Préface et introduction

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< La Guerre et la Révolution (1922)
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Avertissement des éditeurs (1974)[modifier le wikicode]

Cet ouvrage, inédit en France, est traduit et publié pour la première fois.

L’édition originale en langue russe — la seule édition jusqu’à présent — fut imprimée à Pétersbourg-Moscou par les Édition d’État dans les années 1922-1924. C’est un des dix-huit tomes des « Œuvres complètes de Léon Trotsky », collection qui fut interrompue en 1927, lors de la disgrâce de l’auteur.

En 1929, pour éditer son autobiographie — Ma Vie — Trotsky prit dans le présent ouvrage certains matériaux se rapportant aux événements et aux hommes politiques de la période 1914-1917. Mais les rares passages « utilisés » ont une forme très différente dans chacune des versions. Il ne faut pas oublier que La Guerre et la Révolution est un recueil de notes, de réflexions et d’articles rédigés à chaud, à l’heure même où se produisaient les événements, dans l’atmosphère explosive de la guerre. D’où certaines outrances du polémiste engagé dans la lutte politique, que le mémorialiste, quinze ans plus tard, a jugé bon de corriger.

Pour l’établissement de cette version française, nous avons suivi le plan adopté par Trotsky : division de l’ouvrage et deux tomes, ordre des chapitres, dédicaces, notes de l’auteur. Le titre original a été conservé tel quel. Toutefois, pour des raisons purement techniques, nous n’avons pas reproduit les portraits de militants révolutionnaires qui illustrent l’édition russe.

Un mot enfin à propos de notre traduction. Elle est — nous le reconnaissons volontiers — plus littérale que littéraire. Nous nous sommes attachés à traduire le texte avec une extrême fidélité. Nous nous sommes refusés à tout effet de style qui aurait trahi peu ou prou le texte original. Notre unique souci a été de transmettre avec une rigoureuse exactitude la pensée de l’auteur.

André OAK

Ferdinand TEULÉ

Préface[modifier le wikicode]

Toute une génération a surgi dont la jeunesse politique a été marquée par la Révolution d'Octobre ou les débuts de la IIIe Internationale. Pour cette génération, particulièrement en Russie, la IIe Internationale représente un phénomène assez pénible. La jeunesse révolutionnaire a toujours considéré les Menchéviks et les S.R. [Social-révolutionnaires] comme des ennemis de classe, toujours de l'autre côté de la barricade, de la tranchée. Elle n'a pas vécu le moment historique d'un passé récent, non seulement jusqu'à la guerre impérialiste, mais pendant cette même guerre, alors qu'au sein même de la IIe Internationale qui se courbait honteusement et sans honneur devant l'Impérialisme, débutait le processus intérieur qui devait conduire au schisme et à la création de l'Internationale Communiste.

Aujourd'hui monte une génération encore plus jeune qui, n'ayant pas l'expérience de la guerre civile, ne peut concevoir le rôle joué par les Menchéviks et les « S.R. ». Ce n'est pas en vain que ces mêmes Menchéviks comptent sur la virginité politique des jeunes pour se redonner une vie nouvelle sous forme d'une organisation de la jeunesse. Ils pensent que les faits ont tracé une croix définitive sur le passé, et ils veulent obtenir une large audience auprès des jeunes.

Il est hors de doute que le slogan d'un « Front uni de tous les travailleurs » leur semble, en cette circonstance, devoir trouver une certaine résonance. Si un Front uni est possible avec Scheidemann et Vandervelde, pourquoi pas avec Martov et Tchernov ? En quel sens est possible ce Front uni avec Scheidemann ? Et tout d'abord qui est Scheidemann ? Et qui est Vandervelde ? Les jeunes communistes — qui se heurtèrent d'abord à la IIe Internationale en la personne du social-révolutionnaire Kérensky et du Menchévik Tséretelli, quand ceux-ci désarmèrent les prolétaires de Pétersbourg et mirent en prison des milliers de travailleurs les prenant soi-disant pour des espions allemands, ou plus tard, quand ces mêmes Menchéviks et S.R., en qualité d'organisateurs, d'orateurs, de terroristes, d'agitateurs, d'administrateurs et de ministres de Noullans, de Koltchak, de Dénikine, d'Ioudenitch, de Miller, massacrèrent les ouvriers et les paysans russes au nom et sous les drapeaux de l'Entente — ces jeunes communistes sont déjà renseignés sur le compte des Partis cités plus haut, mais ils les connaissent encore imparfaitement. Les chefs de la Social-démocratie internationale, y compris nos « S.R. » et nos Menchéviks, avaient juré au Congrès de Bâle, un an et demi à peine avant la guerre mondiale, de répliquer à une ouverture des hostilités par la révolution prolétarienne.

L'opportuniste petit-bourgeois est capable de tous les retournements. Il joue très souvent avec les couleurs de la Révolution, mais aux moments décisifs de l'Histoire, il « s'aplatit ». Les représentants qualifiés de la jeune génération doivent connaître le passé récent. Il faut leur enseigner, le plus concrètement possible, par des tableaux expressifs de la vie politique, par des figures humaines, ce que fut la période préparatoire à la Révolution d'Octobre et à la naissance de la IIIe Internationale.

L'histoire de cette époque — nous pensons à l'histoire des classes laborieuses et de leurs groupements politiques — n'a pas été encore écrite et ne le sera pas de sitôt. Il faut étudier ce passé tout récent à l'aide de matériaux bruts, tels que souvenirs, documents, discours et articles. La compréhension de ces tranches du passé est d'autant plus facilitée que l'actualité, trop directement même, découle des événements d'hier.

Ce livre tend à démontrer le propos que nous avons exposé — bien que de façon limitée — en offrant à la jeunesse l'étude de ce passé très récent. L'auteur a eu l'avantage, pendant la guerre en qualité d'émigré, d'observateur et aussi de participant, de pouvoir pénétrer au sein même de plusieurs Partis socialistes européens et nord-américains. On trouvera ici, rassemblés, les fruits de ces travaux nés de cette participation et reliés au thème central : la Guerre et l'Internationale.

L'idée de ce livre prit naissance déjà au début de l'année 1919. Mais je ne réussis pas, jusqu'à maintenant, à réunir les éléments nécessaires à la composition de cet ouvrage.

J'avais alors écrit une introduction explicative. Celle-ci, écrite en Mars 1920, est complétée définitivement.

L.Trotsky

Moscou, 24 avril 1922

Introduction[modifier le wikicode]

Dans ce livre se trouvent rassemblés des documents se rapportant à la lutte politique qui se déroula pendant la grande guerre impérialiste. Tous ces événements, ici exposés, sont loin de présenter le même intérêt. J'ai réuni ces articles, ces pamphlets, ces esquisses caractéristiques comme des répercussions, parfois très fugitives, de cette grande époque, comme des tranches de la grande lutte qui ne cessa pas même aux mois les plus sombres de la réaction impérialiste, et qui actuellement s'étend sur le monde entier.

En Autriche-Hongrie[modifier le wikicode]

La guerre me trouva à Vienne. De là partit le signal de la première guerre mondiale, après le meurtre de l'archiduc par de jeunes terroristes serbes. La vie intérieure de cette nation, déjà déchirée par des dissentiments internes qui la faisaient ressembler à une gigantesque maison d'aliénés, prit un caractère plus aigu en 1914. Là furent détruits les espoirs et tous les avantages acquis en 1906 grâce à la première révolution russe. Celle-ci avait dégagé de façon décisive les contradictions de classe et rejeté « l'écœurante » lutte nationaliste, avec ses miasmes de chauvinisme. Après tout, chaque droit conquis, comme tout régime démocratique lui-même, n'est pas en soi un remède, mais met en lumière les plaies de toute société. Pour assainir la vie politique il aurait fallu disposer d'un Parti révolutionnaire capable de rassembler les prolétaires de toute nationalité et de s'opposer à l'impérialisme croissant. Mais ceci ne se produisit pas. L'acquisition du droit de vote coïncidait avec le reflux de la vague révolutionnaire russe et donnait un avantage décisif aux éléments opportunistes du Socialisme en Autriche-Hongrie. La chasse aux mandats en un pays aux multiples nationalités était favorable à l'éclosion d'un opportunisme provincial et nationaIiste. La Social-démocratie « réaliste », c'est-à-dire réformatrice et sachant s'adapter, perça grâce au chauvinisme, mais, ce faisant, accentua la chute du prolétariat. En conséquence, il régnait, en Autriche-Hongrie, une atmosphère de profond désespoir qui n'existait pas en Russie malgré le caractère incomparablement plus horrible du despotisme russe.

La guerre s'avérait une issue à l'impasse où se trouvait l'Impérialisme austro-hongrois qui espérait effectuer la soudure totale de la monarchie à la flamme de l'incendie mondial. Il en était de même pour la petite-bourgeoisie chauvine qui, ayant à supporter la concurrence du commerce international, cherchait son salut là où il est le moins possible de le trouver. Même remarque pour la Social-démocratie austro-hongroise.

Son chef, prudent et évasif, opportuniste mais tacticien habile et perspicace dans les limites de l'opportunisme, Victor Adler, laissa complètement tomber les rênes et céda la première place (à moitié volontairement, à moitié contre son gré) aux Austerlitz, Renner, Zeiss et autres bourgeois auxquels la IIe Internationale a permis, et permet encore, de s'intituler « socialistes ». Tous poussèrent un soupir de soulagement. Je me souviens, comment Hans Deutsch (actuellement, à ce qu'il paraît, ami du ministre de la Guerre) parlait ouvertement de l'inéluctable guerre « salvatrice », qui devait définitivement libérer l'Autriche du « cauchemar » serbe. La pourriture des cercles dirigeants sociaux-démocrates se révéla subitement dans toute son horreur.

Le sentiment de honte pour le parti et d'aversion envers les « faux marxistes » — qui n'attendaient que le moment favorable pour trahir ouvertement —, ce sentiment avait encore, à ce moment-là, gardé toute sa fraîcheur, et la désillusion n'en était que plus douloureuse ! Je me vis obligé de quitter Vienne où j'avais passé sept ans de ma vie d'émigré. J'avais signé en arrivant (1907) l'engagement de rester dans les limites du territoire de la monarchie « bis auf Widerruf » (jusqu'à la clause contradictoire), c'est-à-dire jusqu'au moment où je serai mis dehors ! Ce qui, en principe, ne pouvait avoir lieu sans mon accord ! Escorté par les policiers autrichiens, le groupe bigarré des ressortissants russes fut dirigé vers la Suisse, le 3 ou le 4 août 1914 (nouveau style).

En Suisse[modifier le wikicode]

En Suisse, nous avons commencé à mesurer l'ampleur du krach qui allait se produire, frappant ainsi toute l'organisation socialiste internationale et, de suite, nous avons cherché quelles seraient les voies conduisant au salut. La petite nation neutre, resserrée entre trois des principaux belligérants (un quatrième se préparant seulement à la lutte : l'Italie), était devenue une arène politique où les marxistes russes, de temps à autre, pouvaient avoir la vision des événements qui se déroulaient. Quant à moi, je sentis la nécessité de me rendre compte de ce qui se passait dans le monde. Cela me contraignit à tenir un journal, c'est-à-dire une forme de littérature dont je n'avais jamais usé jusqu'à ce jour. Je ne renouvelai cette expérience qu'une seule fois ensuite, dans une prison espagnole, après mon expulsion. Cependant, quand après deux ou trois semaines, les journaux socialistes allemands et français reçus à Zürich donnèrent un tableau clair de l'immense catastrophe politique et morale du Socialisme, la forme de mon journal changea. Il devint un pamphlet critique et politique. Le Marxisme ne pouvait pas se laisser aller au découragement devant le visage terrifiant des événements ! Qu'importent l'effondrement, la trahison et la désertion politiques ! Le Marxisme devait démontrer que c'est seulement en vainquant politiquement et en rejetant les superstructures de la IIe Internationale, que le prolétariat pourrait se frayer un chemin jusqu'à la voie du développement révolutionnaire. Ce processus cruel, mais sauveur, ne pouvait qu'être accéléré par les horreurs et la sauvagerie de la guerre. J'écrivis une brochure La Guerre et l'Internationale, qui fut éditée à Zürich en Novembre 1914 et qui, grâce à la collaboration de Fritz Platten, fut assez largement diffusée en Suisse, en Allemagne et en Autriche.

Destinée aux pays de langue allemande et éditée en cette langue, la brochure attaquait en première ligne la Social-démocratie allemande, Parti leader de la IIe Internationale. Evidemment... il était souligné que... les Français, ayant décapité leur roi, vivaient fort bien en République ! En analysant le servilisme méprisable de l'idéologie de guerre allemande, la brochure ne laisse aucun doute quant à ce qui suit : à savoir que, devant une nouvelle contradiction de l'Histoire, l'Impérialisme et le Socialisme — en guerre avec leurs slogans, leurs programmes et leurs antagonismes — représentent tous deux une réaction en armes qu'il faut écraser et rejeter hors du chemin de l'Histoire. Etant donné la façon dont elle avait été rédigée, la brochure reçut l'accueil qu'on pouvait en attendre de la part de la presse social-patriote. Je me souviens du leader des journalistes chauvins Heilemann, déclarant ouvertement que l'œuvre était d'un fou, mais conséquente avec elle-même en sa propre folie. Il va de soi qu'il ne manquait pas de remarques prétendant que ladite brochure était inspirée par un patriotisme secret et qu'elle se révélait une arme de la propagande des Alliés. Le tribunal allemand estima l'ouvrage irrévérencieux envers les Hohenzollern et condamna l'auteur, par contumace, à quelques mois de prison. J'ignore totalement si la République de Ebert me tiendra compte de cette condamnation...

Je reçus une invitation du journal Kievckaia Mysl me demandant de me rendre en France au titre de correspondant de guerre. Pendant toute la période de mon séjour à l'étranger, j'avais conservé des liens avec la rédaction de ce journal. Il se signalait, dans les milieux révolutionnaires internationaux en général et dans ceux de Kiev en particulier, pour son radicalisme non clairement avoué avec une « pointe » de Marxisme. Comme « l'Intelligentsia » de Kiev se compose de propriétaires terriens et qu'il s'y trouve peu d'industrie, la lutte des classes n'y atteint pas le degré constaté à Pétrograd ou dans les autres centres du mouvement ouvrier. La pression politique du Pouvoir, s'appuyant sur celle du nationalisme, obligeait l'opposition bourgeoise à se parer de la nuance du radicalisme. Ceci explique la ligne de conduite suivie par la rédaction qui, ne s'identifiant ni à la Social-démocratie, ni à la classe ouvrière, faisait une large place à des collaborateurs marxistes et leur permettait d'expliquer les événements, en particulier ceux de l'étranger, d'après leur point de vue révolutionnaire. Pendant la guerre des Balkans, alors que la mentalité impérialiste ne s'était pas encore emparée des cercles de la petite bourgeoisie, j'eus l'occasion, dans les colonnes de ce même journal, de mener une lutte ouverte contre les fourberies et les crimes des diplomates alliés dans les Balkans et aussi contre l'Impérialisme « néo-slave ». Sur ce terrain, l'opposition des « Kadets » [Constitutionnels-démocrates] avait conclu alliance avec la monarchie. J'acceptai la proposition d'autant plus volontiers qu'elle me donnait la possibilité de me glisser plus près de la vie politique française en cette époque critique. Après quelques hésitations, le journal, cédant à la pression de l'opinion bourgeoise et les instances de ses collaborateurs sociaux-patriotes, donna complètement dans le patriotisme, s'efforçant de conserver tout juste « une lueur d'honorabilité ».

A Paris[modifier le wikicode]

Le Parti socialiste français se trouvait totalement démoralisé. Jaurès avait été assassiné, la veille de la guerre. Vaillant, vieil antimilitariste, s'était converti à la tradition patriotique de Blanqui dès les premiers jours de l'offensive allemande, et rédigeait, chaque jour, pour le compte de l'organe central du Parti l'Humanité, des articles empreints du chauvinisme le plus échevelé. Jules Guesde, le leader de l'aile marxiste, s'étant épuisé en une lutte accablante contre les fétiches de la démocratie, à l’exemple de son ami Plekhanov, se révéla seulement capable de porter sur l'autel "de la Défense nationale" le restant de ses pensées politiques et de son autorité morale. Le superficiel journaliste Marcel Sembat secondait Guesde dans le cabinet Briand. Se mettant en pleine lumière, après avoir agi dans l'ombre, grand maître des petites causes, Pierre Renaudel devint chef du Parti à la place de Jaurès dont, au prix d'efforts éreintants, il tentait d'imiter les gestes et les éclats de voix. Longuet prenait parti pour Renaudel, mais avec une certaine réserve. Le syndicalisme officiel était représenté par le président de la C.G.T., M. Jouhaux, qui, reniant ses idées, prenait le même chemin. L’auto-satisfait, le bouffon pseudo-révolutionnaire Hervé, ex-anti-militariste acharné, retournait sa veste et suivait la même route. Divers membres séparés de l'opposition étaient disséminés çà et là, mais ne donnaient, pour ainsi dire, aucun signe de vie. Aucune perspective d'un avenir meilleur !

Parmi les émigrés russes résidant à Paris, particulièrement chez les membres de l'Intelligentsia S.R., le patriotisme s'épanouissait en fleurs doubles. Quand Paris se trouva précisément menacé, un nombre important de ces émigrés s'engagèrent dans l'armée française. Les autres assaillaient les parlementaires et la presse bourgeoise, démontrant par tous les moyens qu'ils n'étaient pas de simples émigrés, mais des alliés sincères. Par contre, les éléments prolétariens étaient désorientés et indécis. Plusieurs d'entre eux, qui avaient eu la possibilité de fonder une famille française, cédaient au courant patriotique. Mais la plupart résistaient et s'efforçaient de comprendre où se trouvait la bonne voie.

18 mars 1919

« Goloss » [La Voix] et « Naché Slovo » [Notre Parole][1][modifier le wikicode]

En ces circonstances, deux émigrés russes assez peu connus fondèrent un modeste quotidien en langue russe. Cet organe avait à résoudre le problème suivant : renseigner les milliers de prolétaires abandonnés par leur pays et en même temps maintenir leur intérêt sans cesse croissant envers les gigantesques événements journaliers.

Le journal s'efforçait (c'était d'ailleurs là son but) d'éclairer lesdits événements à la lueur du socialisme international et de ne pas laisser s'éteindre l'esprit de solidarité entre les peuples. Les noms de ces deux initiateurs, de ces deux organisateurs et travailleurs infatigables, acquirent par la suite une grande célébrité pendant la Révolution. Antonov-Ovseenko, actuellement commandant en Ukraine et Manouilsky (Bezrabotny), membre de la délégation soviétique en Ukraine. Ils étaient des publicistes sincères, doués de lyrisme, mais à des degrés différents : Manouilsky était plus analytique, le second plus pathétique, mais tous deux étaient ardemment dévoués à leur tâche. Manouilsky tomba malade, atteint de tuberculose pulmonaire et fut envoyé en Suisse pour se soigner, et d'où, plus tard, il participa au mouvement. Le journal reposa alors entièrement sur les épaules d'Antonov. Et ceci n'est pas uniquement une figure de rhétorique : non seulement, il écrivait des articles, tenait la chronique journalière sur la guerre, traduisait les télégrammes et effectuait les corrections, mais encore il emportait « sur ses épaules » des ballots entiers des éditions fraîchement imprimées. Ajoutez à cela qu'il organisait des concerts, des spectacles, des soirées au bénéfice du journal et acceptait toutes sortes de dons destinés à une loterie. Le journal sortait avec des difficultés matérielles et techniques sans cesse croissantes. Avant la sortie du premier numéro, il restait en caisse trente francs. Toute personne nantie d'un certain bon sens aurait pensé qu'il était impossible d'éditer un journal révolutionnaire quotidien dans les conditions imposées par la guerre, par le chauvinisme enragé et la censure malveillante. Cette publication eut d'autant plus de mérite à paraître, avec de courtes interruptions, qu'elle continua d'exister, sous une autre appellation, jusqu'à la Révolution russe, c'est-à-dire pendant deux ans et demi.

La guerre, après que les armées allemandes eussent été contenues sur la Marne, devint de plus en plus cruelle et sans merci. Elle ne tenait compte ni de ses victimes ni des dépenses énormes qu'elle exigeait : des milliards ! Naché Slovo, lui, qui avait déclaré la guerre au monstre impérialiste, faisait état dans sa comptabilité de sommes de dix francs ! Une fois par semaine au moins, il semblait que le journal ne pourrait survivre aux exigences financières ! Aucune issue ! Et pourtant il s'en trouvait toujours une ! Les typographes se passaient de manger. Antonov portait des chaussures trouées ! et à nouveau le miracle s'accomplissait ! le numéro suivant sortait. La principale ressource provenait des soirées organisées par le journal. Afin de nous couler, la Préfecture interdit les concerts. Les dons augmentèrent ! La personnalité moscovite bien connue Chakhov, sympathisant à "l'idée", se trouvant justement à Paris, nous envoya de façon inattendue la somme de 1.100 F accompagnée d'un mot : "contre l'arbitraire”. Il s'avéra qu'il s'était informé de l'importance de la somme maxima rapportée par une soirée et il nous faisait un don égal.

Dès mon arrivée à Paris, je trouvai le journal en son second mois d'existence. Un des collaborateurs les plus actifs en cette première époque était Martov, qui priva le journal de l'objectivité indispensable. Martov gardait l'espoir de faire revivre le Parti à l'aide du social-patriotisme, alors que l'aile gauche était convaincue de la faillite totale de la IIe Internationale et de la nécessité absolue de former l'Union combattante des socialistes révolutionnaires.. En d'autres termes, le journal était, au début, l'organe d'un bloc provisoire comprenant des membres de l'actuel centre gauche (Internationale II et 1/2 !) et des actuels communistes.

Le bloc en arriva bientôt à une polémique interne acharnée et ensuite à une cassure totale. Peu après Zimmerwald, Martov rompit avec Naché Slovo.

Martov[modifier le wikicode]

Martov se révèle, sans le moindre doute, comme une des figures les plus tragiques du mouvement révolutionnaire. Ecrivain doué, politique inventif, esprit pénétrant, étant passé par l'école marxiste, Martov restera dans l'histoire de la révolution ouvrière comme un «grand négatif». Il manquait de virilité, et sa pénétration n'avait pas assez de volonté. Le Marxisme est une méthode d'analyse objective et en même temps l'avant-garde de «l'action» révolutionnaire. Il exige un parfait équilibre entre la pensée et la volonté, qui allie «l'énergie physique» à la discipline de la volonté par des raisonnements dialectiques subjectivement et objectivement. Martov exerçait toute sa puissance d'analyse à aborder la ligne de moindre résistance. Je doute qu'il y ait jamais un politique socialiste qui aura su exploiter le Marxisme avec autant de talent pour justifier sa propre fuite et ses trahisons envers la doctrine. Sous ce rapport, Martov peut être considéré comme un virtuose. D'autres plus instruits que lui, tels que Hilferding, Bayer, Renner et même Kautsky n'étaient que des «sous-maîtres», comparés à Martov sur le plan de la falsification politique du Marxisme, c'est-à-dire en représentant la passivité et l'esprit de capitulation comme les formes suprêmes de l'impitoyable lutte des classes. Sans le moindre doute, Martov possédait l'instinct révolutionnaire. Sa première réaction aux grands événements était celle d'un révolutionnaire. Mais après chaque réaction de ce genre, sa pensée, n'étant pas soutenue par le ressort de la volonté, s'éparpillait et rétrogradait. Au début du siècle, ce processus aurait pu déjà être observé... dans les signes avant-coureurs du ressac révolutionnaire (voir le journal «Iskra»), puis au début de la guerre impérialiste et aussi au début de la révolution de 1917. Mais en vain ! Sa faculté d'invention et la souplesse de son esprit lui faisaient contourner les difficultés créées par de nouvelles questions à résoudre. Il en tirait même des arguments pour défendre ce qui est «indéfendable». La dialectique devenait chez lui la casuistique la plus fine. Cette faculté extraordinaire de posséder à la fois une volonté sans volonté et l'entêtement dans l'indécision lui permit, durant des années, de se maintenir en des positions contradictoires et sans issue apparente. A chaque occasion de prendre une position historique et d'éveiller les espoirs, il se trompa. Et, chaque fois, il descendait la pente ! Pour conclure, il devint le plus fin, le plus pénétrant politique de cette intelligentsia petite-bourgeoise à moitié idiote, lâche et méprisable. Le fait qu'il ne s'aperçoit pas, donc ne comprend pas cette chute, montre combien la mosaïque de son esprit s'est cruellement moquée de lui.

A l'époque des problèmes et des possibilités gigantesques, Martov se retrouve crucifié entre Longuet et Tchernov. Il suffit de citer ces deux noms pour mesurer la chute idéologique et politique de cet homme auquel il fut donné beaucoup plus qu'à tant d'autres !

18 mars 1919

Plékhanov[modifier le wikicode]

La guerre a fait le bilan de toute une époque du mouvement socialiste; elle a jugé et pesé les chefs de cette époque. Parmi ceux qu'elle a liquidé sans pitié, se trouve G.V. Plekhanov. C'était un grand homme. Il est attristant de penser que toute la jeune génération actuelle du prolétariat qui a rejoint le mouvement depuis 1914 ne connaît Plekhanov que comme protecteur des Alexinsky[2], collaborateur des Avksentiev[3] et de pensée presque parallèle à celle de la trop célèbre Breshkovskaya[4]. Cela revient à dire qu'ils ne connaissent de Plekhanov que l'homme de l'époque de déclin « patriotique ». Mais c'était véritablement un grand homme et une grande figure de l'histoire de la pensée sociale russe.

Plekhanov n'a pas inventé la théorie du matérialisme historique; il ne l'a pas non plus enrichie de nouveaux résultats scientifiques. Mais il l'a introduite dans la vie de la Russie, et c'est là une réussite d'une grande signification.

Il était nécessaire de dépasser les préjugés révolutionnaires nationaux de l'intelligentsia russe, dans lesquels s'exprimait une arrogance d'arriérés. Plekhanov « nationalisa » la théorie marxiste, et par là, « dénationalisa » la pensée révolutionnaire russe. A travers Plekhanov, elle commença à parler pour la première fois le langage de la véritable science : elle établit son lien idéologique avec le mouvement ouvrier mondial et ouvrit de véritables perspectives et possibilités pour la révolution russe en lui trouvant un fondement dans la loi objective du développement économique.

Plekhanov n'a pas inventé la dialectique matérialiste, mais il fut son défenseur convaincu, passionné et brillant en Russie depuis le début des années 80. Ceci exigeait la plus grande pénétration, une vision historique large et une pensée noble et courageuse. Chez Plekhanov, ces qualités étaient mêlées à une brillante expression et à un esprit doué. Le premier défenseur russe du marxisme maniait merveilleusement bien l'épée. Combien de blessures a-t-il données ! Certaines étaient fatales, comme celles qu'il infligea à Mikhailovsky, le talentueux épigone du narodnikisme. Afin d'apprécier la force de la pensée de Plekhanov, il faut comprendre combien était tendue cette atmosphère de préjugés narodnikistes, subjectivistes, idéalistes, qui dominaient dans les cercles radicaux de la Russie et de l'émigration russe. Et ces cercles représentaient la force la plus révolutionnaire qui surgit de Russie dans la deuxième partie du XIX° siècle.

Le développement de la conscience de l'actuelle jeunesse travailleuse avancée emprunte (heureusement) des chemins tout autres. Le plus grand soulèvement social dans l'histoire se situe entre nous et l'époque où eut lieu le duel Beltov-Mikhailovsky. (Sous le pseudonyme de Beltov, Plekhanov arriva à faire passer, malgré la censure tsariste, son pamphlet brillant et triomphal, (« Sur la question du développement de la vision moniste de l'histoire ».) C'est pourquoi la forme des meilleures œuvres polémiques de Plekhanov, c'est-à-dire précisément les plus brillantes, ont vieilli, comme a vieilli la forme de l'Anti-Durhing » d'Engels. Pour un jeune travailleur qui réfléchit, le point de vue de Plekhanov est infiniment plus compréhensible et plus près de lui que les points de vue qu'il détruisit. En conséquence, il faut au jeune lecteur plus d'attention et d'imagination pour reconstruire dans son esprit et des subjectivistes qu'il ne lui en faut pour apprécier la force et la justesse des coups de Plekhanov. C'est pourquoi ses livres ne peuvent avoir aujourd'hui une très grande diffusion. Mais le jeune marxiste qui a la possibilité de travailler régulièrement à l'élargissement et à l'approfondissement de sa vision du monde, se tournera inévitablement vers la source originale de la pensée marxiste en Russie — vers Plekhanov. Pour cela, il sera chaque fois nécessaire de se remettre rétrospectivement dans l'atmosphère idéologique du mouvement radical russe des années 60 aux années 90. Ce n'est pas une tâche facile, mais en échange, la récompense sera un élargissement des horizons théoriques et politiques, et le plaisir esthétique que donne l'effort couronné de succès vers la pensée claire dans la lutte contre le préjugé, la stagnation et la bêtise.

Malgré la grande influence qu'exercèrent les maîtres de la littérature française sur Plekhanov, il resta tout entier un représentant de la vieille école des publicistes russes (Bielinsky), Herzen, Tchernytchevsky. Il aimait écrire longuement, et n'hésitait jamais à faire des digressions ni à amuser le lecteur avec un trait d'esprit, une citation, encore une histoire spirituelle... A notre époque soviétique, qui coupe en morceaux les mots trop longs et puis comprime les parties de plusieurs mots en un seul, le style de Plekhanov semble être passé de mode. Mais il reflète toute une époque et, à sa manière, reste magnifique. Il bénéficie de l'influence française en ce qui concerne la justesse de la formulation et la lucidité de l'exposition.

A son avantage et à son désavantage, Plekhanov, comme orateur, se distinguait par les mêmes qualités qu'il possédait en tant qu'écrivain. Quand on lit des livres de Jaurès, même ses œuvres historiques, on a l'impression de lire le discours d'un orateur. Avec Plekhanov, c'était juste le contraire. Dans ses discours, on entend parler l'écrivain. La littérature oratoire aussi bien que le discours littéraire peuvent atteindre à de très grandes réussites. Mais malgré tout, la littérature et le discours sont deux domaines très différents, et deux arts bien distincts. C'est pourquoi les livres de Jaurès lassent par leur intensité oratoire. Pour la même raison, l'orateur Plekhanov donnait souvent l'effet double — donc refroidissant — d'être le lecteur habile de son propre article.

Il atteignit les hauteurs des controverses théoriques dans lesquelles des générations entières de l'intelligentsia russe n'étaient jamais de se plonger, car là, la matière même de la controverse rapprochait davantage l'art de l'écriture et celui du discours. Sa plus grande faiblesse était dans les discours de caractère purement politique, c'est-à-dire ceux dont la tâche était de rapprocher l'auditoire par l'unité des conclusions concrètes, et de fondre ses volontés en une volonté unique. Plekhanov parlait comme un observateur, comme un critique, un publiciste, mais pas comme un dirigeant. Il ne devait jamais avoir la possibilité de s'adresser directement aux masses, de les appeler à l'action, de les conduire. Ses faiblesses avaient la même source que son plus grand mérite : c'était un précurseur, le premier défenseur du marxisme sur la terre russe.

Nous avons dit que Plekhanov n'avait guère laissé d'œuvres dont la classe ouvrière puisse faire un usage large et quotidien. La seule exception est peut-être l'Histoire de la Pensée Socialiste Russe; mais cette œuvre est loin d'être irréprochable du point de vue de la théorie. Les tendances conciliatrices et patriotiques de la politique de Plekhanov dans la dernière période, réussirent — du moins partiellement — à miner ses fondements théoriques. S'enfonçant dans le cul-de-sac des contradictions du social-patriotisme, Plekhanov se mit à chercher des prémisses autres que la théorie de la lutte des classes, à la fois en ce qui concerne les intérêts nationaux et des principes éthiques abstraits. Dans ses derniers écrits, il fait des concessions monstrueuses à la morale normative, cherchant à en faire un critère politique (« la guerre défensive est une guerre juste »). Dans l'introduction à l'Histoire de la Pensée Socialiste Russe, il limite la sphère de l'action de la lutte des classes au domaine des relations intérieures; dans les relations internationales, il remplace la lutte des classes par la solidarité nationale. (« Le cours du développement de toute société donnée, divisée en classes, est déterminé par le cours du développement de ces classes et de leurs relations mutuelles, c'est-à-dire d'abord par leur lutte antagoniste qui concerne l'ordre social interne, et deuxièmement par leur collaboration plus ou moins amicale où se pose la question de la défense du pays contre les attaques extérieures », G.V. Plekhanov, Histoire de la Pensée Socialiste Russe, Moscou, 1919, page 11, Edition russe.) Ici, il ne suis plus Marx, mais plutôt Sombart. Seuls ceux qui savaient comment il avait lutté avec succès, brillamment et sans relâche pendant des dizaines d'années contre l'idéalisme en général et la philosophie normative en particulier, contre l'école de Brentano et son falsificateur pseudo-marxiste Sombart — seuls ceux-là peuvent mesurer l'étendue de la décadence théorique de Plekhanov sous la pression de l'idéologie nationale-patriotique.

Mais cette décadence avait un fondement : le malheur de Plekhanov avait la même source que son mérite immortel : c'était un précurseur. Il n'était pas un dirigeant du prolétariat agissant, mais seulement son précurseur théorique. En polémique, il défendait les méthodes du marxisme, mais n'avait aucune possibilité de les appliquer dans l'action. Ayant vécu pendant plusieurs dizaines d'années en Suisse, il est resté un émigré russe. Le socialisme suisse municipal et cantonal, opportuniste et d'un très bas niveau théorique, ne l'intéressait guère. Il n'y avait pas de parti russe. Le « Groupe pour l'émancipation du travail » le remplaçait pour Plekhanov. C'était un petit cercle fermé de penseurs très proches les uns des autres (Plekhanov, Axelrod, Zassoulitch et Deutsch, condamné aux travaux forcés en Sibérie). Manquant de racine politiques, Plekhanov s'efforçait d'autant plus de renforcer les racines théoriques et philosophiques de sa position. En sa qualité d'observateur du mouvement ouvrier européen, il laissait très souvent de côté des manifestations politiques d'une grande importance de mesquinerie, de lâcheté, d'esprit conciliateur de la part des partis socialistes. Cependant, il était toujours sur le qui-vive en ce qui concernait l'hérésie théorique dans la littérature socialiste.

Ce manque d'équilibre entre la théorie et la pratique qui provenait des circonstances de la vie de Plekhanov, lui fut fatal. Malgré ses larges bases théoriques, il n'était pas préparé pour de grands événements politiques : déjà la révolution de 1905 le prit par surprise. Ce théoricien marxiste, brillant et profond, s'orienta dans les événements de la révolution par des moyens empiriques, par des évaluations essentiellement praticistes.

Il se sentait peu sûr de lui et, chaque fois que c'était possible, il gardait le silence, évitait les réponses claires, résolvait les problèmes par des formules algébriques ou des anecdotes spirituelles auxquelles il prenait un grand plaisir.

Je vis Plekhanov pour la première fois vers la fin de 1902, c'est-à-dire à l'époque où il terminait ses superbes campagnes théoriques contre le narodnikisme et contre le révisionnisme, et se trouvait face à face avec les problèmes politiques de la révolution imminente. En d'autres termes, le déclin de Plekhanov avait commencé. Je n'ai eu qu'une fois le privilège de voir et d'entendre Plekhanov au sommet, pourrait-on dire, de sa force et de sa renommée; c'était à la commission du programme du Deuxième Congrès du Parti (juillet 1903, à Londres). Les représentants du Groupe «Rabotcheïe Diélo», Martynov et Akimov, les représentants du Bund, Lieber et d'autres, et quelques délégués provinciaux essayaient de faire passer des amendements au projet de programme du parti qui était surtout l'œuvre de Plekhanov. Ces amendements étaient sur le plan théorique très incorrects et très mal venus. Dans les discussions de la commission, Plekhanov était inimitable et sans pitié. Sur chaque question et même sur chaque point de détail, il obligeait, en maniant sans effort son éclatante érudition, ses auditeurs, même ses contradicteurs, à se convaincre que le problème ne faisait que commencer là où les auteurs de l'amendement pensaient qu'il se terminait. Avec, dans son esprit, une conception claire, scientifique et totale du programme, sûr de lui-même, de son savoir et de sa force; avec une étincelle joyeuse et ironique dans ses yeux; avec une moustache en broussaille et joyeuse aussi; avec des attitude légèrement théâtrale, mais vivantes et expressives, Plekhanov qui était à la tribune, illuminait la nombreuse assistance comme un feu d'artifice humain d'érudition et d'esprit. Cela se reflétait dans l'admiration qui embrasait tous les visages, même ceux de ses adversaires, où le plaisir luttait avec l'embarras.

Dans la discussion des questions tactiques et organisationnelles à ce même congrès, Plekhanov était infiniment plus faible, paraissait parfois impuissant, rendait perplexes les mêmes délégués qui l'avaient admiré à la commission du programme.

Au Congrès International de Paris en 1889, Plekhanov avait déjà déclaré que le mouvement révolutionnaire en Russie vaincrait comme mouvement ouvrier ou pas du tout. Cela signifiait qu'en Russie, il n'y avait pas et ne pouvait y avoir de démocratie bourgeoise révolutionnaire capable de triompher. Mais de là s'ensuivait la conclusion que la révolution victorieuse, faite par le prolétariat, ne pouvait finir autrement que par la remise du pouvoir entre les mains du prolétariat. Mais Plekhanov reculait avec horreur devant cette conclusion. Ainsi il niait politiquement ses anciennes prémisses théoriques, sans en créer de nouvelles. D'où son impuissance et ses vacillations politiques, couronnées par sa grande déchéance patriotique.

En temps de guerre, comme au temps de la révolution, il ne restait aux véritables disciples de Pekhanov que de mener contre lui une lutte irréconciliable.

Les admirateurs et les disciples de Plekhanov à l'époque de son déclin, souvent inattendus et toujours sans valeur, ont rassemblé depuis sa mort, tous ses pires écrits en une édition séparée. Par là, ils n'ont fait qu'aider à séparer le faux Plekhanov du vrai. Le grand Plekhanov, le vrai, nous appartient entièrement et totalement. Il est notre devoir de rendre à la jeune génération sa figure spirituelle dans toute sa grandeur.

24 avril 1922

K. Kautsky[modifier le wikicode]

Le journal Naché Slovo dût en arriver à régler ses comptes avec Kautsky. L'autorité internationale de ce dernier était encore très forte, à la veille de la guerre impérialiste, bien que n'atteignant plus de loin ce niveau acquis au début du siècle et particulièrement pendant la première Révolution russe. Kautsky était, sans le moindre doute, le théoricien le plus talentueux de la IIe Internationale et, pendant la plus grande moitié de sa vie, il représenta et «incarna» les meilleures tendances de cette Internationale. Propagandiste et vulgarisateur du Marxisme, Kautsky y voyait sa mission de théoricien comme devant aboutir à la Réforme et à la Révolution; mais il ne considérait que la Réforme comme une réalité. Il tenait la Révolution pour une vue théorique, une perspective historique.

La théorie darwiniste de l'origine des espèces embrasse le règne végétal et le règne animal en toutes leurs dimensions. La lutte pour la vie, la sélection naturelle se poursuivent de façon constante. S'il pouvait exister un observateur disposant de mille années de vie — temps indispensable aux observations cosmiques —, il établirait, sans le moindre doute, qu'à certaines époques, le processus de la sélection naturelle est à peu près imperceptible, que les espèces conservent les caractères propres et semblent être des incarnations des idées-types platoniciennes; des époques de rupture existent entre le milieu géographique et le monde végétal et le monde animal, des périodes de crise géo-biologique, quand les lois de la sélection naturelle se répandent dans toute leur cruauté et trouvent leur accomplissement sur les cadavres de la faune et de la flore. Dans le cadre de cette gigantesque perspective, la théorie de Darwin demeurera avant tout comme la théorie des époques critiques dans le développement de tout ce qui vit.

La théorie de Marx du processus de l'Histoire embrasse toute l'histoire de l'homme organisé collectivement. Mais aux époques d'équilibre dans la société, la soumission des idées aux intérêts de classe et au système de la propriété reste masquée. Les périodes de révolution sont la meilleure école du Marxisme, quand la lutte des classes prend le caractère d'une guerre civile et que les systèmes de gouvernement, les droits et la philosophie se découvrent comme des organes au service des classes. La théorie marxiste elle-même fut formulée en une époque pré-révolutionnaire alors que les classes cherchaient une nouvelle orientation et fut établie définitivement après les expériences de la Révolution et de la Contre-révolution de 1848 et des années suivantes.

Kautsky ne possédait pas cette irremplaçable expérience révolutionnaire. il s'imprégna du Marxisme et le vulgarisa comme un bon maître d'école du Socialisme scientifique. Le maximum de son activité se manifesta pendant la période de dégradation qui suivit l'écrasement de la Commune jusqu'à la première Révolution russe. Le Capitalisme se redressait de toute sa puissance. Les organisations ouvrières croissaient presque automatiquement, mais «le but à atteindre à tout prix» à savoir : la Révolution sociale et prolétarienne se différenciait du mouvement et ne conservait plus qu'une existence purement académique. De là l'aphorisme de Bernstein : «Le mouvement est tout... le but à atteindre n'est rien...». En tant que philosophie d'un mouvement ouvrier, cette affirmation est un non-sens et une trivialité! Mais en tant que caractéristique de la mentalité de la Social-démocratie allemande au cours du quart de siècle précédant la guerre, cette opinion de Bernstein est tout à fait significative la lutte réformatrice journalière prit un tour tout à fait régulier, «le but à atteindre à tout prix» stagnait sous la direction de Kautsky.

Il défendait inlassablement le caractère révolutionnaire de la doctrine de Marx et d´Engels, bien que, sur ce point, l'initiative de la résistance aux tendances révisionnistes appartenait aux éléments décidés tels que Rosa Luxembourg, Plékhanov et Parvus. Mais politiquement il se réconcilia avec la Social-démocratie, ne voyant pas son profond opportunisme et ne put donner un caractère décisif à la tactique du parti. De son côté, la bureaucratie dirigeante se réconcilia avec le radicalisme théorique de Kautsky. Cette combinaison de l'opportunisme pratique et des principes révolutionnaires trouva son suprême épanouissement en la personne de l'ouvrier tourneur Auguste Bebel, chef indiscuté pendant près de cinquante ans. Bebel soutenait Kautsky dans le domaine de la théorie, se révélant pour ce dernier une autorité sans appel dans les questions politiques. Seule, R. Luxembourg bousculait parfois Kautsky avec plus d'ardeur que ne le désirait Bebel. La Social-démocratie allemande occupait la place dirigeante au sein de la IIe Internationale. Kautsky était son théoricien reconnu et aussi, semble-t-il, son inspirateur. Il sortit vainqueur de son combat avec Bernstein. Au congrès d'Amsterdam en 1903, où fut condamné le «ministérialisme socialiste français» (Millerandisme), on adopta la résolution de Kautsky, qui devint ainsi le théoricien approuvé, le chef de file du Socialisme international. Ce fut la période suprême de son influence. Ses ennemis et ses opposants le surnommaient «le Pape de l´Internationale». Je me souviens que sa vieille mère, auteur de romans tendancieux, reçut le jour de ses 75 ans des félicitations de la part de socialistes italiens, adressées à «alla mamma del Papa» (à la mère du Pape).

La Révolution de 1905 fortifia les tendances radicales du mouvement socialiste ouvrier international et renforça de façon extraordinaire l'autorité théorique de Kautsky. Dans les questions internes de la révolution, il prit — il est vrai, après bien d'autres — une position définitive et put prévoir la formation d'un gouvernement social-démocrate révolutionnaire en Russie. Bebel, dans de fréquents entretiens, raillait «le séduisant Charles» en souriant ironiquement. Le Parti allemand aborda la question suivante : fallait-il une direction commune et une révolution radicale ? Cette discussion marqua le point culminant de la carrière de Kautsky. Ensuite ce fut le déclin.

Je rencontrai Kautsky, pour la première fois en 1907, après mon évasion de Sibérie. La déroute de la Révolution n'était pas encore évidente. L'influence de R. Luxembourg sur Kautsky était prépondérante à cette époque. L'autorité de ce dernier était indiscutée pour toutes les fractions de la Social-démocratie russe.

Non sans agitation intérieure, je montai l'escalier de la petite maison si propre, rue Fridenay, à Berlin, Kautsky, petit vieillard aux cheveux blancs et aux yeux clairs, me salua en russe, " bonjour ", et cet accueil, joint à toutes les excellentes impressions que j'avais de ses ouvrages scientifiques, formait un ensemble très séduisant. Je me rendis compte, par la suite, que cette amabilité provenait de son indiscutable autorité, ce qui lui conférait une totale confiance en lui. Pourtant l'entretien eut peu de résultat. Il avait l'esprit sec, anguleux, n'avait pas la répartie facile, manquait de psychologie et était porté à schématiser. De plus ses plaisanteries étaient banales. Pour toutes ces raisons, on peut le regarder comme un orateur de second ordre.

En Russie, la Révolution était balayée, le prolétariat était écrasé, le socialisme en était réduit à se réfugier dans la clandestinité; la bourgeoisie libérale cherchait à se réconcilier avec la monarchie sur la base d'un programme impérialiste : une déception totale envers les méthodes révolutionnaires se fit jour brutalement dans les rangs de l'Internationale. L'opportunisme prenait sa revanche. Pendant ce temps-là, les relations entre les Etats capitalistes se tendaient de plus en plus; le dénouement approchait. Les Partis socialistes devaient trancher le dilemme : être pour le gouvernement national, ou contre lui ? Ou il fallait appliquer la théorie révolutionnaire ou suivre la ligne opportuniste jusqu'au bout. Toute l'autorité de Kautsky consistait en la conciliation de l'opportunisme en politique et du Marxisme en théorie.

L'aile gauche (R. Luxembourg) exigeait des réponses précises. D'un autre côté, les réformistes passaient à l'attaque sur tout le front. Kautsky, de plus en plus désorienté, combattait plus âprement encore l'aile gauche, se rapprochait des partisans de Bernstein, s'efforçant, en vain, de conserver l'objectif marxiste. Il changea tellement en cette période que même son apparence en fut affectée; son calme habituel disparut totalement et ses yeux reflétaient une agitation inhabituelle.

La guerre fit éclater au grand jour tout le mensonge et la pourriture du «Kautskysme». Kautsky conseillait à la fois de ne pas s'abstenir de voter les crédits à «Guillaume» et de ne pas les voter avec «des réserves». Dans le courant des mois suivants se fit jour une polémique expliquant ce que réellement Kautsky avait conseillé de faire. «L'Internationale est l'instrument de la paix, non de la guerre.» Kautsky se cramponnait à cette formule banale et creuse comme à une bouée de sauvetage. Tout en critiquant les débordements du chauvinisme, Kautsky préparait la réconciliation de tous les sociaux-patriotes après la guerre. «Tous les êtres humains se trompent mais, malgré eux, la guerre passera et nous repartirons à zéro.»... Lors de l'écrasement de la Révolution allemande, Kautsky devint une espèce de ministre de la République bourgeoise. il proposa une rupture complète avec l'U.R.S.S. — «C'est sans importance, elle s'écroulera dans quelques semaines» — et il s'aplatit devant Wilson... Combien cruellement la dialectique de l'histoire se vengea d'un de ses apôtres !

18 mars 1919

« Naché Slovo » et « Sozial-Demokrat »[modifier le wikicode]

Dans la lutte contre ses ennemis Naché Slovo se débarrassa définitivement de ses collaborateurs douteux et assura l'équilibre d'une plate-forme politique qui ne tenait jusqu'ici que par compromis. Le 1er Mars 1916, la rédaction exposa le programme suivant : Naché Slovo se donne comme objectif le rétablissement de l'Internationale dans le cadre de la lutte révolutionnaire du prolétariat de tous les pays contre la guerre et l'Impérialisme et contre les principes du Capitalisme.

Le combat sans merci contre le Social-patriotisme, qui égare la conscience des travailleurs et paralyse leur volonté révolutionnaire, est le principal but de l'action entreprise par Naché Slovo.

Notre groupe se rallie à la résolution « zimmerwaldienne », voyant en celle-ci une étape sur le chemin qui doit mener à la création d'une IIIe Internationale révolutionnaire.

Naché Slovo regarde comme une obligation de l'aile gauche des Internationalistes,

- de condamner l'éclectisme politique,

- de fournir au prolétariat les explications nécessaires pour qu'il comprenne les conditions et le caractère de l'ère historique où nous entrons,

- de lui faire saisir l'importance de la tactique révolutionnaire qui souligne le changement d'une lutte jusqu'ici défensive en une bataille offensive,

- de lui montrer la voie d'un approfondissement et d'un élargissement économiques systématiques amenant aux conflits entre la classe ouvrière et son gouvernement...

« Tout ceci, sous le drapeau de « la conquête du pouvoir politique pour réaliser la révolution sociale ».

Naché Slovo se donne comme obligation, dans les cadres sociaux-démocrates russes, d'épurer ses rangs de tous les sociaux-patriotes qui portent en eux le caractère le plus antirévolutionnaire et le plus démoralisant.

Naché Slovo réclame une totale rupture avec les états-majors sociaux-patriotes et une lutte impitoyable contre eux. Etant donné l'influence de ces derniers sur les masses ouvrières, il est absolument nécessaire d'obtenir l'union de tous les Internationalistes russes.

A Genève, pendant la guerre, le journal Sozial-Demokrat sous la direction de Lénine, sortit environ 33 numéros. Les différences de points de vue entre Naché Slovo et Sozial-Demokrat s'amenuisaient à mesure que se creusait le fossé entre les sociaux-patriotes et les sociaux-pacifistes. Le fait même de la participation de Martov à Naché Slovo — lequel Martov, oubliant son ex-glissement à gauche, continuait à démontrer que les Menchéviks n'avaient pas évolué sur le plan de l'Internationalisme — ne pouvait que brouiller les cartes. La critique de Sozial-Demokrat était, sous ce rapport, irréprochablement juste et aida l'aile gauche à débusquer Martov. En outre, elle donna au journal, après la Conférence de Zimmerwald, une tournure plus précise et sans compromis. A la seconde Conférence de Zimmerwald (Kienthal), la rupture entre le journal Naché Slovo et les internationalistes du type Martov devint un fait accompli. Martov se poussa à nouveau vers la droite et marcha la main dans la main avec Axelrod, qui unissait francophilie et pacifisme, plaçant au-dessus de tout sa haine envers le bolchevisme.

Il y avait trois points de désaccord (et particulièrement quand la rédaction passa entre les mains de « l'aile gauche ») entre les deux journaux. Ces trois points concernaient le défaitisme, le combat pour la paix et le caractère de la révolution grandissante en Russie. Naché Slovo refusait le défaitisme. Sozial-Demokrat dénonçait le slogan « la lutte pour la paix » craignant que celui-ci ne cache des tendances pacifistes et lui opposait la guerre civile. Pour finir, Naché Slovo, pensait que l'objectif du Parti était la prise du pouvoir au nom de la révolution socialiste. Sozial-Demokrat tenait pour la dictature « démocratique » paysanne et ouvrière. La Révolution de Mars balaya ces différences.


Dans ses colonnes, le journal Naché Slovo relevait toutes les nouvelles arrivant à Paris ayant trait au réveil de l'esprit international parmi les mouvements ouvriers. Par l'intermédiaire de ce journal, nous appelions les Internationalistes d'Angleterre, de Suisse, d'Italie, d'Amérique et même d'Australie, d'où correspondait Artem (Sergueiev), maintenant décédé.

Nous nous jetions avec avidité sur tout ce qui pouvait évoquer une idée révolutionnaire en Allemagne et nous creusions profondément tous les documents publiés par l'opposition social-démocrate allemande.

Les collaborateurs de « Naché Slovo »

Parmi les travailleurs russes résidant à Paris, à Londres et même en Suisse, Naché Slovo comptait des amis dévoués et leur nombre allait sans cesse croissant. Beaucoup plus qu'un dixième de ces personnes se consacrèrent, par la suite, à la cause de la révolution prolétarienne. L'état-major littéraire du journal se composait de membres de différentes tendances :

On y comptait des bolchéviks à opinions conciliatrices, des purs bolchéviks, des « avant-gardistes » et de futurs menchéviks. Il est logique de donner la liste des principaux collaborateurs, après le départ de Martov et de ses amis : Angelica Balabanova, M. Bronsky, Vladimirov, Divilkovsky (Avdiev), Zalevsky, Kollontaï, Lozovsky, Lounatcharsky, Manouilsky (Bezrabotny), Mechtcheriakov, Ovseenko-Antonov (Gallsky), Pokrovsky, Pavlovitch, Poliansky, Radek, Rappoport (Vanne), Riazanov (Boukvoied), Racovski, Rothstein, Sokolnikov, Serguéev (Artem), Trotsky, Ouritsky (Boretsky), Tchoudnovsky, Tchitchérine (Ornatsky). Nos amis les plus proches parmi les étrangers se nommaient Alfred Rosmer et Henriette Roland-Holst.

G. I. Tchoudnovsky[modifier le wikicode]

Deux des collaborateurs les plus assidus de Naché Slovo[5] périrent pendant la guerre civile : Ouritsky et Tchoudnovsky. Tout le monde connaît le nom d'Ouritsky, ce personnage aimable et courtois qui accomplit pendant la Révolution un travail si ingrat. Ici nous devons parler de Tchoudnovsky. Il est mort trop jeune et, à cause de cela, la jeunesse ne le connaît pas. C'était un enthousiaste. Comme il arrive souvent aux jeunes enthousiastes, sa force de caractère lui permettait de dissimuler son ardeur intérieure (mais ceci pendant les périodes calmes). Il s'intéressait très sérieusement à la théorie marxiste. Mais au premier événement intéressant il s'enflammait de la tête aux pieds. A notre arrivée d'Amérique, étant d'âge à servir, il entra dans l'armée de Kérensky et bien vite obtint un commandement dans un des corps d'armée.

Dès le premier jour de la Révolution, il ne se sépara plus de sa carabine. Sur le champ de bataille de Pouikovo, il combattit les cosaques de Kérensky commandés par Krasnov, en qualité de chef d'un détachement; il avait obtenu ce grade non pour ses connaissances militaires, mais parce qu'il était plus décidé et plus courageux que les autres. Touché par une balle, à peine pansé, il revint sur la ligne de feu et n'en partit pas. Là où «ça chauffait le plus», en Ukraine, là se trouvait Tchoudnovsky. Dans les rangs des partisans, il combattit l'occupant allemand et le pouvoir ukrainien. Celui-ci le condamna à mort, mais ne réussit pas à le pendre (il n'en eût pas le temps) car les armées rouges, entrant dans Kiev délivrèrent Tchoudnovsky, mais pas pour longtemps. Il tomba pendant la retraite de Kharkhov. Quelle balle le tua ? Une balle tirée par les soldats des Hohenzollern, une balle «démocratique» tirée par un fusil «social-révolutionnaire» ou une balle «social-démocrate» (car il s'en trouvait dans les bandes ukrainiennes qui combattaient avec les Allemands) ? Nous ne le savons pas. N'est-ce pas la même chose ?...

24 avril 1922

Le journal de Tchernov[modifier le wikicode]

L'existence de Goloss et ensuite de naché slovo, incita un groupe de sociaux-révolutionnaires, avec comme chef de file Tchernov, à fonder un quotidien de tendance subjective. Parmi les membres de l'Intelligentsia populiste, l'épidémie patriotique sévissait incomparablement plus que dans les rangs marxistes. On aurait pu compter sur les doigts les socialistes-révolutionnai­res-internationalistes. Leur internationalisme n'avait pas un caractère révolutionnaire, mais bien humanitaire et idéaliste. En ce qui concerne le chef de ce parti, il remplissait sa fonction « naturelle », ce qui signifie qu'il s'efforçait de prendre position sans oser le faire, défendant à sa manière l'internationalisme en coopé­ration avec les sociaux-patriotes français et comblait les lacunes et les trous de cette doctrine par le bla-bla-bla de ses écrits et de ses discours. S'en prenant tout d'abord à la Social-démocratie allemande, à la critique de laquelle il se préparait depuis longtemps en empruntant des arguments ici et là, tantôt chez Bernstein, tantôt chez les syndicalistes, Tchernov, après une certaine période d'attente, décida que la crise subie par la IIe Internationale signifiait la ruine totale de l'idéologie marxiste et qu'il fallait battre le fer quand il était chaud. Il est évident qu'il ne dépassa pas le niveau d'une argumentation ordinaire et d'un pathos soi-disant moralisateur. Jusque dans la boue du chauvinisme français, il recherchait des arguments pour étayer sa grande découverte : « Marx et Engels étaient les fondateurs du social-impérialisme allemand. » La crise ne survint qu'à la suite du manque d'audience de la voix de Tchernov chez les dirigeants responsables de la IIe Internationale. Ce fameux pro­phète « subjectiviste » oublie simplement de nous expliquer pourquoi les 9/10 de ses partisans avec les blanquistes, les syn­dicalistes et les anarchistes se trouvèrent entraînés dans les remous du patriotisme. Pendant deux ou trois mois, il s'efforça, chaque jour, de démontrer qu'il avait des opinions se distinguant par leur haute teneur politique révolutionnaire. La censure fran­çaise le prit au mot et, après la fermeture de nos journaux, inter­dit aussi le sien. Il se rendit à Zimmerwald où il fit figure de provincial et finit par s'accrocher à la gauche zimmerwaldienne (résultat totalement imprévisible non seulement pour la gauche, mais aussi pour la Conférence et pour lui-même). Il est évident que cela ne l'empêcha pas, d'être le ministre de la guerre impé­rialiste et, en des discours vides et ampoulés, de défendre l'offensive de juin 1917 en coopération avec les armées de l'Entente impérialiste. Les pires traits d'une intelligentsia oppor­tuniste, malgré l'enrichissement qui lui fut donné par son expé­rience parlementaire et journalistique, se retrouvent en la figure politique de Tchernov. L'indéchiffrable vague révolutionnaire projeta ce charlatan à la présidence d'une assemblée, puis d'un seul coup le rejeta dans un oubli total.

Après le choix et l'étude scrupuleuse de la documentation nécessaire à notre publication, il s'avéra indispensable de la scinder en deux tomes. Dans le second livre, nous publierons des articles concernant les groupements politiques et la lutte inté­rieure au sein des principaux partis socialistes européens; il en sera de même pour les documents relatant deux mois de travail en Amérique, à la veille de la révolution de mars.

Nous avons pris pour objectif de ne pas reproduire tous les articles de cette période de guerre, car leur publication aurait alourdi outre-mesure cet ouvrage. Nous avons écarté ceux qui ne présentaient qu'un intérêt secondaire, également ceux contenant des redites. Il nous fallut aussi nous priver des articles trop malmenés par la censure française. Et ces derniers sont plutôt nombreux !

Malgré les coupures effectuées par la censure, le sens de certains articles reste transparent et nous avons essayé de les rétablir en leur intégrité. D'une manière générale il fut impossible d'échapper aux redites, une partie importante des articles ayant été écrite pour un quotidien qui, par son essence même, ne vit que de répétitions.

A la lueur d'une révision attentive, nous avons pensé que ces répétitions étaient utiles en ce qui concerne les jeunes lecteurs.

Ces derniers doivent s'imprégner jusqu'à saturation de l'atmosphère régnant à l'époque de la guerre impérialiste, époque révolue pour nous-même et qui, pour toujours, creuse un fossé sanglant entre le passé de l'humanité et son avenir.

L.TROTSKY

Moscou-Simbirsk, 18 mars 1919.

Moscou, 24 avril 1922.

  1. Dans la deuxième quinzaine de janvier, Goloss fut interdit par ordre du gouvernement français, mais le 29, il reparaissait sous le titre Naché Slovo.
  2. Alexinsky : social-démocrate russe; deviendra monarchiste et garde-blanc.
  3. Avksentiev : S.R. de droite (comme Kérensky, dont il sera ministre). Finira garde-blanc.
  4. Breshkovskaya : Révolutionnaire russe de la génération de 1870; s’opposera à la révolution d’octobre 1917.
  5. Nach Slovo : quotidien socialiste internationaliste russe anim par Trotsky et publi Paris durant la I guerre mondiale.