute que cela rend un son bizarre et incompréhensible ? C'est le modèle de ce à quoi ils ont réduit le marxisme, à quelle banalité et à quelle défense des exploiteurs on peut dégrader la théorie la plus révolutionnaire. Prenez la variété allemande de l'esprit petit-bourgeois et vous aboutirez à la « théorie » suivant laquelle « les facteurs sociaux de la force » sont le nombre, le degré d'organisation, la place que l'on occupe dans le processus de la production et de la répartition, l'activité, l'instruction. Si le salarié de la campagne, si l'ouvrier de la ville exercent la violence révolutionnaire contre le propriétaire foncier ou le capitaliste, ce n'est nullement la dictature du prolétariat, ce n'est nullement la violence sur les exploiteurs et les oppresseurs du peuple. Pas du tout. C'est de la « violence sur les facteurs sociaux de la force ».

Peut‑être mon exemple paraît‑il un peu humoristique. Mais la nature de l'opportunisme contemporain est telle que sa lutte contre le bolchévisme prend une allure humoristique. Entraîner la classe ouvrière, tout ce qu'elle compte d'hommes doués de réflexion, à la lutte du menchévisme international (des Mac Donald, des O. Bauer et Cie) contre le bolchévisme, c'est pour l'Europe et l'Amérique la chose la plus utile, la plus urgente.

Ici, nous devons nous demander ce qui explique la per­sistance de ces tendances en Europe et pourquoi cet opportunisme est plus fort en Europe occidentale que chez nous. Mais parce que les pays avancés ont bâti et bâtissent leur culture grâce à la possibilité qu'ils ont de vivre aux dépens d’un milliard d'opprimés. Parce que les capitalistes de ces pays ont des profits bien supérieurs à ceux qu'ils pourraient tirer de la spoliation des ouvriers de leur pays.

On estimait avant la guerre que les trois pays les plus riches; la Grande‑Bretagne, la France et l'Allemagne, tiraient de la seule exportation de leurs capitaux à l'étranger un revenu annuel de 8 à 10 milliards de francs sans compter les autres revenus.

On comprend qu'il soit possible de prélever sur cette jolie somme au moins un demi‑milliard à distribuer en aumône aux dirigeants ouvriers, à l'aristocratie ouvrière, comme dessous‑de‑table de toute espèce. En effet, tout est dans la corruption. On s'y prend de mille façons ‑ en élevant le niveau de culture des grands centres, en créant des établissements éducatifs, des milliers de sinécures à l'intention des dirigeants des coopératives, des trade‑unions, des leaders parlementaires. Cela se fait dans tous les pays de civilisation capitaliste. Et ces milliards de super‑bénéfice constituent la base économique de l'opportunisme dans le mouvement ouvrier. En Amérique, en Grande‑Bretagne, en France, nous assistons à une résistance infiniment plus forte des chefs opportunistes, des couches supérieures de la classe ouvrière, de l'aristocratie ouvrière; ils opposent une résistance plus grande au mouvement communiste. C’est pourquoi nous devons nous attendre à voir les partis ouvriers européens et américains se guérir de cette maladie plus difficilement que nous. Nous savons que depuis la fondation de la III° Internationale, des progrès énormes ont été réalisés en ce qui concerne la guérison de cette maladie, mais nous n'en sommes pas encore à la guérison définitive : l'épuration des partis ouvriers, des partis révolutionnaires du prolétariat du monde entier de l'influence bourgeoise et des opportunistes qui se trouvent dans leur propre sein, est encore loin d'être achevée.

Je ne m'arrêterai pas sur la façon concrète dont nous devons le faire. Il en est question dans mes thèses, qui ont été publiées. Ma tâche consiste à indiquer les causes économiques profondes de ce phénomène. Cette maladie est devenue chronique; sa guérison se fait plus attendre que les optimistes ne pouvaient l'espérer. L'opportunisme, voilà notre ennemi principal. L'opportunisme des couches supérieures du mouvement ouvrier, c'est un socialisme non prolétarien, mais bourgeois. La preuve est faite que les militants du mouvement ouvrier qui appartiennent à la tendance opportuniste sont de meilleurs défenseurs de la bourgeoisie que les bourgeois eux-mêmes. S'ils n'avaient pas eu main la direction des ouvriers, la bourgeoisie ne pourrait, pas se maintenir. Ce n'est pas seulement l'histoire du régime Kérenski en Russie qui le prouve; la République démocratique d'Allemagne, avec à sa tête un gouvernement social‑démocrate, le prouve aussi de même que le comportement d'Albert Thomas à l'égard de son gouvernement bourgeois. La preuve est faite enfin par l'expérience analogue de la Grande‑Bretagne et des Etats‑Unis. L'opportunisme est notre ennemi principal et nous devons en venir à bout. Nous devons quitter ce congrès avec la ferme résolution de mener cette lutte jusqu'au bout dans tous les partis. C'est là notre tâche essentielle.

Comparée à cette tâche, celle qui consiste à redresser les erreurs de la tendance de « gauche » dans le mouvement communiste sera aisée. Nous observons dans maints pays un antiparlementarisme qui n'est pas tant le fait d'hommes issus de la petite‑bourgeoisie que celui de certains groupes avancés du prolétariat, mus par la haine à l'égard de l'ancien parlementarisme, haine légitime, juste et nécessaire, provoquée par le comportement des parlementaires de Grande‑Bretagne, de France, d'Italie, de tous les pays. Il faut distribuer les directives de l'Internationale Communiste, éclairer mieux et davantage les camarades sur l'expérience russe et le rôle véritable d'un parti politique prolétarien. Notre travail consistera à résoudre ce problème. Et la lutte contre ces erreurs du mouvement prolétarien, contre ces insuffisances, sera mille fois plus facile que la lutte contre la bourgeoisie qui, sous le couvert du réformisme, pénètre dans les vieux partis de la II° Internationale et oriente toute leur activité dans un esprit prolétarien, mais bourgeois.

En conclusion, camarades, je m'arrêterai encore sur un autre aspect de la question. Le camarade président a dit que ce congrès méritait bien le titre de congrès mondial. Je pense qu'il a raison, surtout parce que nous avons ici pas mal de représentants du mouvement révolutionnaire des pays capitalistes avancés et des pays arriérés. Ce n'est qu'un petit com­mencement, mais l'essentiel est qu'il y ait un commence­ment. L'union des prolétaires révolutionnaires des pays capitalistes avancés avec les masses révolutionnaires des pays où il n'y a pas ou presque pas de prolétariat, avec les masses opprimées des colonies, des pays d'Orient, cette union devient une réalité dans ce congrès. Il ne dépend que de nous – et je suis convaincu que nous le ferons – de la consolider. L'impérialisme mondial ne pourra que s’écrouler quand l'offensive révolutionnaire des ouvriers exploités et opprimés au sein de chaque pays, surmontant la résistance des éléments petits‑bourgeois et l'influence de cette minorité infime qu'est l'aristocratie ouvrière, fera sa jonction avec l'offensive révolutionnaire des centaines de millions d'hommes qui, jusqu'à présent, étaient en dehors de l'histoire et considérés comme n'en étant que l’objet.

La guerre impérialiste a aidé la révolution : la bourgeoisie a tiré des colonies, des pays arriérés, de l'isolement où ils étaient, des soldats qu'elle a lancés dans cette guerre impérialiste. La bourgeoisie anglaise a inculqué aux soldats hindous qu'il était du devoir du paysan hindou de défendre la Grande‑Bretagne contre l'Allemagne, la bourgeoisie française a inculqué aux soldats de ses colonies que les Noirs devaient défendre la France. Elle leur a enseigné le maniement des armes. C'est une science extrêmement utile, et nous pourrions en remercier la bourgeoisie du plus profond de nous‑mêmes, au nom de tous les ouvriers et de tous les paysans russes, au nom surtout de toute l'Armée Rouge de Russie. La guerre impérialiste a fait entrer les peuples dépendants dans l'histoire du monde. Et l'une de nos tâches les plus importantes est de réfléchir aujourd'hui à la façon poser la première pierre de l'organisation du mouvement soviétique dans les pays non­-capitalistes. Les Soviets y sont possibles; ce ne seront pas des Soviets ouvriers, mais des Soviets paysans ou des Soviets de travailleurs.

Cela exigera un travail énorme; des erreurs seront inévitables; de grosses difficultés se dresseront sur notre chemin. Une tâche essentielle du Il° Congrès est d'élaborer ou d'indiquer les bases pratiques qui permettront que le travail qui se faisait jusqu'à présent d'une manière inorganisée parmi des centaines de millions d'hommes, se fasse dorénavant d'une manière organisée, cohérente et systématique.

Un peu plus d'un an après le I° Congrès de l'Internationale Communiste, nous voilà vainqueurs de la II° Internationale; les idées soviétiques ne sont pas aujourd'hui répandues uniquement parmi les ouvriers des pays civilisés, qui les connaissent et les comprennent; les ouvriers de tous les pays se moquent des beaux esprits, parmi les quels il y en a bon nombre qui se disent socialistes et qui font des dissertations savantes ou presque sur le « système » soviétique, comme aiment à s'exprimer les Allemands systématiciens, ou sur «Vidée» soviétique, comme s'expriment les partisans anglais du « ghilde‑socialisme »; ces dissertations sur le « système » et sur l'« idée » soviétiques en imposent parfois aux yeux et à l'esprit des ouvriers. Mais ils rejettent tout ce fatras de pédants et se saisissent de l'arme que les Soviets leur offrent. Et la compréhension du rôle et de la signification des Soviets s'est maintenant répandue jusque dans les pays d'Orient.

Les bases d'un mouvement soviétique sont maintenant jetées dans tout l'Orient, dans toute l'Asie, parmi tous les peuples coloniaux.

L'idée que les exploités doivent se soulever contre les exploiteurs et former leurs Soviets n'est pas trop compliquée. Après notre expérience, après deux ans et demi d'existence de la République des Soviets de Russie, après le I° Congrès de la III° Internationale, cette idée devient accessible à des centaines de millions d'hommes opprimés par les exploiteurs du monde entier, et si aujourd'hui, en Russie, nous sommes souvent contraints d'accepter des compromis, de temporiser, étant plus faibles que les impérialistes internationaux, nous savons pourtant que nous défendons les intérêts de cette masse d'un milliard et quart d'hommes. Des barrières, des préjugés, de l'ignorance, qui d'heure en heure reculent dans le passé, nous gênent encore, mais plus nous avançons et mieux nous représentons et défendons dans les faits ces 70 ¨% de la population du globe, cette masse de travailleurs et d'exploités. Nous pouvons dire avec fierté : lors du premier congrès, nous n'étions au fond que des propagandistes, nous ne faisions que jeter au prolétariat du monde entier des idées essentielles, nous ne faisions que lancer un appel à la lutte, que demander : où sont les hommes susceptibles de s'engager dans cette voie ? Aujourd'hui, il y a partout un prolétariat avancé. Il existe partout une armée prolétarienne, parfois mal organisée il est vrai, et qui demande à être réorganisée, et si nos camarades de tous les pays nous aident maintenant à organiser une armée unique, rien ne pourra plus nous empêcher accomplir notre œuvre. Cette œuvre, c'est la révolution prolétarienne universelle, la création de la République universelle des Soviets.

(Applaudissements prolongés)

Rapport sur le rôle du Parti Communiste[modifier le wikicode]

23 juillet

Camarades, je voudrais faire quelques remarques concernant les discours des camarades Tanner et Mac Laine. Tanner dit qu'il est pour la dictature du prolétariat, mais celle-ci est présentée d'une manière quelque peu différente de celle dont nous la concevons. Il dit que nous entendons en réalité par dictature du prolétariat celle de sa minorité organisée et consciente.

En effet, à l'époque du capitalisme, quand les masses ouvrières sont soumises à une exploitation continue, et ne peuvent développer leurs capacités humaines, le trait le plus caractéristique des partis politiques ouvriers réside précisément dans le fait qu'ils ne peuvent toucher qu'une minorité de leur classe. Le parti politique ne peut rassembler qu'une minorité de la classe, de même que dans toute la société capitaliste les ouvriers réellement conscients ne sont qu'une minorité parmi les ouvriers. Force nous est donc de reconnaître que ce n'est que cette minorité consciente qui peut diriger les larges masses ouvrières et les entraîner avec elle. Et si le camarade Tanner dit qu'il est l'ennemi du parti, mais qu'il est en même temps pour que la minorité des ouvriers les mieux organisés et les plus révolutionnaires indique la voie à l'ensemble du prolétariat, je dis qu'en réalité il n'y a pas de différence entre nous. Qu'est‑ce que cette minorité organisée ? Si cette minorité est vraiment consciente, si elle sait entraîner les masses, si elle est capable de répondre à chaque question à l'ordre du jour, alors elle est, en réalité, le parti. Et si nous attachons tant d'importance à l'opinion de camarades comme Tanner qui sont les représentants d'un mouvement de masse, ce que l’on ne saurait dire, sans trop forcer les choses, des représentants du parti socialiste britannique, si ces camarades sont pour qu'il y ait une minorité qui lutte résolument pour la dictature du prolétariat et qui instruit les masses ouvrières dans cet esprit, cette minorité n'est pas autre chose, en réalité, que le parti. Le camarade Tanner dit que cette minorité doit organiser et entraîner avec elle toute la masse ouvrière. Si lui et les autres camarades du groupe Shop‑Stewards et de l'Union des ouvriers industriels du monde (I.W.W.) l'admettent - et nous constatons tous les jours dans nos conversations avec eux qu'ils l'admettent effectivement –s’ils approuvent cette situation où la mi­norité communiste consciente de la classe ouvrière entraîne avec elle le prolétariat, alors ils doivent convenir aussi que tel est le sens de toutes nos résolutions. Et alors, l'unique différence existant entre nous consiste seulement dans le fait qu'ils évitent le mot « parti » parce qu'il existe parmi les anglais une certaine prévention contre le parti politique. Ils ne se représentent pas un parti politique autrement qu'à l'image des partis de Gompers et de Henderson, des partis d'affairistes parlementaires, de traîtres à la classe ouvrière. S'ils ne voient le parlementarisme que tel qu'il existe aujourd'hui en Grande‑Bretagne ou en Amérique, alors, nous aussi, nous sommes les ennemis d'un tel parlementarisme et de partis politiques. Nous avons besoin de partis nouveaux , d'autres partis. Nous avons besoin de partis, qui soient constamment et effectivement liés aux masses et qui sachent diriger ces masses.

Je passe à la troisième question, dont je voudrais dire deux mots à propos du discours du camarade Mac Laine. Il est partisan de l'affiliation du Parti Communiste anglais au Labour Party. Je me suis déjà prononcé à ce sujet dans mes thèses relatives à l'admission à la III° Internationale. Dans ma brochure, j'ai laissé cette question ouverte. Cependant, après avoir discuté avec plusieurs camarades, j'ai abouti à cette conviction que la décision de rester au Labour Party constitue la seule tactique juste. Mais voilà que le camarade Tanner prend la parole et déclare : ne soyez pas trop dogmatique. Cette expression me semble ici tout à fait déplacée. Le camarade Ramsay dit : veuillez nous permettre, à nous, communistes anglais, de résoudre nous‑mêmes cette question. Que serait l'Internationale si chaque petite fraction venait lui dire : certains d'entre nous sont pour, d'autres contre; laissez‑nous le soin de régler cela ? A quoi servirait alors l'Internationale, le congrès, toute cette discussion ? Le camarade Mac Laine n'a parlé que du rôle du parti politique. Mais cela concerne également les syndicats et le parlementarisme. Il est parfaitement exact que la majeure partie des meilleurs révolutionnaires est contre l'affiliation au Labour Party, parce qu'ils répudient le parlementarisme en tant que moyen de lutte. Peut‑être serait‑il mieux alors de renvoyer cette en commission. Cette commission devra la discuter et l'étudier, et l'affaire devra être réglée dans tous les cas par le présent congrès de l’Internationale Communiste. Nous ne pouvons pas admettre qu'elle ne concerne que les communistes anglais. Nous devons dire, en général, quelle tactique est la bonne.

Je m'arrêterai maintenant sur certains arguments du camarade Mac Laine, concernant la question du Labour Party anglais. Il faut le dire nettement : le Parti communiste ne peut se joindre au Labour Party qu'à la condition de garder son entière liberté de critique et d'être à même de poursuivre sa politique propre. C'est le plus important. Quand le camarade Serrati parle à ce propos de collaboration de classes, j'affirme pour ma part : ce n'est pas de la collaboration de classes. Si les camarades italiens tolèrent dans leur parti des opportunistes genre Turati et Cie, c'est‑à-dire des éléments bourgeois, c'est là, effectivement, de la collaboration de classes. Mais en l'occurrence, en ce qui concerne le Labour Party anglais, il ne s'agit que de la collaboration de la minorité avancée des ouvriers anglais avec leur écrasante majorité. Les membres du Labour Party sont tous membres des syndicats. Il s'agit là d'une structure très originale, que nous ne trouvons dans aucun autre pays. Cette organisation embrasse 4 millions d'ouvriers sur les 6 ou 7 millions de membres des syndicats. On ne leur demande pas quelles sont leurs opinions politiques. Que le camarade Serrati me prouve que quelqu'un nous empêchera d'y user de notre droit de critique. Quand vous l’aurez prouvé, alors seulement vous aurez prouvé que le camarade Mac Laine se trompe. Le Parti socialiste britannique peut dire délibérément que Henderson est un traître et néanmoins rester au sein du Labour Party. Ici se réalise la collaboration de l'avant‑garde de la classe ouvrière avec ouvriers arriérés, avec l'arrière‑garde. Cette collaboration a une importance tellement grande pour l'ensemble du mouvement que nous insistons catégoriquement pour les communistes anglais soient le chaînon qui relie le parti, c'est‑à‑dire la minorité de la classe ouvrière, à toute la masse des ouvriers. Si la minorité ne sait pas diriger les masses, se lier étroitement avec elles, elle n'est pas un parti, elle ne vaut rien en général, qu'elle s'appelle Parti national des Shop Stewards Committees, pour autant que je sache que les Shop Stewards de Grande‑Bretagne possèdent un Comité national, une direction nationale, ce qui est déjà un pas vers le parti. Par conséquent, si le fait que le Labour Party anglais est composé de prolétaires n'est pas infirmé, alors il s'agit de la collaboration l'avant‑garde de la classe ouvrière avec les ouvriers arriérés et si cette collaboration n'est pas systématiquement poursuivie, alors le Parti communiste ne vaut rien, et il ne saurait. être question de la dictature du prolétariat. Et si les camarades italiens n'ont pas d'arguments plus probants, nous devrons plus tard trancher ici définitivement la question sur la base de ce que nous savons et nous serons amenés à conclure que l'adhésion est une tactique juste.

Les camarades Tanner et Ramsay nous disent que la majorité des communistes anglais n'accepteront pas l'affiliation, mais devons‑nous nécessairement être d'accord avec la majorité ? Pas du tout. Si elle n'a pas encore compris quelle est la politique juste, peut‑être pouvons‑nous attendre. L'existence parallèle de deux partis pendant un certain temps serait même préférable au refus de répondre à la question : quelle est la tactique juste ? Naturellement, compte tenu de l'expérience de tous les membres du congrès et sur la base des arguments produits ici, vous n'insisterez pas pour que nous prenions séance tenante la décision de créer sans délai dans tous les pays un parti communiste unique. Cela est impossible. Mais exprimer franchement notre opinion et donner des directives, cela nous pouvons le faire.

Nous devons examiner dans une commission spéciale la question soulevée par la délégation anglaise et dire ensuite : la tactique juste, c'est l'adhésion au Labour Party. Si la majorité est contre, nous devrons organiser la minorité à part. Cela pourra être utile sur le plan éducatif. Si les masses ouvrières anglaises continuent à avoir confiance en leur ancienne tactique, nous vérifierons nos conclusions au prochain congrès. Mais nous ne pouvons pas dire que cette question ne concerne que la Grande‑Bretagne, ce serait imiter les pires habitudes de la II° Internationale. Nous devons exprimer ouvertement notre opinion. Si les communistes anglais ne parviennent pas à s'entendre et si un parti du masse n'est pas créé, la scission sera de toute façon inévitable.

Rapport de la commission nationale et coloniale[modifier le wikicode]

26 juillet

Camarades, je me bornerai à une brève entrée en matière, après quoi le camarade Maring, qui fut secrétaire de notre commission[1], vous présentera un rapport détaillé sur les modifications que nous avons apportées aux thèses. Le camarade Roy, qui a formulé des thèses complémentaires, prendra suite la parole. Notre commission a adopté à l'unanimité les thèses initiales avec les amendements et les thèses complémentaires. De cette manière, nous avons pu aboutir l'unanimité complète sur toutes les questions importantes. Je ferai maintenant quelques brèves remarques.

En premier lieu, quelle est l'idée essentielle, fondamentale de nos thèses ? La distinction entre les peuples opprimés et les peuples oppresseurs. Nous faisons ressortir cette distinction, contrairement à la II° Internationale et à la démocratie bourgeoise. A l'époque de l'impérialisme, il est particulièrement important pour le prolétariat et l’'Internationale Communiste de constater les faits économiques concrets et, dans la solution de toutes les questions coloniales et nationales, de partir non de notions abstraites, mais des réalités concrètes.

Le trait caractéristique de l'impérialisme est que le monde entier, comme nous le voyons, se divise actuellement en un grand nombre de peuples opprimés et un nombre infime de peuples oppresseurs, qui disposent de richesses colossales et d'une force militaire puissante. En estimant la population totale du globe à un milliard trois quarts, l'immense majorité, comprenant plus d'un milliard et, selon toute probabilité, un milliard deux cent cinquante millions d'êtres humains, c'est‑à‑dire près de 70 % de la population du globe, appartient aux peuples opprimés, qui ou bien se trouvent placés sous le régime de dépendance coloniale directe, ou bien constituent des Etats semi‑coloniaux, comme la Perse, la Turquie, la Chine, ou encore vaincus par l'armée d'une grande puissance impérialiste se trouvent sous sa dépendance en vertu de traités de paix. Cette idée de distinction, de division des peuples en opprimés et oppresseurs, se retrouve dans toutes les thèses, tant dans les premières parues sous ma signature et publiées antérieurement, que dans celles du camarade Roy. Ces dernières ont été écrites principalement à partir de la situation des Indes et des autres grands peuples d'Asie opprimés par la Grande‑Bretagne, et c'est en cela que réside leur grande importance pour nous.

La deuxième idée directrice de nos thèses est que, dans la situation internationale d'aujourd'hui, après la guerre impérialiste, les relations réciproques des peuples et tout le système politique mondial sont déterminés par la lutte d'un petit groupe de nations impérialistes contre le mouvement soviétique et les Etats soviétiques, à la tête desquels se trouve la Russie des Soviets. Si nous perdons cela de vue, nous ne saurons poser correctement aucune question nationale ou coloniale, quand bien même il s'agirait dit point le plus reculé du monde. Ce n'est qu'on partant de là que les questions politiques peuvent être posées et résolues d'une façon juste par les partis communistes, aussi bien des pays civilisés que des pays arriérés.

En troisième lieu, je tiens à attirer tout particulièrement l'attention sur la question du mouvement démocratique bourgeois dans les pays arriérés. Cette question, précisément, a provoqué certaines divergences. Nous avons discuté pour savoir s'il serait juste ou non, en principe et en théorie, de déclarer que l'Internationale Communiste et les partis communistes doivent soutenir le mouvement démocratique bourgeois des pays arriérés; cette discussion nous a amenés à la décision unanime de remplacer l'expression mouvement « démocratique bourgeois » par celle de mouvement national‑révolutionnaire. Il n'y a pas le moindre doute que tout mouvement national ne puisse être que démocratique bourgeois, car la grande masse de la population des pays arriérés est composée de paysans, qui représentent les rapports bourgeois et capitalistes. Ce serait une utopie de croire que les partis prolétariens, en admettant qu'ils puissent en général faire leur apparition dans ces pays, pourront, sans avoir des rapports déterminés avec le mouvement paysan, sans le soutenir en fait, poursuivre une tactique et une politique communistes dans pays arriérés. Mais des objections ont été faites : si nous parlons de mouvement démocratique bourgeois, toute distinction s'effacera entre mouvement réformiste et mouvement révolutionnaire. Or, ces temps derniers, la distinction est apparue en toute clarté dans les pays arriérés coloniaux, car la bourgeoisie impérialiste s'applique par tous les moyens à implanter le mouvement réformiste aussi parmi les peuples opprimés. Un certain rapprochement s’est fait entre la bourgeoisie des pays exploiteurs et celle des pays coloniaux, de sorte que, très souvent, et peut‑être même dans la majorité des cas, la bourgeoisie des pays op­primés soutenant les mouvements nationaux, est d'accord avec la bourgeoisie impérialiste, c'est‑à‑dire qu'elle lutte avec celle-ci, contre les mouve­ments révolutionnaires et les classes révolutionnaires. Ceci a été démontré d'une façon irréfutable à la commission, et nous avons estimé que la seule attitude juste était de prendre en considération cette distinction et de remplacer presque partout l'expression « démocratique bourgeois » par celle de « national‑révolutionnaire ». Le sens de cette substitution est que, en tant que communistes, nous ne devrons soutenir et nous ne soutiendrons les mouvements bourgeois de libération des pays coloniaux que dans les cas où ces mouvements seront réellement révolutionnaires, où leurs représentants ne s'opposeront pas à ce que nous formions et organisions dans un esprit révolutionnaire la paysannerie et les larges masses d'exploités. Si ces condi­tions ne sont pas remplies, les communistes doivent, dans ces pays, lutter contre la bourgeoisie réformiste, à laquelle appartiennent également les héros de la II° Internatio­nale. Les partis réformistes existent déjà dans les pays coloniaux, et parfois leurs représentants s'appellent social­-démocrates et socialistes. La distinction indiquée figure maintenant dans toutes les thèses et je pense que notre point de vue se trouve ainsi formulé maintenant d'une manière beaucoup plus précise.

Ensuite, je voudrais encore faire une remarque au sujet des Soviets paysans. Le travail pratique des communistes, russes dans les colonies qui ont appartenu à la Russie tsariste, dans des pays arriérés comme le Turkestan et autres, a amené la question suivante : comment appliquer la tactique et la politique communistes dans les conditions précapitalistes, étant donné que le trait caractéristique essentiel de ces pays est que les rapports précapitalistes y prédominent encore, et que, par suite, il ne saurait y être question d'un mouvement purement prolétarien. Dans ces pays, le prolétariat industriel n'existe presque pas. Malgré cela, là aussi, nous avons assumé et nous devons assumer le rôle de conducteurs. Notre travail nous a démontré qu'il faut dans ces pays surmonter d'immenses difficultés, mais les résultats pratiques ont montré également que, malgré ces difficultés, il est possible d'éveiller dans les masses une aspiration à la pensée politique et à l'activité politique indépendantes, même là où le prolétariat est presque inexistant. Ce travail a été plus difficile pour nous que pour les camarades des pays d'Europe occidentale, le prolétariat de Russie étant surchargé de besognes intéressant l'Etat. On conçoit sans peine que les paysans qui se trouvent placés dans une dépendance semi‑féodale puissent parfaitement, assimiler l'idée de l'organisation soviétique et la faire passer dans les faits. Il est également évident que les masses opprimées, exploitées non seulement par le capitalisme marchand, mais également par les féodaux et par l'Etat, bâti sur des bases féodales, peuvent employer cette arme, cette forme d'organisation, même dans la situation qui est la leur. L'idée de l'organisation soviétique est simple; elle peut être appliquée non seulement dans le cadre de rapports prolétariens, mais également dans celui de rapports paysans, de caractère féodal ou semi‑féodal. Notre expérience dans ce domaine n'est pas encore bien grande, mais les débats en commission, auxquels prirent part plusieurs représentants des pays coloniaux, ont prouvé irréfutablement qu'il est indispensable d'indiquer dans les thèses de l'Internationale Communiste que les Soviets de paysans, les Soviets d'exploités sont un moyen valable non seulement pour les pays capitalistes, mais également pour ceux où prédominent rapports précapitalistes, que le devoir absolu des partis communistes et des éléments qui sont disposés à constituer des partis communistes est de faire de la propagande en faveur des Soviets de paysans, des Soviets de travailleurs toujours et partout, dans les pays arriérés, dans les colonies; là où les conditions le permettent, ils doivent tenter immédiatement de créer des Soviets du peuple travailleur.

Nous voyons ici s'ouvrir pour nous un domaine très intéressant et très important de travail pratique. Jusqu'à présent notre expérience commune à cet égard n'est pas très grande, mais petit à petit nous réunissons une documentation de plus en plus abondante. Il est tout à fait hors de discussion que le prolétariat des pays avancés peut et doit aider les masses travailleuses arriérées, et que les pays arriérés pourront sortir de leur stade actuel de développement quand le prolétariat victorieux des Républiques soviétiques aura tendu la main à ces masses et sera en mesure de leur prêter son appui.

Sur cette question, des débats assez vifs ont été suscités par nos thèses signées par moi, mais bien plus encore par celles du camarade Roy, qu'il va défendre ici et pour lesquelles certains amendements ont été adoptés à l'unanimité.

La question se posait ainsi : pouvons‑nous considérer comme juste l'affirmation que le stade capitaliste de développement de l'économie est inévitable pour les peuples arriérés, actuellement en voie d'émancipation et parmi lesquels on observe depuis la guerre un mouvement vers le progrès ? Nous y avons répondu par la négative. Si le prolétariat révolutionnaire victorieux mène parmi eux une propagande systématique, si les gouvernements soviétiques les aident par tous les moyens à leur disposition, on aurait tort de croire que le stade de développement capitaliste est inévitable pour les peuples arriérés. Dans toutes les colonies dans tous les pays arriérés, nous devons non seulement constituer des cadres indépendants de militants, des organisations du parti, non seulement y poursuivre dès maintenant la propagande en faveur de l'organisation des Soviets de paysans, en nous attachant à les adapter aux conditions précapitalistes qui sont les leurs, mais encore l'Internationale Communiste doit établir et justifier sur le plan théorique ce principe qu'avec l'aide du prolétariat des pays avancés, les pays arriérés peuvent parvenir au régime soviétique et, en passant par certains stades de développement, au communisme, en évitant le stade capitaliste.

Il n'est pas possible d'indiquer à l'avance les moyens qui sont nécessaires à cet effet. L'expérience nous les soufflera. Mais il est nettement établi que l'idée des Soviets est accessible à toutes les masses travailleuses des peuples les plus éloignés, que ces organismes, les Soviets, doivent être adaptés aux conditions du régime social précapitaliste et que le travail du parti communiste doit être entrepris immédiatement en ce sens dans le monde entier.

Je voudrais encore souligner l'importance du travail révolutionnaire des partis communistes non seulement dans leur propre pays, mais aussi dans les pays coloniaux et, notamment, parmi les troupes que les nations exploiteuses utilisent pour maintenir sous leur domination les peuples de ces pays.

Le camarade Quelch, du Parti socialiste britannique, en a parlé à notre commission. Il a déclaré qu'un simple ouvrier anglais considérerait comme une trahison le fait d'aider les peuples asservis dans leurs soulèvements contre la domination anglaise. Il est exact que le jingoïsme et le chauvinisme de l'aristocratie ouvrière de Grande‑Bretagne et d'Amérique constituent le plus grand danger pour le socialisme, qu'ils forment le rempart le plus solide de la II° Internationale, et que nous avons affaire ici à la plus grande trahison de la part des chefs et des ouvriers appartenant à cette Internationale bourgeoise. La II° Internationale a également discuté de la question coloniale. Le Manifeste de Bâle en parle à son tour en termes parfaitement clairs. Les partis de la II° Internationale avaient bien promis d'agir d'une façon révolutionnaire, mais nous ne remarquons pas que la II° Internationale et, je suppose, la majorité des partis ayant quitté celle-ci dans l'intention d'adhérer à la III° Internationale, fassent un travail effectivement révolutionnaire et apportent une aide aux peuples exploités et dépendants dans leurs soulèvements contre les nations qui les oppriment. Nous devons le déclarer hautement, et c'est irréfutable. Nous verrons si l'on tentera de le démentir.

Ce sont ces considérations qui ont été mises à la base nos résolutions incontestablement beaucoup trop longues; j’espère cependant qu'elles seront utiles et contribueront au développement et à l'organisation d'un travail effectivement révolutionnaire dans les questions nationale et coloniale qui constitue précisément notre tâche essentielle.

Discours sur les conditions d’admission à l’Internationale Communiste[modifier le wikicode]

30 juillet

Camarades, Serrati a dit : nous n'avons pas encore inventé le sincéromètre, désignant par ce néologisme français un instrument destiné à mesurer la sincérité ; un tel instrument n'a pas encore été inventé. Nous n'en avons d'ailleurs nullement besoin ; par contre, nous possédons déjà un instrument permettant d'apprécier les tendances. Et le tort, dont, je parlerai plus loin, du camarade Serrati a bien été d'avoir fait fi de cet instrument connu depuis fort longtemps.

Je voudrais dire quelques mots seulement à propos du camarade Crispien. Je regrette beaucoup qu'il soit absent (Dittmann : « Il est malade ! »). Dommage. Son discours est un document des plus importants, car il exprime d'une manière précise la ligne politique de l'aile droite du Parti social‑démocrate indépendant. Je ne parlerai ni de personnalité, ni de cas particuliers, mais des idées clairement exprimées dans ce discours. Comme je l'espère, je saurai prouver que tout ce discours a été un discours essentiellement kautskiste et que le camarade Crispien partage les conceptions kautskistes sur la dictature du prolétariat. A une remarque, Crispien a répondu : « La dictature, ce n'est pas une nouveauté, il en était déjà question dans le Programme d'Erfurt ». Ce programme n'en dit rien ; et l'histoire a prouvé que ce n'est pas un hasard. Quand, en 1902‑1903, nous élaborions le premier programme de notre parti, nous avions toujours sous nos yeux l'exemple du programme d'Erfurt, à une époque où Plekhanov, le même Plékhanov qui disait alors avec juste raison : « Ou bien Bernstein enterrera la social‑démocratie ou bien c'est la social‑démocratie qui enterrera Bernstein. » Plékhanov soulignait tout particulièrement ce que si le programme d'Erfurt ne disait rien de la dictature du prolétariat, c'était une erreur sur le plan théorique sur le plan pratique, une concession pusillanime faite aux opportunistes. Aussi la dictature du prolétariat a‑t‑elle été incluse dans notre programme dès 1903.

Quand le camarade Crispien dit maintenant que la dictature du prolétariat n'est pas une nouveauté, et qu'il ajoute « Nous avons toujours été pour la conquête du pouvoir politique », cela signifie éluder le fond du problème. On admet conquête du pouvoir politique, mais pas la dictature. Toute la littérature socialiste, non seulement allemande, mais française et anglaise, prouve que les chefs des partis opportunistes, par exemple Mac Donald en Grande‑Bretagne, sont partisans de la conquête du pouvoir politique. Ils sont tous ‑ ce n'est pas peu dire ‑ des socialistes sincères, mais ils sont contre la dictature du prolétariat ! Dès l’ins­tant que nous avons un bon parti révolutionnaire, digne de porter le titre de communiste, il faut faire de la propa­gande pour la dictature du prolétariat, à la différence des anciennes conceptions de la II° Internationale. Le camarade Crispien a masqué et dissimulé cette vérité, et c'est la faute fondamentale propre à tous les partisans de Kautsky.

Le camarade Crispien continue : « Nous sommes des chefs élus par les masses ». C'est un point de vue formel et faux car, au dernier congrès du parti des Indépendants allemands, la lutte des tendances nous est apparue claire­ment. Point n'est besoin de rechercher un sincéromètre et de plaisanter à ce sujet, comme le fait le camarade Serrati, pour établir ce simple fait que la lutte des tendances doit exister et existe ; l'une des tendances groupe les ouvriers révolutionnaires, récemment venus à nous et adversaires de l'aristocratie ouvrière ; l'autre tendance, c'est l'aristocratie ouvrière guidée dans tous les pays civilisés par les anciens chefs. Crispien fait‑il partie de la tendance des anciens chefs et de l'aristocratie ouvrière ou de la tendance de la nouvelle masse ouvrière révolutionnaire, qui est contre l'aristocratie ouvrière ? C'est précisément ce que Crispien a laissé dans l'ombre.

Sur quel ton le camarade Crispien parle‑t‑il de la scission ? Il dit que la scission constitue une navrante nécessité qu'il a longtemps déplorée. C'est tout à fait dans l’esprit de Kautsky. Se séparer de qui ? De Scheidemann ? Mais, bien sûr ! Crispien a dit : « Nous avons fait la scission. » Premièrement, vous l'avez faite trop tard ! Du moment qu'on en parle, il faut le dire. Deuxièmement, au lieu de pleurer à ce sujet, les indépendants devraient dire : La classe ouvrière internationale est encore sous le joug de l'aristocratie ouvrière et des opportunistes. C'est le cas en France et en Grande‑Bretagne. Le camarade Crispien conçoit la scission non pas en communiste, mais tout à fait dans l'esprit de Kautsky qui, soi‑disant, n'a pas d'influence. Ensuite, Crispien a parlé des hauts salaires. En Allemagne, voyez‑vous, les circonstances sont telles que, comparativement aux ouvriers russes et, en général, aux ouvriers de l'Europe orientale, les ouvriers vivent assez bien. D'après lui, on ne pourrait faire la révolution que dans le cas où elle n'aggraverait « pas trop » la situation des ouvriers. Je pose la question : est‑il admissible de tenir un tel langage dans un parti communiste ? C'est un langage contre‑révolutionnaire. Le niveau de vie en Russie est incontestablement inférieur à celui de l'Allemagne, et quand nous eûmes institué la dictature, les ouvriers souffrirent davantage de la faim et leur niveau de vie tomba encore plus bas. La victoire des ouvriers est impossible sans sacrifices, sans une aggravation momentanée de leur situation. Nous devons dire aux ouvriers le contraire de ce qu'a dit Crispien. Quand, pour préparer les ouvriers à la dictature, on leur parle d'une aggravation « pas trop » grande de leur situation, on oublie l'essentiel, à savoir que l'aristocratie ouvrière s'est précisément constituée en aidant « sa » bourgeoisie à conquérir et à opprimer le monde entier par des moyens impérialistes, afin de s'assurer ainsi de meilleurs salaires. Si les ouvriers allemands veulent faire aujourd'hui œuvre de révolutionnaires, ils doivent consentir des sacrifices et ne point s'en effrayer.

Du point de vue général, du point de vue de l'histoire universelle, il est exact que, dans les pays arriérés, un simple coolie est incapable de faire la révolution prolétarienne, mais dans un petit nombre de pays plus riches où, grâce au pillage impérialiste, on vit plus à l'aise, il serait contre-révolutionnaire de dire aux ouvriers qu'ils ont à redouter un « trop grand » appauvrissement. C'est le contraire. Il faut dire. L'aristocratie ouvrière qui a peur des sacrifices, qui redoute un « trop grand » appauvrissement pendant la période de lutte révolutionnaire, ne peut appartenir au parti. Autrement, la dictature est impossible, surtout dans les pays d'Europe occidentale.

Que dit Crispien de la terreur et de la violence ? Il dit que ce sont deux choses différentes. Probablement, une telle distinction est‑elle possible dans un manuel de sociologie, mais elle n’est pas possible dans la pratique politique, surtout en Allemagne. Contre les hommes qui agissent comme ont agi les officiers allemands lors de l'assassinat de Liebknecht et de Rosa Luxemburg, contre des hommes comme Stinnes et Krupp, qui soudoient la presse, contre ces gens‑là nous sommes bien obligés d'employer la violence et la terreur. Bien entendu, il n'est nul besoin de proclamer à l'avance que nous aurons certainement recours à la terreur ; mais si les officiers allemands et les partisans de Kapp restent qu'ils sont ; si Krupp et Stinnes restent ce qu'ils sont, le recours à la terreur sera inévitable. Non seulement Kautsky, mais également Ledebour et Crispien parlent de la terreur, de la violence dans un esprit tout à fait contre‑révolutionnaire. Un parti qui s'accommode de telles conceptions ne peut pas participer à la dictature, c'est l'évidence même.

Ensuite, la question agraire. Là surtout Crispien s'échauffe et croit pouvoir nous confondre en décelant chez nous un esprit petit‑bourgeois ; faire quelque chose pour la petite paysannerie aux dépens des gros propriétaires d'après lui relèverait d'un esprit petit‑bourgeois. Il faut exproprier et remettre la terre aux communes. C'est une conception de pédant. Même dans les pays hautement développés, y compris l'Allemagne, il y a pas mal de latifundia, et il y a des domaines cultivés non pas suivant les méthodes de la grande exploitation capitaliste, mais suivant des méthodes semi­-féodales ; on peut en prélever quelque chose au profit des petits paysans sans porter atteinte à l'économie. On peut maintenir la grosse production tout en donnant aux petits paysans quelque chose de fort substantiel. Malheureusement, on n'y pense pas, mais dans la pratique on est bien obligé de le faire, sinon on commettrait une erreur. Cela se trouve confirmé, par exemple, par le livre de Varga (ancien commissaire du peuple à l'Economie Nationale de la République des Soviets de Hongrie), qui écrit que l'instauration de la dictature du prolétariat n'a presque rien changé à la campagne hongroise, que les journaliers ne s'en aperçurent pas et que la petite paysannerie ne reçut rien. En Hongrie, il y a de vastes latifundia, une économie semi‑féodale règne sur de vastes domaines. On trouvera toujours et on devra toujours trouver des parties de vastes propriétés dont on pourrait donner quelque chose aux petits paysans, peut-être pas en toute propriété, mais à bail, de manière que le petit paysan parcellaire gagne quelque chose à la confiscation du domaine. Autrement, le petit paysan ne verra pas de différence entre ce qu'il y avait avant et la dictature des Soviets. Si le pouvoir d'Etat prolétarien n'applique pas cette politique, il ne pourra pas se maintenir.

Bien que Crispien ait dit : « Vous ne pouvez pas contester nos convictions révolutionnaires », je répondrai : je les conteste catégoriquement. Je ne dis pas que vous ne voudriez pas agir d'une façon révolutionnaire, mais je dis que vous ne savez pas raisonner en révolutionnaire. Je parie que l'on pourrait désigner n'importe quelle commission formée d'hommes cultivés, lui donner dix ouvrages de Kautsky et le discours de Crispien, et que cette commission dirait : « ce discours est du Kautsky tout pur, il est imprégné de bout en bout des conceptions de Kautsky ». Toute l'argumentation de Crispien est foncièrement kautskiste. Après cela, Crispien vient nous dire : « Kautsky n'a plus aucune influence dans notre parti. » Aucune influence, peut‑être, sur les ouvriers révolutionnaires qui ont adhéré récemment. Mais il faut considérer comme absolument prouvé que Kautsky a exercé et exerce jusqu'à présent une énorme influence sur Crispien, sur toute la marche de sa pensée, sur toutes ses conceptions. Son discours le prouve. C'est pourquoi, sans inventer le sincéromètre ou l'appareil de mesure de la sincérité, on peut dire : l'orientation de Crispien n'est pas celle de l'Internationale Communiste. Et en disant cela, nous définissons l'orientation de toute l'Internationale Communiste.

Si les camarades Wijnkoop et Münzenberg ont exprimé leur mécontentement du fait que nous avons invité le Parti Socialiste Indépendant et que nous discutons avec ses représentants, je considère qu'ils ont tort. Quand Kautsky nous attaque et publie des livres, nous lui répliquons comme à un ennemi de classe. Mais lorsque le Parti social‑démocrate indépendant, grossi par l'afflux des ouvriers révolutionnaires vient ici pour des pourparlers, nous devons discuter avec ses représentants, car ils représentent une partie des ouvriers révolutionnaires. Il ne nous est pas possible de nous entendre immédiatement sur l'Internationale avec les Indépendants allemands, les Français et les Anglais. Le camarade Wijnkoop prouve dans chacun de ses discours qu’il partage presque toutes les erreurs du camarade Pannekoek. Il a déclaré qu'il ne partageait pas les conceptions de Pannekoek, mais ses discours prouvent le contraire. C'est là l’erreur essentielle de ce groupe de « gauche », mais c'est, une façon générale, l'erreur d'un mouvement prolétarien en plein développement. Les discours des camarades Crispien et Dittman sont de bout en bout pénétrés d'un esprit bourgeois qui ne saurait permettre de préparer la dictature du prolétairait. Si les camarades Wijnkoop et Münzenberg vont encore plus loin en ce qui concerne le Parti social‑démocrate Indépendant, nous ne nous solidarisons pas avec eux.

Bien sûr, nous n'avons pas de sincéromètre, comme l'a dit Serrati, pour éprouver la bonne foi des gens, et nous sommes entièrement d'accord pour dire qu'il ne s'agit pas de juger des hommes, mais bien d'apprécier la situation. Je regrette que Serrati ait parlé pour ne rien dire de nouveau. Son discours était de ceux que nous entendions dans la II° Internationale.

Il a eu tort de dire : « En France, situation non révolutionnaire, en Allemagne, situation révolutionnaire, en Italie, situation révolutionnaire ».

Quand bien même la situation serait contre‑révolutionnaire, la II° Internationale se trompe et porte une lourde responsabilité en ne voulant pas organiser la propagande et l'agitation révolutionnaires, étant donné que même dans une situation non révolutionnaire, on peut et on doit faire de la propagande révolutionnaire : toute l'histoire du Parti bolchévik l'a prouvé. La différence entre les socialistes et les communistes consiste précisément dans le fait que les socialistes refusent d'agir de la manière dont nous, agissons dans toute situation, quelle qu'elle soit, à savoir : poursuivre le travail révolutionnaire.

Serrati ne fait que répéter ce qui a été dit par Crispien. Nous ne voulons pas dire qu'il faille sans faute exclure, Turati à telle ou telle date. Cette question a déjà été abordée par le Comité exécutif et Serrati nous a dit : « Pas d'exclusions, mais une épuration du Parti. » Nous devons dire simplement aux camarades italiens que c'est bien l'orientation des membres de « l'Ordine Nuevo[2] » qui correspond à celle de l'Internationale Communiste, et non pas l'orientation de la majorité actuelle des dirigeants du Parti socialiste et de leur fraction parlementaire. On prétend qu'ils veulent défendre le prolétariat contre la réaction. Tchernov, les menchéviks et bien d'autres, en Russie, « défendent » également le prolétariat contre la réaction, mais cela n'est certes pas une raison suffisante pour les admettre parmi nous.

C'est pourquoi nous devons dire aux camarades italiens et à tous les partis qui ont une aile droite : cette tendance réformiste n'a rien de commun avec le communisme.

Nous vous prions, camarades italiens, de convoquer un congrès et de lui soumettre nos thèses et résolutions. Je suis convaincu que les ouvriers italiens voudront rester dans l'Internationale Communiste.

Discours sur le parlementarisme[modifier le wikicode]

2 août

Le camarade Bordiga a visiblement voulu défendre ici le point de vue des marxistes italiens, mais il n'a néan­moins répondu à aucun des arguments avancés par d'autres marxistes en faveur de l'action parlementaire.

Il a reconnu que l'expérience historique ne se, crée pas artificiellement. Il vient de nous dire qu'il faut reporter lutte dans un autre domaine. Ignorerait‑il que toute crise révolutionnaire s'accompagne d'une crise parlementaire ? Il a dit, c'est vrai, qu'il faut reporter la lutte dans un autre domaine, dans les Soviets. Mais il a reconnu lui-même qu'il n'est pas possible de créer artificiellement des Soviets. L'exemple de la Russie prouve qu'on ne peut les organiser que pendant la révolution ou bien juste à la veille de la révolution. Du temps de Kérenski, les Soviets (les Soviets menchéviks) étaient organisés d'une telle manière qu'ils ne pouvaient en aucune façon constituer le pouvoir prolétarien. Le parlement est un produit du développement historique, que nous ne pouvons éliminer tant que nous ne sommes pas suffisamment forts pour dissoudre cette institution bourgeoise. Ce n'est qu'en en faisant partie que l'on peut, partant des conditions historiques données, lutter contre la société bourgeoise et le parlementarisme. Le moyen dont la bourgeoisie se sert dans la lutte doit être aussi utilisé par le prolétariat, dans des buts tout autres évidem­ment. Vous ne pouvez pas affirmer qu'il n'en est pas ainsi,et, si vous voulez le contester, vous devez effacer l'expérience de tous les événements révolutionnaires du monde.

Vous avez dit que les syndicats aussi étaient opportunistes et qu'ils constituaient un danger ; mais, d'un autre côté, vous avez dit qu'il fallait faire une exception en leur faveur, étant donné qu'ils sont des organisations ouvrières. Mais cela n'est juste que jusqu'à un certain point. Il existe aussi dans les syndicats des éléments très arriérés. Une partie de la petite bourgeoisie prolétarisée, les ouvriers arriérés et les petits paysans, tous ces éléments croient réellement que leurs intérêts sont représentés au Parlement ; il faut lutter contre cela par l'action parlementaire et montrer aux masses la vérité dans les faits. Les théories n'ont pas prise sur les masses arriérées ; elles ont besoin de l'expérience.

Nous l'avons bien vu en Russie. Nous avons été obligés de convoquer l'Assemblée constituante, après la victoire du prolétariat, pour montrer à l'ouvrier arriéré qu'il ne pouvait rien obtenir d'elle. Afin qu'il puisse comparer les deux expériences, nous avons dû opposer concrètement les Soviets à l'Assemblée constituante, et lui montrer ainsi que les Soviets étaient la seule issue.

Le camarade Souchy, syndicaliste révolutionnaire, a défendu les mêmes théories, mais la logique n'est pas de son côté. Il a dit qu'il n'était pas marxiste, alors cela va de soi. Mais lorsque vous, camarade Bordiga, affirmez que vous êtes marxiste, il est permis d'exiger de vous plus de logique. Il faut savoir de quelle manière on peut briser le Parlement. Si vous pouvez le faire par la voie de l'insurrection armée dans tous les pays, c'est très bien. Vous savez qu ' en Russie nous avons montré notre volonté, non seulement en théorie mais également en pratique, d'abolir le Parlement bourgeois. Mais vous avez perdu de vue que cela est impossible sans une préparation relativement longue et que, dans la plupart des pays, il est encore impossible d'abolir le Parlement d'un seul coup. Nous devons donc poursuivre la lutte au soin même du Parlement pour détruire le Parlement. Aux conditions qui déterminent la ligne politique de toutes les classes de la société contemporaine vous substituez votre propre volonté révolutionnaire, et c'est pourquoi vous oubliez que, pour détruire le Parlement bourgeois de Russie, nous avons dû d'abord convoquer l’Assemblée constituante, même après notre victoire. Vous avez dit : « La vérité est que la révolution russe est un exemple qui ne correspond pas aux conditions de l'Europe occidentale. » Mais vous n'avez produit aucun argument de poids pour nous le prouver. Nous sommes passés par une période de démocratie bourgeoise. Nous l'avons traversée rapidement, à l'époque où nous étions obligés de faire de l'agitation en faveur des élections à l'Assemblée constituante. Et par la suite, lorsque la classe ouvrière a pu s'emparer du pouvoir, la paysannerie croyait encore à la nécessité d'un Parlement bourgeois.

Tenant compte de ces éléments arriérés, nous dûmes faire les élections et montrer aux masses, par l'exemple et dans les faits, que cette Assemblée constituante, élue au moment de la plus grande misère générale, n'exprimait pas les aspirations et les revendications des classes exploitées. Par là même, le conflit entre le pouvoir des Soviets et le pouvoir bourgeois apparut très clairement, pour nous, avant‑garde de la classe ouvrière, mais aussi pour l'immense majorité de la paysannerie, pour les petits employés, pour la petite bourgeoisie, etc. Dans tous les pays capitalistes, il y a des éléments arriérés de la classe ouvrière, qui sont convaincus que le Parlement est la véritable représentation du peuple et qui ne voient pas les procédés malpropres auxquels on y a recours. On dit que le Parlement est l'instrument à l'aide duquel la bourgeoisie trompe les masses. Mais cet argument doit être retourné contre vous et il se retourne contre vos thèses. Comment révélerez‑vous aux masses vraiment arriérées et trompées par la bourgeoisie le véritable caractère du Parlement ? Si vous n'en faites pas partie, comment dévoilerez‑vous telle ou telle manœuvre parlementaire, la position de tel ou tel parti ? Si vous êtes marxistes, vous devez reconnaître qu'au sein de la société capitaliste les rapports des classes et les rapports des partis sont étroitement liés. Comment, je le répète, montrerez‑vous tout cela si vous n'êtes pas membres du Parlement, si vous répudiez l'action parlementaire ? L’histoire de la révolution russe a montré clairement qu'aucun argument n'aurait pu convaincre les larges masses de la classe ouvrière, la paysannerie, les petits employés s'ils ne l' avaient pas appris par leur propre expérience.

On a dit ici que nous perdons beaucoup de temps en participant à la lutte parlementaire. Peut‑on concevoir une autre institution intéressant autant toutes les classes que le Parlement ? On ne peut pas créer cela artificiellement. Si toutes les classes sont amenées à participer à la lutte parlementaire, c'est que les intérêts et les conflits de classe se reflètent au Parlement. S'il était possible d'organiser d'emblée partout, mettons, une grève générale décisive capable d'abattre d'un seul coup le capitalisme, la révolution se serait déjà faite dans les différents pays. Mais il faut, compter avec les faits, et le Parlement est toujours l'arène de la lutte des classes. Le camarade Bordiga et ceux qui partagent son point de vue doivent dire la vérité aux masses. L'Allemagne est le meilleur exemple du fait qu'une fraction communiste au Parlement est possible, et c'est, pourquoi vous devriez dire ouvertement aux masses : nous sommes trop faibles pour créer un parti solidement constitué. Telle serait la vérité qu'il faudrait dire. Mais si vous reconnaissiez votre faiblesse devant les masses, elles deviendraient non pas vos amies, mais bien vos adversaires, et elles se rallieraient au parlementarisme.

Si vous dites : « Camarades ouvriers, nous sommes si faibles que nous ne pouvons pas créer un parti suffisamment discipliné pour obliger ses députés à se soumettre à sa volonté », les ouvriers vous abandonneront, car ils se diront : « Comment pourrions‑nous instaurer la dictature prolétarienne avec des gens aussi faibles ? »

Vous êtes bien naïfs, si vous vous imaginez que le jour de la victoire du prolétariat, les intellectuels, la classe moyenne, la petite bourgeoisie deviendront communistes.

Mais si vous ne vous faites pas cette illusion, vous devez dès maintenant préparer le prolétariat à s'engager dans la voie qui est la nôtre. Vous ne trouverez aucune exception à cette règle dans aucun domaine du travail d'Etat. Le lendemain de la révolution, vous verrez partout des avocats opportunistes, qui se diront communistes, des petits bourgeois qui n'admettront ni la discipline du parti communiste, ni celle de l'Etat prolétarien. Si vous ne préparez pas less ouvriers à fonder un parti vraiment discipliné, qui impose sa discipline à tous ses membres, vous ne préparerez jamais la dictature du prolétariat. Je pense que vous ne voulez pas admettre que précisément la faiblesse d'un très grand nombre de nouveaux partis communistes les amène à contester la nécessité du travail parlementaire. Et je suis convaincu que l'immense majorité des ouvriers vraiment révolutionnaires nous suivra et se prononcera contre vos thèses antiparlementaires.

Discours sur l’affiliation au Labour Party de Grande‑Bretagne[modifier le wikicode]

6 août

La question de l’affiliation du P.C. de Grande-Bretagne au Labour Party fût résolue lors de cette session du congrès : il se prononça pour l’affiliation par 58 voix pour, 24 contre et 2 abstentions. Cependant le Labour Party refusa d’admettre le P.C. dans ses rangs.

Camarades, le camarade Gallacher a commencé son discours en disant qu'il regrettait que nous soyons obligés d'entendre pour la centième et pour la millième fois, les phrases que le camarade Mac Laine et d'autres camarades anglais ont déjà répétées à satiété dans leurs discours, dans les journaux et les revues. Je considère qu'il n'y a pas lieu de le regretter. La méthode de l'ancienne Internationale consistait à laisser le soin de résoudre de telles questions aux partis des pays intéressés. C'était une grave erreur. Il est fort possible que nous ne connaissions pas très exactement la situation de tel ou tel parti, mais il s'agit en l'occurrence de poser les principes de la tactique du Parti communiste. C'est très important et nous devons, au nom de la III° Internationale, formuler ici clairement le point de vue communiste.

Tout d'abord, je tiens à noter une petite inexactitude commise par le camarade Mac Laine, et qu'on ne peut accepter. Il qualifie le Labour Party d'organisation politique du mouvement trade‑unioniste. Il l'a répété par la suite : le Labour Party « est l'expression politique du mouvement syndical ». J'ai rencontré cette opinion à plusieurs reprises dans le journal du Parti socialiste britannique. C'est faux et cela provoque en partie l'opposition, dans une certaine mesure parfaitement justifiée, des ouvriers révolutionnaires anglais. En effet, les définitions « organisation politique du mouvement trade‑unioniste » ou « expression politique » de ce mouvement sont erronées. Certes, le Labour est en majeure partie composé d'ouvriers. Mais, est-il véritablement un parti politique ouvrier ? Cela ne dépend pas seulement de la question de savoir s'il est composé d'ouvriers, mais également quels sont ceux qui le dirigent et quel est le caractère de son action et de sa tactique politique. Seuls ces derniers éléments nous permettent de juger si nous sommes en présence d'un véritable parti politique du prolétariat De ce point de vue, le seul juste, le Labour Party est un parti foncièrement bourgeois, car, bien que composé d'ouvriers, il est dirigé par des réactionnaires, par les pires réactionnaires, qui agissent tout à fait dans l'esprit de la bourgeoisie ; c'est une organisation de la bourgeoisie, organisation qui n'existe que pour duper systématiquement les ouvriers, avec l'aide des Noske et Scheidemann anglais.

Mais nous sommes également en présence d'un autre point de vue, défendu par les camarades Sylvia Pankhurst et GaIlacher, et qui révèle leur opinion. Quel est le contenu des discours de Gallacher et de beaucoup de ses amis ? Ils nous disent : nous sommes pas assez liés aux masses, mais prenez le Parti Socialiste Britannique : ses liaisons avec les masses sont jusqu'à présent encore plus mau­vaises ; il est très faible. Et le camarade Gallacher nous a raconté comment lui et ses camarades avaient organisé d’une façon vraiment excellente un mouvement révolutionnaire à Glasgow, en Écosse, et comment, pendant la guerre, ils avaient su très bien manœuvrer sur le plan tactique et soutenir habilement les pacifistes petits‑bourgeois Ramsay Mac Donald et Snowden lors de leurs visites à Glasgow, pour organiser grâce à ce soutien, un vigoureux mouvement de masse contre la guerre.

Notre but consiste précisément à intégrer cet excellent révolutionnaire, représenté par le camarade Gallacher et ses amis, dans un Parti communiste ayant une tactique vraiment communiste, c’est-à-dire marxiste. Telle est actuellement notre tâche. D’une part, le Parti Socialiste Britannique est trop faible et ne sait pas faire convenablement de l'agitation parmi les masses ; d’autre part, nous avons de jeunes éléments révolutionnaires si bien représentés ici par le camarade Gallacher, et qui, tout en étant liés aux masses, ne forment pas un parti politique ‑ ce qui les rend en ce sens encore plus faibles que le Parti socialiste britannique ‑ et qui ne savent absolument pas organiser leur travail politique. Dans ces conditions, nous devons exprimer en toute franchise notre opinion sur la tactique juste. Lorsque le camarade Gallacher a dit en parlant du Parti socialiste britannique que ce parti était « incurablement réformiste » (hopelessly reformist), il a certainement exagéré. Mais le sens général et le contenu de toutes les résolutions que nous avons adoptées ici montrent avec une clarté absolue que nous exigeons un changement dans cet esprit de la tactique du Parti socialiste britannique, et que la seule tactique juste des amis de Gallacher consistera à entrer sans délai dans le Parti communiste, pour transformer la tactique de ce dernier dans l'esprit des résolutions adoptées ici. Si vous avez tant de partisans que vous pouvez organiser à Glasgow des réunions populaires de masse, il ne vous sera pas difficile d'entraîner au parti plus de dix mille personnes. Le dernier congrès du Parti socialiste britannique, qui s'est tenu à Londres voici trois ou quatre jours, a décidé qu'il s'appellerait dorénavant Parti communiste et il a introduit dans son programme un paragraphe relatif à la participation aux élections parlementaires et à l'affiliation au Labour Party. Dix mille membres organisés étaient représentés à ce congrès. Il ne serait donc pas difficile pour les camarades écossais d'amener à ce « Parti communiste de Grande‑Bretagne » plus de dix mille ouvriers révolutionnaires, qui possèdent mieux l'art d'agir parmi les masses, et de modifier par ce moyen l'ancienne tactique du Parti socialiste britannique dans le sens d'une agitation plus profitable, d'une action plus révolutionnaire. La camarade Sylvia Pankhurst a indiqué plusieurs fois à la commission qu'on avait besoin en Grande-Bretagne de « gauches ». Je lui ai naturellement répondu que cela était absolument exact, mais qu'il ne fallait pas forcer la note dans le « gauchisme ». Ensuite, elle a dit : « Nous sommes d'excellents pionniers, mais pour le moment nous faisons surtout du bruit (noisy) ». Je n'interprète pas cette boutade dans le mauvais sens, mais bien dans le bon sens, à savoir qu'ils excellent dans l'agitation révolutionnaire. Nous apprécions beaucoup cela, et nous devons l'apprécier. Nous l'avons dit dans toutes nos résolutions, car nous soulignons toujours que nous ne pouvons considérer un parti comme parti ouvrier que s'il est, et seulement s'il est effectivement lié aux masses et lutte contre les anciens chefs entièrement pourris, aussi bien les chauvins de l'aile droite que ceux qui occupent une position intermédiaire, comme les Indépendants de droite d'Allemagne. Dans toutes nos résolutions, nous l'avons affirmé et répété plus de dix fois. C'est dire précisément que nous exigeons une transformation de l'ancien parti dans le sens d'une liaison plus étroite avec les masses.

Sylvia Pankhurst a encore demandé : « Est‑il admis­sible que le Parti communiste s'affilie à un autre parti po­litique qui, de son côté, fait partie de la II° Internationale ? ». Et elle a répondu que c'était impossible. Il ne faut pas ou­blier que le Labour Party anglais se trouve placé dans des conditions très particulières : c'est un parti très original, ou, plus exactement, ce n'est pas du tout un parti au sens habituel de ce mot. Composé de travailleurs de toutes les organisations professionnelles, il groupe aujourd'hui environ quatre millions de membres et laisse assez de liberté à tous les partis politiques qui le composent. Ainsi, l'immense majorité des ouvriers anglais qui en font partie sont me­nés en laisse par les pires éléments bourgeois, les social­-traîtres, encore pires que Scheidemann, Noske et consorts. Mais, dans le même temps, le Labour Party tolère dans ses rangs le Parti Socialiste Britannique et admet que ce parti possède ses propres journaux, dans lesquels les membres de ce même Labour Party peuvent déclarer, ouvertement et en toute liberté, que les chefs du parti sont des social‑traîtres. Le camarade Mac Laine nous a cité de telles déclara­tions du Parti socialiste britannique. Je puis moi‑même af­firmer avoir lu dans le journal Call, du Parti Socialiste Britannique, que les chefs du Labour Party étaient des so­cial‑patriotes et des social‑traîtres. Cela signifie qu'un parti adhérant au Labour Party a la possibilité non seu­lement de critiquer sévèrement les vieux chefs, mais encore de les nommer ouvertement et nettement en les qualifiant de social‑traîtres. C'est une situation très originale que celle d'un parti qui rassemble d'énormes masses d'ouvriers comme s'il s'agissait d'un parti politique, mais qui se voit cepen­dant obligé de laisser toute latitude à ses membres. Le camarade Mac Laine nous a indiqué qu'au Congrès du Labour Party, les Scheidemann de chez eux se sont vus obligés de poser ouvertement la question de l'adhésion à la Ille Internationale et que toutes les organisations et sections locales ont dû discuter de cette question. Dans ces conditions, ce serait commettre une erreur que de ne pas s'affilier à ce parti.

Au cours d'une conversation particulière, la camarade Pankhurst m'a dit : « Si nous devenons de véritables révolutionnaires et si nous entrons au Labour Party, ces Messieurs nous excluront. » Mais ce ne serait pas mal du tout. Dans notre résolution il est dit que nous sommes partisans de l'affiliation, pour autant que le Labour Party laisse assez de liberté de critique. Nous sommes, sur ce point, conséquents jusqu'au bout. Le camarade Mac Laine a encore souligné que des conditions si originales se sont actuellement créées en Grande­-Bretagne, qu'un parti politique peut, s'il le désire, rester un parti ouvrier révolutionnaire, bien qu'affilié à une organisation ouvrière de structure spéciale, groupant quatre millions de membres, organisation mi‑professionnelle, mi‑politique et dirigée par des chefs bourgeois. Dans ces conditions, ce serait une très grande erreur de la part des meilleurs éléments révolutionnaires que de ne pas faire tout leur possible pour rester dans ce parti. Que Messieurs Thomas et autres social‑traîtres, que vous appelez ainsi, vous excluent. Cela produira un excellent effet sur les masses ouvrières anglaises.

Les camarades font ressortir que l'aristocratie ouvrière est plus forte en Grande‑Bretagne que partout ailleurs. C'est bien vrai. C'est qu'elle a derrière elle non pas des décades, mais des siècles d'existence. La bourgeoisie, qui possède une bien plus grande expérience ‑ une expérience démocratique ‑ a su y soudoyer des ouvriers et former parmi eux une couche importante, plus forte en Grande‑Bretagne que dans les autres pays, mais cependant pas tellement importante comparativement aux larges masses ouvrières. Cette couche est profondément imprégnée de préjugés bourgeois et elle poursuit une politique réformiste bourgeoise bien déterminée. Ainsi, en Irlande, nous voyons 200 000 soldats anglais, par une terreur féroce, écraser les Irlandais. Les socialistes anglais ne font aucune propagande révolutionnaire parmi eux. Or, nous avons clairement indiqué dans nos résolutions que nous ne reconnaissons la qualité de membres de l’Internationale Communiste qu'à ceux des partis anglais qui font une propagande vraiment révolutionnaire les ouvriers et les soldats anglais. Je souligne que ni ici ni dans les commissions, nous n'avons rencontré objections à cette condition.

Les camarades Gallacher et Sylvia Pankhurst ne peuvent pas le nier. Ils ne peuvent pas contester que tout en restant au sein du Labour que jouit d'une liberté suffisamment large pour pouvoir écrire que tels ou tels chefs du Labour Party sont des traîtres; que ces vieux leaders défendent les intérêts de la bourgeoisie, qu'ils sont des agents de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier ; c'est absolument vrai. Lorsque les communistes jouissent de cette liberté, ils doivent, s'ils veulent tenir compte de l'expérience des révolutionnaires de tous les pays et non seulement de celle de la révolution russe ‑ car nous sommes ici à un congrès international et non russe ‑ s'affilier au Labour Party. Le camarade Gallacher a fait de l’ironie en disant qu'en l'occurrence nous sommes influencés par le Parti Socialiste Britannique. Non, notre conviction se fonde sur l'expérience de toutes les révolutions de tous les pays. Nous pensons qu'il est de notre devoir de le dire aux masses. Le Parti communiste anglais doit conserver la liberté indispensable pour pouvoir démasquer et critiquer les traîtres à la cause des ouvriers et qui sont beaucoup plus forts en Grande‑Bretagne que dans les autres pays. Ce n'est pas difficile à comprendre. L'affirmation du camarade Galla­cher qui déclare qu'en nous prononçant pour l'affiliation au Labour Party, nous écarterions de nous les meilleurs éléments parmi les ouvriers anglais, est erronée. Nous devons tenter l'expérience. Nous sommes persuadés que les résolutions et décisions qui seront adoptées par le congrès seront publiées dans tous les journaux socialistes révolutionnaires anglais et que toutes les organisations et sections locales auront la possibilité d'en discuter. Nos résolutions indiquent, le plus clairement possible, que nous sommes les représentants de la tactique révolutionnaire de la classe ouvrière de tous les pays et que notre but est de lutter contre le vieux réformisme et l'opportunisme. Les événements montrent que notre tactique l'emporte effectivement sur le vieux réformisme. Et alors les meilleurs éléments révolutionnaires de la classe ouvrière, mécontents de la lenteur du développement qui sera sans doute plus lent en Grande Bretagne que dans d'autres pays, viendront à nous. La lenteur du développement est due au fait que la bourgeoisie anglaise peut offrir de meilleures conditions d'existence à l'aristocratie ouvrière, freinant par là même le mouvement révolutionnaire de Grande‑Bretagne. C'est pourquoi les camarades anglais doivent tendre non seulement à élever l'esprit révolutionnaire des masses, ce qu'ils font admirablement (le camarade Gallacher l'a démontré), mais aussi il créer un véritable parti politique de la classe ouvrière. Ni le camarade Gallacher, ni Sylvia Pankhurst, qui ont pris la parole ici, n'appartiennent encore au Parti communiste révolutionnaire. Une organisation prolétarienne aussi remarquable que les Shop Stewards n'adhère pas encore à un parti politique. Si vous vous organisez sur le plan politique, vous verrez que notre tactique est fondée sur une appréciation exacte du développement politique des dernières décennies et qu'un véritable parti révolutionnaire ne peut être créé que s'il absorbe tous les meilleurs éléments de la classe révolutionnaire et utilise la moindre possibilité pour lutter contre les chefs réactionnaires partout où ils se manifestent.

Si le Parti communiste anglais commence par agir révolutionnairement au sein du Labour Party et si les Henderson se voient contraints de l'exclure, ce sera une grande victoire du mouvement ouvrier communiste et révolutionnaire de Grande‑Bretagne.

  1. La commission nationale et coloniale fût constituée lors du congrès par les représentants de partis pour lesquels cette question était cruciale (France, Grande-Bretagne, Chine, Inde, Perse…). Elle débattit de thèses soumises par Lénine et adoptées par le congrès le 28 juillet. Cette commission avait été rendue nécessaire à cause de la faiblesse des acquis théoriques dont disposaient les P.C. pour guider leur activité en la matière – la II° Internationale s’étant toujours largement désintéressé de la question.
  2. « Ordre Nouveau », courant du P.S.I. dirigé par A. Gramsci.