La faillite de la IIe internationale

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Avant propos

On entend parfois par faillite de l'Internationale simplement le côté formel de la chose, l'interruption des liaisons internationales entre les partis socialistes des pays belligérants, l'impossibilité de réunir ni une conférence internationale, ni le Bureau socialiste international[1], etc. C'est à ce point de vue que s'en tiennent certains socialistes de petits pays neutres, probablement même la plupart des partis officiels qui y existent, et aussi les opportunistes et leurs défenseurs. Dans la presse russe, M. VI. Kossovski a plaidé avec une franchise méritant une profonde reconnaissance la cause de cette position dans le n°8 du Bulletin d'information du Bund[2]. Notons que la rédaction du Bulletin n'a pas fait la moindre réserve pour marquer son désaccord avec l'auteur. On peut espérer que la défense du nationalisme par M. Kossovski, lequel en est arrivé à justifier les social-démocrates allemands qui ont voté les crédits de guerre, aidera bien des ouvriers à se convaincre définitivement du caractère nationaliste bourgeois du Bund.

Pour les ouvriers conscients, le socialisme est une conviction sérieuse, et non un masque commode servant à camoufler des opinions conciliatrices petites-bourgeoises et des tendances d'opposition nationaliste. La faillite de l'Internationale, pour eux, c'est le reniement révoltant par la plupart des partis social-démocrates officiels de leurs convictions, des déclarations les plus solennelles faites dans les discours aux congrès internationaux de Stuttgart et de Bâle, dans les résolutions de ces congrès[3], etc. Ceux-là seuls peuvent ne pas voir cette trahison qui ne veulent pasla voir, qui n'y ont pas intérêt. Pour formuler la chose d'une manière scientifique, c'est-à-dire du point de vue des rapports entre les classes de la société contemporaine, nous devons dire que la plupart des partis social-démocrates, avec à leur tête, en tout premier lieu, le plus grand et le plus influent des partis de la II° Internationale, le parti allemand, se sont rangés du côté de leur état-major général, de leur gouvernement, de leur bourgeoisie, contre le prolétariat. C'est là un événement d'une portée historique mondiale, et l'on ne saurait faire autrement que de l'analyser sous ses aspects les plus divers. Il est reconnu de longue date que les guerres, malgré toutes les horreurs et les calamités qu'elles entraînent, sont utiles dans une mesure plus ou moins grande en ce sens qu'elles dévoilent, dénoncent et détruisent implacablement, dans les institutions humaines, bien des éléments pourris, périmés et nécrosés.

La guerre européenne de 1914-1915 a commencé, elle aussi, à être d'une utilité indubitable pour l'humanité, car elle a montré à la classe avancée des pays civilisés qu'un hideux abcès purulent est près de crever dans ses partis, et qu'il se dégage on ne sait d'ou une insupportable puanteur cadavérique.

I

Les principaux partis socialistes d'Europe ont-ils effectivement renié leurs convictions et renoncé à leurs tâches ? C'est ce dont n'aiment parler, bien entendu, ni les traîtres eux-mêmes, ni ceux qui savent pertinemment - ou devinent confusément - qu'il leur faudra être en bonne amitié et en paix avec ces derniers. Mais, si désagréable que cela puisse paraître aux diverses "autorités" de la II° Internationale ou à leurs amis de fraction parmi les social-démocrates de Russie, nous devons regarder les choses en face, les appeler par leur nom, et dire aux ouvriers la vérité.

Existe-t-il des données concrètes permettant de savoir comment, avant la guerre actuelle et en prévision de celle-ci, les partis socialistes envisageaient leurs tâches et leur tactique ? Oui, incontestablement. C'est la résolution du Congrès socialiste international de Bâle de 1912, que nous reproduisons, avec la résolution du congrès social-démocrate allemand de Chemnitz de la même année[4], comme un rappel des "paroles oubliées" du socialisme. Dressant le bilan de l'abondante littérature de propagande et d'agitation de tous les pays contre la guerre, cette résolution constitue l'exposé le plus précis et le plus complet, le plus solennel et le plus catégorique des conceptions socialistes sur la guerre et la tactique à son égard. On ne saurait qualifier autrement que de trahison le simple fait qu'aucune des autorités de l'Internationale d'hier et du social-chauvinisme d'aujourd'hui, ni Hyndman, ni Guesde, ni Kautsky, ni Plékhanov, n'osent rappeler à leurs lecteurs cette résolution sur laquelle ils gardent un silence absolu ou dont ils ne citent (comme le fait Kautsky) que des passages secondaires, en laissant de côté tout l'essentiel. Les résolutions les plus "à gauche", archi-révolutionnaires même, et puis leur oubli le plus impudent ou leur reniement, voilà une des manifestations les plus frappantes de la faillite de l'Internationale et, en même temps, une des preuves les plus flagrantes du fait que seuls des gens dont la naïveté sans exemple confine au désir astucieux de perpétuer l'hypocrisie d'autrefois peuvent croire aujourd'hui à la possibilité d'"amender" le socialisme, d'en "redresser la ligne" en ne recourant qu'à des résolutions.

Hier encore, pour ainsi dire, lorsque Hyndman fit volte-face avant la guerre pour prendre la défense de l'impérialisme, tous les socialistes "respectables" le considéraient comme un hurluberlu qui s'était fourvoyé, et personne ne parlait de lui qu'avec dédain. Or aujourd'hui, les leaders social-démocrates les plus en vue de tous les pays se sont entièrement alignés sur la position de Hyndman, avec simplement des différences de nuances et de tempérament. Et nous ne sommes vraiment pas en mesure d'apprécier et de caractériser par une expression tant soit peu parlementaire le courage civique d'hommes tels que, par exemple, les collaborateurs du Naché Slovo[5], qui traitent "monsieur " Hyndman sur un ton méprisant, tandis qu'ils parlent du "camarade" Kautsky - ou se taisent à son sujet - d'un air respectueux (ou obséquieux ?). Est-il possible de concilier cette attitude avec le respect du socialisme et de ses convictions en général ? Si vous êtes convaincus de la nature pernicieuse et funeste du chauvinisme de Hyndman, ne convient-il pas de diriger les critiques et les attaques contre un défenseur plus influent et plus dangereux encore de ces conceptions, à savoir Kautsky ?

Les vues de Guesde ont été exposées ces derniers temps de la façon peut-être la plus détaillée par le guesdiste Charles Dumas, dans sa plaquette intitulée: La paix que nous voulons. Ce "chef de cabinet de Jules Guesde", qui signe ainsi la page de titre de la brochure, "cite"naturellement les déclarations antérieures des socialistes faites dans un esprit patriotique (de même que le social-chauvin allemand David rapporte des déclarations analogues dans sa dernière brochure sur la défense de la patrie), mais il ne mentionne pas le manifeste de Bâle. Plékhanov passe également sous silence ce manifeste, en présentant avec une suffisance extraordinaire des platitudes chauvines. Kautsky est semblable à Plékhanov : citant le manifeste de Bâle, il en omet tous les passages révolutionnaires (c'est-à-dire tout son contenu essentiel !), probablement sous prétexte des interdits de la censure. . . La police et les autorités militaires, dont la censure interdit de parler de la lutte des classes et de la révolution, viennent "très opportunément" en aide à ceux qui ont trahi le socialisme

Mais peut-être le manifeste de Bâle est-il un appel vide de contenu, sans teneur précise, ni historique, ni tactique, qui puisse le rattacher absolument à la guerre concrète d'aujourd'hui ?

Bien au contraire. La résolution de Bâle renferme moins de déclamations creuses que les autres, et bien plus de contenu concret. La résolution de Bâle parle précisément de cette guerre qui a éclaté, précisément de ces conflits impérialistes qui se sont déchaînés en 1914-1915. Les conflits entre l'Autriche et la Serbie au sujet des Balkans, entre l'Autriche et l'Italie au sujet de l'Albanie, etc., entre l'Angleterre et l'Allemagne au sujet des débouchés et des colonies en général, entre la Russie et la Turquie, etc., au sujet de l'Arménie et de Constantinople, voilà ce dont parle la résolution de Bâle, en prévision justement de la guerre actuelle. A propos, très précisément, de la guerre actuelle entre les "grandes puissances européennes", la résolution de Bâle déclare qu'on ne peut "couvrir" cette guerre "du moindre prétexte d'intérêt national" !

Et si aujourd'hui Plékhanov et Kautsky - nous prenons les deux socialistes autorisés les plus typiques et les plus proches de nous, dont l'un écrit en russe et l'autre est traduit en cette langue par les liquidateurs[6] cherchent à la guerre (avec l'aide d'Axelrod) diverses "justifications populaires" (ou, plus exactement, populacières, tirées de la presse à sensation de la bourgeoisie), s'ils se réfèrent, avec un air docte et une provision de fausses citations de Marx, aux "exemples", aux guerres de 1813 et de 1870 (Plékhanov) ou à celles de 1854-1871, 1876-1877, 1897 (Kautsky), seuls des gens n'ayant vraiment pas l'ombre de convictions socialistes, pas une goutte de conscience socialiste, peuvent prendre "au sérieux" de pareils arguments, peuvent ne pas les taxer de jésuitisme inouï, d'hypocrisie et de prostitution du socialisme ! Que la direction "Vorstand" du parti en Allemagne jette l'anathème sur la nouvelle revue de Mehring et de Rosa Luxemburg (Die Internationale [7]) pour avoir apprécié Kautsky à sa juste valeur; que Vandervelde, Plékhanov, Hyndman et consorts - aidés par la police de l'"Entente" traitent de même leurs adversaires, nous répondrons par la simple réimpression du manifeste de Bâle, qui dénonce cette volte-face de chefs pour laquelle il n'est point d'autre mot que celui de trahison.

La résolution de Bâle ne parle pas de la guerre nationale, de la guerre du peuple, dont on a vu des exemples en Europe et qui sont même typiques pour la période 1789-1871, ni de la guerre révolutionnaire que les social-démocrates n'ont jamais juré de ne pas faire; elle parle de la guerre actuelle, engagée sur le terrain de l'"impérialisme capitaliste" et des "intérêts dynastiques", sur le terrain de la "politique de conquête" des deux groupes de puissances belligérantes, du groupe austro-allemand comme du groupe anglo-franco-russe. Plékhanov, Kautsky et consorts trompent tout bonnement les ouvriers en reprenant le mensonge intéressé de la bourgeoisie de tous les pays, qui multiplie ses efforts pour présenter cette guerre de rapine impérialiste, coloniale, comme une guerre populaire, défensive (pour qui que ce soit), et en cherchant à la justifier par des exemples historiques relatifs à des guerres non impérialistes.

La question du caractère impérialiste, spoliateur, antiprolétarien de la guerre actuelle a depuis longtemps dépassé le stade d'un problème purement théorique. Ce n'est pas seulement sous l'angle théorique que l'impérialisme, dans ses traits principaux, est d'ores et déjà considéré comme la lutte de la bourgeoisie périclitante, caduque, pourrie, pour le partage du monde et l'asservissement des "petites" nations; ces conclusions n'ont pas seulement été reprises des milliers de fois par les innombrables publications socialistes de tous les pays; ce n'est pas seulement un porte-parole d'une nation "alliée" par rapport à notre pays, le français Delaisi, par exemple, dans sa brochure La guerre qui vient (1911!), qui a expliqué d'une manière populaire le caractère spoliateur de la guerre actuelle également pour ce qui est de la bourgeoisie française. Il y a plus encore. Les délégués des partis prolétariens de tous les pays ont unanimement et formellement exprimé, à Bâle, leur conviction inébranlable de l'imminence d'une guerre qui serait précisément d'un caractère impérialiste, et ils ont tiré de ce fait des conclusions tactiques. Aussi, doit-on, notamment, récuser sur-le-champ comme des sophismes tous les arguments suivant lesquels la distinction entre la tactique nationale et la tactique internationale n'a pas été suffisamment étudiée (voir la dernière interview d'Axelrod dans les n° 87 et 90 de Naché Slovo), etc., etc. C'est un sophisme, car l'étude scientifique détaillée de l'impérialisme est une chose; cette étude ne fait que commencer et elle est sans fin, de par sa nature, comme la science en général. Autre chose sont les principes de la tactique socialiste contre l'impérialisme capitaliste, exposés dans les millions d'exemplaires des journaux social-démocrates et dans les décisions de l'Internationale. Les partis socialistes ne sont pas des clubs de discussion, mais des organisations du prolétariat en lutte, et lorsque des bataillons sont passés à l'ennemi, il faut les flétrir et les proclamer traîtres, sans se laisser "prendre" aux discours hypocrites qui disent que "tout le monde" ne conçoit pas l'impérialisme "de la même façon"; que, par exemple, le chauvin Kautsky et le chauvin Cunow sont capables d'écrire là-dessus des volumes que la question "n'a pas été suffisamment débattue", etc., et ainsi de suite. Le capitalisme dans toutes les manifestations de son brigandage et dans les moindres ramifications de son développement historique et de ses particularités nationales ne sera jamais étudié jusqu'au bout; les savants (et les pédants surtout) ne cesseront jamais de controverser sur les détails particuliers. Il serait ridicule de renoncer "de ce fait" à la lutte socialiste contre le capitalisme, de ne pas vouloir s'opposer à ceux qui ont trahi cette lutte. Or, que nous proposent d'autre Kautsky, Cunow, Axelrod, etc ?

Car enfin, personne n'a même essayé d'analyser la résolution de Bâle aujourd'hui, depuis que la guerre a éclaté, et de démontrer qu'elle est erronée !

II

Mais peut-être les socialistes sincères se sont-ils prononcés pour la résolution de Bâle en supposant que la guerre créerait une situation révolutionnaire, et que les événements les ont démentis en montrant que la révolution s'est révélée impossible ?

C'est par ce sophisme que Cunow (dans sa brochure Faillite du Parti ? et dans une série d'articles) cherche à justifier son passage dans le camp de la bourgeoisie; et nous rencontrons ce genre d'"arguments", sous forme d'allusions, chez presque tous les social-chauvins, Kautsky en tête. L'espoir d'une révolution s'est révélé illusoire; or, il ne convient pas à un marxiste de défendre les illusions, c'est ainsi que raisonne Cunow. Ce faisant, ce disciple de Strouvé ne dit pas un mot des "illusions" de tous ceux qui ont signé le manifeste de Bâle; mais, par un procédé plein de noblesse, il s'efforce d'en rejeter la faute sur les hommes d'extrême-gauche, tels que Pannekoek et Radek !

Examinons quant au fond l'argument suivant lequel les auteurs du manifeste de Bâle avaient sincèrement supposé l'avènement de la révolution, mais se sont trouvés déçus dans leur attente par les événements. Le manifeste de Bâle dit

1) que la guerre engendrera une crise économique et politique;

2) que les ouvriers considéreront comme un crime de participer à la guerre, de "tirer les uns sur les autres pour le profit des capitalistes ou l'orgueil des dynasties, ou les combinaisons des traités secrets"; que la guerre suscite parmi les ouvriers "l'indignation et la colère";

3) que cette crise et cet état d'esprit des ouvriers doivent être utilisés par les socialistes pour "agiter les couches populaires" et "précipiter la chute de la domination capitaliste"

4) que les "gouvernements" - tous sans exception - ne peuvent déclencher la guerre "sans péril pour eux-mêmes";

5) que les gouvernements "ont peur" de la "révolution prolétarienne";

6) que les gouvernements "feraient bien de se rappeler" la Commune de Paris (c'est-à-dire la guerre civile), la révolution de 1905 en Russie, etc.

Autant d'idées parfaitement claires; elles ne contiennent pas la garantie que la révolution viendra; l'accent y est mis sur la caractéristique exacte des faits et des tendances. Quiconque, à propos de ces idées et raisonnements, déclare que l'avènement attendu de la révolution s'est révélé une illusion, fait preuve à l'égard de la révolution d'une attitude non pas marxiste mais strouviste[8], une attitude de policier et de renégat.

Pour un marxiste, il est hors de doute que la révolution est impossible sans une situation révolutionnaire, mais toute situation révolutionnaire n'aboutit pas à la révolution. Quels sont, d'une façon générale, les indices d'une situation révolutionnaire ? Nous sommes certains de ne pas nous tromper en indiquant les trois principaux indices que voici :

1) Impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée; crise du "sommet", crise de la politique de la classe dominante, et qui crée une fissure par laquelle le mécontentement et l'indignation des classes opprimées se fraient un chemin. Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas, habituellement, que "la base ne veuille plus" vivre comme auparavant, mais il importe encore que "le sommet ne le puisse plus".

2) Aggravation, plus qu'à l'ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées.

3) Accentuation marquée, pour les raisons indiquées plus haut, de l'activité des masses, qui se laissent tranquillement piller dans les périodes "pacifiques", mais qui, en période orageuse, sont poussées, tant par la crise dans son ensemble que par le "sommet" lui-même, vers une action historique indépendante.

Sans ces changements objectifs, indépendants de la volonté non seulement de tels ou tels groupes et partis, mais encore de telles ou telles classes, la révolution est, en règle générale, impossible. C'est l'ensemble de ces changements objectifs qui constitue une situation révolutionnaire. On a connu cette situation en 1905 en Russie et à toutes les époques de révolutions en Occident mais elle a existé aussi dans les années 60 du siècle dernier en Allemagne, de même qu'en 1859-1861 et 1879-1880 en Russie, bien qu'il n'y ait pas eu de révolutions à ces moments-là.

Pourquoi ? Parce que la révolution ne surgit pas de toute situation révolutionnaire, mais seulement dans le cas où, à tous les changements objectifs ci-dessus énumérés, vient s'ajouter un changement subjectif, à savoir : la capacité, en ce qui concerne la classe révolutionnaire, de mener des actions révolutionnaires de masse assez vigoureuses pour briser complètement (ou partiellement) l'ancien gouvernement, qui ne "tombera" jamais, même à l'époque des crises, si on ne le "fait choir".

Telle est la conception marxiste de la révolution, conception maintes et maintes fois développée et reconnue indiscutable par tous les marxistes et qui, pour nous autres Russes, a été confirmée avec un relief tout particulier par l'expérience de 1905. La question est de savoir ce que présumait à cet égard le manifeste de Bâle de 1912 et ce qui est advenu en 1914-1915.

On présumait une situation révolutionnaire, brièvement décrite par l'expression "crise économique et politique". Cette situation est-elle survenue ? Oui, sans nul doute. Le social-chauvin Lensch (qui assume la défense du chauvinisme avec plus de droiture, de franchise et de loyauté que les hypocrites Cunow, Kautsky, Plékhanov et consorts) s'est même exprime ainsi:

"Nous assistons à ce qu'on pourrait appeler une révolution" (page 6 de sa brochure : La social-démocratie allemande et la guerre, Berlin 1915). La crise politique est là : pas un des gouvernements n'est sûr du lendemain, pas un qui ne soit exposé à subir un krach financier, à être dépossédé de son territoire et expulsé de son pays (comme le gouvernement de Belgique s'est vu expulser du sien). Tous les gouvernements vivent sur un volcan; tous en appellent eux-mêmes à l'initiative et à l'héroïsme des masses. Le régime politique européen se trouve entièrement ébranlé, et nul ne s'avisera, à coup sûr, de nier que nous sommes entrés (et que nous entrons de plus en plus profondément - j'écris ces lignes le jour de la déclaration de guerre de l'Italie) dans une époque de grands ébranlements politiques. Si, deux mois après la déclaration de guerre (le 2 octobre 1914), Kautsky écrivait dans la Neue Zeit[9] que "jamais un gouvernement n'est aussi fort et jamais les partis ne sont aussi faibles qu'au début d'une guerre", ce n'était qu'un des exemples de la façon dont Kautsky falsifie la science historique pour complaire aux Südekum et autres opportunistes. Jamais le gouvernement n'a autant besoin de l'entente entre tous les partis des classes dominantes et de la soumission "pacifique" des classes opprimées a cette domination que pendant la guerre. Ceci, en premier lieu. En second lieu, Si "au début d'une guerre", surtout dans un pays qui attend une prompte victoire, le gouvernement parait omnipotent, personne n'a jamais et nulle part au monde associé l'attente d'une situation révolutionnaire exclusivement au "début" d'une guerre et, à plus forte raison, n a identifié l'"apparence" avec la réalité.

Que la guerre européenne serait plus dure que toutes les autres, tout le monde le savait, le voyait et le reconnaissait. L'expérience de la guerre le confirme toujours davantage. La guerre s'étend. Les assises politiques de l'Europe sont de plus en plus ébranlées. La détresse des masses est affreuse, et les efforts déployés par les gouvernements, la bourgeoisie et les opportunistes pour faire le silence autour de cette détresse échouent de plus en plus souvent. Les profits que certains groupes de capitalistes retirent de la guerre sont exorbitants, scandaleux. Les contradictions s'exacerbent au plus haut point. La sourde indignation des masses, l'aspiration confuse des couches opprimées et ignorantes à une bonne petite paix ("démocratique"), la "plèbe" qui commence à murmurer, - tout cela est un fait. Et plus la guerre se prolonge et s'aggrave, plus les gouvernements eux-mêmes développent et sont forcés de développer l'activité des masses, qu'ils appellent à une tension extraordinaire de leurs forces et à de nouveaux sacrifices. L'expérience de la guerre, comme aussi l'expérience de chaque crise dans l'histoire, de chaque grande calamité et de chaque tournant dans la vie de l'homme, abêtit et brise les uns, mais par contre instruit et aguerrit les autres, et, dans l'histoire mondiale, ces derniers, sauf quelques exemples isolés de décadence et de ruine de tel ou tel Etat, ont toujours été en fin de compte plus nombreux et plus forts que les premiers.

Non seulement la conclusion de la paix ne peut mettre fin "d'emblée" à toute cette détresse et à toute cette accentuation des contradictions, mais, au contraire, elle rendra sous bien des rapports cette détresse encore plus sensible et particulièrement évidente pour les masses les plus retardataires de la population.

En un mot, la situation révolutionnaire est un fait acquis dans la plupart des pays avancés et des grandes puissances d'Europe. A cet égard, la prévision du manifeste de Bâle s'est pleinement justifiée. Nier ouvertement ou non cette vérité, ou la taire, comme le font Cunow, Plékhanov, Kautsky et consorts, c'est proférer un mensonge monumental, c'est tromper la classe ouvrière et servir la bourgeoisie. Dans le Social-Démocrate [10] (n° 34, 40 et 41)[11] , nous avons cité des faits montrant que les hommes qui craignent la révolution, les prêtres-philistins chrétiens, les états-majors généraux, les journaux des millionnaires, sont obligés de constater des symptômes de la situation révolutionnaire en Europe.

Cette situation se maintiendra-t-elle encore longtemps et a quel point s'aggravera-t-elle ? Aboutira-t-elle à la révolution ? Nous l'ignorons, et nul ne peut le savoir. Seule l'expérience du progrès de l'état d'esprit révolutionnaire et du passage de la classe avancée, du prolétariat, â l'action révolutionnaire le prouvera. Il ne saurait être question en l'occurrence ni d'"illusions" en général, ni de leur effondrement, car aucun socialiste ne s'est jamais et nulle part porté garant que la révolution serait engendrée précisément par la guerre présente (et non par la prochaine), par la situation révolutionnaire actuelle (et non par celle de demain). Il s'agit ici du devoir le plus incontestable et le plus essentiel de tous les socialistes le devoir de révéler aux masses l'existence d'une situation révolutionnaire, d'en expliquer l'ampleur et la profondeur, d'éveiller la conscience et l'énergie révolutionnaires du prolétariat, de l'aider à passer à l'action révolutionnaire et à créer des organisations conformes à la situation révolutionnaire pour travailler dans ce sens.

Aucun socialiste responsable et influent n'a jamais osé mettre en doute ce devoir des partis socialistes; et le manifeste de Bâle, sans propager ni nourrir la moindre "illusion", parle précisément de ce devoir des socialistes : stimuler, "agiter" le peuple (et non l'endormir par le chauvinisme, comme le font Plékhanov, Axelrod, Kautsky), "utiliser" la crise pour "précipiter" la chute du capitalisme; s'inspirer des exemples de la Commune et d'octobre-décembre 1905. Ne pas accomplir ce devoir, voilà en quoi se traduit la trahison des partis actuels, leur mort politique, l'abdication de leur rôle, leur passage aux côtés de la bourgeoisie.

III

Mais comment a-t-il pu se faire que les représentants et les chefs les plus en vue de la II° Internationale aient trahi le socialisme ? Nous reviendrons en détail sur cette question, après avoir examiné au préalable les tentatives visant à justifier "théoriquement" cette trahison. Essayons de caractériser les principales positions du social-chauvinisme, dont Plékhanov (qui reprend surtout les arguments des chauvins anglo-français de Hyndman et de ses nouveaux partisans) et Kautsky (qui fait valoir des arguments beaucoup plus "subtils", incomparablement plus solides, en apparence, du point de vue théorique) peuvent être considérés comme les tenants.

La plus primitive de toutes, peut-être, est la théorie de l'"instigateur". Nous avons été attaqués, nous nous défendons : les intérêts du prolétariat exigent qu'une résistance soit opposée aux perturbateurs de la paix européenne. C'est répéter les déclarations de tous les gouvernements et les déclamations de toute la presse bourgeoise et vénale du monde. Même une platitude aussi rebattue, Plékhanov ne manque pas de l'enjoliver par une référence jésuitique, obligatoire chez cet auteur, à la "dialectique" sous prétexte de tenir compte de la situation concrète, il importe, selon lui, de découvrir avant tout l'instigateur et d'en faire justice en renvoyant tous les autres problèmes jusqu'au jour où la situation aura changé (voir la brochure de Plékhanov Sur la guerre, Paris 1914, et la reprise de ses raisonnements par Axelrod dans les n° 86 et 87 du Goloss[12]). Dans cette noble entreprise de substitution de la sophistique à la dialectique, Plékhanov a établi un record. Le sophiste s'empare arbitrairement d'un "argument" parmi tous les autres; or, déjà Hegel disait avec raison que l'on peut trouver des "arguments" pour appuyer n'importe quoi. La dialectique exige qu'un phénomène social soit étudié sous toutes ses faces, à travers son développement, et que l'apparence, l'aspect extérieur soit ramené aux forces motrices capitales, au développement des forces productives et à la lutte des classes. Plékhanov cueille une citation dans la presse social-démocrate allemande : les Allemands, eux-mêmes, dit-il, reconnaissaient avant la guerre que l'Autriche et l'Allemagne étaient les instigateurs, et pour lui la discussion est close. Plékhanov passe sous silence le fait que les socialistes russes ont maintes fois dénoncé les plans de conquête du tsarisme au sujet de la Galicie, de l'Arménie, etc. On ne voit pas chez lui la moindre tentative d'aborder l'histoire économique et diplomatique ne serait-ce que des trente dernières années; or, cette histoire montre de façon irréfutable que c'est précisément la mainmise sur les colonies, le pillage des terres d'autrui, l'évincement et la ruine d'un concurrent plus heureux qui ont été le pivot central de la politique des deux groupes de puissances actuellement en guerre[13].

Appliquée aux guerres, la thèse fondamentale de la dialectique, que Plékhanov déforme avec tant d'impudence pour complaire à la bourgeoisie, c'est que "la guerre est un simple prolongement de la politique par d'autres moyens" (plus précisément, par la violence). Telle est la formule de Clausewitz[14], l'un des plus grands historiens militaires, dont les idées furent fécondées par Hegel. Et tel a toujours été le point de vue de Marx et d'Engels, qui considéraient toute guerre comme le prolongement de la politique des puissances - et des diverses classes à l'intérieur de ces dernières - qui s'y trouvaient intéressées à un moment donné.

Le chauvinisme grossier de Plékhanov s'en tient exactement à la même position théorique que le chauvinisme plus subtil, conciliant et doucereux de Kautsky, lorsque ce dernier sanctifie le passage des socialistes de tous les pays aux côtés de "leurs" capitalistes par ce raisonnement.

"Tous ont le droit et le devoir de défendre leur patrie; l'internationalisme véritable consiste à reconnaître ce droit aux socialistes de toutes les nations, y compris les nations en guerre avec la mienne..." (voir la Neue Zeit, 2 octobre 1914, et autres écrits du même auteur).

Ce raisonnement invraisemblable est une caricature tellement vulgaire du socialisme que la meilleure réponse à y faire serait de commander une médaille à l'effigie de Guillaume Il et de Nicolas Il d'un côté, et de Plékhanov et de Kautsky de l'autre. L'internationalisme véritable, voyez-vous, consiste à justifier le fait que les ouvriers français tirent sur les ouvriers allemands et ces derniers sur les ouvriers français, au nom de la "défense de la patrie".

Mais si on examine de près les prémisses théoriques des raisonnements de Kautsky, on retrouve cette même conception qui a été raillée par Clausewitz il y a près de quatre-vingts ans avec le déclenchement de la guerre cessent les rapports politiques formés historiquement entre les peuples et les classes, et il se crée une situation absolument différente ! "Simplement" il y a des agresseurs et des agressés, on repousse "simplement" les "ennemis de la patrie"

L'oppression exercée sur bien des nations, qui constituent plus de la moitié de la population du globe, par les peuples des grandes puissances impérialistes, la concurrence entre les bourgeoisies de ces pays pour le partage du butin, les efforts déployés par le capital pour diviser et écraser le mouvement ouvrier, tout cela a disparu d'emblée du champ visuel de Plékhanov et de Kautsky, bien qu'ils aient eux-mêmes, avant la guerre, décrit durant des dizaines d'années précisément cette "politique".

Les fausses références à Marx et à Engels constituent, en l'espèce, l'argument "massue" des deux chefs de file du social-chauvinisme : Plékhanov évoque la guerre nationale de la Prusse en 1813 et de l'Allemagne en 1870; Kautsky démontre avec un air savantissime, que Marx étudiait la question du camp (c'est-à-dire de la bourgeoisie), dont le succès était le plus souhaitable dans les guerres de 1854-1855, 1859, 1870-1871, ce que les marxistes faisaient également dans les guerres de 1876-1877 et 1897. C'est le procédé de tous les sophistes de tous les temps : il consiste à prendre des exemples qui se rapportent manifestement à des cas dissemblables dans leur principe même. Les guerres antérieures qu'on nous donne en exemple ont été un "prolongement de la politique" suivie pendant de longues années par les mouvements nationaux bourgeois, mouvements contre le joug étranger imposé par une autre nation et contre l'absolutisme (turc et russe). Il ne pouvait alors être question que de savoir s'il fallait donner la préférence au succès de telle ou telle bourgeoisie; les marxistes pouvaient par avance appeler les peuples aux guerres de ce genre en attisant les haines nationales, comme l'a fait Marx en 1848 et plus tard pour la guerre contre la Russie, et comme Engels attisa en 1859 la haine nationale des Allemands contre leurs oppresseurs, Napoléon III et le tsarisme russe[15].

Comparer le "prolongement de la politique" de lutte contre la féodalité et l'absolutisme, de la politique de la bourgeoisie en voie d'affranchissement, au "prolongement de la politique" d'une bourgeoisie caduque - c'est-à-dire impérialiste, c'est-à-dire qui a pillé le monde entier - et réactionnaire qui, en alliance avec les féodaux, écrase le prolétariat, c'est comparer des mètres à des kilogrammes. Cela ressemble à la comparaison que l'on ferait des "représentants de la bourgeoisie" Robespierre, Garibaldi, Jéliabov, avec les "représentants de la bourgeoisie" Millerand, Salandra, Goutchkov. On ne peut être marxiste sans éprouver la plus profonde estime pour les grands révolutionnaires bourgeois, à qui l'histoire universelle avait conféré le droit de parler au nom des "patries" bourgeoises, et qui ont élevé des dizaines de millions d'hommes des nouvelles nations à la vie civilisée, dans la lutte contre le système féodal. Et l'on ne peut être marxiste sans vouer au mépris la sophistique de Plékhanov et de Kautsky, qui parlent de "défense de la patrie" à propos de l'étranglement de la Belgique par les impérialistes allemands ou à propos du marché conclu par les impérialistes anglais, français, russes et italiens pour le pillage de l'Autriche et de la Turquie.

Autre théorie "marxiste" du social-chauvinisme le socialisme se fonde sur le développement rapide du capitalisme; la victoire de mon pays y accélérera l'évolution du capitalisme et, par conséquent, l'avènement du socialisme; la défaite de mon pays retardera son essor économique et, par conséquent, l'avènement du socialisme. Cette doctrine strouviste est exposée chez nous par Plékhanov, chez les Allemands par Lensch et d'autres auteurs. Kautsky polémique contre cette théorie grossière, contre Lensch qui la défend ouvertement, contre Cunow qui la soutient sous le manteau, mais il polémique uniquement pour obtenir la réconciliation des social-chauvins de tous les pays en s'alignant sur une position chauvine plus subtile, plus jésuitique.

Nous n'avons pas à nous arrêter longuement à l'analyse de cette théorie grossière. Les Notes critiques de Strouvé ont paru en 1894, et, depuis vingt ans, les social-démocrates russes ont appris a connaître à fond cette "manière", dont usent les bourgeois russes cultivés pour faire passer leur conception et leurs desiderata sous le couvert d'un "marxisme" épuré de tout esprit révolutionnaire. Le strouvisme n'est pas seulement une tendance russe, mais aussi, comme en témoignent avec une évidence particulière les derniers événements, une tendance internationale des théoriciens de la bourgeoisie qui vise à tuer le marxisme "par la douceur", à l'embrasser pour mieux l'étouffer, en feignant de reconnaître "tous" les aspects et éléments "réellement scientifiques" du marxisme, sauf son côté "agitation", "démagogie", "utopie blanquiste". En d'autres termes : tirer du marxisme tout ce qui est acceptable pour la bourgeoisie libérale, jusques et y compris la lutte pour les réformes, jusques et y compris la lutte des classes (sans la dictature du prolétariat), jusques et y compris la reconnaissance "générale" des "idéaux socialistes" et la substitution au capitalisme d'un "régime nouveau", et rejeter "seulement", l'âme vivante du marxisme, "seulement" son esprit révolutionnaire.

Le marxisme est la théorie du mouvement libérateur du prolétariat. On conçoit donc que les ouvriers conscients doivent prêter une très grande attention au processus de substitution du strouvisme au marxisme. Les forces motrices de ce processus sont nombreuses et variées. Nous ne citerons que les trois principales.

1) Le progrès de la science fournit des matériaux de plus en plus abondants qui prouvent la justesse de la pensée de Marx. Force est donc de la combattre hypocritement, sans s'élever ouvertement contre les principes du marxisme, mais en faisant semblant de le reconnaître, en le vidant de son contenu par des sophismes, en faisant du marxisme une sainte "icône", inoffensive pour la bourgeoisie.

2) L'opportunisme qui s'étend au sein des partis social-démocrates soutient cette "révision" du marxisme, en l'adaptant de façon à pouvoir justifier toutes sortes de concessions opportunistes.

3) La période de l'impérialisme est celle du partage du monde entre les "grandes" nations privilégiées qui oppriment toutes les autres. Des miettes du butin provenant de ces privilèges et de cette oppression échoient, sans nul doute, à certaines couches de la petite bourgeoisie, ainsi qu'à l'aristocratie et à la bureaucratie de la classe ouvrière. Ces couches, qui sont une infime minorité du prolétariat et des masses laborieuses, sont attirées vers le "strouvisme" parce que ce dernier leur offre une justification de leur alliance avec "leur" bourgeoisie nationale contre les masses opprimées de toutes les nations.

Nous aurons à revenir sur ce point quand nous parlerons des causes de la faillite de l'Internationale.

IV

La théorie du social-chauvinisme la plus subtile, la plus habilement maquillée d'un semblant de science et d'internationalisme, est celle de l'"ultra-impérialisme" énoncée par Kautsky. Voici l'exposé le plus clair, le plus précis et le plus récent qu'on en ait fait, et que nous empruntons à l'auteur lui-même :

"La régression du mouvement protectionniste en Angleterre; l'abaissement des tarifs douaniers en Amérique; la tendance au désarmement; le déclin rapide, dans les dernières années ayant précédé la guerre, de l'exportation des capitaux de France et d'Allemagne; enfin, l'entrelacement international croissant des diverses cliques du capital financier, - tout cela m'a incité à me demander s'il ne serait pas possible que la politique impérialiste actuelle fût supplantée par une politique nouvelle, ultra-impérialiste, qui substituerait à la lutte entre les capitaux financiers nationaux l'exploitation de l'univers en commun par le capital financier uni à l'échelle internationale. Une telle phase nouvelle du capitalisme est en tout cas concevable. Est-elle réalisable ? Il n'existe pas encore de prémisses suffisantes pour trancher la question." (Neue Zeit, n° 5, 30 avril 1915, p. 144).

"... Le cours et l'issue de la guerre actuelle peuvent être à cet égard décisifs. La guerre peut écraser complètement les faibles germes de l'ultra-impérialisme en attisant au plus haut point la haine nationale également entre les capitalistes financiers, en intensifiant la course aux armements et rivalisant de vitesse, en rendant inévitable une deuxième guerre mondiale. La prévision que j'ai formulée dans ma brochure Le chemin du pouvoir se réalisera alors dans des proportions terribles, l'aggravation des contradictions de classe grandira rapidement de même que le dépérissement moral (Abwirtschaftung, littéralement déclin économique, faillite) du capitalisme. .." (A noter que par ce vocable recherché, Kautsky. entend purement et simplement l'"hostilité" envers le capitalisme de la part des "couches intermédiaires entre le prolétariat et le capital financier", à savoir "les intellectuels, les petits bourgeois, voire les petits capitalistes"). . . "Mais la guerre peut aussi finir autrement. Elle peut se terminer de façon telle que les faibles germes de l'ultra-impérialisme se trouvent renforcés. Ses enseignements (retenez ceci !) peuvent accélérer un développement qui se serait fait longuement attendre en temps de paix. Si l'on en arrive à une entente entre les nations, au désarmement, à une paix durable, les pires causes qui, avant la guerre, provoquaient dans des proportions croissantes le dépérissement moral du capitalisme, pourront disparaître". La phase nouvelle apportera naturellement de "nouvelles calamités", "peut-être pires encore", au prolétariat; mais, "pour un temps" l'"ultra-impérialisme" "pourrait créer une ère de nouvelles espérances et de nouvelles attentes dans le cadre du capitalisme" (p. 145).

Comment la justification du social-chauvinisme est-elle déduite de cette "théorie" ?

D'une façon assez étrange, pour un "théoricien". Voici comment :

Les social-démocrates de gauche d'Allemagne soutiennent que l'impérialisme et les guerres qu'il engendre ne sont pas l'effet du hasard, mais le produit inévitable du capitalisme qui a amené la domination du capital financier. Aussi est-il nécessaire de passer à la lutte révolutionnaire des masses, l'époque du développement relativement pacifique ayant fait son temps. Les social-démocrates "de droite" déclarent brutalement : du moment que l'impérialisme est "nécessaire" il faut que nous soyons impérialistes, nous aussi. Kautsky, qui tient le rôle du "centre", joue les conciliateurs :

"L'extrême-gauche", écrit-il dans sa brochure : l'Etat national, l'Etat impérialiste et l'union des Etats (Nuremberg 1915) veut "opposer" à l'inévitable impérialisme le socialisme, c'est-à-dire "non seulement la propagande du socialisme, que nous opposons depuis un demi-siècle à toutes les formes de la domination capitaliste, mais sa réalisation immédiate. Voilà qui semble très radical, mais cela ne peut que pousser tous ceux qui ne croient pas à la réalisation pratique immédiate du socialisme dans le camp de l'impérialisme" (p. 17, les mots soulignés le sont par nous).

Quand il parle de la réalisation immédiate du socialisme, Kautsky "réalise" une supercherie, en profitant de ce qu'en Allemagne, sous le régime de la censure militaire surtout, on ne peut parler d'action révolutionnaire. Kautsky sait parfaitement que les gauches exigent du Parti une propagande immédiate et la préparation d'actions révolutionnaires, et non point "la réalisation pratique immédiate du socialisme".

De la nécessité de l'impérialisme, les gauches tirent la nécessité des actions révolutionnaires. Kautsky se sert de la "théorie de l'ultra-impérialisme" pour justifier les opportunistes, pour présenter les choses de façon à faire croire qu'ils n'ont pas du tout rallié le camp de la bourgeoisie, mais que simplement ils "ne croient pas" au socialisme immédiat, pensant qu'une nouvelle "ère de désarmement et de paix durable "peut survenir". Cette "théorie" se réduit au fait, et à ce fait seulement, que Kautsky justifie par l'espoir en une nouvelle ère pacifique du capitalisme le ralliement des opportunistes et des partis social-démocrates officiels à la bourgeoisie et leur reniement de la tactique révolutionnaire (c'est-à-dire prolétarienne) au cours de la présente période orageuse, en dépit des déclarations solennelles de la résolution de Bâle !

Remarquez que Kautsky, loin de proclamer que la phase nouvelle découle et doit résulter de telles ou telles circonstances et conditions, déclare tout net : je ne puis même pas dire encore si cette nouvelle phase est ou non "réalisable". En effet, considérez les "tendances" à l'ère nouvelle qu'il a signalées. Il est frappant de constater que l'auteur classe au nombre des phénomènes économiques la "tendance au désarmement" ! C'est là se dérober aux faits indubitables, qui ne s'accordent nullement avec la théorie de l'atténuation des contradictions, pour se réfugier à l'ombre d'inoffensives parlotes et rêveries petites-bourgeoises. L'"ultra-impérialisme" de Kautsky - ce terme, soit dit en passant, n'exprime pas le moins du monde ce que veut dire l'auteur - signifierait une atténuation formidable des contradictions du capitalisme. "Régression du mouvement protectionniste en Angleterre et en Amérique" - nous dit-on. Y a-t-il là la moindre tendance à une ère nouvelle ? Le protectionnisme rigide de l'Amérique est affaibli, mais il subsiste, tout comme subsistent les privilèges, les tarifs préférentiels des colonies anglaises au profit de l'Angleterre. Rappelons-nous dans quelles conditions s'est effectué le passage de l'époque précédente, "pacifique", du capitalisme, à l'époque actuelle, impérialiste : la libre concurrence a cédé la place aux unions de capitalistes monopoleurs et le globe a été entièrement partagé. Il est clair que ces deux faits (et facteurs) sont d'une importance réellement mondiale : le commerce libre et la concurrence pacifique étaient possibles et nécessaires tant que le capital pouvait sans encombre étendre ses colonies et s'emparer en Afrique, etc., de terres inoccupées; au surplus, la concentration du capital était encore faible, et il n'y avait pas encore d'entreprises monopolistes, c'est-à-dire assez considérables pour dominer l'ensemble d'une branche d'industrie donnée. L'apparition et le développement de telles entreprises monopolistes (il est à présumer que ce processus ne s'est arrêté ni en Angleterre, ni en Amérique; Kautsky lui-même n'oserait probablement pas nier que la guerre l'a accéléré et accentué) rendent impossible l'ancienne libre concurrence et minent le terrain sous ses pas, tandis que le partage du globe oblige à passer de l'expansion pacifique à la lutte armée pour un nouveau partage des colonies et des sphères d'influence. Il est ridicule de penser que l'affaiblissement du protectionnisme dans deux pays puisse y changer quoi que ce soit.

Ensuite, la réduction des exportations de capitaux dans deux pays durant quelques années. Chacun de ces deux pays, la France et l'Allemagne, possédait à l'étranger, en 1912 par exemple, d'après les statistiques de Harms, un capital d'environ 35 milliards de marks (près de 17 milliards de roubles); et l'Angleterre, à elle seule, en comptait le double[16]. La croissance des exportations de capitaux n'a jamais été et ne pouvait être régulière en régime capitaliste. Que l'accumulation du capital se soit affaiblie ou que la capacité du marché intérieur ait été considérablement modifiée, par exemple, par une amélioration sensible de la situation des masses, Kautsky ne saurait le prétendre. Dans ces conditions, le fait que, dans deux pays, les exportations de capitaux ont baissé pendant quelques années ne permet pas de conclure à l'avènement d'une ère nouvelle.

"Entrelacement international croissant des diverses cliques du capital financier." C'est la seule tendance réellement générale et incontestable, non pas de quelques années ni de deux pays, mais du monde entier, de l'ensemble du capitalisme. Mais pourquoi doit-il en résulter une tendance au désarmement, et non aux armements, comme ce fut le cas jusqu'à présent ? Prenons n'importe quelle firme mondiale "de canons" (ou, plus généralement, produisant du matériel de guerre), par exemple Armstrong. Dernièrement, l'Economist anglais (du 1° mai 1915) annonçait que les bénéfices de cette firme étaient passés de 606 000 livres sterling (près de 6 millions de roubles) en 1905-1906 à 856 000 en 1913 et 940 000 (9 millions de roubles) en 1914. L'interpénétration du capital financier est très grande ici et ne fait que progresser; des capitalistes allemands "participent" aux affaires de la firme anglaise; des firmes anglaises construisent des sous-marins pour l'Autriche, etc. Le capital internationalement entrelacé réalise d'excellentes affaires grâce aux armements et aux guerres. Conclure, du fait que les divers capitaux nationaux sont groupes et enchevêtrés en un tout international unique, à une tendance économique au désarmement, c'est substituer les pieux souhaits petits-bourgeois sur l'atténuation des contradictions de classe à leur aggravation réelle.

V

Kautsky parle des "enseignements" de la guerre dans un esprit complètement philistin, en les présentant comme on ne sait quelle horreur morale devant les calamités de la guerre. Voici, par exemple, comment il raisonne dans la brochure intitulée L'Etat national, etc.

"Il n'est pas douteux et il n'est pas à démontrer qu'il existe des couches désirant très vivement la paix mondiale et le désarmement. Les intérêts qui attachent à l'impérialisme les petits bourgeois et les petits paysans, voire de nombreux capitalistes et intellectuels, ne l'emportent pas sur les dommages subis par ces couches à cause de la guerre et de la course aux armements" (p. 21).

Cela a été écrit en février 1915 ! Les faits montrent que toutes les classes possédantes, jusques et y compris les petits bourgeois et les "intellectuels", se sont ralliées en bloc aux impérialistes, mais Kautsky, tel l'homme sous un globe de verre[17], élude les faits avec un aplomb extraordinaire et des paroles doucereuses. Il juge des intérêts de la petite bourgeoisie, non pas d'après son comportement, mais d'après les propos de certains petits bourgeois, encore que ces propos soient a chaque instant démentis par leurs actes. C'est exactement comme si nous jugions des "intérêts" de la bourgeoisie en général, non pas d'après ses actes, mais d'après les discours débordants d'amour des prêtres bourgeois qui jurent leurs grands dieux que le régime actuel est imbu d'idéal chrétien. Kautsky applique le marxisme de telle sorte que tout le contenu s'en évapore et qu'il ne reste que le vocable "intérêt", compris dans on ne sait quelle acception surnaturelle, spiritualiste, car il n'y est pas question de vie économique réelle, mais de pieux souhaits sur le bien-être universel.

Le marxisme juge des "intérêts" sur la base des contradictions de classes et de la lutte des classes qui se manifestent au travers de millions de faits de la vie quotidienne. La petite bourgeoisie rêve d'une atténuation des contradictions et pérore à ce sujet en avançant cet "argument" que leur aggravation entraîne des "conséquencesnuisibles". L'impérialisme, c'est la subordination de toutes les couches des classes possédantes au capital financier et le partage du monde entre cinq ou six "grandes" puissances, dont la plupart participent aujourd'hui à la guerre. Le partage du monde entre les grandes puissances signifie que toutes leurs couches possédantes ont intérêt à la possession de colonies et de sphères d'influence, à l'oppression de nations étrangères, aux postes plus ou moins lucratifs et aux privilèges conférés par le fait d'appartenir à une "grande" puissance et à une nation oppressive[18].

Il est impossible de vivre à l'ancienne mode, dans l'ambiance relativement calme, policée et paisible d'un capitalisme évoluant sans à-coups et s'étendant progressivement à de nouveaux pays, car une autre époque est arrivée. Le capital financier évince et évincera un pays donné du nombre des grandes puissances, lui enlèvera ses colonies et ses sphères d'influence (ainsi que menace de le faire l'Allemagne qui est partie en guerre contre l'Angleterre); il enlèvera à la petite bourgeoisie les privilèges et les revenus subsidiaires dont elle profite du fait d'appartenir à une "grande puissance". C'est ce que la guerre est en train de démontrer. C'est à cela qu'a abouti effectivement l'exacerbation des contradictions reconnue depuis longtemps par tout le monde, y compris par Kautsky lui-même dans sa brochure Le chemin du pouvoir.

Et maintenant que la lutte armée pour les privilèges de grande puissance impérialiste est devenue un fait acquis, Kautsky entreprend d'exhorter les capitalistes et la petite bourgeoisie, disant que la guerre est une chose horrible, tandis que le désarmement est une bonne chose exactement de la même façon et exactement avec les mêmes résultats qu'un prêtre chrétien, du haut de sa chaire, veut persuader aux capitalistes que l'amour du prochain est un précepte de Dieu, une aspiration de l'âme et une loi morale de la civilisation. Ce que Kautsky appelle les tendances économiques à l'"ultra-impérialisme", c'est en fait une exhortation petite-bourgeoise appelant les financiers à ne pas faire le mal.

Exportation du capital ? Mais on exporte plus de capitaux dans les pays indépendants, par exemple aux Etats-Unis d'Amérique, que dans les colonies. Conquête de colonies ? Mais elles sont déjà toutes conquises, et presque toutes aspirent à l'affranchissement : "Elle (l'Inde) peut cesser d'être une possession anglaise, mais elle ne tombera jamais en tant qu'empire d'un seul tenant sous une autre domination étrangère" (p. 49 de la brochure citée). "Tout effort d'un Etat capitaliste industriel pour acquérir un empire colonial lui permettant de se rendre indépendant de l'étranger pour son approvisionnement en matières premières ne pourrait manquer d'unir contre lui tous les autres Etats capitalistes et de l'empêtrer dans d'interminables guerres épuisantes sans le rapprocher de son but. Cette politique serait la voie la plus sûre pour mener à la banqueroute toute la vie économique de l'Etat" (p. 72-73).

N'est-ce pas là une exhortation philistine invitant les financiers à renoncer à l'impérialisme ? Vouloir effrayer les capitalistes par le risque d'une faillite, c'est conseiller aux boursiers de ne pas jouer à la Bourse, car "beaucoup perdent ainsi toute leur fortune". Le capital gagne à la banqueroute du capitaliste concurrent et de la nation concurrente, en se concentrant encore davantage; aussi, plus est exacerbée et "serrée" la concurrence économique, c'est-à-dire la poussée économique vers la faillite, et plus forte est la tendance des capitalistes à y joindre la poussée militaire pour hâter la banqueroute du rival. Moins il reste de pays où l'on peut exporter le capital aussi avantageusement que dans les colonies et les Etats dépendants, tels que la Turquie, - car dans ces cas-là le financier prélève un bénéfice triple par rapport à l'exportation du capital dans un pays libre, indépendant et civilisé comme les Etats-Unis d'Amérique -, et plus acharnée est la lutte pour l'asservissement et le partage de la Turquie, de la Chine, etc. C'est ce que dit la théorie économique au sujet de l'époque du capital financier et de l'impérialisme. C'est ce que disent les faits. Or, Kautsky transforme tout cela en une plate "morale" philistine : pas la peine, dit-il, de trop s'échauffer, à plus forte raison de se faire la guerre pour le partage de la Turquie ou la conquête des Indes, car, "de toute façon, ce n'est pas pour longtemps", et puis il vaudrait mieux développer le capitalisme d'une manière pacifique... Naturellement, il vaudrait mieux développer le capitalisme et étendre le marché par une augmentation des salaires : c'est parfaitement "concevable", et exhorter les financiers dans ce sens est un thème tout indiqué pour le sermon d'un prêtre... Le bon Kautsky a presque réussi a convaincre et persuader les financiers allemands qu'il ne vaut pas la peine de guerroyer avec l'Angleterre pour les colonies, ces dernières devant de toute façon se libérer à très bref délai ! .

Les exportations et les importations de l'Angleterre à destination et en provenance de l'Egypte se sont développées de 1872 à 1912 plus faiblement que l'ensemble des exportations et importations de l'Angleterre. Moralité du "marxiste" Kautsky : "Nous n'avons aucune raison de supposer que, sans l'occupation militaire de l'Egypte, il (le commerce avec ce pays) se serait moins accru par le simple poids des facteurs économiques" (p. 72). Les "tendances du capital à l'expansion" "peuvent être mieux que tout favorisées par la démocratie pacifique, et non par les méthodes de violence de l'impérialisme" (p. 70).

Quelle analyse remarquablement sérieuse, scientifique, "marxiste" ! Kautsky a "corrigé" à merveille cette histoire déraisonnable; il a "démontré" que les Anglais n'avaient nullement besoin de prendre l'Egypte aux Français et que les financiers allemands n'avaient décidément pas intérêt à commencer la guerre, à organiser la campagne de Turquie et à recourir à d'autres mesures pour chasser les Anglais d'Egypte ! Tout cela n'est qu'un malentendu, sans plus ! Les Anglais, parait-il, n'ont pas encore saisi que "le mieux" serait de renoncer à faire violence à l'Egypte et de passer (en vue d'élargir les exportations de capitaux selon Kautsky !) à la "démocratie pacifique"...

"Naturellement, c'était une illusion des free-traders bourgeois que de croire que le libre-échange élimine totalement les antagonismes économiques engendrés par le capitalisme. Il en est tout aussi incapable que la démocratie. Mais nous avons tout intérêt à ce que ces contradictions soient surmontées par des formes de lutte imposant aux masses travailleuses le minimum de sacrifices et de souffrances" (73)...

Exaucez-nous, Seigneur ! Seigneur, ayez pitié de nous ! Qu'est-ce qu'un philistin ? - demandait Lassalle - et il répondait par l'apophtegme bien connu du poète [3]: "Le philistin est un boyau vide, rempli de peur et d'espoir que Dieu le prendra en pitié."

Kautsky a prostitué le marxisme et s'est transformé en un véritable prédicateur. Le prédicateur exhorte les capitalistes à passer à la démocratie pacifique - et on appelle cela de la dialectique. Si, au début, il y a eu le commerce libre, et ensuite les monopoles et l'impérialisme, pourquoi n'y aurait-il pas un "ultra-impérialisme" et, de nouveau, le commerce libre ? Le prêtre console les masses opprimées en dépeignant les bienfaits de cet "ultra-impérialisme", dont il se garde cependant bien de dire s'il est "réalisable" ! A ceux qui défendaient la religion par cet argument qu'elle console l'homme, Feuerbach indiquait avec raison le sens réactionnaire des consolations : quiconque, disait-il, console l'esclave au lieu de le pousser à se révolter contre l'esclavage ne fait qu'aider les esclavagistes.

Toutes les classes oppressives ont besoin, pour sauvegarder leur domination, de deux fonctions sociales : celle du bourreau et celle du prêtre. Le bourreau doit réprimer la protestation et la révolte des opprimés. Le prêtre doit consoler les opprimés, leur tracer les perspectives (il est particulièrement commode de le faire lorsqu'on ne garantit pas qu'elles soient "réalisables"...) d'un adoucissement des malheurs et des sacrifices avec le maintien de la domination de classe et, par là même, leur faire accepter cette domination, les détourner de l'action révolutionnaire, chercher à abattre leur état d'esprit révolutionnaire et à briser leur énergie révolutionnaire. Kautsky a fait du marxisme la théorie contre-révolutionnaire la plus répugnante et la plus stupide, le plus sordide des prêchi-prêcha.

En 1909, dans sa brochure Le chemin du pouvoir, il reconnaît l'aggravation - que personne n'a réfutée et qui est irréfutable - des contradictions du capitalisme, l'approche d'une époque de guerres et de révolutions, d'une nouvelle "période révolutionnaire". Il ne saurait y avoir, déclare-t-il, de révolution "prématurée", et il dénonce comme "une trahison pure et simple de notre cause" le refus d'escompter la possibilité de la victoire lors de l'insurrection, encore qu'on ne saurait, avant la lutte, nier aussi l'éventualité d'une défaite.

La guerre est venue. Les contradictions sont devenues encore plus aiguës. La détresse des masses a atteint des proportions gigantesques. La guerre traîne en longueur et continue à prendre de l'extension. Kautsky écrit brochure après brochure, suit docilement les injonctions du censeur, ne cite pas les données relatives au pillage des territoires et aux horreurs de la guerre, aux bénéfices scandaleux des fournisseurs de guerre, à la cherté de la vie, à l'"esclavage militaire" des ouvriers mobilisés; par contre, il console sans cesse le prolétariat - il le console par l'exemple des guerres où la bourgeoisie était révolutionnaire ou progressiste, où "Marx lui-même" souhaitait la victoire de telle ou telle bourgeoisie; il le console par des alignements et des colonnes de chiffres qui doivent démontrer la "possibilité" d'un capitalisme sans colonies et sans pillage, sans guerres ni armements, et prouver les avantages de la "démocratie pacifique". N'osant pas nier l'aggravation de la détresse des masses et l'avènement réel, sous nos yeux, d'une situation révolutionnaire (défense d'en parler ! la censure ne le permet pas...), Kautsky se prosterne devant la bourgeoisie et les opportunistes, en traçant la "perspective" (dont il ne garantit pas "qu'elle soit "réalisable") de formes de lutte, dans la phase nouvelle, où il y aura "moins de sacrifices et de souffrances". .. Franz Mehring et Rosa Luxemburg ont parfaitement raison de réagir en traitant Kautsky de prostituée (Mädchen für alle).

Au mois d'août 1905 il y avait en Russie une situation révolutionnaire. Le tsar avait promis la "Douma de Boulyguine" pour "consoler" les masses en effervescence[19]. Le régime du Parlement consultatif préconisé par Boulyguine pourrait être appelé "ultra-absolutisme", si l'on peut appeler "ultra-impérialisme" la renonciation des financiers aux armements et leur entente en faveur d'une "paix durable". Admettons un instant que, demain, une centaine des plus gros financiers du monde, dont les intérêts "s'interpénètrent" dans des centaines d'entreprises géantes, promettent aux peuples de s'affirmer pour le désarmement après la guerre (nous admettons un instant cette hypothèse uniquement pour examiner les conclusions politiques qui découlent de cette théorie bébête de Kautsky). Même alors, ce serait trahir formellement le prolétariat que de lui déconseiller l'action révolutionnaire, sans laquelle toutes les promesses, toutes les heureuses perspectives ne sont qu'un mirage.

La guerre a apporté à la classe des capitalistes non seulement des bénéfices fabuleux et de magnifiques perspectives de nouveaux pillages (Turquie, Chine, etc.), de nouvelles commandes se chiffrant par milliards, de nouveaux emprunts avec des taux d'intérêts majorés. Plus encore. Elle a apporté à la classe des capitalistes des avantages politiques bien supérieurs en divisant et en corrompant le prolétariat. Kautsky aide à cette corruption; il sanctifie cette division internationale des prolétaires en lutte, au nom de l'unité avec les opportunistes de "leur" nation, avec les Südekum ! Et il se trouve des gens qui ne comprennent pas que le mot d'ordre d'unité des vieux partis signifie l'"unité" du prolétariat national avec sa bourgeoisie nationale et la division du prolétariat des diverses nations...

VI

Les lignes qui précèdent étaient déjà écrites lorsque parut le numéro 9 de la Neue Zeit (du 28 mai), contenant le raisonnement final de Kautsky sur la "faillite de la social-démocratie" (paragraphe 7 de son objection à Cunow). Voici comment Kautsky lui-même a rassemblé et résumé tous les vieux sophismes et un nouveau sur la défense du social-chauvinisme :

"Il est tout simplement contraire à la vérité de dire que la guerre est purement impérialiste, qu'au moment où elle a éclaté se posait l'alternative : impérialisme ou socialisme, et que les partis socialistes et les masses prolétariennes d'Allemagne, de France et, à bien des égards, aussi d'Angleterre, se sont jetés sans réfléchir, sur la simple injonction d'une poignée de parlementaires, dans les bras de l'impérialisme, ont trahi le socialisme et provoque ainsi une faillite sans précédent dans toute l'histoire."

Nouveau sophisme et nouvelle mystification des ouvriers la guerre, s'il vous plaît, n'est pas "purement" impérialiste.

En ce qui concerne le caractère et la signification de la guerre actuelle, Kautsky a des hésitations vraiment surprenantes; ajoutons que ce digne chef de parti élude les déclarations précises et formelles des congrès de Bâle et de Chemnitz avec la prudence d'un voleur évitant de revenir sur le lieu de son dernier cambriolage. Dans sa brochure L'Etat national, etc., écrite en février 1915, Kautsky affirmait que la guerre "est tout de même, en dernière analyse, impérialiste"(p. 64). Maintenant, il apporte une nouvelle réserve elle n'est par purement impérialiste. Mais qu'est-elle donc alors ?

Il se trouve qu'elle est encore nationale ! Kautsky en arrive à cette énormité au moyen de cette pseudo-dialectique "plékhanoviste" :

"La guerre actuelle, dit-il, est le fruit non seulement de l'impérialisme, mais encore de la révolution russe."

Déjà en 1904 Kautsky, voyez-vous, avait prévu que la révolution russe régénérerait le panslavisme, sous une forme nouvelle, qu'une

"Russie démocratique devait inévitablement aviver les aspirations des slaves d'Autriche et de Turquie à réaliser leur indépendance nationale... La question polonaise, elle aussi, se posera alors avec acuité... Et l'Autriche se désagrégera, car l'effondrement du tsarisme brisera le cercle de fer qui réunit encore aujourd'hui les éléments divergents aspirant à se séparer" (Kautsky lui-même emprunte cette dernière citation à son article de 1904)... "La révolution russe... a donné une nouvelle et vigoureuse impulsion aux aspirations nationales de l'Orient, elle a ajouté aux problèmes européens les problèmes asiatiques. Tous ces problèmes, au cours de la guerre actuelle, se manifestent tumultueusement et prennent une valeur décisive pour l'état d'esprit des masses populaires, y compris les masses prolétariennes, alors que dans les classes dominantes ce sont les tendances impérialistes qui l'emportent" (p. 273, les mots soulignés le sont par nous).

Voilà un autre exemple de prostitution du marxisme ! Etant donné qu'une "Russie démocratique" aviverait les aspirations des nations de l'Est de l'Europe à la liberté (ce qui est incontestable), la guerre actuelle, qui n'affranchit pas une seule nation, mais en asservit plusieurs, quelle que soit son issue, n'est pas, de ce fait, une guerre "purement" impérialiste. Etant donné que l'"effondrement du tsarisme" signifierait la dislocation de l'Autriche en raison du caractère non démocratique de sa structure nationale, le tsarisme contre-révolutionnaire momentanément affermi, en pillant l'Autriche et en instaurant une oppression encore plus grande des nations de ce pays, a conféré de ce fait à la "guerre actuelle" un caractère qui n'est pas purement impérialiste, mais dans une certaine mesure national. Etant donné que les "classes dominantes" trompent les petits bourgeois obtus et les paysans opprimés avec des fables sur les buts nationaux de la guerre impérialiste, l'homme de science qui est une autorité en matière de "marxisme" et un représentant de la II° Internationale est en droit, de ce fait, de faire accepter aux masses cette mystification au moyen de la "formule" : les tendances des classes dominantes sont impérialistes, tandis que celles du "peuple" et des masses prolétariennes sont "nationales".

La dialectique devient la sophistique la plus infâme, la plus vile !

L'élément national dans la guerre actuelle est représenté seulement par la guerre de la Serbie contre l'Autriche (comme l'a, du reste, souligné la résolution de la conférence de Berne de notre Parti[20]). C'est seulement en Serbie et parmi les serbes qu'il existe un mouvement de libération nationale datant de longues années, embrassant des millions d'individus parmi les "masses populaires", et dont le "prolongement" est la guerre de la Serbie contre l'Autriche. Si cette guerre était isolée, c'est-à-dire si elle n'était pas liée à la guerre européenne générale, aux visées égoïstes et spoliatrices de l'Angleterre, de la Russie, etc., tous les socialistes seraient tenus de souhaiter le succès de la bourgeoisie serbe - c'est là la seule conclusion juste et absolument nécessaire que l'on doive tirer du facteur national dans la guerre actuelle. Mais le sophiste Kautsky, qui est présentement au service des bourgeois, des cléricaux et des généraux autrichiens, ne tire justement pas cette conclusion.

Poursuivons. La dialectique de Marx, dernier mot de la méthode évolutionniste scientifique, interdit justement l'examen isolé, c'est-à-dire unilatéral et déformé, de l'objet étudié. Le facteur national dans la guerre serbo-autrichienne n'a et ne peut avoir aucune importance sérieuse dans la guerre européenne générale. Si l'Allemagne triomphe, elle étouffera la Belgique, encore une partie de la Pologne, peut-être une partie de la France, etc. Si la Russie remporte la victoire, elle étouffera la Galicie, encore une partie de la Pologne, l'Arménie, etc. Si le résultat est "nul", l'ancienne oppression nationale demeurera. Pour la Serbie, c'est-à-dire pour environ un centième des participants à la guerre actuelle, celle-ci est le "prolongement de la politique" du mouvement de libération bourgeois. Pour 99 pour cent, la guerre est le prolongement de la politique de la bourgeoisie impérialiste, c'est-à-dire caduque, capable de dépraver des nations, mais non de les affranchir. L'Entente, en "libérant" la Serbie, vend les intérêts de la liberté serbe à l'impérialisme italien en échange de son appui dans le pillage de l'Autriche.

Tout cela, qui est de notoriété publique, a été déformé sans scrupule par Kautsky afin de justifier les opportunistes. Ni dans la nature ni dans la société, les phénomènes n'existent et ne peuvent exister à l'état "pur" : c'est précisément ce que nous enseigne la dialectique de Marx, selon laquelle la notion même de pureté comporte un caractère unilatéral et étroit, empêche la connaissance humaine d'atteindre l'objet pleinement, dans toute sa complexité. Il n'y a et il ne peut y avoir au monde de capitalisme à l'état pur", car celui-ci est toujours additionné d'éléments féodaux, petits-bourgeois, ou d'autre chose encore. C'est pourquoi rappeler que la guerre n'est pas "purement" impérialiste, alors que les impérialistes mystifient scandaleusement les "masses populaires" en camouflant notoirement leurs visées de brigandage pur et simple par une phraséologie "nationale", c'est être un pédant infiniment obtus, ou un manœuvrier et un tricheur. Tout se ramène au fait que Kautsky soutient la mystification du peuple par les impérialistes lorsqu'il dit que pour les "masses populaires, y compris les masses prolétariennes", les problèmes nationaux ont une "valeur décisive", alors que pour les classes dominantes, ce sont les "tendances impérialistes qui l'emportent"(p. 273), et lorsqu'il "corrobore" cette affirmation par une référence prétendument dialectique à la "réalité infiniment variée" (p. 274). Nul doute que la réalité ne soit infiniment variée, c'est la plus pure vérité ! Mais il n'est pas douteux non plus qu'au sein de cette infinie variété se dessinent deux courants fondamentaux et essentiels le contenu objectif de la guerre est le "prolongement de la politique" de l'impérialisme, c'est-à-dire du pillage des autres nations par la bourgeoisie déclinante des "grandes puissances" (et par les gouvernements de ces dernières); quant à l'idéologie "subjective" dominante, ce sont des phrases "nationales" propagées en vue de duper les masses.

Nous avons déjà examiné le vieux sophisme de Kautsky, auquel il revient sans cesse, et qui consiste à prétendre que, selon les social-démocrates "de gauche", l'alternative posée "au commencement de la guerre" était la suivante : impérialisme ou socialisme. Kautsky déforme cyniquement la vérité, car il sait parfaitement que les gauches ont posé une autre alternative ou bien le ralliement du parti au pillage et à la mystification impérialistes, ou bien la propagande et la préparation d'actions révolutionnaires. Kautsky sait également que seule la censure le protège contre la dénonciation par les "gauches" d'Allemagne de sa fable absurde qu'il répand par servilité à l'égard des Südekum.

En ce qui concerne les rapports entre les "masses prolétariennes" et la "poignée de parlementaires", Kautsky reprend une des objections les plus rebattues :

"Laissons de côté les allemands, pour ne pas plaider pro domo. Mais qui donc voudrait sérieusement affirmer que des hommes tels que Vaillant et Guesde, Hyndman et Plékhanov, auraient du jour au lendemain rallié le camp de l'impérialisme et trahi le socialisme? Laissons de côté les parlementaires et les "instances"... . (Kautsky fait manifestement allusion à la revue de Rosa Luxemburg et Franz Mehring l'internationale, où la politique des instances, c'est-à-dire des milieux officiels dirigeants du Parti social-démocrate allemand, de son Comité central (Vorstand), de son groupe parlementaire etc., est stigmatisée avec un mépris bien mérité)... Mais qui osera affirmer que 4 millions de prolétaires allemands conscients peuvent, sur la simple injonction d'une poignée de parlementaires, faire en 24 heures demi-tour à droite et prendre le contre-pied de leurs objectifs antérieurs ? Si cela était exact, cela témoignerait, certes, d'une terrible faillite non seulement de notre parti, mais aussi de la masse (souligné par Kautsky). Si cette masse était un troupeau de moutons à tel point dépourvus de caractère, il ne nous resterait plus qu'à nous laisser enterrer" (p. 274).

Avec toute sa compétence, Karl Kautsky s'est déjà enterré lui-même, du point de vue politique et scientifique, par sa conduite et par son choix de pitoyables subterfuges. Quiconque ne le comprend pas, ou tout au moins ne le sent pas, est perdu pour le socialisme; et c'est pourquoi Mehring, Rosa Luxemburg et leurs partisans ont pris le seul ton juste dans l'internationale, en traitant Kautsky et consorts comme les individus les plus méprisables.

Pensez donc : en ce qui concerne l'attitude à l'égard de la guerre, seule une "poignée de parlementaires" (ils ont voté en toute liberté, protégés par le règlement; ils pouvaient parfaitement voter contre; même en Russie, on n a été ni frappé, ni molesté, ni même arrêté pour autant), une poignée de fonctionnaires, de journalistes, etc., a pu se prononcer avec quelque liberté. (C'est-à-dire sans être immédiatement arrêtés et conduits à la caserne, sans courir le risque d'être immédiatement passés par les armes.) Aujourd'hui, Kautsky rejette noblement suries masses la trahison et la veulerie de cette couche sociale dont la liaison avec la tactique et l'idéologie de l'opportunisme a été soulignée des dizaines de fois par ce même Kautsky pendant des années ! La règle première et fondamentale de la recherche scientifique en général, et de la dialectique marxiste en particulier, est d'examiner la liaison entre la lutte actuelle des tendances au sein du socialisme - de la tendance qui dénonce à grands cris la trahison et sonne le tocsin à son sujet, et de celle qui ne voit pas la trahison - et la lutte qui s'est poursuivie antérieurement pendant des dizaines d'années. Kautsky n'en souffle mot, il ne veut même pas poser la question des tendances et des courants. Jusqu'ici les courants existaient, maintenant il n'y en a plus

Il n'y a plus, maintenant, que des noms sonores d'"autorités", dont font toujours parade les âmes serviles. Il est particulièrement commode, en l'occurrence, de s'en rapporter l'un à l'autre et de s'entendre comme larrons en foire pour excuser ses "peccadilles". Est-ce là de l'opportunisme, voyons, quand... Guesde, Plékhanov, Kautsky ! s'exclamait L. Martov dans son exposé à Berne (voir le n° 36 du Social-Démocrate [21]). Il faut, écrivait Axelrod (Goloss, n° 86 et 87) être plus prudent quand on accuse d'opportunisme des hommes tels que Guesde. Je ne vais pas me défendre, mais... Vaillant et Guesde, Hyndman et Plékhanov ! reprend à Berlin Kautsky. Le coucou fait l'éloge du coq, parce que celui-ci fait l'éloge du coucou.

Emporté par son zèle de valet, Kautsky en est arrivé, dans ses écrits, à baiser la main de Hyndman lui-même, en le présentant comme rallié seulement de la veille à l'impérialisme. Or, dans cette même Neue Zeit et dans des dizaines de journaux social-démocrates du monde entier on avait déjà dénoncé, des années durant, l'impérialisme de Hyndman ! Si Kautsky s'était intéressé honnêtement à la biographie politique des personnes qu'il nomme, il aurait dû faire appel a sa mémoire et se demander si cette biographie ne renfermait pas d'indices et d'événements qui avaient, non pas "en un seul jour", mais en une dizaine d'années, préparé leur passage à l'impérialisme; Si Vaillant n'était pas prisonnier des jauressistes et Plékhanov des mencheviks et des liquidateurs; Si la tendance de Guesde n'agonisait pas au vu et au su de tous dans la revue guesdiste le Socialisme, notoirement sans vie et sans talent, incapable de prendre une position indépendante sur aucune question d'importance; Si Kautsky n'avait pas manifesté (ajoutons cela pour ceux qui le mettent lui aussi - avec juste raison - aux côtés de Hyndman et de Plékhanov) un manque de caractère dans la question du millerandisme au début de la lutte contre la tendance de Bernstein, etc.

Mais on n'aperçoit pas le moindre intérêt pour l'analyse scientifique de la biographie des chefs en question. On ne voit pas non plus de tentative d'examiner si ces chefs se défendent maintenant par leurs propres arguments ou en répétant les arguments des opportunistes et des bourgeois. L'importance politique acquise par les actes de ces chefs tient-elle à une influence particulière de ces derniers ou au fait qu'ils se sont ralliés à un courant étranger au socialisme, réellement "influent" et appuyé par l'organisation militaire, à savoir le courant bourgeois ? Kautsky n'a même pas amorcé l'étude de la question; il ne s'est préoccupé que de jeter de la poudre aux yeux des masses, de les assourdir par le fracas de noms de personnages faisant autorité, de les empêcher de poser nettement la question controversée, et de l'analyser sous tous ses aspects[22].

"Une masse de quatre millions de personnes, sur la simple injonction d'un poignée de parlementaires, a fait demi-tour à droite..."

Chacun de ces mots est une contre-vérité. L'organisation du parti, chez les allemands, comptait non pas quatre, mais un million d'adhérents, et la volonté commune de cette organisation des masses (comme de toute organisation) était exprimée seulement par son centre politique unique, par la "poignée" qui a trahi le socialisme. Cette poignée a été consultée, invitée à voter; elle a pu voter, écrire des articles, etc. Quant aux masses, elles n'ont pas été consultées. Non seulement on ne leur a pas permis de voter, mais on les a divisées et talonnées, "sur l'injonction" non pas d'une poignée de parlementaires, mais des autorités militaires. L'organisation militaire était là chez elle, pas de trahison de chefs, elle appelait la "masse" un par un, en posant cet ultimatum : ou tu iras à l'armée (sur le conseil de tes chefs), ou tu seras fusillé. La masse ne pouvait agir de façon organisée, puisque son organisation à elle, qui existait déjà, incarnée dans la "poignée" des Legien, Kautsky, Scheidemann, avait trahi la masse, et que pour créer une organisation nouvelle, il faut du temps, il faut avoir la résolution de jeter à la poubelle la vieille organisation pourrie, périmée.

Kautsky s'efforce de battre ses adversaires, les gauches, en leur attribuant cette position absurde : "en réponse" à la guerre, les "masses" devaient "en 24 heures" faire la révolution et instaurer le "socialisme" contre l'impérialisme, sinon les "masses" auraient été coupables de "veulerie et de trahison". Mais c'est tout simplement une sottise, par laquelle les auteurs de méchants libelles bourgeois et policiers "écrasaient" jusqu'à présent les révolutionnaires, et dont Kautsky fait maintenant parade à son tour. Les adversaires de gauche de Kautsky savent parfaitement qu'on ne peut "faire" la révolution, que les révolutions naissent des crises et des tournants historiques objectivement mûris (indépendamment de la volonté des partis et des classes); que sans organisation les masses sont privées de volonté commune; que la lutte contre l'organisation militaire puissante, terroriste, des Etats centralisés est chose difficile et de longue haleine. Les masses ne pouvaient rien faire devant la trahison de leurs chefs au moment critique; tandis que les "poignées" de ces chefs pouvaient parfaitement et devaient voter contre les crédits, se prononcer contre la "paix civile" et la justification de la guerre, se déclarer pour la défaite de leurs gouvernements, créer un appareil international pour préconiser la fraternisation dans les tranchées, organiser une presse illégale[23] préconisant la nécessité de passer aux actions révolutionnaires, etc.

Kautsky sait parfaitement que les "gauches" d'Allemagne pensent précisément à ces actions-là ou plutôt à des actions semblables, et qu'ils ne peuvent en parler franchement, ouvertement, du fait de la censure militaire. Le désir de défendre coûte que coûte les opportunistes conduit Kautsky à une ignominie sans exemple lorsque, s'abritant derrière les censeurs militaires, il attribue aux gauches une sottise manifeste, dans sa certitude que les censeurs lui éviteront d'être démasqué.

VII

La question scientifique et politique capitale que Kautsky élude délibérément par toutes sortes de stratagèmes, procurant ainsi un immense plaisir aux opportunistes, est de savoir comment les représentants les plus en vue de la IIe Internationale ont pu trahir le socialisme.

Ce qui nous intéresse ici, ce n'est évidemment pas la biographie de telles ou telles personnalités. Leurs futurs biographes devront examiner le problème également sous cet angle, mais le mouvement socialiste s'intéresse aujourd'hui à tout autre chose, à l'étude de l'origine historique, des conditions, de l'importance et de la force du courant social-chauvin. 1) D'où provient le social-chauvinisme ? 2) Qu'est-ce qui lui a donné sa force ? 3) Comment le combattre ? Seule cette façon de poser le problème est sérieuse, tandis que le recours aux arguments "de personnes" n'est en pratique qu'une simple échappatoire, une ruse de sophiste.

Pour répondre à la première question il faut voir, premièrement, si le contenu idéologique et politique du social-chauvinisme n'est pas en liaison avec quelque ancien courant du socialisme. Deuxièmement, quel est le rapport, quant aux divisions politiques réelles, entre la division présente des socialistes en adversaires et défenseurs du social-chauvinisme et les délimitations anciennes, historiquement antérieures ?

Par social-chauvinisme nous entendons la reconnaissance de l'idée de la défense de la patrie dans la guerre impérialiste actuelle, la justification de l'alliance des socialistes avec la bourgeoisie et les gouvernements de "leurs" pays respectifs dans cette guerre, le refus de préconiser et de soutenir les actions révolutionnaires prolétariennes contre "leur" bourgeoisie, etc. Il est tout à fait évident que le contenu idéologique et politique essentiel du social-chauvinisme concorde entièrement avec les principes de l'opportunisme. C'est un seul et même courant. L'opportunisme, placé dans le cadre de la guerre de 1914-1915, engendre le social-chauvinisme. Le principal, dans l'opportunisme, c'est l'idée de la collaboration des classes. La guerre pousse cette idée à son terme logique en adjoignant à ses facteurs et stimulants coutumiers toute une série de facteurs et stimulants exceptionnels, en obligeant, au moyen de menaces et de violences particulières, la masse amorphe et divisée à collaborer avec la bourgeoisie : cela élargit naturellement le cercle des partisans de l'opportunisme et explique pleinement le passage à ce camp de bien des radicaux d'hier.

L'opportunisme consiste à sacrifier les intérêts fondamentaux de la masse des hommes aux intérêts temporaires d'une infime minorité d'entre eux, ou, en d'autres termes, l'alliance d'une partie des ouvriers avec la bourgeoisie contre la masse du prolétariat. La guerre rend cette alliance particulièrement manifeste et forcée. L'opportunisme a été engendré pendant des dizaines d'années par les particularités de l'époque du développement du capitalisme où l'existence relativement pacifique et aisée d'une couche d'ouvriers privilégiés les "embourgeoisait", leur donnait des bribes des bénéfices du capital national, leur épargnait la détresse, les souffrances, et les détournait des tendances révolutionnaires de la masse vouée à la ruine et à la misère. La guerre impérialiste est le prolongement direct et le couronnement de cet état de choses, car c'est une guerre pour les privilèges des nations impérialistes, pour un nouveau partage entre elles des colonies, pour leur domination sur les autres nations. Sauvegarder et consolider leur situation privilégiée de "couche supérieure", de petite bourgeoisie ou d'aristocratie (et de bureaucratie) de la classe ouvrière, tel est le prolongement naturel en temps de guerre des espoirs opportunistes petits-bourgeois et de la tactique correspondante, telle est la base économique du social-impérialisme d'aujourd'hui[24]. Et, bien entendu, la force de l'habitude, la routine d'une évolution relativement "pacifique", les préjugés nationaux, la peur des brusques changements et l'incrédulité à leur égard, tout cela a joué le rôle de circonstances complémentaires qui ont renforcé l'opportunisme aussi bien que la conciliation hypocrite et lâche avec lui, soit-disant pour un temps seulement, soit-disant seulement pour des causes et des motifs particuliers. La guerre a modifié l'aspect de l'opportunisme qui avait été cultivé durant des dizaines d'années; elle l'a porté à un degré supérieur, a augmenté le nombre et la variété de ses nuances, multiplié les rangs de ses partisans, enrichi leur argumentation d'une foule de nouveaux sophismes; elle a fondu pour ainsi dire quantité de nouveaux ruisseaux et filets avec le courant principal de l'opportunisme, mais ce courant principal n'a pas disparu. Au contraire.

Le social-chauvinisme, c'est l'opportunisme mûri au point que cet abcès bourgeois ne peut plus continuer à subsister comme autrefois au sein des partis socialistes.

Les gens qui ne veulent pas voir la liaison extrêmement étroite et indissoluble du social-chauvinisme avec l'opportunisme se saisissent de faits et de "cas" isolés pour avancer que tel opportuniste est devenu internationaliste, et que tel radical est devenu chauvin. Mais c'est là un argument qui n'a vraiment rien de sérieux quand on discute du développement de courants. Premièrement, le chauvinisme et l'opportunisme ont la même base économique dans le mouvement ouvrier : l'alliance de couches supérieures, peu nombreuses, du prolétariat et de la petite bourgeoisie, qui bénéficient des miettes que leur laissent les privilèges de "leur" capital national, contre la masse des prolétaires, la masse des travailleurs et des opprimés en général. Deuxièmement, le contenu idéologique et politique des deux courants est le même. Troisièmement, l'ancienne division des socialistes en un courant opportuniste et un courant révolutionnaire, qui caractérisait l'époque de la II° Internationale (1889-1914), correspond dans l'ensemble à la nouvelle division en chauvins et internationalistes.

Pour se convaincre de la justesse de cette dernière thèse, il faut se rappeler cette règle que la science sociale (comme aussi la science en général) s'occupe de phénomènes de masse, et non de faits isolés. Prenez dix pays européens : l'Allemagne, l'Angleterre, la Russie, l'Italie, la Hollande, la Suède, la Bulgarie, la Suisse, la France et la Belgique. Dans les huit premiers, la nouvelle division des socialistes (selon qu'ils sont internationalistes ou non) correspond à l'ancienne (selon qu'ils sont opportunistes ou non) : en Allemagne. la revue Sozialistische Monatshefte [25](Cahiers Socialistes mensuels), citadelle de l'opportunisme, est devenue la citadelle du chauvinisme. Les idées de l'internationalisme sont soutenues par l'extrême-gauche. En Angleterre, le Parti socialiste britannique[26] compte près de 3/7 d'internationalistes (66 voix pour la résolution internationaliste contre 84, d'après les dernières évaluations), tandis que le bloc des opportunistes (Labour Party-Fabiens[27]-Independent Labour Party[28]) compte moins de 1/7 d'internationalistes[29]. En Russie, la revue liquidatrice Nacha Zaria[30], noyau principal des opportunistes, est devenue le noyau principal des chauvins. Plékhanov avec Alexinsky font plus de bruit, mais nous savons, ne serait-ce que par l'expérience des cinq années 1910-1914, qu'ils sont incapables de faire une propagande méthodique parmi les masses en Russie. Le principal noyau des internationalistes en Russie est constitué par le "pravdisme" et la Fraction ouvrière social-démocrate de Russie, en tant que représentant des ouvriers d'avant-garde qui reconstituèrent le Parti en janvier 1912[31].

En Italie, le parti de Bissolati et consorts, purement opportuniste, est devenu chauvin. L'internationalisme est représenté par le parti ouvrier. Les masses ouvrières sont pour ce parti; les opportunistes, les parlementaires, les petits bourgeois sont pour le chauvinisme. On a pu en Italie, pendant plusieurs mois, arrêter son choix librement, et ce choix s'est fait non pas au hasard, mais suivant la différence entre la situation sociale de la masse des prolétaires et celle des couches petites-bourgeoises.

En Hollande, le parti opportuniste de Troelstra s'accorde avec le chauvinisme en général (il ne faut pas se laisser induire en erreur par le fait qu'en Hollande les petits bourgeois, ainsi que les grands, haïssent particulièrement l'Allemagne, toute prête à les "avaler"). Les internationalistes conséquents, sincères, ardents, convaincus, ont été fournis par le parti marxiste, Gorter et Pannekoek en tête. En Suède, le leader opportuniste Branting s'indigne qu'on puisse accuser les socialistes allemands de trahison, tandis que le chef des gauches Hoeglund déclare que c'est précisément le point de vue de nombre de ses partisans (voir le Social-Démocrate n° 36). En Bulgarie, les adversaires de l'opportunisme, les tesniaki[32], accusent dans leur organe (le Novo Vreme) les social-démocrates allemands d'avoir "commis des vilenies". En Suisse, les partisans de l'opportuniste Greulich sont enclins à justifier les social-démocrates allemands (voir leur organe Le Droit du peuple de Zürich), tandis que les partisans de R. Grimm, qui est beaucoup plus radical, ont fait du journal de Berne (la Berner Tagwacht) l'organe des gauches allemands. Deux pays seulement sur dix, la France et la Belgique, font exception; mais là encore nous remarquons, à proprement parler, non point l'absence d'internationalistes, mais la faiblesse et l'abattement extrêmes (en partie pour des raisons parfaitement compréhensibles) de ces derniers; n'oublions pas que Vaillant lui-même a reconnu dans l'Humanité avoir reçu de ses lecteurs des lettres à tendance internationaliste, dont pas une seule n'a été publiée par lui in extenso

En général, Si l'on considère les courants et les tendances, on ne peut manquer de reconnaître que c'est l'aile opportuniste du socialisme européen qui a trahi le socialisme et est passée au chauvinisme. D'où lui vient sa force, son apparente omnipotence dans les partis officiels ? Kautsky, qui s'entend très bien à poser les problèmes historiques, notamment lorsqu'il est question de la Rome antique et de toutes autres matières analogues qui ne touchent pas de trop près à la réalité vivante, fait hypocritement semblant de ne pas le comprendre, maintenant que lui-même est mis en cause. Mais la chose est on ne peut plus claire. Ce qui a donné aux opportunistes et aux chauvins une force gigantesque, c'est leur alliance avec la bourgeoisie, les gouvernements et les états-majors généraux. C'est ce qu'on oublie trop souvent chez nous en Russie, où l'on considère que les opportunistes sont une portion des partis socialistes, qu'il y a toujours eu et qu'il y aura toujours deux ailes extrêmes dans ces partis, que le tout est d'éviter les attitudes "extrêmes", etc., etc., comme le disent tous les poncifs des philistins.

En réalité, l'affiliation formelle des opportunistes aux partis ouvriers ne les empêche nullement d'être - objectivement - un détachement politique de la bourgeoisie, d'être le canal par lequel elle exerce son influence, d'être ses agents au sein du mouvement ouvrier. Lorsque l'opportuniste Südekum, fameux à la manière d'Erostrate a fait la démonstration évidente de cette vérité sociale, de cette vérité de classe, bien des braves gens en restèrent tout ébahis. Les socialistes français et Plékhanov commencèrent à montrer du doigt Südekum, encore qu'il eût suffi à Vandervelde, Sembat et Plékhanov de jeter un coup d'œil dans une glace pour apercevoir autant de Südekum sous une physionomie nationale légèrement différente. Les membres du Comité central allemand (Vorstand), qui louent Kautsky et que ce dernier loue à son tour, s'empressèrent avec prudence, modestie et politesse de faire savoir (sans nommer Südekum) qu'ils étaient "en désaccord" avec la ligne de Südekum.

C'est ridicule, car en fait, dans la politique pratique du parti social-démocrate allemand, Südekum à lui seul s'est révélé plus fort, le moment décisif venu, qu'une centaine de Haase et de Kautsky (tout comme Nacha Zaria à elle seule est plus forte que tous les courants du bloc bruxellois[33] qui redoutent la scission avec elle).

Pourquoi ? Mais justement parce que derrière Südekum se dressent la bourgeoisie, le gouvernement et l'état-major général d'une grande puissance. Ils soutiennent la politique de Südekum par mille procédés, tandis qu'ils brisent la politique de ses adversaires par tous les moyens, jusques et y compris la prison et les exécutions. La voix de Südekum est propagée par la presse bourgeoise dont les journaux tirent à des millions d'exemplaires (de même que la voix de Vandervelde, de Sembat, de Plékhanov), tandis qu'on ne peut pas entendre la voix de ses adversaires dans la presse légale, étant donné l'existence ici-bas de la censure militaire

Tout le monde est d'accord pour dire que l'opportunisme n'est pas un effet du hasard, ni un péché, ni une bévue, ni la trahison d'individus isolés, mais le produit social de toute une époque historique. Cependant, tout le monde ne médite pas suffisamment sur la signification de cette vérité. L'opportunisme est le fruit de la légalité. Les partis ouvriers de l'époque 1889-1914 devaient utiliser la légalité bourgeoise. Quand la crise éclata, il fallait passer à l'action illégale (or, il est impossible d'effectuer ce passage autrement qu'avec l'énergie et la résolution les plus grandes, combinées à toute une série de ruses de guerre). Pour empêcher cette transition, il suffit d'un seul Südekum, car tout le "vieux monde", pour emprunter le langage historico-philosophique, est pour lui, - car Südekum a toujours livré et livrera toujours à la bourgeoisie tous les plans de guerre de son ennemi de classe, pour emprunter le langage politique pratique.

C'est un fait que tout le parti social-démocrate allemand (ceci est vrai également pour les français et les autres) fait uniquement ce qui est agréable à Südekum, ou ce qui peut être toléré par Südekum. Rien d'autre ne peut se faire légalement. Tout ce qui se fait d'honnête, de véritablement socialiste, dans le parti social-démocrate allemand, se fait contre ses centres, par-dessus la tête de son Comité central et de son organe central, en violant la discipline d'organisation, en agissant fractionnellement au nom de nouveaux centres anonymes d'un nouveau parti, de même qu'est anonyme, par exemple, l'appel des "gauches" allemands publié dans la Berner Tagwacht du 31 mai dernier[34]. En fait, on voit croître, s'affermir, s'organiser un nouveau parti réellement ouvrier, réellement social-démocrate révolutionnaire, autre que le parti caduc, pourri, national-libéral, de Legien-Südekum-Kautsky-Haase-Scheidemann et consorts[35].

C'est pourquoi l'opportuniste Monitor a laissé échapper par mégarde une vérité historique réellement de taille dans la revue conservatrice l'Annuaire de Prusse, en déclarant qu'il serait préjudiciable aux opportunistes (lisez : à la bourgeoisie) que la social-démocratie actuelle évolue vers la droite, car alors les ouvriers l'abandonneraient. Les opportunistes (et la bourgeoisie) ont besoin, très précisément, du parti actuel, réunissant l'aile droite et l'aile gauche, et officiellement représenté par Kautsky, qui saura concilier n'importe quoi avec des phrases coulantes et "absolument marxistes". Socialisme et esprit révolutionnaire en paroles pour le peuple, pour les masses, pour les ouvriers; südekumisme en fait, c'est-à-dire ralliement à la bourgeoisie, au moment de toute crise sérieuse. Nous disons de toute crise, car c'est non seulement à l'occasion d'une guerre, mais encore lors de toute grève politique importante, que l'Allemagne "féodale" aussi bien que l'Angleterre ou la France, "terres de Parlement et de liberté", proclameront immédiatement la loi martiale sous telle ou telle appellation. Quiconque est sain d'esprit ne saurait en douter.

De là découle la réponse à la question posée plus haut : comment combattre le social-chauvinisme ? Le social-chauvinisme, c'est l'opportunisme à tel point mûri, devenu à tel point vigoureux et impudent pendant la longue époque du capitalisme relativement "pacifique", à tel point cristallisé sous le rapport idéologique et politique, à tel point lié d'amitié avec la bourgeoisie et les gouvernements, qu'on ne saurait tolérer l'existence d'un pareil courant au sein des partis ouvriers social-démocrates. Si l'on peut encore s'accommoder de minces et faibles semelles quand on marche sur les trottoirs civilisés d'une petite ville provinciale, il est impossible de se passer de grosses semelles cloutées quand on va dans la montagne. Le socialisme en Europe est sorti du stade relativement pacifique et limité au cadre national étroit. Avec la guerre de 1914-1915, il est entré dans le stade des actions révolutionnaires, et la rupture complète avec l'opportunisme, l'expulsion de ce dernier du sein des partis ouvriers, sont incontestablement à l'ordre du jour.

Naturellement, de cette définition des tâches que la nouvelle époque du développement mondial du socialisme assigne à ce dernier, on ne saurait encore déduire directement avec quelle rapidité et sous quelles formes précises les partis ouvriers social-démocrates révolutionnaires se sépareront, dans chaque pays, des partis opportunistes petits-bourgeois. Mais de là se dégage la nécessité de prendre nettement conscience que cette séparation est inéluctable et d'orienter dans ce sens toute la politique des partis ouvriers. La guerre de 1914-1915 marque un si grand tournant dans l'histoire que l'attitude envers l'opportunisme ne peut rester ce qu'elle était autrefois. On ne saurait effacer le passé; on ne peut rayer ni de la conscience des ouvriers, ni de l'expérience de la bourgeoisie, ni des acquisitions politiques de notre époque en général, le fait que les opportunistes se sont révélés, au moment de la crise, le noyau des éléments qui, au sein des partis ouvriers, sont passés du côté de la bourgeoisie. L'opportunisme, pour parler à l'échelle européenne, était pour ainsi dire à l'état juvénile avant la guerre. La guerre une fois déclenchée, il est devenu complètement adulte et on ne peut plus lui rendre son "innocence" et sa jeunesse. On a vu mûrir toute une couche sociale de parlementaires, de journalistes, de fonctionnaires du mouvement ouvrier, d'employés privilégiés et de certains contingents du prolétariat, couche qui s'est intégrée à sa bourgeoisie nationale et que celle-ci a parfaitement su apprécier et "adapter" à ses vues. Impossible de faire tourner à rebours ni d'arrêter la roue de l'histoire on peut et l'on doit avancer sans crainte, en passant du stade préparatoire, légal, des organisations de la classe ouvrière prisonnières de l'opportunisme, à des organisation révolutionnaires du prolétariat qui sachent ne pas se borner à la légalité, qui soient capables de se prémunir contre la trahison opportuniste et qui entament "la lutte pour le pouvoir", la lutte pour le renversement de la bourgeoisie.

On voit par là, notamment, toute l'erreur de ceux qui aveuglent leur esprit et la conscience des ouvriers en se demandant comment se comporter envers telles autorités notoires de la île Internationale, envers Guesde, Plékhanov, Kautsky, etc. En réalité, il n'y a là aucun problème. Si ces personnes ne comprennent pas les tâches nouvelles, il leur faudra rester à l'écart, ou continuer d'être prisonnières des opportunistes, comme elles le sont à l'heure actuelle. Si ces personnes se libèrent de leur "captivité", il est peu probable qu'il se trouve des obstacles politiques à leur retour dans le camp des révolutionnaires. En tout cas, il est absurde de substituer à la question de la lutte des courants et du changement d'époque au sein du mouvement ouvrier la question du rôle de telles ou telles personnalités.

VIII

Les organisations légales de masse de la classe ouvrière sont peut-être la caractéristique la plus importante des partis socialistes de l'époque de la II° Internationale. C'est dans le parti allemand qu'elles étaient les plus fortes, et c'est là que la guerre de 1914-1915 a marqué le tournant le plus aigu, a posé la question de la façon la plus tranchée. Il est clair que le passage aux actions révolutionnaires signifiait la dissolution des organisations légales par la police; et le vieux parti, de Legien à Kautsky inclus, a sacrifié les buts révolutionnaires du prolétariat au maintien des organisations légales actuelles. On aura beau le nier, le fait est là. On a vendu le droit du prolétariat à la révolution en échange du plat de lentilles des organisations autorisées par l'actuelle loi policière.

Prenez la brochure de Karl Legien, chef des syndicats social-démocrates d'Allemagne : Pourquoi les fonctionnaires des syndicats doivent-ils prendre une plus grande part a' la vie intérieure du parti ? (Berlin 1915). C'est un rapport présenté par l'auteur le 27 janvier 1915 devant une assemblée de fonctionnaires du mouvement syndical. Legien a donné lecture dans son rapport d'un très intéressant document qu'il a reproduit dans sa brochure et que la censure militaire n'aurait jamais laissé passer autrement. Ce texte, présenté comme "matériau pour les rapporteurs de l'arrondissement de Niederbarnim" (un faubourg de Berlin), est un exposé des conceptions des social-démocrates allemands de gauche, de leur protestation contre le parti. Les social-démocrates révolutionnaires - y est-il dit - n'ont pas prévu et ne pouvaient prévoir un certain facteur, à savoir :

"Que toute la force organisée du parti social-démocrate allemand et des syndicats s'est rangée aux côtés du gouvernement en guerre; que cette force a été utilisée dans le but d'étouffer l'énergie révolutionnaire des masses" (p. 34 de la brochure de Legien).

C'est une vérité absolue. La thèse suivante empruntée à ce même document est également vraie :

"Le vote de la fraction social-démocrate, en date du 4 août, a montré que l'autre point de vue, fut-il profondément enraciné dans les masses, ne pouvait se frayer un chemin qu'en dehors de la direction du Parti éprouvé, et uniquement contre la volonté des instances du Parti, en surmontant la résistance du Parti et des syndicats" (ibid.).

C'est une vérité absolue.

"Si la fraction social-démocrate avait fait son devoir le 4 août, il est probable que la forme extérieure de l'organisation aurait été détruite, mais l'esprit en serait resté, celui qui animait le Parti à l'époque de la loi d'exception contre les socialistes[36] et l'a aidé à surmonter toutes les difficultés" (ibid.).

La brochure de Legien nous apprend que les "chefs" qu'il avait réunis pour leur faire son rapport et qui se qualifient de dirigeants, de fonctionnaires syndicaux, riaient aux éclats en l'écoutant. Ils trouvaient risible que l'on pût et que l'on dût créer, au moment de la crise, des organisations révolutionnaires illégales (comme à l'époque de la loi d'exception). Et Legien, en bon chien de garde de la bourgeoisie, se frappait la poitrine en s'exclamant :

"C'est là une idée manifestement anarchiste : démolir les organisations pour faire trancher la question par les masses. Je ne doute pas le moins du monde que ce soit là une idée anarchiste."

"Très juste !" criaient en chœur (ibid., p. 37) les valets de la bourgeoisie qui se disent chefs des organisations social-démocrates de la classe ouvrière.

Tableau édifiant. Ces gens sont corrompus et abêtis par la légalité bourgeoise au point qu'ils ne peuvent même pas comprendre l'idée de la nécessité d'autres organisations, illégales, pour assurer la direction de la lutte révolutionnaire. Ces gens en sont arrivés à s'imaginer que les syndicats légaux, existant sur autorisation de la police, sont une limite à ne pas dépasser; que l'on peut concevoir, en général, le maintien de tels syndicats à une époque de crise en tant que syndicats dirigeants ! Voilà la dialectique vivante de l'opportunisme : le simple développement des syndicats légaux, la simple habitude qu'avaient des philistins quelque peu obtus, mais consciencieux, de se borner à la tenue de livres de comptes, ont abouti à ce fait qu'au moment de la crise, ces petits bourgeois consciencieux se sont trouvés être des traîtres, des félons, des étrangleurs de l'énergie révolutionnaire des masses. Et ce n'est point l'effet du hasard. Passer à l'organisation révolutionnaire est une nécessité; la nouvelle situation historique l'exige, l'époque des actions révolutionnaires du prolétariat en fait une obligation; mais ce passage ne peut s'effectuer que par-dessus la tête des vieux chefs, étrangleurs de l'énergie révolutionnaire, par-dessus la tête du vieux parti, en le détruisant.

Et les petits bourgeois contre-révolutionnaires crient naturellement à l'"anarchisme", de même que l'opportuniste Ed. David criait à l'"anarchisme" en fulminant contre Karl Liebknecht. Il faut croire que seuls sont restés d'honnêtes socialistes en Allemagne les chefs que les opportunistes vitupèrent pour leur anarchisme...

Prenons l'armée moderne. Voilà un bon exemple d'organisation. Et cette organisation n'est bonne que parce qu'elle est souple et sait en même temps donner à des millions d'hommes une volonté unique. Aujourd'hui, ces millions d'hommes sont chez eux, aux quatre coins du pays. Demain, arrive l'ordre de mobilisation, et ils se rassemblent aux points de ralliement. Aujourd'hui, ils sont dans les tranchées, parfois pendant des mois. Demain, groupés différemment, ils vont à l'assaut. Aujourd'hui, ils font des merveilles en s'abritant contre les balles et les shrapnells. Demain, ils font des merveilles en combattant à découvert. Aujourd'hui, leurs détachements avancés creusent des fourneaux de mine sous terre demain, ils se déplacent à des dizaines de verstes sur les indications des aviateurs qui survolent la terre. Oui, c'est ce qui s'appelle de l'organisation, quand, au nom d un même but, animés d'une même volonté, des millions d'hommes changent la forme de leurs relations et de leur action, changent le lieu où s'applique et la façon dont s'exerce leur activité, changent leurs instruments et leurs armes suivant les circonstances et suivant les besoins de la lutte.

Il en est de même pour la lutte de la classe ouvrière contre la bourgeoisie. Aujourd'hui, la situation n'est pas révolutionnaire, il n'y a pas de conditions pour une effervescence parmi les masses, pour l'intensification de leur activité; aujourd'hui, on te met dans les mains un bulletin de vote, - prends-le, sache t'organiser pour en frapper tes ennemis, et non pour envoyer au Parlement, à de bonnes petites places, des hommes qui s'accrochent à leur fauteuil par peur de la prison. Demain, on te retire ton bulletin de vote, on te met entre les mains un fusil et un magnifique canon à tir rapide, équipé selon le dernier mot de la technique, - prends ces engins de mort et de destruction, n'écoute pas les pleurnicheurs sentimentaux qui redoutent la guerre. Il reste de par le monde trop de choses qui doivent être anéanties par le fer et par le feu pour l'affranchissement de la classe ouvrière. Et si la colère et le désespoir grandissent dans les masses, s'il se crée une situation révolutionnaire, prépare-toi à fonder de nouvelles organisations et à mettre en action ces si utiles engins de mort et de destruction contre ton gouvernement et ta bourgeoisie.

Certes, cela n'est pas facile. Cela nécessitera des actions préparatoires ardues. Cela nécessitera de lourds sacrifices. C'est une nouvelle forme d'organisation et de lutte qu'il faut aussi apprendre; et la science ne s'acquiert pas sans erreurs et sans défaites. Cet aspect de la lutte de classe est, à la participation aux élections, ce que l'assaut est aux manœuvres, aux marches ou au séjour dans les tranchées. Dans l'histoire, cet aspect de la lutte s'inscrit très rarement à l'ordre du jour; par contre, son importance et ses conséquences portent sur des dizaines d'années. Les jours où l'on peut et où l'on doit inscrire à son programme de telles méthodes de lutte équivalent à des vingtaines d'années d'autres époques historiques.

... Comparez K. Kautsky à K. Legien :

"Tant que le parti était faible, écrit Kautsky, toute protestation contre la guerre était, au point de vue propagande, comme un acte de courage... l'attitude récente des camarades russes et serbes a rencontré l'approbation générale. Plus un parti devient fort, et plus les considérations de propagande se mêlent, dans les motifs de ses décisions, aux préoccupations concernant les conséquences pratiques, plus il devient difficile de faire la part égale aux motifs des deux ordres; et pourtant, on n'a pas plus le droit de négliger les uns que les autres. Aussi, plus nous devenons forts, plus des divergences surgissent facilement entre nous à chaque nouvelle situation compliquée" (L'internationalisme et la guerre, p. 30).

Ces raisonnements de Kautsky ne diffèrent de ceux de Legien que par leur hypocrisie et leur couardise. Kautsky, au fond, soutient et justifie la lâche renonciation des Legien à l'activité révolutionnaire, mais il le fait en sous-main, sans se prononcer nettement, se retranchant derrière des allusions, se bornant à distribuer des compliments aussi bien à Legien qu'à l'attitude révolutionnaire des russes. Ce comportement à l'égard des révolutionnaires, nous autres russes, ne sommes habitués à le rencontrer que chez les libéraux : les libéraux sont toujours prêts à reconnaître le "courage" des révolutionnaires, sans toutefois renoncer pour rien au monde à leur tactique archi-opportuniste. Les révolutionnaires qui se respectent n'accepteront pas l'"approbation" de Kautsky et repousseront avec indignation cette façon de poser la question. S'il est vrai qu'il n'y avait pas de situation révolutionnaire, et que la propagande de l'action révolutionnaire n'était pas obligatoire, l'attitude des russes et des serbes était erronée et leur tactique tombait à faux. Que les preux chevaliers Legien et Kautsky aient au moins le courage de leur opinion, qu'ils le disent franchement.

Mais si la tactique des socialistes russes et serbes mérite d'être "approuvée", il n'est pas permis, il est criminel de justifier la tactique contraire des partis "forts" d'Allemagne, de France, etc. Par cette expression à dessein obscure "conséquences pratiques", Kautsky a voilé cette simple vérité que les partis grands et forts ont eu peur de voir leurs organisations dissoutes, leurs caisses saisies et leurs chefs arrêtés par le gouvernement. C'est dire que Kautsky justifie la trahison du socialisme en évoquant les désagréables "conséquences pratiques" de la tactique révolutionnaire. N'est-ce pas là prostituer le marxisme ?

"On nous aurait arrêtés !" a déclaré, dit-on, lors d'une réunion ouvrière à Berlin, l'un des députés social-démocrates qui ont voté les crédits le 4 août. Et les ouvriers de lui crier en réponse : "Eh bien, quel mal y aurait-il eu à cela ?"

S'il n'était point d'autre signal pour insuffler aux masses ouvrières d'Allemagne et de France l'état d'esprit révolutionnaire et l'idée qu'il est nécessaire de préparer des actions révolutionnaires, l'arrestation d'un député pour un discours hardi aurait joué un rôle utile, comme un appel au ralliement des prolétaires de divers pays en vue du travail révolutionnaire. Un tel ralliement n'est pas aisé : à plus forte raison les députés, placés au sommet et ayant une vue d'ensemble de la politique, étaient-ils tenus d'en prendre l'initiative.

Non seulement pendant la guerre, mais, incontestablement, lors de toute aggravation de la situation politique, sans parler d'actions révolutionnaires quelconques des masses, le gouvernement du pays bourgeois le plus libre menacera toujours de dissoudre les organisations légales, de saisir les caisses, d'arrêter les chefs, et de toutes autres "conséquences pratiques" de cet ordre. Comment faire alors ? Justifier par là les opportunistes, comme le fait Kautsky ? Mais ce serait consacrer la transformation des partis social-démocrates en partis ouvriers national-libéraux.

Pour un socialiste, il ne saurait y avoir qu'une seule conclusion : le pur légalisme, le légalisme sans plus des partis "européens" a fait son temps et est devenu, de par le développement du capitalisme du stade préimpérialiste, le fondement de la politique ouvrière bourgeoise. Il est nécessaire de le compléter par la création d'une base illégale, d'une organisation illégale, d'un travail social-démocrate illégal, sans abandonner pour autant une seule position légale. Comment procéder au juste, c'est ce que montrera l'expérience, pourvu qu'on ait le désir de s'engager dans cette voie, pourvu qu'on ait conscience de sa nécessité. Les social-démocrates révolutionnaires de Russie ont montré en 1912-1914 que ce problème peut être résolu. Le député ouvrier Mouranov, qui s'est mieux conduit que les autres devant le tribunal[37] et a été déporté par le tsarisme en Sibérie, a montré nettement qu'outre le parlementarisme ministrable (depuis Henderson, Sembat, Vandervelde jusqu'à Südekum et Scheidemann, qui sont eux aussi "ministrables", ô combien ! mais à qui on ne laisse pas dépasser l'antichambre !), il existe aussi un parlementarisme illégal et révolutionnaire. Que les Kossovski et les Potressov s'extasient sur le parlementarisme "européen" des âmes serviles ou qu'ils s'en accommodent, nous ne nous lasserons pas, quant à nous, de répéter aux ouvriers qu'un tel légalisme, une telle social-démocratie des Legien, des Kautsky, des Scheidemann, ne méritent que le mépris.

IX

Concluons.

La faillite de la II° Internationale s'est exprimée avec le plus de relief dans la trahison scandaleuse, par la majorité des partis social-démocrates officiels d'Europe, de leurs convictions et de leurs résolutions solennelles de Stuttgart et de Bâle. Mais cette faillite, qui marque la victoire totale de l'opportunisme, la transformation des partis social-démocrates en partis ouvriers national-libéraux, n'est que le résultat de toute l'époque historique de la lie Internationale, de la fin du XIX° et du début du XX° siècle : Les conditions objectives de cette époque transitoire - qui va de l'achèvement des révolutions bourgeoises et nationales en Europe occidentale au commencement des révolutions socialistes - ont engendré et alimenté l'opportunisme. Dans certains pays d'Europe, nous observons au cours de cette période une scission du mouvement ouvrier et socialiste, scission qui se produit, dans l'ensemble, selon qu'on répudie ou non la ligne opportuniste (Angleterre, Italie, Hollande, Bulgarie, Russie); dans d'autres pays se déroule une lutte longue et opiniâtre de courants autour du même problème (Allemagne, France, Belgique, Suède, Suisse). La crise créée par la grande guerre a arraché le voile, balayé les conventions, fait crever l'abcès mûri depuis longtemps, et a. montré l'opportunisme dans son rôle véritable d'allié de la bourgeoisie. Il est nécessaire maintenant que celui-ci soit complètement détaché, sur le terrain de l'organisation, des partis ouvriers. L'époque impérialiste ne peut tolérer la coexistence, dans le même parti, des hommes d'avant-garde du prolétariat révolutionnaire et de l'aristocratie semi-petite-bourgeoise de la classe ouvrière, qui jouit de bribes des privilèges que confère à "sa" nation la situation de "grande puissance". La vieille théorie présentant l'opportunisme comme une "nuance légitime" au sein d'un parti unique, étranger aux "extrêmes", est aujourd'hui la pire mystification des ouvriers et la pire entrave du mouvement ouvrier. L'opportunisme ouvertement affirmé, qui répugne d'emblée à la masse ouvrière, est moins terrible et moins nocif que cette théorie du juste milieu, qui justifie la pratique opportuniste par des vocables marxistes, qui entend démontrer par toute une série de sophismes l'inopportunité des actions révolutionnaires, etc. Le représentant le plus en vue de cette théorie, et en même temps le champion le plus autorisé de la II° Internationale, Kautsky, s'est révélé un hypocrite de premier ordre et un virtuose dans l'art de prostituer le marxisme. Le parti allemand, fort d'un million d'adhérents, ne compte plus de social-démocrates quelque peu honnêtes, conscients et révolutionnaires, qui ne se détournent avec indignation d'une telle "autorité", ardemment défendue par les Südekum et les Scheidemann.

Les masses prolétariennes, dont les anciens chefs sont, probablement dans la proportion de 9 sur 10, passés à la bourgeoisie, se sont trouvées divisées et impuissantes devant le déchaînement du chauvinisme, devant l'oppression des lois martiales et de la censure militaire. Mais la situation révolutionnaire objective créée par la guerre, et qui va se développant en largeur et en profondeur, engendre infailliblement un état d'esprit révolutionnaire, aguerrit et instruit les meilleurs et les plus conscients des prolétaires. Il est possible et il devient de plus en plus probable qu'un changement rapide se produise dans l'état d'esprit des masses, semblable à celui qui, dans la Russie du début de 1905, était lié à la "gaponade"[38], lorsque, en quelques mois, voire en quelques semaines, les couches prolétariennes arriérées ont constitué une armée, forte de millions de combattants, qui a suivi l'avant-garde révolutionnaire du prolétariat. On ne peut savoir si un puissant mouvement révolutionnaire se déploiera juste au lendemain de cette guerre, pendant son déroulement, etc., mais, en tout cas, seul le travail accompli dans ce sens mérite d'être qualifié de socialiste. Le mot d'ordre qui généralise et oriente ce travail, qui aide à unir étroitement ceux qui veulent concourir à la lutte révolutionnaire du prolétariat contre son gouvernement et sa bourgeoisie, c'est le mot d'ordre de la guerre civile.

En Russie, la séparation complète des éléments prolétariens social-démocrates révolutionnaires d'avec les éléments opportunistes petits-bourgeois a été préparée par toute l'histoire du mouvement ouvrier. C'est rendre à celui-ci le pire des services que de faire abstraction de cette histoire et de déclamer contre le "fractionnisme", en se privant de la possibilité de comprendre comment le parti prolétarien en Russie s'est formé au cours d'une longue lutte contre les diverses variétés d'opportunisme. De toutes les "grandes" puissances qui participent à la guerre actuelle, seule la Russie a, ces derniers temps, vécu une révolution; le contenu bourgeois de cette révolution, où le prolétariat a cependant joué un rôle décisif, devait forcément engendrer la scission du mouvement ouvrier en des courants bourgeois et des courants prolétariens. Tout au long d'une période d'environ vingt ans (1894-1914), où la social-démocratie russe a existé en tant qu'organisation liée au mouvement ouvrier de masse (et non pas seulement en tant que courant idéologique, comme en 1883-1894), la lutte s'est poursuivie entre les courants révolutionnaires prolétariens et les courants opportunistes petits-bourgeois. L'"économisme"[39] de l'époque 1894-1902 a été, sans nul doute, un courant de cette dernière espèce. Bien des arguments et des traits caractéristiques de son idéologie : déformation "strouviste" du marxisme, références à la "masse" pour justifier l'opportunisme, etc., rappellent de façon frappante le marxisme actuel, avili, de Kautsky, Cunow, Plékhanov et Cie. Ce serait une tâche fort utile que de rappeler à la génération actuelle des social-démocrates la Rabotchaïa Mysl [40] et le Rabotchoïé Diélo [41] de naguère, afin d'établir un parallèle avec le Kautsky de nos jours.

Le "menchevisme" de la période suivante (1903-1908) a été le successeur direct de l'"économisme" non seulement en matière d'idéologie, mais aussi en matière d'organisation. Pendant la révolution russe, sa tactique signifiait objectivement la dépendance du prolétariat à l'égard de la bourgeoisie libérale et traduisait des tendances opportunistes petites-bourgeoises. Lorsque, dans la période qui suivit (1908-1914), le flot principal du menchevisme engendra le courant liquidateur, la signification sociale du menchevisme devint à tel point évidente que ses meilleurs représentants ne cessèrent de protester contre la politique du groupe "Nacha Zaria". Or, ce groupe - le seul qui ait mené contre le parti marxiste révolutionnaire de la classe ouvrière un travail méthodique dans les masses depuis cinq ou six ans - est apparu dans la guerre de 1914-1915 comme un parti social-chauvin ! Et cela dans un pays où l'autocratie est vivante, où la révolution bourgeoise est encore loin d'avoir été achevée, où 43% de la population oppriment une majorité de nations "allogènes". Le type "européen" de développement, où certaines couches de la petite bourgeoisie, les intellectuels surtout, et une fraction insignifiante de l'aristocratie ouvrière, peuvent "jouir" des privilèges que confère à "leur" nation sa situation de "grande puissance", ne pouvait manquer d'exercer ses effets également en Russie.

La classe ouvrière et le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie sont préparés par toute leur histoire à appliquer une tactique "internationaliste", c'est-à-dire authentiquement et systématiquement révolutionnaire.


P.-S. - Cet article était déjà composé quand a paru dans les journaux le "manifeste" de Kautsky et de Haase, associés à Bernstein, qui, s'étant aperçus que les masses évoluent vers la gauche, sont prêts maintenant à "faire la paix" avec les gauches, bien entendu au prix du maintien de la "paix" avec les Südekum. En vérité, Mädchen für alle !

  1. Le B.S.I. était l'organe éxécutif de la II° Internationale; à partir de 1914 il ne se réunira plus jusqu'à la fin de la guerre en conséquence des positions chauvines prises par leurs principaux partis et qui empêchaient par exemple que socialistes français et allemands siègent dans une même instance internationale.
  2. Le Bund est l'Union Générale des Ouvriers Juifs de Lithuanie, de Pologne et de Russie, très opposée aux bolcheviques.
  3. Lors des congrès de Stuttgart (août 1907) et Bâle (novembre 1912), les divers dirigeants de l'Internationale avaient tous voté des résolutions contre la guerre qui menaçait et contre l'Union Sacrée au cas ou elle pourrait être déclenchée.
  4. Le congrès de Chemnitz de la social-démocratie allemande (septembre 1912) avait voté une résolution condamnant la politique impérialiste et la marcche à la guerre.
  5. Naché Slovo (Notre Parole) était le quotidien édité à Paris par un groupe de militants dirigés par Trotsky.
  6. Les liquidateurs étaient opposés à la constitution d'un parti révolutionnaire illégal en Russie et défendaient la nécessité de créer un parti agissant dans le cadre étroit permis par le régime. Il avaient été exclus du P.O.S.D.R. en 1912.
  7. Cette revue venait de publier son premier numéro.
  8. P. Strouvé avait élaboré les théories du "marxisme légal", de tendance libérale-bourgeoise.
  9. Die Neue Zeit (Les Temps Nouveaux), revue théorique du parti socialiste allemand, dirigée par Kautsky, et développant donc une orientation social-patriote.
  10. Le Social-Démocrate était l'organe du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie. Publié en exil de février 1908 à janvier 1917. Il est dirigé par Lénine à partir de 1911.
  11. Voir V. LENINE: œuvres, Paris-Moscou, t. 21, pp. 88-89, 181-182 et 193-195.
  12. Goloss (La Voix) : quotidien menchévique qui parût à Paris de septembre 1914 à janvier 1915.
  13. Un livre très instructif est celui du pacifiste anglais Brailsford, qui n'est du reste pas fâché de jouer les socialistes : La guerre de l'acier et de l'or (Londres 1914 l'ouvrage est daté du mois de mars 1914 !). L'auteur se rend très bien compte que les questions nationales, en général, sont à l'arrière-plan, qu'elles sont déjà tranchées (p. 35), que le problème n'est pas là actuellement, que la "question typique de la diplomatie moderne"(p. 36), c'est le chemin de fer de Bagdad, la fourniture de rails pour sa construction, les mines du Maroc, etc. L'auteur considère avec raison qu'un des "incidents les plus édifiants dans l'histoire récente de la diplomatie européenne" est la lutte des patriotes français et des impérialistes anglais contre les tentatives faites par Caillaux (en 1911 et 1913) pour s'entendre avec l'Allemagne sur la base d'un accord prévoyant le partage des sphères d'influence coloniales et la cotation des valeurs allemandes à la Bourse de Paris. Les bourgeoisies anglaise et française ont torpillé cet accord (pp. 38-40). Le but de l'impérialisme, c'est d'exporter le capital dans les pays plus faibles (p. 74). Les bénéfices de ce capital ont été en Angleterre de 90 à 100 millions de livres sterling (Giffen), de 140 millions en 1909 (Paish); ajoutons pour notre part que Lloyd George, dans un discours prononcé récemment, les estimait à 200 millions de livres sterling, soit près de 2 milliards de roubles. Les machinations crapuleuses et la corruption des notables turcs, les postes lucratifs pour les fils à papa en Inde et en Egypte, voilà le fond de la question (pp. 85-87). Une minorité infime tire profit des armements et des guerres, mais elle a pour elle la société et les financiers, tandis que les partisans de la paix n'ont derrière eux qu'une population divisée (p. 93). Le pacifiste qui bavarde aujourd'hui sur la paix et le désarmement se retrouve le lendemain membre d'un parti entièrement dépendant des fournisseurs de guerre (p. 161). Si l'Entente s'avère plus forte, elle s'emparera du Maroc et partagera la Perse; si la Triplice l'emporte, elle prendra la Tripolitaine, renforcera ses positions en Bosnie, se soumettra la Turquie (p. 167). Londres et Paris ont fourni des milliards à la Russie en mars 1906 pour aider le tsarisme à écraser le mouvement de libération (pp. 225-228); l'Angleterre aide actuellement la Russie à étouffer la Perse (p. 229). La Russie a allumé la guerre des Balkans (p. 230). Tout cela n'est pas nouveau, n'est-il pas vrai ? Tous ces faits sont universellement connus et ont été mille fois repris par les journaux social-démocrates du monde entier. A la veille de la guerre, un bourgeois anglais s'en rend nettement compte. Mais auprès de ces faits simples et connus de tous, que d'absurdité indécente, que d'hypocrisie intolérable, que de mensonges doucereux dans les théories de Plékhanov et de Potressov sur la culpabilité de l'Allemagne, ou de Kautsky sur les "perspectives" de désarmement et de paix durable en régime capitaliste ! (Note de Lénine).
  14. Karl von CLAUSEWITZ: Vom Kriege, Werke, I Bd.,S.28. Cf.t. III, pp. 139-140 "On sait bien que les guerres sont suscitées uniquement par les relations politiques entre les gouvernements et entre les peuples; mais d'ordinaire on s'imagine qu'avec la guerre ces relations cessent et que survient une situation absolument différente, soumise uniquement à ses propres lois. Nous affirmons le contraire : la guerre n'est autre chose que le prolongement des relations politiques avec l'intervention d'autres moyens." (Note de Lénine.)
  15. A propos, M. Gardénine, dans la Jizn, accuse Marx de "chauvinisme révolutionnaire", mais de chauvinisme quand même, du fait que Marx s'est affirmé en 1848 pour la guerre révolutionnaire contre des peuples d'Europe qui s'étaient montrés en fait contre-révolutionnaires, à savoir "les Slaves et surtout les Russes". Ce reproche adressé à Marx montre une fois de plus l'opportunisme (ou l'absence de tout sérieux, à moins que cela ne soit l'un et l'autre) de ce socialiste-révolutionnaire "de gauche". Nous autres, marxistes, avons toujours été et continuons d'être partisans de la guerre révolutionnaire contre les peuples contre-révolutionnaires. Exemple Si le socialisme triomphe en Amérique ou en Europe en 1920 et que le Japon avec la Chine, admettons, lancent alors contre nous - ne serait-ce d'abord que sur le terrain diplomatique - leurs Bismarcks, nous nous prononcerons pour le déclenchement contre eux d'une guerre offensive, révolutionnaire. Cela vous paraît étrange, M. Gardénine ? C'est que vous êtes un révolutionnaire dans le genre de Ropchine (Note de Lénine.)
  16. Cf. Bernhard HARMS: Probleme der Weltwirtschaft (Problèmes de l'économie mondiale, Jena 1912. George PAISH: "Great Britains Capital Investments in Colonies", dans le Journal of the Royal Statistical Society ("Investissements des capitaux anglais dans les colonies", dans la Revue de la Société royale de statistique). vol. LXXIV, 1910-1911, p. 167. Lloyd George, dans un discours prononcé au début de 1915, évaluait les capitaux anglais investis à l'étranger à 4 milliards de livres sterling, soit près de 80 milliards de marks. (Note de Lénine).
  17. Allusion à la pièce d'A. Tchekhov L'homme sous une cloche de verre dont le protagoniste symbolise la crainte de toute initiative, de toute nouveauté.
  18. E. Schultze rapporte que, vers 1915, on estimait la somme des valeurs dans le monde entier à 732 milliards de francs, y compris, les emprunts des Etats et des municipalités, les hypothèques, les actions des sociétés commerciales et industrielles, etc. Sur cette somme, 130 milliards de francs revenaient à l'Angleterre, 115 aux Etats-Unis d'Amérique, 100 à la France et 75 à l'Allemagne, soit 420 milliards de francs pour ces quatre grandes puissances, autrement dit plus de la moitié du total. On peut juger par là de l'importance des avantages et des privilèges des nations impérialistes avancées qui ont dépassé les autres peuples, qui les oppriment et les spolient. (Dr. Ernst SCHULTZE "Das französische Kapital in Russland" (Le capital français en Russie), Finanz-Archi (Archives financières), Berlin 1915, 32e année, p. 127) La "défense de la patrie" des nations impérialistes est la défense du droit au butin provenant du pillage des nations étrangères En Russie, comme on le sait, l'impérialisme capitaliste est plus faible; par contre, l'impérialisme militaire et féodal est plus fort. (Note de Lénine.)
  19. Boulyguine était le ministre de l'Intérieur du Tsar à l'origine du manifeste promulguant la Douma d'Etat de 1905 et définissant son mode d'élection. Cette douma octroyée n'avait qu'une fonction consultative et ne procédait d'un suffrage sélectif. Elle sera balayée par la vague révolutionnaire de 1905 et ne se réunira pas.
  20. Voir V. LENINE, œuvres Paris-Moscou, t. 21, pp. 158-159. La conférence de Berne du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (27/2-4/3/1915) adopta les résolutions sur la guerre défendues par Lénine.
  21. Il s'agit de l'organe du P.O.S.D.R.
  22. La référence de Kautsky à Vaillant et Guesde, Hyndman et Plékhanov, est caractéristique encore sous un autre rapport. Des impérialistes avérés, tels que Lensch et Haenisch (pour ne rien dire des opportunistes), se réclament justement de Hyndman et de Plékhanov pour justifier leur politique. Et ils ont le droit de se référer a eux, ils disent la vérité, en ce sens qu'il s'agit réellement d'une seule et même politique. Quant à Kautsky, il parle avec dédain de Lensch et de Haenisch, ces radicaux qui se sont tournés vers l'impérialisme. Il remercie Dieu de ne pas ressembler à ces publicains de ne pas être d'accord avec eux, d'être resté révolutionnaire - plaisanterie à part ! Or, en fait, la position de Kautsky est la même. Le chauvin, hypocrite Kautsky avec sa phraséologie doucereuse est beaucoup plus répugnant que les chauvins simplistes David et Heine Lensch et Haenisch. (Note de Lénine.)
  23. A propos. Pour ce faire, il n'était pas du tout indispensable de suspendre la publication de tous les journaux social-démocrates en réponse à l'interdiction de parler de la haine de classe et de la lutte de classe. Accepter de ne pas écrire sur ce sujet, comme l'a fait le Vorwärts, était une infâmie et une lâcheté. Le Vorwärts est mort politiquement pour l'avoir fait. L. Martov avait raison quand il l'a déclaré. Mais on aurait pu conserver les journaux légaux en déclarant qu'ils n'étaient pas des journaux du Parti, qu'ils n'étaient pas social-démocrates, qu'ils répondaient seulement aux besoins techniques d'une partie des ouvriers, c'est-à-dire qu'ils étaient des journaux non politiques. Une presse social-démocrate illégale portant un jugement sur la guerre et une presse ouvrière légale sans ce jugement, ne disant pas de contrevérités, mais taisant la vérité, pourquoi cela était-il impossible ? (Note de Lénine.)
  24. Quelques exemples pour montrer combien les impérialistes et les bourgeois apprécient hautement l'importance des privilèges nationaux et des "grandes puissances" quand il s'agit de diviser les ouvriers et de les détourner du socialisme. L'impérialiste anglais Lucas, dans son ouvrage : La Grande Rome et la Grande-Bretagne (Oxford 1912), reconnaît l'inégalité des droits des hommes de couleur dans l'Empire britannique contemporain (pp. 96-97), et fait observer que "dans notre Empire, lorsque les ouvriers blancs travaillent à côté des ouvriers de couleur... ce n'est pas comme des camarades, mais l'ouvrier blanc est plutôt le surveillant... de l'ouvrier de couleur" (p. 98). Erwin Belger, ex-secrétaire de la Ligue du Reich contre les social-démocrates, dans sa brochure intitulée : La Social-démocratie après la guerre (1915), loue la conduite des social-démocrates et déclare qu'ils doivent devenir un "parti purement ouvrier" (p. 43), un "parti ouvrier allemand", "national" (p. 45), sans idées "révolutionnaires", "internationalistes, utopiques" (p. 44). L'impérialiste allemand Sartonus von Waltershausen, dans son ouvrage sur les investissements de capitaux à l'étranger (1907), blâme les social-démocrates allemands qui méconnaissent le "bien de la nation" (p. 438), lequel consiste à conquérir des colonies, et loue les ouvriers anglais pour leur "réalisme", par exemple pour leur lutte contre l'immigration. Le diplomate allemand Ruedorffer, dans son livre sur les principes de la politique mondiale, souligne ce fait universellement connu que l'internationalisation du capital n'élimine pas le moins du monde l'aggravation de la lutte des capitaux nationaux pour le pouvoir, pour l'influence, pour la "majorité des actions" (p. 161), et fait remarquer que les ouvriers sont entraînés dans cette lutte aggravée (p. 175). Le livre est daté d'octobre 1913, et l'auteur parle avec la plus grande clarté des "intérêts capitalistes" (p. 157) comme de la cause des guerres contemporaines; il déclare que la question de la "tendance nationale" devient le "pivot" du socialisme (p. 176), et que les gouvernements n'ont rien à craindre des manifestations internationalistes des social-démocrates (p. 177) qui deviennent en fait, toujours plus nationaux (pp. 103, 110, 176). Le socialisme international vaincra s'il arrache les ouvriers à l'influence du nationalisme, car on ne fait rien par la seule violence, mais il subira une défaite si le sentiment national prend le dessus (pp.173-174). (Note de Lénine.)
  25. Ces cahiers étaient la principale revue révisionniste en Allemagne. Elle parut de 1897 à 1933 et avait une influence qui dépassait largement les frontières de l'Allemagne.
  26. Le B.S.P. (British Socialist Party), fondé en 1911, est le premier parti marxiste ayant existé en Angleterre. Il n'aura jamais une influence de masse. En 1914, il se divisera entre social-chauvins (dirigés par Hyndman) et internationalistes (dirigés par Mc Lean, Gallacher et Inpkin). Ces derniers prendront la majorité du parti en 1916. Le B.S.P. sera le coeur des forces permettant la constitution du P.C. britannique en 1920.
  27. La société fabienne, ultra-réformiste, tirait son nom de général romain Fabius Cunctator ("Le temporisateur"). Elle adhèrera en 1900 au Labour Party et influencera considérablement les dirigeants de ce parti.
  28. L'I.L.P. sera le premier parti ouvirer indépendant d'Angleterre. Il était fondamentalement réformiste mais adoptera notamment des positions anti-guerre en 1914, sur lesquelles il reviendra ensuite.
  29. Généralement, on compare le seul "Parti ouvrier .indépendant" avec le "Parti socialiste britannique". Ce n'est pas juste. On doit prendre non pas les formes d'organisation, mais le fond même de la question. Voyez les journaux quotidiens : il y en avait deux : l'un (le Daily Herald) appartenait au Parti socialiste britannique, l'autre (le Daily Citizen) appartenait au bloc des opportunistes. Les quotidiens expriment le travail réel de propagande, d'agitation et d'organisation. (Note de Lénine.)
  30. Nacha Zaria (Notre Aurore) était la revue menchévique légale de 1910 à 1914. Elle était dirigée par Plekhanov.
  31. En 1912, eût lieu à Prague la VI° conférence du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (18-30 janvier). Elle procéda notamment à l'exclusion du parti des "liquidateurs".
  32. Les Tesniaki ("Etroits") formaient le parti révolutionnaire indépendant de Bulgarie depuis 1903. Ils étaient dirigés par D. Blagoïev et comptaient Dimitrov et Rakovsky parmi leurs dirigeants. Ces militants adopteront des positions internationalistes en 1914 et seront à l'origine de la fondation du P.C. bulgare.
  33. Du 16 au 18 juillet, avait eu lieu une conférence à Bruxelles, convoquée par le Bureau Socialiste International. Son objectif était de parvenir à la réunification du P.O.S.D.R. Les bolchéviques, constatant la profondeur des désaccords avec les autres groupes (Mencheviques, Bund, etc.) refusèrent une unification sur de telles bases.
  34. Il s'agit de l'appel rédigé par K. Liebknecht : "L'ennemi principal est dans notre propre pays !".
  35. Ce qui s'est passé avant le vote historique du 4 août est extrêmement caractéristique. Le parti officiel a jeté là-dessus le voile de l'hypocrisie officielle : la majorité ayant décidé, tous votèrent pour, comme un seul homme. Mais Stroebel, dans la revue Die internationale, a démasqué l'hypocrisie et révélé la vérité. Il y avait dans la fraction social-démocrate deux groupes qui étaient venus avec un ultimatum tout prêt, autrement dit avec une décision fractionnelle, c'est-à-dire scissionniste. L'un des groupes, celui des opportunistes, comptant près de 30 personnes, avait décidé, en tout état de cause, de voter pour; l'autre, le groupe de gauche, comprenant près de 15 personnes, avait décidé - moins fermement - de voter contre. Lorsque le "centre" ou le "marais", qui n'a aucune position ferme, a voté avec les opportunistes, les gauches se sont trouvés battus à plate couture et. .. se sont soumis L'"unité" de la social-démocratie allemande est une hypocrisie pure et simple, qui masque en fait la soumission inévitable aux ultimatums des opportunistes. (Note de Lénine.)
  36. La loi anti-socialiste (1878) fût promulguée par Bismarck pour enrayer la montée de la social-démocratie. Elle interdisait les organisations et la presse du parti. Des militants seront emprisonnés ou déportés. Mais elle n'empêchera pas le mouvement de continuer sa progression et sera abrogée en 1890.
  37. Allusion au procès intenté en 1915 par le pouvoir tsariste à la fraction bolchevique à la Douma d'Etat. Ses députés avaient été déchus et déportés en Sibérie.
  38. Le prêtre Gapone, agent de la police, avait organisé une manifestation ouvrière en janvier 1905 afin de remettre une pétition au tsar. La troupe tirera sur les manifestants. Cet épisode précipitera les processus à l'œuvre et aboutira à la première révolution russe.
  39. La tendance "économiste" peut être considérée comme une adaptation à a situation russe des thèses de l'opportunisme allemand, notamment Bernstein. Elle considérait que la lutte politique contre le tsarisme était dévolue à la bourgeoisie libérale; le mouvement ouvrier devant limiter son action aux sujets tels que salaires ou conditions de travail. Conséquence logique de ces thèses, les économistes étaient opposés à la construction d'un parti centralisé et assis sur la théorie marxiste.
  40. La Rabotchaïa Mysl ("La pensée ouvrière"), revue publiée par les "économistes" russes, parut en Russie de 1897 à 1902.
  41. Le Rabotchoïé Diélo ("La cause ouvrière"), autre revue "économiste", parut à Genève de 1899 à 1902.