XIV. Dans un monde de vilénie et de désarroi

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Ils sont ainsi, les temps actuels ![modifier le wikicode]

Samedi dernier, l’exposé de Tchernov « Le point de vue allemand sur la guerre », fut interdit. Les autorités compétentes ont-elles décidé que l’exposé défendrait la thèse allemande et ne la critiquerait pas ? Nous n’en savons rien. De toute façon, l’exposé n’a pas eu le temps de dévoiler ses mauvaises intentions quant à « l’Union sacrée » ou quant aux convoitises des russes sur Constantinople : le coup qui l’atteint est tout à fait conforme à l’ordre des pressentiments administratifs.

On se tromperait, cependant, en pensant que ces pressentiments ont des racines mythiques. En aucune manière. À propos de l’exposé de Trotsky, un journal de boulevard, en publiant un article signé « X » (comme de bien entendu), se préoccupait de ce qu’en pansait le Pouvoir. L’exposé de Lounatcharsky n’a pas plus à ce monsieur. Celui de Trotsky non plus. Et il reste Tchernov, Pokrovsky et Lazarkievitch. Quelle est cette association d’ingénieurs qui invite des « pangermanistes » à faire des exposés ? Le mot est dur, plein d’espoirs et capable d’éveiller l’attention de l’Administration. Il en est ainsi désormais. Il y a toujours eu des citoyens russes à Paris, qui n’aimaient pas les exposés de gauche. Mais jusqu’à la guerre, ils étaient impuissants. Leur pusillanimité les empêchait d’attaquer publiquement les révolutionnaires. Ils devaient la « boucler » et laisser les poings dans les poches. Il ne leur restait plus qu’à s’empoisonner de leur propre bile. Mais maintenant, il en va autrement. « Monsieur l’Agent, il y a une lumière au troisième étage, je soupçonne là un pangermaniste… » C’est la méthode dont use le journal Novosti. Un quelconque « gentleman » a revêtu un domino et s’est inscrit pour le front patriote des trois patries alliées, « X » a dénoncé « littéralement » : « Une lumière brille à la fenêtre de l’association des ingénieurs. Il faut, Votre Honneur, la faire éteindre. Alerte ! » — Dans quel sens brille-t-elle ? — « On le sait bien : des pangermanistes, Votre Honneur, et ils ont même une brochure. »

En effet, il y a une « brochure ». Le patriote des trois patries (il oublie la Belgique, la Serbie, le Monténégro et le japon) se réfère à la brochure rédigée par l’auteur de ces lignes. Si Tchernov a un « point de vue allemand », Trotsky, lui, a une « brochure allemande ». Il est vrai que cette brochure est interdite en Allemagne, il est vrai que le patriote douanier, Wolfgang Heine, invite ses agents, par l’intermédiaire de Sozialistiche Monatshefte à prendre des mesures pour que cette brochure ne sorte pas de Suisse ; il est vrai, qu’à Stuttgart, la police a dressé procès-verbal en saisissant la brochure ; il est vrai que, Chemnitzer Volkstimme… Et pourtant cela n’a pas empêché la douane française de confisquer la brochure, comme étant d’origine allemande. Les temps sont ainsi désormais.

Est-il besoin d’ajouter que la fenêtre de Naché Slovo est l’objet d’une particulière surveillance de la part de la vigilance patriotique ? Combien de fois, pendant le travail, le nez du patriotisme vient se coller à la vitre ? Nous n’allons pas ergoter ; à notre fenêtre, brille une lumière suspecte. Chez nous, on écrit des articles où on ne crache pas sur le peuple allemand, où on ne renie pas la culture allemande, où on n’accumule pas les mensonges réactionnaires. Qu’importe à ces messieurs qu’en tant que socialistes révolutionnaires, nous soyons les ennemis implacables de l’Impérialisme des Hohenzollern. Car voyez-vous, nous n’approuvons pas la conquête de la Syrie et celle de Constantinople. Nous ne tenons pas pour Lloyd George et pour Plékhanov. Car, voyez-vous, nous nous refusons « à bouffer du boche » à n’importe quelle sauce. L’affaire est claire : nous sommes pangermanistes.

Nous avons dénoncé, il est vrai, les tentatives de quelques aventuriers « révolutionnaires » de lier leur cause à celle des États-majors allemand, autrichien ou turc. Nous sommes liés, il est vrai, par une fraternité indestructible avec Liebknecht, Rosa Luxembourg et Mehring, les ennemis mortels de ce qu’on nomme « pangermanisme ». Mais en quoi cela change-t-il l’affaire ? Si nous ne sommes pas avec Goremykine et Hervé, il s’ensuit que nous sommes pour Bethmann-Hollweg. Peut-on vivre maintenant sans s’inscrire à un État-major quelconque ? Les temps sont ainsi désormais.

Les insinuations touchant notre pangermanisme — on ne peut, franchement que les traiter de pure idioties — revêtent toutes les nuances : des allusions « morales » aux remarques sur l’argent allemand. Eh, oui ! De l’argent allemand. Depuis la fondation du journal, cette calomnie ignoble et lâche rôde autour de notre publication. Elle rampe (mais d’où ?) dans les antichambres ministérielles, séjourne dans les couloirs du Parlement, disparaît de temps à autre, puis refait son apparition. Et jusqu’à maintenant, nous sommes privés de la possibilité de lui marcher sur la queue.

Hier encore, un certain Beg-Allaiev, s’intitulant « un authentique citoyen russe », nous a envoyé une lettre menaçante dans laquelle il exprime son mécontentement quant à nos remarques sur la prise de « Pchemysl » et établit un lien entre nos considérations stratégiques et de l’argent allemand.

« Si vous vous étiez trouvés, Messieurs — nous écrit l’authentique citoyen russe en un russe approximatif —, sur la ligne de feu et si vous aviez vu comment se bat le soldat russe, vous n’auriez pas l’effronterie d’écrire que la prise de Pchemysl ne représente aucun avantage stratégique. Comme c’est idiot ce que vous écrivez ! Si seulement vous pouviez vous en rendre compte, Monsieur le rédacteur juif ! » Et de là, notre correspondant tire la conclusion que nous recevons de l’argent allemand. Plus loin, il périphrase en ces termes, mais en affaiblissant sa pensée : « Si vous continuez dans cet esprit, il faudra reconnaître que l’argent allemand peut acheter même d’ignoble lâches. » Nous n’allons pas entamer avec Beg-Allaiev une discussion stratégique. Nous n’insisterons pas non plus sur le fait que l’article « juif » qui a tant indigné Beg-Allaiev, a été rédigé par un ex-officier de l’armée russe qui porte un nom plus russe que celui de notre adversaire. Il ne s’agit pas de cela, mais du fait que Beg-Allaiev nous donne son adresse. Bien sûr, ce n’est pas la ligne de feu, mais simplement, 2, rue de l’Orangerie, Villemomble (Seine). Mais nous nous contentons de peu.

Cependant, nous posons une condition : que Beg-Allaiev ait le courage d’écrire qu’il faut comprendre sa phrase sur l’argent allemand, non « moralement » — ce serait un faux-fuyant digne seulement de « lâches ignobles », — mais dans le sens direct et matériel où l’entend un juge d’instruction.

Les temps ont beau désormais être ainsi, les peines frappant les calomnies ne sont pas encore changées. Dans le cas où ce monsieur n’agit pas de sa propre initiative, il peut transmettre notre proposition à celui qui le commande. Nous expédions à Beg-Allaiev un exemplaire, avec port payé par l’expéditeur. De cette manière, il aura l’honneur imprévu de « signer le reçu » — au nom de tous les calomniateurs.

(Naché Slovo, 1er avril 1915)

Nous sommes des rouges… nous le resterons[modifier le wikicode]

La panique dans les rangs de l’émigration russe, particulièrement de l’émigration judéo-russe, ne s’est pas encore apaisée. Il est parfaitement visible que les répressions à l’égard des « étrangers indésirables » ne sont pas fondées. Le temps, La Guerre Sociale et L’Humanité ont expliqué ouvertement que la France n’a aucun intérêt à énerver les riches juifs américains au moyen de mesures qui, dans le meilleur des cas, ne peuvent fournir que quelques centaines de volontaires « volontaires à coups de trique ». Hervé, avec sa finesse habituelle, fait remarquer que l’épargne juive est aussi nécessaire que celle d’autres personnes. En un mot, suivant les explications de journaux officieux, l’un de droite et deux de gauche, la République ne refuse pas le droit d’asile aux juifs afin de ne pas se fâcher avec les banquiers, leurs frères de race. Nous n’avons jamais douté que ceux qui combattent, jour et nuit, pour « le droit et la liberté », s’accommodent très bien de la réalité. Il y a un motif puissant pour que le droit d’asile soit conservé aux réfugiés juifs — motif, qui, à notre avis, est bien plus fort que le lien racial entre les banquiers américains et les prolétaires russes : l’industrie de guerre française a besoin de main-d’œuvre, et celle-ci (les réfugiés juifs de Russie) est d’autant plus exploitable qu’elle sera sous la menace constante d’une mesure d’expulsion ou d’envoi dans un camp de concentration. C’est pourquoi le bruit que soulève, de temps en temps, le patriotique député Gallet, conserve toute sa signification nationaliste, bien que son début visible ne soit pas atteint ; on rappelle aux prolétaires-immigrants qu’ils vivent sous le signe de « l’Union nationale », et que, de la grève au camp d’internement, la distance est plus courte qu’il ne le paraît.

Si la large masse des émigrants, comme déjà dit, n’a aucune raison bien fondée de quitter le territoire français — cela se produit pourtant ici et là —, on doit cependant reconnaître que le « droit d’asile » sort des dernières aventures considérablement froissé : pas une voix ne s’est élevée des rangs du Bloc national en faveur de ce droit démocratique.

Hervé, comme chacun sait, tient son héritage spirituel de « la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen » ; mais il dévoile sa parenté spirituelle avec nos sociaux-patriotes, eux-mêmes apparentés aux Mokievitch, aux Tiapkine-Liapkine et Zagorietsky qui ont baptisé germanophile le Socialisme révolutionnaire et provoquent ainsi les mesures prises en commun par les polices alliées qui sont plus coopératives entre elles que les diplomaties de l’Entente. La conscience policière d’Hervé — rappelons qu’il est membre du Comité central du parti socialiste français — n’est pas le fruit de son ignominie personnelle. Plus le terrain deviendra brûlant sous les pieds des prophètes et des laquais de l’unité nationale, plus ils soutiendront leur rhétorique libératrice d’arguments de « flic ». Il est naturel qu’en suivant la ligne de moindre résistance, ils commencent par les émigrés. Les sycophantes ont toujours et partout cherché, dans les circonstances difficiles pour eux, des responsables parmi les « étrangers indésirables ». Hervé soutient brillamment la tradition qui remonte à Metternich, Louis XVI et se perd dans la nuit des temps.

Incontestablement, les mesures de police prises à l’encontre des étrangers qui ne respectent pas assez le programme de Gustave Hervé, sont seulement le premier pas sur le chemin de répressions contre les socialistes révolutionnaires. Formulons le théorème inverse. Seule la renaissance du mouvement socialiste garantira réellement le droit d’asile — celui qui ne dépendra pas des coups de Bourse et des emprunts, non plus que des hésitations d’Hervé et de ses employeurs.

Les têtes pensantes de Prisiv ont tenté de convaincre la colonie russe épouvantée que la meilleure garantie du droit d’asile au sein de la « démocratie française », consisterait à se rallier à la politique du « délivreur de passeports politiques » : Hervé ! Soyez tricolores, et vous serez aussitôt choyés ! Tout à fait le geôlier shakespearien qui voulait que l’humanité ait une seule pensée et qu’elle soit bonne ! Mais évidemment, qu’était-ce que cette bonne pensée ? Cela, le geôlier l’a gardé pour lui !

Que « l’Union nationale » n’ait pas approché la réalité politique des vues du geôlier shakespearien, est tout à l’honneur de l’humanité. À côté des tricolores et des caméléons, il y a des rouges, et leur nombre croît. Nous appartenons à ceux qui ne changent pas leurs couleurs sous l’influence du milieu. Nous sommes et nous resterons rouges. C’est justement pourquoi nous réclamons le droit d’asile pour nous-mêmes et pour nos semblables. Et nous ne promettons rien en échange, si ce n’est la fidélité à nos convictions.

Les menaces d’Hervé, nous ne les craignons pas, bien que nous les sachions suspendues au-dessus de nos têtes. Nous lions indissolublement notre destinée, celle de nos idées et de nos journaux au développement du Socialisme international révolutionnaire. Nous nous sentons liés par les liens les plus étroits à la démocratie française — la grande, la révolutionnaire, la socialiste qui, demain, sera plus forte qu’aujourd’hui. Nous respectons profondément son passé et nous avons foi en son avenir.

Pleins de foi pour notre œuvre, de fierté pour notre drapeau et de mépris pour les sycophantes, nous sommes et resterons rouges !

(Naché Slovo, 3 décembre 1915)

Des miracles dont les sages n’ont jamais rêvé[modifier le wikicode]

L’article de fond de notre numéro 254 était consacré à l’Emprunt français. Le début et la conclusion sont remplacés par deux taches blanches — le témoignage le plus éloquent que la Censure de Briand-Galliéni a trouvé le reste de l’article irréprochable. L’article commence par : « Le succès significatif de l’Emprunt quant au penchant de la bourgeoisie française pour les papiers d’État pourvus d’un bon pourcentage. Que celui-ci soi bon (5,73 %), la presse française non seulement ne l’a pas nié, mais au contraire, dans sa propagande patriotique, elle a souligné l’excellence du pourcentage avec une louable énergie.

Le 10 décembre, le journal réactionnaire du soir, L’Intransigeant, publiait la remarque suivante : « Quel est ce journal appelé Naché Slovo dont le rédacteur en chef est M. Dridzo, installé au 19, rue Daguerre, dont l’éditeur est M. Hambourg (58, Bd de Port-Royal), et qui jouissant de l’hospitalité accordée à nos Alliés, discrédite de façon hypocrite notre Emprunt national ? N’est-ce pas assez de contrôler les neutres et devons-nous encore le faire pour ceux qui prétendent au titre d’amis ? ».

Cette remarque, s’il faut user de la franchise, qui est de mise entre Alliés, est plutôt stupide. L’Intransigeant nous rappelle que nous jouissons de l’hospitalité française. En découle-t-il l’impératif de ne pas saisir que 5,70 % = 5,70 % ? Si nous avions la possibilité de nommer noir ce qui est blanc, nous ne serions pas forcés de rechercher l’hospitalité de la République. Et s’il nous fallait, en échange de l’hospitalité, faire nôtre le point de vue de L’Intransigeant la question se poserait : en quoi la république se différencie-t-elle du Tsarisme ? Du reste, soyons justes : même chez nous, en Russie, on n’exige pas pour souscrire à l’Emprunt d’examiner la seule expression du désintéressement patriotique.

Nous ne désirons pas nous attarder trop longtemps sur ce côté nullement compliqué de l’affaire. Rappelons avec quelle insistance, le journal L’Éclair répétait : « La rente de 1870 s’est haussée, après la guerre, à 122, et c’était juste après la défaite ! » L’Œuvre a déclaré non moins franchement : « L’Emprunt de 1915 donnera la victoire et un pourcentage de 5 ½. » S’il est permis à Gustave Téry, bien connu pour son désintéressement, de parler de pourcentages, pourquoi ne pourrions-nous pas les mentionner, nous, qui jouissons de l’hospitalité française ?

Nous avons nommé M. Téry. En pleine agitation autour de l’Emprunt, ce journaliste a donné des indications assez précises sur les sommes reçues par la presse française pour sa propagande en faveur de l’Emprunt. Il est hors de doute que Téry a été guidé par des considérations patriotiques : il faudrait penser, dans le cas contraire, qu’il a été poussé par le désir de se faire une scandaleuse publicité.

Quoi qu’il en soit avec l’affaire Téry, le reste de la presse s’est appuyés sur les pourcentages et ne les a pas refusés. À notre connaissance, une exception est constituée par L’Humanité. En ce qui concerne L’Intransigeant, il ressort de l’article de Téry, que le journal n’a pas décliné les symboles du crédit gouvernemental en guise de reconnaissance pour la propagande en faveur de l’Emprunt.

Les affaires sont les affaires…

Mais nous estimons… qu’il n’est pas magnanime de la part de L’Intransigeant qui est rémunéré suivant le tarif, et même au-delà, que nous devions voir partout du désintéressement.

L’Intransigeant peut raconter, il est vrai, qu’il n’est pour rien dans cette histoire. De fait, la remarque citée plus haut, est publiée dans le journal de Bailby, sous forme d’annonce : dix lignes en petits caractères entre les annonces sur « Tip » qui remplace le beurre et l’annonce aguichante de la banque Girond sur « l’Emprunt de la victoire ». Dans ce double voisinage, on ne peut que voir le doigt du destin : Naché Slovo entre la margarine patriotique et le désintéressement bancaire !

Mais si nous nous trouvons dans les petites annonces, c’est donc que L’Intransigeant a été payé. S’il a été payé, par qui ? « That is the question », comme dirait Hamlet. Nous avons bien là-dessus nos petites idées qui nous semblent très convaincantes. Mais nous nous abstenons de les communiquer, car, il y a quelques jours, une tentative semblable ne parut pas convaincante au Censeur.

Des remarques prudentes sur le rôle joué par l’ambassadeur Isvolsky furent biffées par l’honorable Censeur, en vertu de l’amitié franco-russe.

Nous promettons aux lecteurs de livrer le fruit de nos méditations quant à cette annonce, après la guerre.

Et c’est là toute la campagne contre Naché Slovo se demande le lecteur, presque déçu. Non, ce n’est pas tout. L’attention manifestée à notre égard par les mystérieux auteurs de l’annonce est allée plus loin. Un exemplaire de L’Intransigeant fut remis soigneusement à la concierge de l’immeuble où se trouve notre imprimerie. Ce n’est sûrement pas dans le but d’élargir l’horizon politique de l’administratrice de notre maison ! L’honorable dame fut très émue d’apprendre, que sous son toit, se rassemblaient des personnages qui, non seulement ne croyaient pas en Dieu, mais encore moins au désintéressement des banquiers et des journalistes capitalistes !

Est-ce tout ? Non, ce n’est pas tout. Dans certaines hautes institutions de la République circule un document qui « porte plainte » contre Naché Slovo en l’accusant de nuire aux finances de la France. Qui a apporté ce document ? Nous ne le savons pas, nous ne savons rien. Y a-t-il un lien entre l’annonce, la concierge inquiétée et ce document, que nous appellerons, purement et simplement une dénonciation ? Pourquoi, lecteur, supposer l’existence consolante que tout s’explique par une coïncidence… Le sceptique dira que c’est incroyable. Mais nous appelons en témoignage l’ombre déjà évoquée du prince Hamlet : n’a-t-il pas expliqué à son ami Horatio qu’il y a en ce monde des coïncidences miraculeuses dont les sages eux-mêmes n’ont pas rêvées.

(Naché Slovo, 18 décembre 1915)

Histoire avec moralité[modifier le wikicode]

Dans le petit monde des journalistes parisiens, se colporte une histoire qui requiert notre attention, car la richesse politique et morale de « l’idée nationale », récemment inventée, s’y dévoile avec une acuité exceptionnelle.

En tant qu’un des principaux acteurs dans cette histoire, nous rencontrons le correspondant parisien de Rousskie Viedomosti, M. Bieloroussov — celui-là même qui se refusait à faire distribuer aux artistes russes nécessiteux l’argent collecté pour eux, sous prétexte de la constitution allogène et de l’état d’esprit « défaitiste » de la colonie d’artistes. Naché Slovo a dit, à cette occasion, ce qu’il fallait dire. Mais l’atmosphère actuelle est si contaminée par les bacilles de l’apathie individuelle et de la panique grégaire, que même parmi les artistes, certains citoyens — il s’en trouve dans cette bohème dépeignée — hochèrent craintivement la tête, estimant qu’il valait mieux se taire sur la manifestation de Bieloroussov. Le monde littéraire, sous la présidence de L. Agafonov, nous soutint par une résolution condamnant le correspondant de Rousskie Viedomosti. Mais le cercle des journalistes, sous la présidence du correspondant de Rietch, E. Dmitriev, ne souffla mot sur l’initiative d’un de ses membres. Et ils furent sages ; la défense de l’art libre et la lutte contre la polissonnerie chauviniste n’a plus de sens actuellement dans le chaos de l’opinion générale libérale et de sa presse. Sauf erreur de notre part, les artistes se tournèrent vers Dmitriev, mais celui-ci se tut. Il ne soupçonnait pas que l’avidité insatiable du patriotisme, auquel il était prêt à sacrifier n’importe qui, le réclamerait bientôt comme victime.

Iakolev, un vrai russe de Novoe Vremia, convoqua à une réunion secrète un groupe de correspondants, russes et autres, et leur fit savoir que le président du Syndicat de la presse étrangère, c’est-à-dire Dmitriev, ne s’appelait pas du tout ainsi, mais… (?), un nom allemand qui lui avait été conféré d’une manière, évidemment, très compliquée. Les Anglais, les Hollandais et les Espagnols écoutèrent avec stupeur, puis demandèrent des explications à Dmitriev ; après celles-ci, quand il fut clair qu’il ne se balancerait pas au bout de la corde qu’on lui avait si bien préparée, Bieloroussov entra en scène, comme Jeanne d’Arc au moment critique, et déclara que si le fait de porter un pseudonyme ne prouvait aucune activité en faveur de l’Allemagne, par contre (la transition était logique). Dmitriev avait publié, avant-guerre, le journal Parijsky Viestnik « grâce à des fonds allemands ». Comme Dmitriev avait réellement publié un journal libéral et boulevardier et que l’éditeur était réellement un Allemand, l’affaire passait sur un terrain solide, d’autant plus que Bieloroussov avait collaboré à ce journal et reçu du bon argent allemand sonnant et trébuchant. Mais où est Alexinsky ? se demande le lecteur perplexe. Très juste, voici qu’il apparaît. Mais voici que se manifeste contre Dmitriev un français, M. Bateaut, membre du Syndicat et personnage complètement insignifiant. Mais comme ce monsieur ignore le russe, il a chargé une commission de trois membres d’examiner le cas. Cette dernière se hâta d’apporter au Syndicat la déclaration qu’il est indispensable de produire dans ces circonstances.

« Les chargés de mission déclarant à M. Bateaut qu’en vue d’accomplir la susdite mission à eux confiée, il leur est indispensable, non seulement de lire soigneusement toute la collection de Parijsky Viestnik mais, afin de définir la politique de ce journal (la politique de Parijsky Viestnik !!!), de s’enquérir de l’organisation matérielle dudit journal, de connaître ses moyens et ses relations. Par conséquent, les susdits chargés de mission demandent le délai suivant : jusqu’à la prochaine réunion du Syndicat, le 15 octobre. Ont signé : Sévérac, Mikhaïlov et Alexinsky.

Sévérac est un français qui sait lire le russe et fait carrière en accomplissant toutes les besognes que lui commande la majorité social-patriote ; entre autres, il est l’auteur d’une proposition tendant à ne pas admettre les Russes au sein du Parti. Mikhaïlov est un ancien avocat, figurant en qualité de « compétence juridique ». Alexinsky…, c’est Alexinsky ; son génie vibre à chaque ligne du document cité.

C’est ainsi que débuta l’affaire du « nouvel allemand ». Bieloroussov avoue aussitôt qu’il a reçu de Dmitriev de l’argent allemand. Pour ne pas dévoiler tout de suite aux journalistes étrangers qu’il s’agit d’une intrigue des chers collègues russes, on fait apparaître le français Bateaut. Puis entrent en scène les personnages importants : le Russe authentique de Novoe Vremia et la jeanne d’Arc de Rousskie Viedomosti et Alexinsky parachuté par Prisiv. À ce dernier, il est indispensable de lire toute la collection de Parijsky Viestnik pour comprendre dans quel but Guillaume a nourri Bieloroussov et de connaître toutes les ressources de l’organisation. Ceci lui est indispensable pour avoir la possibilité de se trouver en transes « espionites » pendant plusieurs mois. Cependant, dans tout ceci, il y a un motif utilitaire : comme il est tout de même clair que rien ne sortira de « l’affaire », il faut s’efforcer de continuer à faire peser sur le président du Syndicat l’accusation de pangermanisme.

Le caractère des relations politiques entre les divers groupements est décrit de la façon la plus classique dans cette histoire de rien du tout, Quand les maîtres de la situation doivent accomplir quelque vilénie sur le terrain patriotique, ils trouveront toujours à leur service, en qualité de « troisième élément », trois sociaux-patriotes pour faire la salle besogne.

Dans cette histoire instructive, il y a encore un point qui mérite l’attention. Dmitriev aurait pu faire un bruit de tous les diables dans Rietch. Il ne l’a pas fait. Pourquoi ? Le propriétaire du journal, Milioukov, l’en empêcherait ? Cela se comprend : à la cause que soutiennent Milioukov et Dmitriev, Alexinsky est indispensable. Si sur la base d’une grande œuvre collective, se produisent des bassesses d’ordre secondaire qui correspondent à la nature objective de l’affaire et à celle subjective des participants, il faut les regarder comme les tiraillements inévitables dans le processus de la collaboration sacrée. C’est toute la moralité de l’histoire.

(Naché Slovo, 13 août 1916)

« Prisiv » et son Alexinski[modifier le wikicode]

Hier, nous avons imprimé un commentaire sur une histoire incroyable, celle de Dmitriev, où le rédacteur, l’inspirateur de Prisiv joua un rôle, incroyable, lui aussi ou du moins qui le semblerait à qui ne connaît pas la substance morale de cet ardent collaborateur de Plékhanov, Avkxentiev, Bounakov, Voronov, Argounov et Lioubimov.

On a tenté de déloger un Kadet de son poste et on a avancé, en guise de preuves meurtrières, un nom étranger et des relations avec l’Allemand. Il est vrai que ces relations journalistico-commerciales existaient jusqu’à la guerre. Il est vrai, aussi, que dans le même temps où Dmitriev coéditait son journal avec un Allemand, Alexinsky collaborait à une publication d’outre-Rhin. Ses articles dirigés contre la politique étrangère russe, contre l’armée russe, contre l’alliance franco-russe — dans un journal allemand ! — présentaient un caractère tel que la Censure ne nous permet pas d’en reproduire une citation. Cela n’a pas empêché Alexinsky de prendre une part active au complet contre Dmitriev. Recevant ses instructions de Bateaut, Alexinsky accomplit sa besogne avec tant d’ardeur et la poussa jusqu’à de telles dimensions que le chantage devint évident. L’Assemblée des journalistes parlementaires, le Syndicat de la presse étrangère, la Société des journalistes russes ont, d’une seule voix, stigmatisé la calomnie et les calomniateurs. Les journalistes russes ont flétri ces derniers individuellement et ont ajouté à l’adresse d’Alexinsky « qu’il avait joué le rôle le moins honorable », que « sa honteuse conduite, “s’exprimant” par une calomnie politique et une dénonciation mensongère », méritait le jugement le plus sévère.

Il faut prendre en considération que les journalistes en question sont des bourgeois sociaux-patriotes, qui défendent « la politique étrangère russe » ? Ce sont donc des homologues, non des adversaires idéologiques, qui ont flétri Alexinsky.

Et quoi donc ? Pensez-vous que Prisiv ait mis en lumière les calomnies de son rédacteur ? Pas un mot là-dessus. Alexinsky, déshonoré publiquement, continue son travail en qualité d’acharné collaborateur de Plékhanov, Avkxentiev et Liouimov.

(Naché Slovo, 10 septembre 1916)

Alexinski et son « prisiv »[modifier le wikicode]

Dimanche, à l’occasion de la merveilleuse affaire Dmitriev, nous avons mis en lumière quelques lignes de Prisiv et d’Alexinsky. Aujourd’hui, nous jugeons instructif de prendre l’affaire de l’autre côté, celui d’Alexinsky et de son Prisiv.

Il s’est écoulé un mois depuis qu’Alexinsky a été publiquement flétri. Il n’a pas prononcé une parole. Il se tait. Alexinsky se tait. Chaque terme de la résolution résonne comme un verdict de mort… Alexinsky se tait.

Il se tait bien qu’il n’ait pas la plus petite chance que son silence soit regardé comme une marque de désapprobation du verdict prononcé contre lui. Non. Alexinsky a fabriqué du matériel « pour une calomnie politique, et une dénonciation mensongère » en faveur des mêmes gens qui l’ont condamné par la suite. Ayant pris sur lui une mission confiée par la police politique, en l’occurrence, M. Bateaut, Alexinsky, après tous ses chantages en a appelé au jugement des journalistes. Il a reconnu ainsi leur compétence en matière de morale politique et, en jugeant Dmitriev, s’est soumis lui-même au jugement de ses pairs. Il se retrouve déshonoré.

Pourquoi Alexinsky se tait-il ? Pourquoi n’a-t-il pas fait entendre des protestations indignées ? Pourquoi n’invoque-t-il pas des circonstances atténuantes ? Ne serait-ce pas parce que ses confrères lui ferment les portes de leurs journaux ? Ce serait bien dans leurs manières. Ils le considèrent comme assez bon pour se livrer, dans son journal, à des attaques calomnieuses, mais leur prudence, qui ressemble fort à de la lâcheté, les empêche d’assumer la défense du confrère qui s’est attiré la flétrissure « pour calomnie politique et dénonciation mensongère ». Bien sûr, il aurait la ressource de se tourner vers Sévérac et Mikhaïlov, mais ce faisant il signalerait que ses proches lui ont refusé toute aide, dans une affaire, dont, en un autre milieu, dépend la vie politique d’un homme.

Voilà pourquoi Alexinsky se tait. Voilà pourquoi Prisiv se tait. Et leur silence reconnaît que le verdict est de ceux dont on ne se lave pas.

(Naché Slovo, 12 septembre 1916)

Une canaille[modifier le wikicode]

« La canaille, maître des pensées contemporaines. »

(saltikov)

« Oui, je m’occupe de dénonciations. »

(Fières paroles d’un député)

Chez lui la nature a déposé quelque chose de répugnant. Ceux qui l’ont vu et entendu se sont rappelés involontairement les paroles de la Bible : « Il le mordra au talon. » L’effort de mordre est le principal ressort de sa psychologie. Dans son activité générale, il adhère à l’aile extrême, ce qui lui confère plus de latitude. Dans le fond, il lui est indifférent que l’affaire aille « à droite » ou « à gauche ». Comme pour tous les reptiles, il lui faut garder ses arrières pour pouvoir mordre plus sûrement. Nous avons déjà fait allusion à Pourichkievitch, mas, en ce dernier la suffisance comique qui n’exclue pas la méchanceté, introduit un élément de désintéressement esthétique. Mais bien que pourvu d’une mentalité servile et d’une bassesse indescriptible, il est une note adoucie dans le concert de l’ignominie et du mensonge. Mais M. « Canaille » ne possède pas cette qualité « embellissante » ? Le comique ne lui est pas étranger, certes, mais il est le produit du manque d’harmonie entre sa volonté de faire mal et son manque de capacité pour y réussir. Il peut pousser la bêtise jusqu’à ses dernières limites, mais cette bêtise ne peut lui être pardonnée, pas plus qu’on ne pardonne au scorpion qui, au paroxysme de la rage, se mord la queue.

« Canaille » était à gauche, plus à gauche que les gauches — et cette « auréole » de gauchisme le faisait apparaître autre qu’il n’était. Mais ce milieu, où le caprice de l’Histoire l’avait jeté, ne pouvait que le gêner. Il n’est pas besoin d’idéaliser le milieu « gauchiste » : il vit d’idées, et ses passions grandes ou petites sont soumises à ces idées. « Canaille » ne possède aucun contrôle de sa méchanceté empoisonnée, et quand il mord, il ne veut et ne peut connaître aucune limite. Les gens ont trop de bonté et pensent : « Non, il en est incapable. » Ils se trompent ; car il est capable de tout. Il n’a nul besoin de grades ou d’argent pour accomplir des bassesses ; il a assez de motifs intérieurs. Il ne connaît même pas les limites que dicte la prudence. Demain, il dévoilera à son projet ce que beaucoup se refusent à croire aujourd’hui…

Personnes naïves, prenez garde à « Canaille » !

(Natchalo, 22 octobre 1916)