La révolution étranglée

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J'ai malheureusement lu Les Conquérants avec un retard de dix-huit mois ou de deux ans. Le livre est consacré à la Révolution chinoise, c'est-à-dire au plus grand sujet de ces cinq dernières années. Un style dense et beau, l'œil précis d'un artiste, l'observation originale et hardie, tout confère au roman une importance exceptionnelle. Si j'en parle ici, ce n'est pas parce que le livre est plein de talent, bien que ce fait ne soit pas négligeable, mais parce qu'il offre une source d'enseignements politiques de la plus haute valeur. Viennent-ils de Malraux? Non, ils découlent du récit même, à l'insu de l'auteur, et témoignent contre lui, ce qui fait honneur à l'observateur et à l'artiste, mais non au révolutionnaire. Cependant, nous sommes en droit d'apprécier également Malraux de ce point de vue: en son nom personnel et surtout au nom de Garine, son second moi, l'auteur ne marchande pas ses jugements sur la révolution.

Le livre s'intitule roman. En fait, nous sommes en face de la chronique romancée de la Révolution chinoise dans sa première période, celle de Canton. La chronique n'est pas complète. La poigne sociale fait parfois défaut. En revanche, passent devant le lecteur, non seulement de lumineux épisodes de la révolution, mais encore des silhouettes nettement découpées qui se gravent dans la mémoire comme des symboles sociaux.

Par petites touches colorées, suivant la méthode des pointillistes, Malraux donne un inoubliable tableau de la grève générale, non pas certes comme elle est en bas, non comme on la fait, mais comme elle est aperçue d'en haut: les Européens n'ont pas leur déjeuner, les Européens étouffent de chaleur -les Chinois ont cessé de travailler aux cuisines et de faire fonctionner les ventilateurs. Ceci n'est pas un reproche à l'adresse de l'auteur: l'étranger-artiste n'aurait sans doute pas pu aborder son thème autrement. Mais on peut lui faire un autre grief qui, lui, est d'importance: il manque au livre une affinité naturelle entre l'écrivain, malgré tout ce qu'il sait et comprend, et son héroïne, la Révolution.

Les sympathies, d'ailleurs actives, de l'auteur pour la Chine insurgée sont indiscutables. Mais elles sont corrodées par les outrances de l'individualisme et du caprice esthétique. En lisant le livre avec une attention soutenue, on éprouve parfois un sentiment de dépit, lorsque dans le ton du récit, on perçoit une note d'ironie protectrice à l'égard des barbares capables d'enthousiasme. Que la Chine soit arriérée, que certaines de ses manifestations politiques aient un caractère primitif, personne n'exige qu'on le passe sous silence. Mais il faut une juste perspective qui mette tous les objets à leur place. Les événements chinois, sur le fond desquels se déroule le "roman" de Malraux, sont incomparablement plus importants, pour les destins futurs de la culture humaine, que le tapage vain et pitoyable des parlements européens et que les montagnes de produits littéraires des civilisations stagnantes. Malraux semble éprouver une certaine timidité à s'en rendre compte.

Dans le roman, il est des pages, belles par leur intensité, qui montrent comment la haine révolutionnaire naît du joug, de l'ignorance, de l'esclavage et se trempe comme l'acier. Ces pages auraient pu entrer dans l'Anthologie de la Révolution si Malraux avait abordé les masses populaires avec plus de liberté et de hardiesse, s'il n'avait pas introduit dans son étude une petite note de supériorité blasée, semblant s'excuser de sa liaison passagère avec l'insurrection du peuple chinois, aussi bien peut-être auprès de lui-même que des mandarins académiques en France et des trafiquants d'opium de l'esprit.

Borodine représente l'Internationale communiste et occupe le poste de conseiller près du gouvernement de Canton. Garine, le favori de l'auteur, est chargé de la propagande. Tout le travail se poursuit dans les cadres du Kuomintang. Borodine, Garine, le "général" russe Gallen, le Français Gérard, l'Allemand Klein constituent une originale bureaucratie de la révolution, s'élevant au-dessus du peuple insurgé et menant sa propre "politique révolutionnaire" au lieu de mener la politique de la révolution.

Les organisations locales du Kuomintang sont ainsi définies: "La réunion de quelques fanatiques, évidemment braves, de quelques richards qui cherchent la considération ou la sûreté, de nombreux étudiants, de coolies..." (cf. pp. 29 et 30). Non seulement les bourgeois entrent dans chaque organisation mais ils mènent complètement le parti. Les communistes relèvent du Kuomintang. On persuade aux ouvriers et aux paysans de n'accomplir aucun acte qui puisse rebuter les amis venus de la bourgeoisie. "Telles sont ces sociétés que nous contrôlons (plus ou moins d'ailleurs, ne vous y trompez pas)..." (cf. p. 29). Edifiant aveu! La bureaucratie de l'internationale communiste a essayé de "contrôler" la lutte de classe en Chine, comme l'internationale bancaire contrôle la vie économique des pays arriérés. Mais une révolution ne peut se commander. On peut seulement donner une expression politique à ses forces intérieures. Il faut savoir à laquelle de ces forces on liera son destin.

"Les coolies sont en train de découvrir qu'ils existent, simplement qu'ils existent" (cf. p. 31). C'est bien visé. Mais pour sentir qu'ils existent, les coolies, les ouvriers industriels et les paysans doivent renverser ceux qui les empêchent d'exister. La domination étrangère est indissolublement liée au joug intérieur. Les coolies doivent, non seulement chasser Baldwin ou Macdonald, mais renverser encore la classe dirigeante. L'un ne peut se réaliser sans l'autre. Ainsi, l'éveil de la personnalité humaine dans les masses de la Chine -qui dépassent dix fois la population de la France- se fond immédiatement dans la lave de la révolution sociale. Spectacle grandiose!

Mais ici Borodine entre en scène et déclare:

"Dans cette révolution, les ouvriers doivent faire le travail des coolies pour la bourgeoisie[1]". L'asservissement social dont il veut se libérer, le prolétaire le trouve transposé dans la sphère de la politique. A qui doit-on cette opération perfide? A la bureaucratie de l'lnternationale communiste. En essayant de "contrôler" le Kuomintang, elle aide, en fait, le bourgeois qui recherche "considération et sécurité" à s'asservir les coolies qui veulent exister.

Borodine qui, tout le temps, reste à l'arrière plan se caractérise dans le roman comme un "homme d'action" comme un "révolutionnaire professionnel", comme une incarnation vivante du bolchevisme sur le sol de la Chine. Rien n'est plus erroné! Voici la biographie politique de Borodine: en 1903 à dix-neuf ans, il émigre en Amérique; en 1918 il revient à Moscou où, grâce à sa connaissance de l'anglais, "il travaille à la liaison avec les partis étrangers"; il est arrêté en 1922 à Glasgow; ensuite, il est délégué en Chine en qualité de représentant de l'Internationale communiste. Ayant quitté la Russie avant la première révolution et y étant revenu après la troisième, Borodine apparaît comme un représentant accompli de cette bureaucratie de l'Etat et du parti, qui ne reconnut la révolution qu'après sa victoire. Quand il s'agit de jeunes gens, ce n'est quelquefois rien de plus qu'une question de chronologie. A l'égard d'hommes de quarante à cinquante ans, c'est déjà une caractéristique politique. Que Borodine se soit brillamment rallié à la révolution victorieuse en Russie, cela ne signifie pas le moins du monde qu'il soit appelé à assurer la victoire de la révolution en Chine. Les hommes de ce type s'assimilent sans peine les gestes et les intonations des "révolutionnaires professionnels". Nombre d'entre eux, par leur déguisement, trompent non seulement les autres mais eux-mêmes. Le plus souvent, l'inflexible audace du bolchevik se métamorphose chez eux en ce cynisme du fonctionnaire prêt à tout. Ah! avoir un mandat du comité central! Cette sauvegarde sacro-sainte, Borodine l'avait toujours dans sa poche.

Garine n'est pas un fonctionnaire, il est plus original que Borodine, et peut-être même plus près du type du révolutionnaire. Mais il est dépourvu de la formation indispensable: dilettante et vedette de passage, il s'embrouille désespérément dans les grands événements et cela se révèle à chaque instant. A l'égard des mots d'ordre de la Révolution chinoise, il se prononce ainsi: "...bavardage démocratique, droits du peuple, etc." (cf. p. 36). Cela a un timbre radical, mais c'est un faux radicalisme. Les mots d'ordre de la démocratie sont un bavardage exécrable dans la bouche de Poincaré, Herriot, Léon Blum, escamoteurs de la France et geôliers de l'Indochine, de l'Algérie et du Maroc. Mais lorsque les Chinois s'insurgent au nom des "droits du peuple", cela ressemble aussi peu à du bavardage que les mots d'ordre de la révolution française du XVIII° siècle. A Hong-Kong, les rapaces britanniques menaçaient, au temps de la grève, de rétablir les châtiments corporels. "Les droits de l'homme et du citoyen", cela signifiait à Hong-Kong le droit pour les Chinois de ne pas être fustigés par le fouet britannique. Dévoiler la pourriture démocratique des impérialistes, c'est servir la révolution; appeler bavardage les mots d'ordre de l'insurrection des opprimés, c'est aider involontairement les impérialistes.

Une bonne inoculation de marxisme aurait pu préserver l'auteur des fatales méprises de cet ordre. Mais Garine, en général, estime que la doctrine révolutionnaire est un "fatras doctrinal". Il est, voyez-vous, l'un de ceux pour qui la révolution n'est qu'un "état de choses déterminé". N'est-ce pas étonnant? Mais, c'est justement parce que la révolution est un "état de choses" -c'est-à-dire un stade du développement de la société conditionné par des causes objectives et soumis à des lois déterminées- qu'un esprit scientifique peut prévoir la direction générale du processus. Seule l'étude de l'anatomie de la société et de sa physiologie permet de réagir sur la marche des événements en se basant sur des prévisions scientifiques et non sur des conjectures de dilettante. Le révolutionnaire qui "méprise" la doctrine révolutionnaire ne vaut pas mieux que le guérisseur méprisant la doctrine médicale qu'il ignore ou que l'ingénieur récusant la technologie. Les hommes qui, sans le secours de la science essayent de rectifier cet "état de choses" qui a nom maladie s'appellent sorciers ou charlatans et sont poursuivis conformément aux lois. S'il avait existé un tribunal pour juger les sorciers de la révolution, il est probable que Borodine, comme ses inspirateurs moscovites, aurait été sévèrement condamné. Garine lui-même, je le crains, ne serait pas sorti indemne de l'affaire.

Deux figures s'opposent l'une à l'autre dans le roman, comme les deux pôles de la révolution nationale: le vieux Tcheng-Daï, autorité spirituelle de l'aile droite du Kuomintang -le prophète et le saint de la bourgeoisie, et Hong, chef juvénile des terroristes. Tous deux sont représentés avec une force très grande. Tcheng-Daï incarne la vieille culture chinoise traduite dans la langue de la culture européenne; sous ce vêtement raffiné, il "ennoblit" les intérêts de toutes les classes dirigeantes de la Chine. Certes, Tcheng-Daï veut la libération nationale, mais il redoute plus les masses que les impérialistes; la révolution, il la hait plus que le joug posé sur la nation. S'il marche au-devant d'elle, ce n'est que pour l'apaiser, la dompter, l'épuiser. Il mène la politique de la résistance sur deux fronts, contre l'impérialisme et contre la révolution, la politique de Gandhi dans l'Inde, la politique qu'en des périodes déterminées et selon telle ou telle forme la bourgeoisie mena sous toutes les longitudes et sous toutes les latitudes. La résistance passive naît de la tendance de la bourgeoisie à canaliser les mouvements des masses et à les confisquer.

Lorsque Garine dit que l'influence de Tcheng-Daï s'élève au-dessus de la politique, il n'y a plus qu'à hausser les épaules. La politique masquée du "juste", en Chine comme dans l'Inde, exprime, sous la forme sublime et abstraitement moralisante, les intérêts conservateurs des possédants. Le désintéressement personnel de Tcheng-Daï ne se trouve nullement en opposition avec sa fonction politique: les exploiteurs ont besoin de "justes" comme la hiérarchie ecclésiastique a besoin de saints.

Qui gravite autour de Tcheng-Daï? Le roman répond avec une précision méritoire: un monde "de vieux mandarins, contrebandiers d'opium ou photographes, de lettrés devenus marchands de vélos, d'avocats de la faculté de Paris, d'intellectuels de toute sorte" (cf. p. 125). Derrière eux se tient une bourgeoisie solide, liée à l'Angleterre et qui arme le général Tang contre la révolution. Dans l'attente de la victoire, Tang s'apprête à faire de Tcheng-Daï le chef du gouvernement. Tous deux, Tcheng-Daï et Tang, continuent néanmoins d'être membres du Kuomintang que servent Borodine et Garine.

Lorsque Tang fait attaquer la ville par ses armées et qu'il se prépare à égorger les révolutionnaires en commençant par Borodine et Garine, ses camarades de parti, ces derniers, avec l'aide de Hong, mobilisent et arment les sans-travail. Mais après la victoire remportée sur Tang, les chefs essaient de ne rien changer à ce qui existait auparavant. Ils ne peuvent rompre leur accord avec Tcheng-Daï parce qu'ils n'ont pas confiance dans les ouvriers, les coolies, les masses révolutionnaires. Ils sont eux-mêmes contaminés par les préjugés de Tcheng-Daï dont ils sont l'arme de choix.

Pour ne pas rebuter la bourgeoisie, il leur faut entrer en lutte avec Hong. Qui est-ce, et d'où sort-il? -"De la misère" (cf. p. 41). Il est de ceux qui font la révolution et non de ceux qui s'y rallient quand elle est victorieuse. Ayant abouti à l'idée qu'il lui faut tuer le gouverneur anglais de Hong-Kong, Hong ne se soucie que d'une chose: "Quand j'aurai été condamné à la peine capitale, il faudra dire aux jeunes gens de m'imiter" (cf. p. 40). A Hong, il faut donner un programme net: soulever les ouvriers, les souder, les armer et les opposer à Tcheng-Daï, comme à leur ennemi. Mais la bureaucratie de l'Internationale communiste cherche l'amitié de Tcheng-Daï, repousse Hong et l'exaspère. Hong tue banquiers et marchands, ceux-là mêmes qui "soutiennent le Kuomintang". Hong tue les missionnaires: "...Ceux qui enseignent aux hommes à supporter la misère doivent être punis, prêtres chrétiens ou autres..." (cf. p. 174). Si Hong ne trouve pas sa juste voie, c'est la faute de Borodine et de Garine, qui ont placé la révolution à la remorque des banquiers et des marchands. Hong reflète la masse qui déjà s'éveille, mais qui ne s'est pas encore frotté les yeux ni amolli les mains. Il essaye par le revolver et le poignard d'agir pour la masse que paralysent les agents de l'Internationale communiste. Telle est, sans fard, la vérité sur la Révolution chinoise.

Néanmoins, le gouvernement de Canton "oscille en s'efforçant de ne pas tomber de Garine et Borodine, qui tiennent police et syndicats, à Tcheng-Daï, qui ne tient rien du tout mais n'en existe pas moins" (cf. p. 7). Nous avons un tableau presque achevé du duumvirat. Les représentants de l'Internationale communiste ont pour eux les syndicats ouvriers de Canton, la police, l'école des Cadets de Wampoa, la sympathie des masses, l'aide de l'Union soviétique. Tcheng-Daï a une "autorité morale", c'est-à-dire le prestige des possédants mortellement affolés. Les amis de Tcheng-Daï siègent dans un gouvernement impuissant, bénévolement soutenu par les conciliateurs. Mais n'est-ce pas là le régime de la révolution de Février, le système de Kerensky et de sa bande, avec cette seule différence que le rôle des mencheviks est tenu par de pseudo-bolcheviks! Borodine ne s'en doute pas, parce qu'il est grimé en bolchevik et qu'il prend son maquillage au sérieux.

L'idée maîtresse de Garine et de Borodine est d'interdire aux bateaux chinois et étrangers faisant route vers le port de Canton de faire escale à Hong-Kong. Ces hommes qui se considèrent comme des révolutionnaires réalistes espèrent, par le blocus commercial, briser la domination anglaise dans la Chine méridionale. Mais ils n'estiment nullement qu'il soit nécessaire de renverser au préalable le gouvernement de la bourgeoisie de Canton qui ne fait qu'attendre l'heure de livrer la révolution à l'Angleterre. Non, Borodine et Garine frappent chaque jour à la porte du "gouvernement" et, chapeau bas, demandent que soit promulgué le décret sauveur. L'un des leurs rappelle à Garine qu'au fond ce gouvernement est un fantôme. Garine ne se trouble pas. "Fantôme ou non, réplique-t-il, qu'il marche, puisque nous avons besoin de lui." Ainsi le pope a besoin des reliques qu'il fabrique lui-même avec de la cire et du coton. Que se cache-t-il derrière cette politique qui épuise et avilit la révolution? La considération d'un révolutionnaire de la petite bourgeoisie pour un bourgeois d'un conservatisme solide. C'est ainsi que le plus rouge des extrémistes français est toujours prêt à tomber à genoux devant Poincaré.

Mais les masses de Canton ne sont peut-être pas encore mûres pour renverser le gouvernement de la bourgeoisie? De toute cette atmosphère il se dégage la conviction que, sans l'opposition de l'internationale communiste, le gouvernement fantôme aurait depuis longtemps été renversé sous la pression des masses. Admettons que les ouvriers cantonnais soient encore trop faibles pour établir leur propre pouvoir. Quel est, d'une façon générale, le point faible des masses? -Leur manque de préparation pour succéder aux exploiteurs. Dans ce cas, le premier devoir des révolutionnaires est d'aider les ouvriers à s'affranchir de la confiance servile. Néanmoins, l'œuvre accomplie par la bureaucratie de l'Internationale communiste a été diamétralement opposée. Elle a inculqué aux masses cette notion qu'il faut se soumettre à la bourgeoisie et elle a déclaré que les ennemis de la bourgeoisie étaient les siens.

Ne pas rebuter Tcheng-Daï! Mais si Tcheng-Daï s'éloigne quand même, ce qui est inévitable, cela ne signifiera pas que Garine et Borodine se seront délivrés de leur vassalité bénévole à l'égard de la bourgeoisie. Ils auront seulement choisi, comme nouvel objet de leur tour de passe-passe, Tchang Kaï-chek, fils de la même classe et frère cadet de Tcheng-Daï. Chef de l'Ecole militaire de Wampoa, que fondent les bolcheviks, Tchang Kaï-chek ne se borne pas à une opposition passive, il est prêt à recourir à la force sanglante, non sous sa forme plébéienne -celle des masses- mais sous une forme militaire et seulement dans les limites qui permettront à la bourgeoisie de conserver un pouvoir illimité sur l'armée. Borodine et Garine, en armant leurs ennemis, désarment et repoussent leurs amis. Ainsi préparent-ils la catastrophe.

Cependant, ne surestimons-nous pas l'influence de la bureaucratie révolutionnaire sur les événements? Non. Elle s'est montrée plus forte qu'elle-même ne le pensait, sinon pour le bien, du moins pour le mal. Les coolies qui ne font que commencer à exister politiquement ont besoin d'une direction hardie. Hong a besoin d'un programme hardi. La révolution a besoin de l'énergie des millions d'hommes qui s'éveillent. Mais Borodine et ses bureaucrates ont besoin de Tcheng-Daï et de Tchang Kaï-chek. Ils étouffent Hong et empêchent l'ouvrier de relever la tête. Dans quelques mois, ils étoufferont l'insurrection agraire pour ne pas rebuter toute la gradaille bourgeoise de l'armée. Leur force, c'est qu'ils représentent l'Octobre russe, le bolchevisme, l'Internationale communiste. Ayant usurpé l'autorité, le drapeau et les subsides de la plus grande des révolutions, la bureaucratie barre la voie à une autre révolution qui avait, elle aussi, toutes les chances d'être grande.

Le dialogue de Borodine et de Hong (cf. p. 181-182) est le plus effroyable réquisitoire contre Borodine et ses inspirateurs moscovites. Hong, comme toujours, est à la recherche d'actions décisives. Il exige le châtiment des bourgeois les plus en vue. Borodine trouve cette unique réplique: "Il ne faut pas toucher à ceux qui paient." "La révolution n'est pas si simple", dit Garine de son côté. "La révolution, c'est payer l'armée", tranche Borodine. Ces aphorismes contiennent tous les éléments du nœud dans lequel fut étranglée la Révolution chinoise. Borodine préservait la bourgeoisie qui, en récompense, faisait des versements pour la "révolution". L'argent allait à l'armée de Tchang Kaï-chek. L'armée de Tchang Kaï-chek extermina le prolétariat et liquida la révolution. Etait-ce vraiment impossible à prévoir? Et la chose n'a-t-elle pas été prévue en vérité? La bourgeoisie ne paye volontiers que l'armée qui la sert contre le peuple. L'armée de la révolution n'attend pas de gratification: elle fait payer. Cela s'appelle la dictature révolutionnaire. Hong intervient avec succès dans les réunions ouvrières et foudroie les "Russes" porteurs de la ruine de la révolution. Les voies de Hong lui-même ne mènent pas au but, mais il a raison contre Borodine. "Les chefs des Taï-Ping avaient-ils des conseillers russes? Et ceux des Boxers?" (cf. p. 189). Si la Révolution chinoise de 1924-1927 avait été livrée à elle-même, elle ne serait peut-être pas parvenue immédiatement à la victoire, mais elle n'aurait pas eu recours aux méthodes du hara-kiri, elle n'aurait pas connu de honteuses capitulations et aurait éduqué dés cadres révolutionnaires. Entre le duumvirat de Canton et celui de Petrograd, il y a cette différence tragique qu'en Chine il n'y eut pas, en fait, de bolchevisme: sous le nom de "trotskysme", il fut déclaré doctrine contre-révolutionnaire et fut persécuté par tous les moyens de la calomnie et de la répression. Où Kerensky n'avait pas réussi pendant les journées de juillet, Staline réussit en Chine dix ans plus tard.

Borodine et "tous les bolcheviks de sa génération -nous affirme Garine- ont été marqués par leur lutte contre les anarchistes". Cette remarque était nécessaire à l'auteur pour préparer le lecteur à la lutte de Borodine contre le groupe de Hong. Historiquement, elle est fausse: si l'anarchisme n'a pas pu dresser la tête en Russie, ce n'est pas parce que les bolcheviks ont lutté avec succès contre lui, c'est parce qu'ils avaient auparavant creusé le sol sous ses pas. L'anarchisme, s'il ne demeure pas entre les quatre murs de cafés intellectuels ou de rédactions de journaux, s'il pénètre plus profondément, traduit la psychologie du désespoir dans les masses et représente le châtiment politique des tromperies de la démocratie et des trahisons de l'opportunisme. La hardiesse du bolchevisme à poser les problèmes révolutionnaires et à enseigner leurs solutions n'a pas laissé de place au développement de l'anarchisme en Russie. Mais, si l'enquête historique de Malraux n'est pas exacte, son récit, en revanche, montre admirablement comment la politique opportuniste de Staline-Borodine a préparé le terrain au terrorisme anarchiste en Chine.

Poussé par la logique de cette politique, Borodine consent à prendre un décret contre les terroristes. Les solides révolutionnaires rejetés dans la voie de l'aventure par les crimes des dirigeants moscovites, la bourgeoisie de Canton nantie de la bénédiction de l'Internationale communiste les déclare hors la loi. Ils répondent par des actes de terrorisme contre les bureaucrates pseudo-révolutionnaires, protecteurs de la bourgeoisie qui paye. Borodine et Garine s'emparent des terroristes et les exterminent, défendant non plus les bourgeois mais leur propre tête. C'est ainsi que la politique des accommodements glisse fatalement au dernier degré de la félonie.

Le livre s'intitule Les Conquérants. Dans l'esprit de l'auteur, ce titre à double sens, où la révolution se farde d'impérialisme, se réfère aux bolcheviks russes ou plus exactement à une certaine fraction d'entre eux. Les Conquérants? Les masses chinoises se sont soulevées pour une insurrection révolutionnaire, sous l'influence indiscutable du coup d'Etat d'Octobre comme exemple et du bolchevisme comme drapeau. Mais les Conquérants n'ont rien conquis. Au contraire, ils ont tout livré à l'ennemi. Si la Révolution russe a provoqué la Révolution chinoise, les épigones russes l'ont étouffée. Malraux ne fait pas ces déductions. Il ne semble pas même y penser. Elles ne ressortent que plus clairement de son livre remarquable.

Prinkipo, 9 février 1931.

  1. Cf. Lettre de Tchen Dou-siou. La lutte de classe, n° 25-26, p. 676.