La Crise du Bloc centre-droite

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La campagne contre la droite constitue en quelque sorte le début d’un chapitre nouveau. Elle est caractérisée par le grand bruit, le grand fracas avec lequel elle est menée, sans contenir toutefois de formes politiques concrètes. C’est, avant tout, un camouflage littéraire masquant les opérations d’organisation des staliniens en coulisse ; c’est une tentative de justifier ce travail devant le parti. D’ailleurs, cette campagne ne peut se manifester concrètement dans le domaine politique : il faudrait, pour cela, énumérer les péchés commis en commun par le centre et la droite. Mais, en même temps, elle est un symptôme de la crise (crise sérieuse qui, toutefois, n’est pas encore l’effondrement du bloc au pouvoir).

La retraite, qui s’était produite jusqu’à présent, avait préparé le passage de la quantité en une qualité nouvelle. La transformation sociale ouverte de groupes et de couches importantes dans le parti est évidente partout. Le centrisme s’épouvante (surtout sous les coups de l’opposition prolétarienne) en voyant les fruits les plus « mûrs » de son activité. Mais il a pieds et poings liés par les actes accomplis hier encore, par sa façon « socialiste nationale » d’aborder les problèmes, par sa politique fragmentaire, par la pauvreté théorique. En attaquant la droite, il prend surtout garde à ne pas se blesser lui-même. D’où le caractère de duplicité profonde de toute la campagne : si, au point de vue pratique, celle-ci peut se traduire par l’élimination du parti des éléments oustrialovistes les plus arrogants, retardant ou ralentissant ainsi recul et dégénérescence, elle signifie en même temps une nouvelle désorganisation de la pensée du parti, aggravant la mise en pièces de la méthode marxiste, et préparant ainsi de nouvelles étapes encore plus confuses et plus dangereuses encore dans l’évolution du Parti.

Staline et Molotov tentent de présenter les choses comme si, dans leur ligne, ils combattaient avec la même intransigeance « défaitistes » de gauche et liquidateurs de droite.

L’idée centrale de la campagne actuelle, affirmant que la politique marxiste, en général, consiste à lutter contre la droite et contre la gauche avec le même esprit irréconciliable, est profondément absurde. A la droite de la politique marxiste, se dresse le puissant monde de l’impérialisme, avec son agence de collaborationnistes, encore énorme. Voilà l’ennemi. A gauche de la ligne marxiste, il ne peut y avoir que des tendances erronées au sein du prolétariat lui-même, des maladies infantiles au sein du parti, etc. L’expression extrême de ce faux « gauchisme » est l’anarchisme. Mais la force et l’influence de ce dernier sont d’autant plus limitées et d’autant plus insignifiantes que le parti révolutionnaire combat l’opportunisme avec plus d’audace, de décision, d’esprit de suite. C’est précisément là le mérite historique particulier du bolchevisme. Dans ses annales, la lutte contre la gauche a toujours eu un caractère épisodique et secondaire. La formule stalinienne, combattre avec « la même intransigeance » la droite et la gauche, n’est pas bolchevique ; c’est la formule traditionnelle du radicalisme petit-bourgeois. Toute l’histoire de celui-ci ne fut qu’une lutte contre « la réaction » d’une part, et contre la révolution prolétarienne de l’autre.

La social-démocratie de nos jours a repris entièrement cette tradition avec toutes ses nuances. La formule de lutte contre la droite et la gauche, en tant que formule-guide, caractérise en général tout parti louvoyant entre les classes principales de la société contemporaine. Dans les temps où nous vivons, elle constitue le passeport politique du centrisme. S’il en était autrement, il serait tout à fait impossible de trancher la question suivante : comment a-t-il été possible que la fraction Staline-Molotov ait constitué un bloc indissoluble avec la fraction droitière de restauration bourgeoise ? Et plus encore : comment peut-elle continuer, en pratique, actuellement encore, à maintenir ce bloc? La réponse est extrêmement simple : le bloc dirigeant n’a pas été l’alliance contre nature du bolchevisme et de la restauration bourgeoise, mais bien celle de l’oustrialovisme et du centrisme de droite en retraite. Il n’y a rien de contre nature dans une telle union. Le bloc des centristes de nuances diverses avec des collaborationnistes patents et même de véritables traîtres, pour une lutte acharnée contre la gauche, se rencontre à chaque pas à travers toute l’histoire du mouvement ouvrier. Aussi, lorsque Staline et Molotov donnent maintenant une caractéristique « féroce » de l’aile droite, en la copiant par bribes dans la plate-forme de l’Opposition, ils se dépeignent eux-mêmes, ainsi que leur ligne de conduite et leur groupement. Sans s’en douter, ils exercent une « autocritique » meurtrière.

Mais peut-être la situation a-t-elle maintenant radicalement changé, depuis qu’on a déclaré une lutte prétendument implacable contre la déviation de droite ? Il serait pour le moins léger de tirer, pour le moment, pareille conclusion. On envoie l’aile léniniste au-delà de l’Oural et du Caucase ; la droite occupe les postes dirigeants. C’est cela qui importe. Une seule chose est claire : la période d’existence insouciante du centre et de la droite est terminée. Le changement de cours du centrisme en février a connu ses propres zigzags : février-juillet, juillet-novembre et ainsi de suite. Des camarades ont estimé bien hâtivement que le plénum de juillet mettait un terme à la lutte entre centristes et droitiers et que les contradictions entre eux avaient perdu d’ores et déjà toute signification politique. C’est faux. Il serait néanmoins plus faux encore de considérer cette rupture comme irréversible. Finalement, seule une personne privée de pensée pourrait considérer comme impossible un retour du centrisme lui-même vers la voie de la droite.

C’est à partir de cette caractérisation générale de la campagne comme une campagne de duplicité que sont déterminées les tâches des bolcheviks-léninistes. D’une part, ils appuieront tout pas réel, même timide et insuffisant, vers la gauche, quand il sera fait par des membres du parti sous direction centriste ; d’autre part, ils opposeront ces militants à la direction centriste elle-même, en dénonçant son manque de principes et son incompétence. Ces deux problèmes seront réglés, au fond, par la même méthode. Les bolcheviks-léninistes, en formulant clairement et nettement, pour tous les cas précis, en propageant les méthodes bolcheviques authentiques, en démasquant la médiocrité et le bluff de la direction centriste, apporteront leur soutien à toute initiative vers la gauche. Il ne peut en revanche y avoir d’autre appui. C’est le plus efficace.

Le fait que nos tâches générales soient très claires ne nous dispense d’ailleurs pas d’étudier de plus près et d’une manière plus concrète la nouvelle étape, du point de vue du développement général du parti et de la révolution.

I. Cinq ans de Réaction sociale et politique sur la Base de la Dictature du Prolétariat

Il faut le dire clairement et nettement : les cinq années qui ont suivi la mort de Lénine ont été des années de réaction sociale et politique. La direction du parti après Lénine est devenue l’expression inconsciente, mais d’autant plus efficace, de cette réaction, en même temps que son instrument.

Les périodes de réaction, différant en cela de celles des contre-révolutions, s’imposent sans changer la domination de classe. L’absolutisme féodal a connu des périodes de réformes « libérales » et de contre-réformes renforçant l’esclavagisme. Depuis l’époque des grandes révolutions, le règne de la bourgeoisie a connu une alternance de périodes tumultueuses avancées et de périodes de recul. Cela détermine, entre autres, la succession de différents partis au pouvoir pendant diverses périodes de la domination de la seule et même classe capitaliste.

Non seulement la théorie, mais aussi l’expérience vivante des onze dernières années, témoignent que la domination du prolétariat peut également traverser des périodes de réaction sociale et politique, comme d’autres de montée tumultueuse. Évidemment, il ne s’agit pas de réaction « en général », mais bien de réaction sur la base de la révolution prolétarienne victorieuse opposée au monde capitaliste. L’alternance de ces périodes est déterminée par le cours de la lutte des classes. Les périodes de réaction ne changent pas les bases de la domination de classe, autrement dit, elles ne signifient pas le passage du pouvoir d’une classe à une autre (ce serait une contre-révolution) ; mais elles signifient un changement dans le rapport des forces de classes et regroupement d’éléments au sein même de celles-ci. Chez nous, la période de réaction qui a suivi celle de puissante montée révolutionnaire, est principalement due à ce que les anciennes classes possédantes, vaincues, repoussées ou terrorisées, ont réussi, grâce aux conditions objectives et aux erreurs commises par la direction révolutionnaire, à rassembler leurs forces, et à passer graduellement à l’offensive, en utilisant principalement l’appareil bureaucratique. D’un autre côté, la classe victorieuse, le prolétariat, qui n’avait pas été soutenu en temps voulu à l’extérieur, s’est heurté à des obstacles et des difficultés toujours renouvelés ; il a perdu sa force et son élan des premiers jours ; une différenciation interne, faisant émerger, à sa tête, une bureaucratie agissant de plus en plus pour ses propres intérêts, et éliminant à la base des éléments fatigués ou complètement désespérés. A la baisse d’activité du prolétariat a correspondu une reprise de l’activité des classes bourgeoises, c’est-à-dire, avant tout, des milieux petits-bourgeois, s’efforçant d’avancer par les vieux chemins de l’exploitation.

Il n’est pas nécessaire de démontrer que tous ces processus de réaction à l’intérieur n’ont pu se développer et se renforcer qu’en raison des défaites cruelles subies par le prolétariat mondial, et du renforcement continu des positions de la bourgeoisie impérialiste. A leur tour, les défaites de la révolution internationale au cours des cinq ou six dernières années, ont été déterminées d’une manière décisive par la ligne centriste de la direction de l’Internationale communiste, une ligne particulièrement dangereuse dans le contexte de grandes crises révolutionnaires.

On pourra nous objecter : comment pouvez-vous appeler période de réaction une période de croissance économique dans le pays, de construction socialiste, etc. ? Cette objection ne porte pas. La construction économique est un processus contradictoire. La première phase de croissance, qui succéda aux années d’effondrement et de famine, celle de la reconstruction, a précisément créé les conditions qui ont permis l’existence d’une réaction sociale et politique. La classe ouvrière affamée était encline à croire que tout allait continuer à avancer sans obstacle. D’en haut d’ailleurs, on les en persuadait. En attendant, les contradictions se développaient dans le cours de la croissance, contradictions accentuées par la politique aveugle et fausse de la direction qui provoquait une diminution du poids social spécifique du prolétariat, affaiblissant son sentiment de confiance en lui-même. Évidemment, le progrès de l’industrie qui rassembla à nouveau le prolétariat dans les fabriques et dans les usines, en renouvelant et en complétant les cadres, créa les prémices sociales d’une nouvelle avancée révolutionnaire prolétarienne. Mais cela relève déjà du stade suivant. Certains symptômes permettent de croire que ce renouveau politique est déjà commencé et constitue l’un des facteurs qui ont conduit les centristes à introduire « l’autocritique », la lutte contre la droite, etc. Il est inutile d’ajouter que c’est dans le même sens qu’agit l’écharde d’acier de l’Opposition, qu’aucun chirurgien n’a réussi à extirper du corps du parti. Ces deux circonstances (réveil des masses ouvrières et vitalité — tellement inattendue en haut — de l’Opposition), ouvrent, si tous les signes ne nous trompent pas, une période nouvelle ; ce n’est pas par hasard si elle coïncide avec la lutte du centre contre la droite. La période précédente, qui s’est développée sur la base du processus de reconstruction (avec toutes ses illusions), était caractérisée par le déclin de l’activité du prolétariat, par la renaissance de couches bourgeoises, par l’étranglement de la démocratie ouvrière et par la destruction systématique de l’aile gauche. En d’autres termes, ce fut une période de réaction sociale et politique.

Au point de vue idéologique, elle fut marquée par la lutte contre le « trotskysme ». La presse officielle désigne sous ce nom des idées hétérogènes et souvent tout à fait incompatibles, des débris du passé, des problèmes bolcheviques du présent, des citations truquées, etc. Mais, en général, on appelait ainsi tout ce que la direction officielle en retraite était, à chaque instant, forcée de repousser à chaque étape de sa dégénérescence. Une réaction sociale et politique, malgré l’empirisme complet de la direction, est inconcevable sans la révision et le rejet des idées et des mots d’ordre du marxisme, les plus clairs et les plus intransigeants. Le caractère international de la révolution socialiste et le caractère de classe du parti ; voilà les deux idées qui, dans leur intégralité, sont insupportables pour les politiciens de la période réactionnaire, nageant dans le courant. La lutte contre ces deux idées fondamentales, d’abord prudente et de façon détournée, devenant ensuite de plus en plus arrogante, a été menée sous le prétexte de lutter contre le « trotskysme », Le résultat fut deux misérables et méprisables idées de la direction, qui resteront à jamais la honte de la réaction contre la Révolution d’Octobre, l’idée du socialisme dans un seul pays, ou socialisme national, et celle des partis de deux classes, ouvriers et paysans, du Tchernovisme.

La première de ces idées, qui sert avant tout à dissimuler une politique de suivisme à la remorque des événements économiques a fait courir les plus grands dangers à la révolution d’Octobre. La seconde a inspiré la théorie et l’activité pratique du Guomindang et étranglé la révolution chinoise. Staline est l’auteur de ces deux « idées ». C’est tout ce qu’il a à son actif au point de vue théorique.

Comme on l’a déjà dit, la différence entre une période de réaction et une période de contre-révolution est que la première se développe sous la domination de la classe qui est au pouvoir, tandis que la contre-révolution signifie un changement de domination de classe. Mais il est tout à fait clair que si la réaction ne s’identifie pas avec la contre-révolution, elle peut préparer les conditions politiques nécessaires à cette dernière; elle peut lui servir d’introduction. Si nous nous en tenons à une grande échelle historique, c’est-à-dire si nous laissons de côté toutes les considérations secondaires, on peut dire que la division du bloc dirigeant en centristes et droitiers, est devenue manifeste lorsque les méthodes de réaction sociale et politique, ont commencé à se transformer en méthodes directement thermidoriennes.

Il est superflu de préciser que la lutte actuelle des centristes contre la droite, non seulement n’infirme pas notre pronostic du danger thermidorien, mais au contraire le confirme pleinement et intégralement, de la façon la plus officielle, pourrait-on dire. L’Opposition n’a jamais pensé que le recul vers Thermidor se fera sans interruption, de façon uniforme et égale pour tout le Parti. Nous avons prédit des dizaines et des centaines de fois que ce recul mobilisera l’ennemi de classe, que la pesante arrière-garde sociale va frapper la tête, l’appareil, que cela provoquera une division, non seulement des grandes masses du Parti, mais aussi de l’appareil, qu’enfin cette division créera des conditions nouvelles, encore plus favorables à l’activité des bolcheviks-léninistes, dirigée non seulement contre les collaborationnistes ouverts, mais aussi contre le centrisme.

Ainsi, la campagne actuelle constitue la confirmation d’un diagnostic particulier de l’Opposition qui est intimement lié avec son diagnostic général quant au danger thermidorien.

II. Le Régime bureaucratique en tant qu’instrument des Forces et Tendances Réactionnaires

Comme tous les autres processus dans le parti, la lutte des centristes et des droitiers doit être considérée non seulement du point de vue le plus large des tendances de classes et d’idées, mais aussi du point de vue étroit du régime bureaucratique. Ce n’est un mystère pour personne que la lutte d’ « idées », bruyante et creuse, contre les droitiers, est l’accompagnement de machinations qui se préparent dans l’appareil contre Boukharine, Rykov et Tomsky. Cette question a son importance, si l’on tient compte de la place qu’occupe le trio en question dans le système actuel du parti et des soviets. Rykov et Tomsky ont toujours éprouvé pour l’opportunisme « un attrait presque maladif ». Pendant les journées d’Octobre, ils le manifestèrent ouvertement et clairement. Mais quand la vie du parti était saine et sa direction juste, leurs penchants opportunistes restaient limités à eux. On peut en dire autant de Boukharine qui est passé des cabrioles ultra-gauches à d’autres, ultra-droites. Si on examine la question sur le plan des personnes (comme le fit, par exemple, Lénine, dans son Testament), il faut bien dire que la rupture de Staline avec ce trio, était prédéterminée, bien avant qu’il se soit retrouvé sur une plate-forme de droite. Cette rupture, résultat de la tendance du régime bureaucratique au pouvoir personnel, a été prédite par l’Opposition avec une précision parfaite, il y a plus de deux ans, en septembre 1926, quand il n’était même pas encore du tout question de lutte contre la droite. Le document de l’Opposition, « L’Unité du parti et le danger de scission », disait :

« Le but de toutes ces discussions et mesures d’organisation est la destruction du noyau qui, récemment encore, était appelé la Vieille Garde léniniste, et son remplacement par la direction d’un seul, de Staline, s’appuyant sur un groupe de camarades qui sont toujours d’accord avec lui. Seul un crétin ou un bureaucrate sans espoir peut croire que la lutte stalinienne pour “ l’unité du Parti ” peut réellement assurer cette unité, même au prix de la destruction de l’ancien groupe dirigeant et de l’Opposition actuelle dans son ensemble. Tout ce qui a été dit démontre que, plus Staline semble près du but, plus, en réalité, il s’en éloigne. La direction par un seul de l’administration du parti, que Staline et son cercle d’intimes appellent “ unité du Parti ”, exige non seulement la destruction, l’élimination, l’exclusion de l’Opposition unifiée actuelle mais aussi l’éloignement graduel de la direction des représentants les plus autorisés et les plus influents de la fraction actuellement au pouvoir. Il est tout à fait clair que ni Tomsky, ni Boukharine, ni Rykov, en raison de leur passé, de leur autorité morale, etc., ne sont capables de jouer sous Staline le rôle que jouent sous lui les Ouglanov, Kaganovitch, Petrovsky et consorts. Exclure l’Opposition actuelle signifierait, en fait, transformer inévitablement en une opposition le vieux groupe dans le Comité Central. Une nouvelle discussion viendrait à l’ordre du jour, au cours de laquelle Kaganovitch démasquerait Rykov, Ouglanov en ferait autant pour Tomsky, tandis que Slepkov, Sten et compagnie déboulonneraient Boukharine. Seul un imbécile sans espoir pourrait ne pas voir le caractère inéluctable de cette perspective. Entre-temps, les éléments les plus ouvertement opportunistes existants dans le parti commenceraient à ouvrir le feu contre Staline comme trop contaminé par les préjugés de “ gauche ” et empêchant un recul plus rapide et plus affiché. »

En vérifiant cette prédiction, après plus de deux ans, seule l’allusion à Ouglanov et Slepkov apparaît erronée. Mais d’abord, ce n’est qu’un détail. Et puis, soyons patients, ils vont s’amender.

Voyons maintenant comme le sage Tomsky est maintenant forcé de reconnaître qu’il ne comprend rien, qu’il n’a rien prévu, que sa bonne foi a été surprise. Voici ce qu’écrit à ce sujet un camarade bien informé :

« Parlant avec ses amis, Tomsky s’est plaint : “ Nous pensions qu’après en avoir fini avec Trotsky, nous pourrions travailler tranquillement; or, il se trouve (!!)qu’on veut aussi nous appliquer les mêmes méthodes de lutte. ”»

Boukharine s’exprime de la même façon, mais plus piteusement encore. Voici une de ses déclarations, absolument authentique sur le Maître :

« C’est un intrigant totalement sans principes, qui subordonne tout à la préservation de son propre pouvoir. Il change brusquement de théorie, suivant la personne dont il veut se débarrasser à un moment donné... » etc.

Ces malheureux « chefs » qui ne comprennent rien, ne prévoient rien, ont un penchant naturel à voir la cause principale de leurs malheurs dans la perfidie de leur adversaire. Ils se contentent ainsi, d’attribuer des proportions gigantesques à sa personnalité, alors qu’en réalité elle n’en a pas. Le fait est que le recul et l’abandon d’une ligne de classe entraînent inévitablement l’omnipotence de la machine bureaucratique, laquelle à son tour cherche un représentant « adéquat ». Les regroupements au sein des classes et entre celles-ci ont créé les conditions de la victoire du centrisme, ce qu’on exigeait des apparatchiks qui se manifestaient sous les vieux étendards, c’était avant tout de ne pas comprendre ce qui se passait et de nager dans le courant. Il fallait pour cela des hommes du type empirique, se fabriquant leurs « règles » pour chaque occasion. Les Staline, les Molotov, les Ouglanov et consorts manquant totalement d’horizon théorique, ont montré, dès lors, qu’ils étaient les moins immunisés contre les processus sociaux invisibles. Si l’on examine individuellement les biographies politiques des éléments qui, avant, pendant et après Octobre, occupaient le second, le troisième, même le dixième plan, et qui sont maintenant passés à l’avant-scène, il ne sera pas difficile de démontrer que, dans toutes les questions essentielles, pour autant qu’ils furent abandonnés à eux-mêmes, ils penchèrent vers l’opportunisme, y compris Staline. Il ne faut pas confondre la ligne historique du parti avec la ligne politique d’une partie de ses cadres qui ont accédé au sommet avec la vague de réaction sociale et politique du dernier lustre. La première fut réalisée à travers une lutte sévère de tendances à l’intérieur du parti, en surmontant continuellement les contradictions internes. Les éléments qui sont actuellement à la direction n’ont pas joué dans cette lutte un rôle déterminant ; le plus souvent, ils ont défendu et exprimé le passé dont le parti venait. C’est justement pour cela qu’au cours de la période décisive d’Octobre, ils se sentirent perdus et n’eurent aucun rôle déterminant. Mais il y a plus : la moitié au moins des dirigeants actuels qui s’intitulent eux-mêmes « Vieille Garde », étaient, en Octobre, de l’autre côté de la barricade; la majorité d’entre eux eut, pendant la guerre impérialiste, une attitude patriotique ou pacifiste à l’eau de rose.

Il n’y a aucune raison de penser, comme l’histoire des derniers temps l’a démontré, que ces éléments pouvaient constituer une force autonome capable de résister aux tendances réactionnaires à l’échelle mondiale. Ce n’est pas pour rien qu’ils ont si aisément assimilé les Martynov, les Larine, les Rafès, les Liadov, les Petrovsky, les Kerjentsev, les Goussev, les Krzijanovsky et les autres, et les autres... C’est précisément ce milieu qui, de l’avis d’Oustrialov, est le plus apte à ramener le pays ébranlé à l’ordre tant désiré. Se reportant à l’expérience lointaine des temps troubles (fin du xvie -début du xviie siècle), Oustrialov fait référence à Klioutchevsky, qui dit que « l’État moscovite sortit de troubles terribles sans recourir à des héros; il fut sauvé du malheur par des gens excellents, mais médiocres » (Klioutchevsky, éd. 1923, tome III, page 75). On peut douter de l’ « excellence » des actuels candidats-sauveurs du trouble (révolution « permanente »). Mais, pour le reste, la citation d’Oustrialov n’est pas dépourvue de justesse ; elle porte même loin. En fin de compte, le « maître », avec ses qualités d’intrigue et sa traîtrise peu commune, n’est que l’incarnation, en une seule personnalité, de l’appareil qui, lui, n’a pas de personnalité. Ses triomphes sont les victoires de la réaction sociale et politique. Il y a contribué de deux façons : par son aveuglement devant les processus historiques les plus profonds et par ses inlassables combinaisons de coulisses, dans une direction qui lui a été suggérée par le réalignement des forces de classe contre le prolétariat.

La lutte sans espoir du centrisme bureaucratique pour le « monolithisme » de l’appareil, c’est-à-dire en réalité, pour le pouvoir d’un seul, ouvre, encore et toujours, de nouvelles fissures, grâce à la pression des forces de classe. Tout cela ne se passe pas dans le vide ; aussi les classes se cramponnent-elles aux failles qui se produisent dans les cadres, elles les élargissent, elles emplissent les groupements bureaucratiques d’un certain contenu social. La lutte au sein du bureau politique entre le groupe de Staline et le trio, la lutte du centrisme contre la droite n’est qu’un reflet de la pression des classes ; si elle grandit (et, en un sens, elle doit le faire), elle peut se transformer en lutte de classes ouverte. Et un tel développement ne présage rien de bon, au moins pour le centrisme.

III. Qu’est-ce que le Centrisme?

La question de la base sociale des groupements dans le Parti communiste de l’U.R.S.S. inquiète à juste titre tous les camarades qui peuvent réfléchir et étudier, c’est-à-dire, avant tout les bolcheviks-léninistes. Toutefois, cette question ne doit pas être abordée mécaniquement et schématiquement, avec l’intention de réserver à chaque fraction un secteur social bien déterminé. Il nous faut nous souvenir que nous sommes en présence de formes transitoires, de processus de crise inachevés.

Le réservoir social essentiel de l’opportunisme international, c’est-à-dire du collaborationnisme de classes, est la petite bourgeoisie, en tant que classe large, amorphe, ou plus exactement comme accumulation stratifiée de nombreuses sous-classes, résidus de la production précapitaliste ou nouvellement créées par les capitalistes et formant une série d’échelons intermédiaires entre le prolétariat et la bourgeoisie capitaliste. A l’époque de la montée de la société bourgeoise, cette classe était le protagoniste de la démocratie bourgeoise. A présent, cette époque est depuis longtemps révolue, non seulement dans les pays capitalistes avancés de l’Occident, mais aussi en Chine, en Inde, etc. Le déclin complet de la petite bourgeoisie, la perte de son importance économique indépendante, l’ont privée à jamais de toute possibilité d’élaborer une représentation politique indépendante qui pourrait diriger le mouvement révolutionnaire des masses travailleuses. A notre époque, la petite bourgeoisie oscille entre les pôles extrêmes de l’idéologie contemporaine : fascisme et communisme. Ce sont précisément ces oscillations qui donnent à la politique de l’époque impérialiste l’aspect d’une courbe de température de la malaria.

La collaboration de classe dans le mouvement ouvrier a un caractère plus stable, précisément parce que ce ne sont pas les partis petit-bourgeois « indépendants » qui la proposent, mais bien la bureaucratie ouvrière qui, par l’intermédiaire de l’aristocratie ouvrière, plonge ses racines dans le prolétariat. Grâce à leur origine et aux sources qui les alimentaient, les idées du collaborationnisme ont connu un changement historique par l’intermédiaire de la bureaucratie ouvrière : ces idées sont passées de leurs anciens défenseurs à de nouveaux, se colorant de nuances socialistes, et prenant une vitalité nouvelle sur une nouvelle base de classe, du fait de la désagrégation et de la putréfaction des vieux partis démocratiques.

La bureaucratie ouvrière, par ses conditions même d’existence, est plus proche de la petite bourgeoisie (fonctionnaires, professions libérales et ainsi de suite), que du prolétariat. Mais elle constitue néanmoins un produit spécifique du mouvement ouvrier ; c’est dans ses rangs qu’elle se recrute. Sous leur aspect primitif, les tendances et l’état d’esprit collaborationnistes sont élaborés par la petite bourgeoisie tout entière; mais leur transformation, leur adaptation aux particularités, aux besoins et surtout aux faiblesses de la classe ouvrière, c’est là la mission spécifique de la bureaucratie ouvrière. L’opportunisme est son idéologie, et elle l’inocule et l’impose au prolétariat en profitant de la puissante pression des idées et des institutions de la bourgeoisie, en exploitant la faiblesse et le manque de maturité des masses ouvrières. Les formes de l’opportunisme auquel recourt la classe ouvrière — collaborationnisme ouvert ou centrisme ou la combinaison des deux — dépendent des traditions politiques du pays, des rapports de classes au moment donné, de la capacité offensive du communisme, etc.

De même que, dans certaines circonstances, la lutte entre partis bourgeois peut revêtir un caractère des plus violents, même sanglant, alors que, de part et d’autre, les intérêts de la propriété demeurent l’objectif, de même la lutte entre le collaborationnisme avoué et le centrisme peut, à certains moments, prendre un caractère extrêmement violent et même acharné, tout en se maintenant dans les limites de tendances petites-bourgeoises, adaptées de façon différente, par la bureaucratie ouvrière, à garder sa position dirigeante dans la classe ouvrière.

Jusqu’au 4 août 1914, la social-démocratie allemande a eu un caractère essentiellement centriste. Les droitiers étaient en opposition avec la direction, comme l’aile gauche radicale, qui n’était d’ailleurs pas nettement formée. La guerre montra que le centrisme était incapable de diriger le parti. La droite prit le manche sans rencontrer de résistance. Le centrisme ne ressuscita que plus tard, sous la forme d’une opposition. La situation est la même à présent dans la IIIe Internationale et dans celle d’Amsterdam. La force essentielle de la bureaucratie ouvrière internationale est son aile collaborationniste stable : le centrisme n’est qu’un ressort auxiliaire de son mécanisme. Les exceptions existant dans certains partis, comme en Autriche par exemple, ne sont, au fond, que virtuelles et ne font que confirmer la règle.

Il faut ajouter que, depuis la guerre, la droite, ainsi que le centre, sont devenus bien plus proches de l’État bourgeois, que les droitiers avant-guerre (surtout en Allemagne). C’est ainsi qu’une place est restée libre pour un centrisme plus radical, moins compromis, plus « gauche » que la soi-disant gauche social-démocrate. La politique du centrisme de gauche d’après-guerre apparut dans une large mesure sous le nom de communisme (en Allemagne, Tchécoslovaquie, Angleterre, etc.). Inévitablement, de grandes épreuves historiques mettront à nu cette situation et peut-être de manière catastrophique.

Où en sont les choses dans l’État ouvrier, qui ne peut, évidemment, se concevoir sans bureaucratie ouvrière, d’ailleurs plus nombreuse, plus ramifiée, infiniment plus puissante que celle des pays capitalistes ? Qu’en est-il de la ligne de la direction du P.C. de l’U.R.S.S. qui, au cours des dernières années, a reflué de la classe à l’appareil, c’est-à-dire à la bureaucratie?

Le plus simple et le meilleur moyen de vérifier la politique du comité central du parti communiste de PU.R.S.S. se trouve dans le domaine international, car, là, les particularités dues à la situation du parti dirigeant au pays de la dictature du prolétariat n’existent pas. Le caractère nouveau de la situation ne peut pas masquer les tendances de classe, et on peut juger de la ligne politique sur la base de critères marxistes solidement établis. En Chine, la politique du comité central n’était pas centriste, mais menchevique, plutôt menchevique de droite, c’est-à-dire plus proche du menchevisme de 1917 que celui de 1905 (soumission directe à la direction de la bourgeoisie, et efforts ouverts pour freiner l’offensive révolutionnaire des masses). En Angleterre, la politique du comité central a eu, pendant la période décisive de la lutte, un caractère centre-droite (appui accordé aux opportunistes et aux traîtres, politique s’arrêtant à mi-chemin dans sa propre maison). En Allemagne, en Tchécoslovaquie, en France, etc., elle fut plutôt centre-gauche, répétant dans des conditions nouvelles celle de la social-démocratie d’avant-guerre. En Pologne, au moment du coup d’État de Pilsudski, la ligne de la direction fut entre les cas de l’Angleterre et de la Chine, c’est-à-dire entre le centrisme de droite et le menchevisme franc. En général, on peut dire que le centrisme de la direction du parti communiste de l’U.R.S.S. allait d’autant plus résolument vers l’ornière menchevique que la situation était révolutionnaire, et qu’elle exigeait plus de perspicacité et d’audace politiques. Il ne put se parer de « gauchisme » que dans le bruyant remue-ménage de la politique quotidienne. Ainsi a-t-on pu faire une vérification suprême, incontestable, au niveau international, de toute la ligne de la direction d’après Lénine.

Il s’est accumulé pourtant, à présent, suffisamment d’expériences à l’intérieur du pays, pour qu’on puisse reconnaître et démasquer le centrisme sans même recourir aux critères internationaux.

La bureaucratie ouvrière qui s’est développée chez nous dans des proportions monstrueuses, a, au cours des dernières années, élaboré une théorie entièrement nouvelle pour aborder toutes les questions essentielles et avant tout, celle de sa propre affirmation. Le sens général de cette approche est le suivant : puisque la dictature du prolétariat existe chez nous, le caractère prolétarien de tous les processus sociaux est garanti a priori et pour toujours. Puisque nous avons un État ouvrier, l’ineffable Molotov nous l’a enseigné, comment le rapprocher encore des ouvriers? Puisque nous avons chez nous une dictature du prolétariat, notre koulak est, lui aussi, prolétarien, qui, par nature se transforme dans le socialisme Puisque nous avons la révolution socialiste, comment pourrions-nous être menacés du danger de Thermidor, c’est-à-dire de la restauration bourgeoise ? Puisque nous avons le pouvoir des soviets, la croissance ininterrompue du socialisme est assurée, indépendamment de l’amélioration ou de l’aggravation de la situation de la classe ouvrière dans cette période. Enfin, puisque nous avons un parti léniniste, comment le comité central « léniniste » peut-il se tromper? Toute critique dirigée contre celui-ci n’est-elle pas vouée d’avance à jouer le rôle de « déviation » de droite ou de gauche, suivant le côté duquel le secrétariat du Comité central se voit critiqué? La dialectique matérialiste, comme moyen d’évaluer les forces dirigeantes de la dictature du prolétariat, a été remplacée sur tous les points par un idéalisme immanent qui est devenu la philosophie spécifique de la bureaucratie du parti et des soviets en lutte pour la stabilité et l’inamovibilité de ses positions, pour le pouvoir absolu, l’indépendance de tout contrôle des masses ouvrières. Le fétichisme de l’appareil et de ses fonctionnaires, autonome et se suffisant à lui-même, dont l’existence est devenue un but en soi, qui ne peut être destitué par une décision du parti, mais « seulement par la guerre civile » (Staline) : voilà l’axe de la philosophie immanentiste qui sanctifie les procédés pratiques d’usurpation et fraie la voie au bonapartisme véritable.

Le changement radical des moyens fondamentaux d’évaluer les phénomènes sociaux témoigne du rôle social nouveau de la bureaucratie ouvrière, et, en général, de la bureaucratie soviétique envers le prolétariat comme envers les autres classes. Parallèlement à son indépendance du prolétariat, cette bureaucratie devient de plus en plus dépendante de la bourgeoisie. La fétichisation de l’État ouvrier « en tant que tel » est le masque de cette dépendance. Il en découle avec une logique d’airain la prédilection organique de notre bureaucratie pour les dirigeants de la petite-bourgeoisie, pour les bureaucrates syndicaux « solides » du monde entier (Chine, Angleterre, Pologne, orientation de Tomsky, Kaganovich et consorts vers l’Internationale d’Amsterdam, etc.). Cette affinité internationale entre tous les bureaucrates ouvriers, qui naît de façon organique, ne peut être ni supprimée, ni éliminée, même par les zigzags les plus ultra-gauches du centrisme.

Évidemment, en Occident, la bureaucratie ouvrière développe son activité en se basant sur la propriété capitaliste. Chez nous, elle a grandi sur les fondements de la dictature du prolétariat. Mais, de cette profonde contradiction, on ne peut nullement déduire, comme en témoignent la théorie et l’expérience, qu’il existe un antagonisme immanent, c’est-à-dire inhérent et garanti, entre notre bureaucratie ouvrière et celle des pays capitalistes. La nouvelle base sociale qui, considérée en elle-même, n’est pas mûre et n’a aucune garantie de durée absolue, ne peut garantir le caractère nouveau de la superstructure, dont la dégénérescence peut, au contraire, devenir un facteur important de la dégénérescence de la base elle-même. Dans ces questions fondamentales, la scolastique de Boukharine ne sert qu’à camoufler les processus de dégénérescence. Les Jacobins aussi se considéraient comme les antagonistes naturels de la monarchie et du césarisme monarchique. Pourtant, plus tard, Napoléon recruta ses meilleurs ministres, préfets et mouchards parmi les vieux Jacobins, dont il avait d’ailleurs été lui-même, dans sa jeunesse.

L’origine sociale et historique de notre bureaucratie, sans la prémunir, ainsi qu’il a été dit plus haut, contre la dégénérescence, donne toutefois aux voies et aux formes que prend ce processus, une singularité peu commune ; elle assure dans la situation donnée aux éléments centristes une prédominance évidente et indiscutable sur la droite ; donnant au centrisme lui-même un caractère spécial, extrêmement compliqué, qui reflète les diverses étapes du recul, les différents états d’esprit et les différentes méthodes de pensée. C’est pour cela que les discours et les articles des dirigeants centristes font songer bien souvent à un manuscrit qui serait écrit avec des caractères russes, latins et arabes. Cela explique l’analphabétisme effrayant, non seulement théorique, mais même littéraire de la plupart des auteurs centristes. Il suffit de lire la Pravda de maintenant. Ayant reçu la grâce du secrétariat, les apôtres du centrisme commencent aussitôt à parler des langues qu’ils ignoraient. Cela témoigne évidemment de la puissance de la grâce, mais il n’empêche qu’il est à peu près impossible de les comprendre.

On pourra nous objecter : si la tendance actuellement dirigeante dans le P.C. de l’U.R.S.S. est le centrisme, comment expliquer l’attitude hostile de cette tendance à l’égard de la social-démocratie de gauche qui n’est pourtant, elle aussi, que du centrisme ? Ce n’est pas un argument sérieux. Nos droitiers qui, de l’aveu des centristes eux-mêmes, suivent la voie de la restauration du capitalisme, se proclament, eux aussi, ennemis irréconciliables de la social-démocratie. L’opportunisme est toujours prêt, quand les circonstances l’exigent, à asseoir sa réputation sur un radicalisme braillard à l’usage des autres pays. Il va de soi que ce radicalisme d’exportation consiste essentiellement en des paroles.

Mais l’hostilité de nos centristes et de nos droitiers à la social-démocratie européenne n’a pas exclusivement ce caractère. Il ne nous faut pas perdre de vue l’ensemble de la situation internationale, ni surtout les immenses contradictions objectives entre les pays capitalistes et les États ouvriers. La social-démocratie internationale soutient le régime capitaliste existant actuellement. Notre opportunisme de l’intérieur, qui a grandi sur la base de la dictature du prolétariat, ne fait qu’évoluer dans le sens des rapports capitalistes. En dépit des éléments de dualité du pouvoir dans le pays et les tendances thermidoriennes dans le parti communiste de l’U.R.S.S., l’antagonisme entre l’Union soviétique et le monde bourgeois demeure un fait de la plus haute importance, qui ne peut être nié ou négligé que par des sectaires de « gauche », des anarchistes ou anarchisants. Par toute sa politique, la social-démocratie internationale est vouée à soutenir les desseins de la bourgeoisie contre l’U.R.S.S. Cela seul crée déjà la base d’une hostilité réelle et pas seulement verbale, en dépit du rapprochement des lignes politiques.

Le centrisme est la ligne officielle de l’appareil. Le véhicule du centrisme est le parti officiel. Mais les fonctionnaires ne sont pas une classe. Ils servent les classes. Quelle ligne de classe le centrisme représente-t-il donc ? Les propriétaires qui relèvent la tête, trouvent à s’exprimer, bien que timidement jusqu’à maintenant, dans la fraction de droite. La ligne prolétarienne est représentée par l’Opposition. Que reste-t-il au centrisme? En procédant par élimination, on trouve le seredniak, le paysan moyen. En réalité, le centrisme, dans notre pays, s’est débarrassé de sa coquille de bolchevisme en s’accrochant à l’idée de gagner le paysan moyen. Le mot d’ordre de Lénine de l’alliance du prolétariat dirigeant avec la paysannerie moyenne a été remplacé par le fétiche du paysan moyen comme critère suprême de la politique prolétarienne. Jusqu’à présent, les centristes ne veulent pas laisser en paix Ivan Nikititch Smirnov : celui-ci a défendu en automne 1927 l’idée juste que l’alliance du prolétariat avec la paysannerie moyenne présuppose que le parti soit prêt à admettre, au besoin, un désaccord momentané avec cette dernière, pour défendre une politique prolétarienne juste et préparer ainsi les conditions nouvelles pour une alliance plus solide et plus durable avec les paysans moyens. Une telle alliance n’est en effet possible, non sur la base d’une ligne de classe pour tous, mais seulement sur la base de la ligne prolétarienne. Les concessions partielles à la paysannerie moyenne ne peuvent avoir qu’un caractère auxiliaire. La tentative de trouver une ligne médiane ne peut qu’aboutir à une orientation de plus en plus nette vers les koulaks et vers la bourgeoisie en général. La paysannerie moyenne ne peut avoir ni ligne indépendante, ni parti indépendant. Un parti paysan « indépendant » est toujours en réalité un parti koulak bourgeois. Notre centrisme, atteint de pauvreté théorique et dont la mémoire est courte, n’a pas compris cela. C’est pourquoi il a généralisé à partir de l’essence de sa propre identité mal définie, car il n’est ni ceci ni cela, pour créer l’idéal réactionnaire, la caricature d’un parti de deux classes, ouvriers et paysans (Staline). En fait, le parti à deux classes signifie le Guomindang, c’est-à-dire l’asservissement politique des ouvriers et des paysans à la bourgeoisie.

La conception stalinienne d’un parti ouvrier et paysan est la pensée principale dans l’inspiration de l’aile droite. Au cours des derniers temps, on a beaucoup parlé, dans des milieux bureaucratiques très étendus, en particulier en Ukraine, d’une solution que le parti aurait encore en réserve : revenir de la dictature du prolétariat à la formule de 1905 de dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie. Le parti, en intégrant la droite, est réellement devenu un parti de deux classes. Battre en retraite vers la position de la dictature du prolétariat et de la paysannerie ne pourrait signifier que la restauration du capitalisme et rien d’autre.

Dans la mesure où la paysannerie était devenue le critère suprême au lieu de la ligne stratégique prolétarienne, les droitiers étaient parfaitement fondés à tirer des conclusions pro-koulaks du principe indépendant de la politique des paysans moyens. Dans la mesure où ces derniers s’opposent au prolétariat, ils n’ont pas et ne peuvent avoir d’autre voie que celle du koulak. Pendant plusieurs années, pour ne pas voir ces conclusions, les centristes fourrèrent leurs têtes dans les ordures statistiques spécialement accumulées pour eux, lakiste et Compagnie. Mais le koulak a réussi à s’extraire de ces ordures pendant la crise de stockage des grains. Maintenant, nos centristes oscillent entre l’article 107 et la hausse des prix des céréales. En même temps, ils continuent à ériger en principe fondamental qui les sépare de l’Opposition la simple idée de la paysannerie moyenne. Ils ne font que montrer ainsi qu’ils n’ont ni soutien social, ni politique de classe indépendante. La ligne du centrisme est la ligne zigzagante de la bureaucratie entre le prolétariat et la bourgeoisie, alors que le mécontentement des deux classes grandit irrésistiblement. La politique hybride du centrisme prépare lentement mais sûrement sa liquidation qui peut s’opérer dans deux directions, c’est-à-dire en aboutissant à la voie prolétarienne ou à la voie bourgeoise.

IV. Qu’est-ce que l’aile droite?

La situation est plus simple et plus claire en ce qui concerne l’aile droite.

La tendance thermidorienne dans le pays, au sens large de ce terme, est la tendance de la propriété privée, par opposition ou socialisme prolétarien. C’est la définition la plus générale et en même temps la plus fondamentale. La petite-bourgeoisie en est la force motrice, mais quelle petite-bourgeoisie? Celle qui est la plus adonnée à l’exploitation, celle qui cherche à se placer, celle qui se transforme ou tend à se transformer en bourgeoisie moyenne, celle qui voit son allié dans la grande bourgeoisie, dans le capitalisme mondial ? Le personnage central de cette armée thermidorienne est le koulak, porteur de naissance, « naturel », de l’état d’esprit et des aspirations de la contre-révolution bonapartiste.

Au sein de l’appareil et du parti dirigeant apparaît, comme allié et semi-allié des propriétaires aux tendances bonapartistes, le fonctionnaire « mûr pour être cueilli », c’est-à-dire qui veut « vivre en paix avec toutes les classes ». Il existe à cela des causes sociales : matériellement ou intellectuellement, il est lié au nouveau propriétaire. Il a lui-même engraissé, il ne veut pas de commotions, il considère avec une haine rageuse la perspective d’une révolution « permanente » ; il en a déjà par-dessus la tête de celle qui, grâce à Dieu, appartient heureusement au passé, ce qui lui permet maintenant d’en récolter les fruits. Le socialisme national, voilà sa doctrine.

Ce fonctionnaire bien stabilisé est, nous l’avons dit plus haut, l’allié du koulak bonapartiste. Pourtant, même entre eux, il existe une différence très importante pour l’étape actuelle. Le koulak secouerait bien volontiers tout le système exécré, en se servant de l’armée ou en recourant à l’insurrection. Le bureaucrate cependant, dont le bien-être grandissant est lié à l’appareil soviétique, est opposé à la voie ouvertement bonapartiste ; il est partisan du chemin de « l’évolution », d’un Thermidor camouflé. Nous savons par l’histoire que Thermidor n’a été qu’un pas conduisant au coup d’État bonapartiste. Mais on ne s’en est pas rendu compte à l’époque. Les Thermidoriens actifs auraient sincèrement rejeté comme une odieuse calomnie toute suggestion selon laquelle ils ne faisaient que frayer le chemin à l’usurpation militaire bourgeoise.

C’est dans ces rapports changeants entre les deux composantes des Thermidoriens que réside la cause de la faiblesse de l’aile droite. Pour livrer cette bataille, il lui faudrait mobiliser ouvertement tous les éléments et les instincts de propriété existant dans le pays. On l’a fait volontiers pendant la lutte contre l’Opposition, mais le bloc du centre sous le drapeau du parti a servi à le dissimuler. La puissante arrière-garde des propriétaires, encouragée, au cours de ces dernières années, par la direction, faisait de tous côtés pression sur le parti, aidant à terroriser son noyau ouvrier et à détruire l’aile gauche. Mais comme la lutte entre centristes et droitiers commence ouvertement, même si elle n’est menée qu’à coups de demi-mesures, la situation politique a brusquement changé. C’est l’appareil centriste qui parle maintenant au nom du parti. Dans cette lutte, la droite ne peut plus utiliser ce masque. Il ne leur est plus possible de continuer à s’appuyer sur les propriétaires en gardant l’anonymat. Il lui faut maintenant, publiquement et ouvertement, enfourcher un nouveau cheval de bataille.

Dans les échelons inférieurs de la fraction de droite, la différence entre le bureaucrate du parti et le koulak ne fait guère de difficultés à une action commune. Mais plus on monte, plus on approche des régions industrielles, des centres politiques, et plus la droite rencontre d’obstacles vivants comme, par exemple, le mécontentement des ouvriers et d’autres, en train de mourir comme les traditions. Les chefs actuels de la droite ne sont pas encore « complètement mûrs » pour enfourcher publiquement le cheval de bataille des propriétaires contre le parti officiel. Poussés dans l’impasse par la pression de l’appareil, les bureaucrates de droite ou bien démissionnent, ou bien, comme Ouglanov, font d’émouvantes plaidoiries pour qu’on ne les « abîme » pas.

« Le manque de maturité » de l’aile thermidorienne du Parti, l’absence de liaison politique entre cette aile et la réserve constituée par les propriétaires, expliquent la facilité avec laquelle les centristes l’emportent actuellement sur la droite. A la place des opérations militaires, il y a une parade bureaucratique, rien de plus.

Il y a également une autre raison à cette « facilité ». Mais elle a ses racines dans les rapports entre l’appareil centriste et le noyau prolétarien du parti dont on a bourré le crâne, depuis plus de cinq ans, pour l’exciter contre l’aile gauche ; dans ce but, on l’effrayait avec la pression des classes bourgeoises. Le résultat de tout cela, c’est qu’à la fin de la sixième année de lutte, on est obligé d’appeler de nouveau à une offensive intensifiée contre les prétendus « débris ». En revanche, contre la droite, le noyau prolétarien est prêt à lutter à fond et pas seulement pour la forme. Bien que la campagne actuelle soit totalement imprégnée d’un bureaucratisme qui supprime toute initiative des masses ; bien que des « sentinelles » aient été postées en avant pour indiquer avec leurs fanions rouges les limites dans lesquelles doit se dérouler la parade centriste ; bien que la masse soit désorientée, perplexe, non préparée (surtout en province), néanmoins, le noyau prolétarien du parti, dans cette lutte-là, soutient incontestablement l’appareil centriste, sinon activement, tout au moins passivement ; en aucun cas, il n’aide la droite.

Telles sont les raisons essentielles de la facilité avec laquelle les centristes ont vaincu les droitiers... au sein du parti. Mais ces mêmes causes expliquent la minceur et le caractère superficiel de cette victoire. Pour mieux le comprendre, examinons de plus près autour de quoi l’on discutait.

V. Les Divergences entre le Centre et la Droite

Un révolutionnaire prolétarien ne peut être un empiriste, c’est-à-dire qu’il ne peut se laisser guider uniquement par ce qui se passe aujourd’hui sous son nez. C’est pourquoi la lutte contre la droite a pour nous de l’importance, non seulement du point de vue des questions budgétaires immédiates, crédits à donner en 1929 aux fermes collectives, etc., autour desquelles elle semble graviter (quoique même sur ces points on s’en tienne à des allusions et à des lieux communs), mais surtout au point de vue des idées générales qu’elle introduit dans la conscience du parti.

Quel est donc le bagage idéologique de la lutte des centristes contre la droite ?

A. Le danger de Thermidor

Arrêtons-nous avant tout à la question de savoir en quoi consiste essentiellement le péril de droite. Pour nous orienter sur ce point comme les autres, prenons le document fondamental (et hélas le plus insipide) de toute la campagne : le discours de Staline au plénum du Comité du parti et de la Commission de Contrôle de Moscou, le 19 octobre dernier. Staline conclut en disant :

« Il est incontestable qu’une victoire de la déviation de droite dans notre parti signifierait un énorme renforcement des éléments capitalistes dans notre pays. Et que signifie le renforcement des éléments capitalistes de notre pays? II signifie l’affaiblissement de la dictature du prolétariat et l’augmentation des chances de la restauration du capitalisme dans notre pays. »

Dans ce cas, comme dans tous les autres où Staline se tourne contre la droite, il n’utilise pas sa poudre à lui, mais se sert des armes forgées dans les arsenaux de l’Opposition, en en émoussant, tant qu’il le peut, la pointe marxiste. En effet, si l’on prend au sérieux la caractérisation des droitiers par Staline, ils apparaissent comme le cœur de la réaction thermidorienne au sein du parti. Le danger de contre-révolution n’est rien d’autre que le danger de « la restauration du capitalisme » dans notre pays. Le danger thermidorien est une forme masquée de la contre-révolution, accomplie dans sa première étape par l’intermédiaire de l’aile droite du parti dirigeant : au XVIIIe siècle, les Jacobins, maintenant les bolcheviks. Dans la mesure où Staline, répétant ce qu’avait dit l’Opposition, déclare que « la victoire de la déviation de droite... [augmenterait] les chances de restauration du capitalisme », il dit seulement que l’aile droite est l’expression du danger thermidorien dans notre Parti.

Mais écoutons ce qu’il dit, quelques lignes plus loin, sur l’aile gauche, sur l’Opposition. De ce côté, voyez-vous, le danger consisterait en ce que celle-ci « ne peut pas voir qu’il est possible de construire le socialisme par les seules forces de notre pays ; elle ouvre la voie au désespoir et est obligée de se consoler en bavardant sur le danger des tendances de Thermidor dans notre pays ».

Cet exemple de la confusion centriste pourrait être considéré comme un classique, si la confusion pouvait avoir ses classiques ! En fait, si le fait de parler du danger thermidorien dans notre parti, c’est bavarder, que vaut la déclaration de Staline selon laquelle la victoire de l’aile droite dans le parti communiste de l’U.R.S.S. fraierait la voie à la restauration du capitalisme? Qu’est-ce que Thermidor pourrait être d’autre, dans une révolution socialiste? Jusqu’à quel point faut-il être empêtré, pour accuser l’aile droite de collaborer à la restauration du capitalisme et, immédiatement après, qualifier de « bavardage » les affirmations sur le danger de Thermidor dans le parti ! C’est bien un vrai bavardage, et spécifiquement centriste. En effet, le trait principal du centrisme est d’additionner mécaniquement les contradictions au lieu de les surmonter dialectiquement. Dans sa besace de mendiant, le centrisme a toujours uni les éléments « raisonnables », « admissibles » des ailes droite et gauche, c’est-à-dire de l’opportunisme et du marxisme, en les neutralisant l’une par l’autre, et en réduisant ainsi à zéro son propre contenu idéologique. Nous savons par Marx que la pensée petite-bourgeoise, même la plus radicale, consiste toujours à admettre « d’une part », pour nier « de l’autre ».

En général, toute la façon de caractériser l’Opposition adoptée dans le discours de Staline, est d’une impuissance scandaleuse. Le danger de la déviation de gauche consisterait en ce que « elle surestime la force de nos ennemis ». « La force du capitalisme, elle, ne voit que la possibilité de la restauration de ce dernier, mais ne peut pas voir celle de construire le socialisme par les efforts de notre pays ; elle ouvre la voie au désespoir et est obligée de se consoler en bavardant sur le danger de Thermidor dans notre pays. »

Comprenne qui pourra ! L’Opposition « ouvre la voie au désespoir », parce qu’elle ne voit « que la possibilité de la restauration du capitalisme » (c’est-à-dire le danger de Thermidor) ; mais elle « se console (?) » avec les tendances thermidoriennes dans notre parti, c’est-à-dire toujours par le même danger de restauration du capitalisme. Comprenne qui pourra! Ce qui pourrait réellement désespérer, c’est ce barbouillage centriste creux. Mais l’Opposition n’a pas perdu l’espoir d’en finir même avec cette peste — et bien avant que la société socialiste achevée soit édifiée dans notre pays.

B. La tendance conciliatrice

La lutte contre la droite est menée sous le couvert de l’anonymat, aussi bien au point de vue des personnalités que des actions. A part les Mandelstamm, tous votent à l’unanimité contre les droitiers; d’ailleurs même les Mandelstamm votent probablement maintenant aussi avec les autres. Il est naturel que les militants de base du parti se demandent : mais où est donc cette droite ? Staline leur répond ceci :

« Les camarades qui, dans la discussion sur la déviation de droite, se concentrent sur la question des personnes symbolisant cette déviation, ont également tort [...] C’est une façon erronée de poser la question [...] Il ne s’agit pas ici d’individus, mais bien de conditions, de la situation qui donnent naissance au danger de droite dans le Parti. On peut éliminer certains individus, mais cela ne signifie pas que nous avons brisé ainsi les racines du danger de droite dans notre parti. »

Ce raisonnement est le couronnement de la philosophie du conciliationnisme ; c’est l’abandon le plus éclatant et le plus solennel de la tradition léniniste fondamentale dans le domaine de la lutte des idées et de l’éducation du parti. Se taire sur les personnalités représentant la déviation de droite pour parler des conditions qui lui ont donné naissance, c’est l’argument-type des conciliateurs. C’était là essentiellement la véritable erreur commise par le vieux « trotskysme », qui s’opposait aux méthodes de Lénine. II existe certes des « conditions objectives » qui ont donné naissance aux koulaks et aux podkulachniki, aux mencheviks et aux opportunistes. Mais on ne peut nullement en déduire que la présence de tels éléments dans le parti bolchevique soit une question secondaire. « Il ne s’agit pas ici de personnes, mais de conditions. » Remarquable révélation. Le vieux « trotskysme » n’avait jamais formulé avec tant de trivialité et de vulgarité la théorie de la conciliation. La philosophie stalinienne actuelle est une caricature du vieux « trotskysme », et d’autant plus malfaisante qu’elle n’est pas consciente.

Lénine a toujours enseigné au parti à haïr et à mépriser les méthodes de lutte contre l’opportunisme « en général », en se bornant à des déclarations, sans nommer avec clarté et précision ses représentants les plus responsables et leurs actions. Car la lutte par des déclarations sert très souvent à détendre l’atmosphère, à détourner le mécontentement des masses en train de s’accumuler contre le glissement vers le droite ; cette lutte peut aussi être utilisée pour faire un peu peur aux droitiers, pour qu’ils ne se laissent pas entraîner trop loin et montrent leur arrière-train. Une telle lutte contre la droite peut en fin de compte leur servir de protection et d’abri par des voies plus complexes et plus détournées. Le centrisme a besoin des droitiers, non pas à Ichim, Barnaul ou Astrakhan, mais à Moscou, comme réserve principale, et il lui faut des droitiers qui obéissent à ses ordres, des droitiers apprivoisés et patients.

C. Le socialisme dans un seul pays

Le couronnement théorique de la politique droitière est la théorie du socialisme dans un seul pays, c’est-à-dire le socialisme national. Les centristes maintiennent entièrement cette théorie en consolidant ses bases pourries par des étais nouveaux. Même les délégués les plus dociles du VIe congrès se plaignaient dans les couloirs : « Ah ! pourquoi nous fait-on avaler ce fruit comme faisant partie du programme? » Il n’est pas nécessaire de discuter ici de nouveau de la base de la philosophie socialiste nationale. Attendons que ses créateurs répondent à la « Critique du programme ». Malgré tout, ils seront bien forcés de répondre ; ils ne réussiront pas à se dérober par le silence.

Bornons-nous à signaler un nouvel étai que Staline a essayé de poser lors du plénum de Moscou, le 10 octobre dernier. Après avoir lancé les habituelles attaques contre les opportunistes « d’une part », et les marxistes « de l’autre », Staline assure que nous pouvons :

« Obtenir la victoire définitive sur le capitalisme, si nous intensifions l’électrification du pays... D’où la possibilité de la victoire du socialisme dans notre pays. »

Ce discours se réfère naturellement à Lénine, et de façon fausse, comme d’habitude. Oui, Lénine avait placé de grands espoirs dans l’électrification, en tant que voie menant à la socialisation technique de l’économie nationale, et de l’agriculture en particulier. « Sans électrification », disait-il, « on ne peut même pas parler d’un véritable fondement socialiste de notre vie économique » (Œuvres, XVIII, Ire partie, page 260). Mais Lénine ne séparait pas la question de l’électrification de celle de la révolution mondiale et, à plus forte raison, ne les opposait pas l’une à l’autre. On peut le prouver, cette fois aussi par des documents, comme en général dans tous les cas où les malencontreux créateurs de la théorie socialiste nationale tentent de s’appuyer sur Lénine. Dans sa préface au livre du défunt Skvortsov-Stepanov, L’électrification de la R.S.F.S.R. et la phase de transition de l’économie mondiale, Lénine écrit :

« Il faut signaler particulièrement le début du chapitre VI où l’auteur... réfute superbement le “ léger ” scepticisme manifesté dans certains secteurs quant à la possibilité de l’électrification. »

Or que dit Skvortsov-Stepanov au début du chapitre VI que Lénine cite particulièrement et recommande si chaleureusement à ses lecteurs? Skvortsov y combat précisément la conception selon laquelle nous serions supposés croire en la réalisation de l’électrification et l’édification d’une société socialiste dans les limites nationales. Voici ce qu’il dit :

« Dans la conception courante de la réalisation de l’électrification, on perd généralement de vue un autre aspect encore : le prolétariat russe n’a jamais pensé créer un État socialiste isolé. Un État “ socialiste ” se suffisant à lui-même, c’est un idéal petit-bourgeois (Attention ! Attention). On peut concevoir un certain mouvement vers cet idéal lorsque la petite-bourgeoisie prédomine économiquement et politiquement, en s’isolant du monde extérieur, elle cherche le moyen de consolider ses formes économiques, que les nouvelles techniques et économies transforment en formes d’une très grande instabilité. »

Il semble que l’on ne saurait s’exprimer plus clairement. Il est vrai qu’après la mort de Lénine, Skvortsov-Stepanov s’est exprimé différemment : il a commencé à qualifier de petite-bourgeoise, non l’idée de l’État socialiste isolé, mais bien la réfutation de cette idée. Mais Staline, lui aussi, a parcouru la même voie : jusqu’à la fin de 1924, il considérait qu’il y avait, à la base du léninisme, la reconnaissance de l’impossibilité de construire le socialisme dans un seul pays, surtout si celui-ci est arriéré ; après cette année, il proclama que l’édification du socialisme dans notre pays est l’un des fondements du léninisme.

« Une construction socialiste menée à bien avec succès — dit Skvortsov-Stepanov dans le même chapitre -— n’est possible qu’avec l’utilisation des immenses ressources industrielles de l’Europe occidentale... Si le prolétariat s’emparait du pouvoir politique dans l’un des pays industriels de première grandeur, en Angleterre ou en Allemagne, la combinaison des puissantes ressources industrielles de ce pays avec les immenses trésors naturels, encore intacts en Russie, donnerait la possibilité de faire avancer rapidement l’édification du socialisme dans les deux pays. »

C’est précisément cette idée marxiste élémentaire qui a été dénoncée au cours des trois dernières années dans toutes les réunions comme l’hérésie fondamentale du trotskysme. Comment Skvortsov-Stepanov appréciait-il alors la construction du socialisme dans notre pays, avant la victoire du prolétariat dans les pays plus avancés ? Voilà ce qu’il disait :

« Naturellement, si la région économique couverte par la dictature du prolétariat est suffisamment vaste et présente une grande variété et richesse de conditions naturelles, son isolement n’exclut pas la possibilité du développement des forces productives, qui est l’une des prémisses du socialisme prolétarien. Mais l’avance vers celui-ci sera désespérément lente, ce socialisme restera longtemps extrêmement maigre, et encore si ses prémisses économiques ne se trouvent pas sapées, une alternative probable dans de telles circonstances » (Chap. 6, p. 174-179).

Ainsi Skvortsov estimait que, sans la révolution européenne, la construction du socialisme aurait inévitablement un caractère « désespérément lent » et « maigre » ; c’est pour cela qu’il considérait comme très « probable » que, dans de telles circonstances, ses prémisses économiques seraient sapées, c’est-à-dire que la dictature du prolétariat s’effondrerait sans intervention militaire extérieure. Voilà comment Skvortsov-Stepanov s’exprimait dans le chapitre VI de son livre, en homme de peu de foi, dirait-on maintenant. Et pourtant, c’est précisément au sujet de cette appréciation prétendument sceptique de notre construction que Lénine écrivait :

« Il faut signaler particulièrement le début du chapitre VI où l’auteur expose magnifiquement le sens de la Nep (c’est-à-dire de notre “ construction socialiste », L.T.) et réfute ensuite superbement le “ léger ” scepticisme manifesté dans certains secteurs de l’électrification. »

Le malheureux rejeton de la pensée centriste indigène n’a pas de chance. Toute tentative de présenter un argument de plus en sa faveur se retourne invariablement contre lui. Chaque étançon nouveau ne fait qu’ébranler le bâtiment construit avec des matériaux pourris.

Un trait caractéristique de l’aile droite, comme en témoignent les articles et les résolutions préparées d’après le même patron, est qu’elle aspire à une vie tranquille et craint des secousses. Cela a été démontré à juste titre ou, plus exactement, copié dans les documents de l’Opposition. Mais c’est précisément là-dessus que repose sa haine, qui la prend aux entrailles contre l’idée de la révolution permanente. Il ne s’agit évidemment pas ici des vieilles divergences, qui ne peuvent plus intéresser aujourd’hui que les historiens et les spécialistes, mais plutôt des perspectives de demain. Il n’y a que deux cours possibles : l’un vers la révolution internationale, l’autre vers la réconciliation avec la bourgeoisie de l’intérieur. L’aile droite s’est consolidée en travaillant à dénigrer « la révolution permanente ». Sous le couvert de la théorie du socialisme national, elle marche vers la réconciliation avec la bourgeoisie indigène, afin de se protéger contre toute convulsion.

Tant que la campagne contre la droite est menée sous le signe de la théorie du socialisme dans un seul pays, nous avons affaire à une lutte se déroulant dans le cadre du révisionnisme lui-même. Il ne faut pas l’oublier un instant.

D. Des questions pratiques vitales

Si l’on passe aux questions politiques vitales, le bilan des centristes est presque aussi défavorable.

a) La droite s’oppose au taux « actuel » de l’industrialisation. Mais qu’est-ce que le taux « actuel » ? C’est une somme arithmétique du suivisme, de la pression du marché et des coups de fouet de l’Opposition. Il accumule les contradictions au lieu de les diminuer. Il ne contient pas une seule idée poussée jusqu’au bout. Il ne fournit aucune garantie pour l’avenir. Demain, le « taux actuel » peut être autre chose. Les cris hystériques poussés à propos de la « super-industrialisation » signifient que les portes sont ouvertes pour une retraite.

b) La droite nie l’opportunité d’accorder des crédits aux fermes collectives et aux fermes d’État. Et les centristes? Quels sont leurs plans ? La portée de leur activité ? Pour travailler en révolutionnaires, il faut commencer par les ouvriers agricoles et les paysans pauvres. Il faut des mesures audacieuses et résolues (salaires, esprit d’organisation, culture) de sorte que les ouvriers agricoles sentent qu’ils font partie de la classe dirigeante du pays. Il faut une ligue des paysans pauvres. Ce n’est qu’en disposant de ces deux leviers, et si l’industrie a réellement un rôle dirigeant, qu’on peut parler sérieusement de fermes collectives et de fermes soviétiques.

c) La droite « veut assouplir le monopole du commerce extérieur ». C’est là une accusation un peu plus concrète (hier encore le fait de signaler l’existence de pareilles tendances dans le parti était qualifié de calomnie). Mais ici également, on ne spécifie pas qui propose de l’assouplir et dans quelles limites : est-ce dans celles que Sokolnikov et Staline fixaient en 1922, en essayant de réaliser cet « assouplissement », ou ces limites se sont-elles encore plus élargies ?

d) Enfin la droite nie « qu’il soit opportun de combattre le bureaucratisme au moyen de l’autocritique ». Il est futile de parler sérieusement de cette divergence. Il existe une décision précise de la fraction stalinienne, disant qu’affin de conserver « une direction ferme », l’autocritique ne doit pas toucher au comité central, mais doit se limiter à ses subordonnés. Staline et Molotov ont expliqué cette décision sous une forme à peine dissimulée, dans des discours et des articles. Il est évident qu’elle réduit l’autocritique dans le parti à zéro. Nous sommes, au fond, en présence d’un principe monarchiste-bonapartiste qui constitue un soufflet à toutes les traditions du parti. Il est naturel que « les subordonnés » veuillent aussi se garantir en utilisant une parcelle de l’inviolabilité suprême. Il y a donc là divergence hiérarchique et non principielle.

L’extension actuelle de « l’autocritique » poursuit, entre autres, des objectifs fractionnels temporaires. Nous avons simplement ici une répétition, mais à une échelle plus grande, de « l’autocritique » que la fraction stalinienne a organisée à Leningrad, après le XIVe congrès du Parti, quand les staliniens accusaient « implacablement » les zinoviévistes de pratiquer une oppression bureaucratique. Il est superflu d’expliquer quel régime les staliniens eux-mêmes ont établi à Leningrad après leur victoire.

E. La question des salaires

Mais la façon dont les centristes caractérisent l’aile droite est surtout remarquable par ce qu’elle passe sous silence. Nous entendons parler d’une sous-estimation des investissements de capital, de collectivisation et d’ « autocritique ». Mais pas un mot sur la situation matérielle, culturelle et politique du prolétariat, dans sa vie quotidienne et dans la vie politique. Il se trouve que, dans ce domaine, il n’y a pas de différences entre le centre et la droite. On ne peut obtenir pourtant une appréciation juste des divergences entre fractions qu’en envisageant celles-ci au point de vue des intérêts et des besoins du prolétariat en tant que classe, et de chaque ouvrier en particulier (voir le chapitré II de la plate-forme des bolcheviks-léninistes, « La situation de la classe ouvrière et les syndicats »).

Les articles et les résolutions dirigés contre la droite font beaucoup de tintamarre, mais sans précision autour des investissements de capital dans l’industrie, mais ne contiennent pas un mot sur les salaires. Pourtant, cette question doit devenir le principal critère pour mesurer les succès de l’évolution socialiste, et par conséquent aussi, le critère à appliquer aux divergences. Un progrès socialiste cesse d’être tel, s’il n’améliore pas sans interruption, nettement et sensiblement, la situation matérielle de la classe ouvrière dans sa vie quotidienne. Le prolétariat est la force productive de base de la construction du socialisme. De tous les investissements, ce sont ceux qui sont placés dans le prolétariat qui sont les plus « rentables ». Considérer l’augmentation des salaires comme une prime à l’accroissement de l’intensité du travail, c’est se laisser guider par les méthodes et les critères de la période de l’accumulation primitive du capital. Même les capitalistes progressistes de l’époque de prospérité capitaliste et leurs théoriciens (l’école de Brentano, par exemple) ont préconisé l’amélioration de la situation matérielle des ouvriers en tant que prémisse de l’augmentation de la productivité du travail. L’État ouvrier doit généraliser et socialiser au moins le point de vue du capitalisme progressiste, dans la mesure où la pauvreté du pays et la limitation nationale de notre révolution ne permettent, et ne permettront pas avant longtemps, de se laisser guider par un critère véritablement socialiste, à savoir que le dimanche est fait pour l’homme et que la production a pour but de satisfaire les besoins humains. Nous n’arriverons à des relations vraiment socialistes entre la production et la consommation qu’après de longues années, à condition que la révolution triomphe dans les pays capitalistes avancés et que notre pays soit inclus dans un système économique commun. Mais puisque nous avons socialisé les moyens capitalistes de production, nous devons au moins socialiser aussi, en ce qui concerne les salaires, les tendances du capitalisme progressiste et non celles du capitalisme primitif ou du capitalisme déclinant. Or, pour cela, nous devons écraser et balayer les tendances qui imprègnent la dernière résolution commune des Russes et du Conseil Supérieur de l’Économie Nationale concernant les salaires, pour 1929. C’est un décret du bureau politique stalinien. Il annonce qu’à quelques exceptions près, se chiffrant à presque 35 millions de roubles, il ne doit pas y avoir en 1929 d’augmentation mécanique (mot remarquable !) des salaires. D’innombrables articles de journaux expliquent que la tâche de 1929 est de lutter pour le maintien de l’échelle actuelle des salaires réels. Et pourtant, en même temps, on fait un énorme tapage annonçant la croissance tumultueuse du socialisme. En même temps, les produits manufacturés sont précipitamment envoyés dans les villages. Le chômage grandit. Les crédits destinés à la protection du travail sont insignifiants. L’alcoolisme s’étend. Et, comme perspective, nous avons pour l’année prochaine la lutte pour le maintien de la rémunération actuelle du travail. Cela signifie que le relèvement économique du pays s’accomplit au détriment de la part du prolétariat dans le revenu national, comparativement aux autres classes. Aucune statistique ne peut réfuter ce fait, qui est, pour partie égale, le résultat de la politique des droitiers et de celle du centre.

Dans la période de reconstruction, l’activité suivait les voies anciennes frayées par le capitalisme. Cette période a tout juste apporté aux cadres principaux du prolétariat le rétablissement des salaires d’avant-guerre. Dans le travail de reconstruction, nous avons utilisé l’expérience acquise par le capitalisme russe que nous avions renversé. Au fond, c’est seulement maintenant que commence l’époque du développement socialiste indépendant. Les premiers pas dans cette voie ont déjà démontré clairement que, pour réussir, il faut à une échelle entièrement nouvelle de l’initiative, de l’ingéniosité, de la perspicacité, de la volonté créatrice et cela non seulement de la part des cercles dirigeants, mais aussi du côté des principaux cadres prolétariens et des masses travailleuses en général. L’affaire du Donetz est éloquente, non seulement sur l’incapacité et l’esprit bureaucratique de la direction, mais aussi le faible niveau culturel et technique des ouvriers de Chakhty, ainsi que leur manque d’intérêt socialiste. Quelqu’un a-t-il jamais calculé ce qu’avait coûté la « construction socialiste » à Chakhty? Ni les droitiers, ni les centristes ne l’ont fait, pour ne pas se brûler les doigts. Pourtant, on peut dire hardiment que si la moitié, même le tiers des millions gaspillés de façon criminelle avaient été, en temps voulu, employés à relever le niveau matériel et culturel des ouvriers de Chakhty, à les intéresser de plus en plus à leur travail du point de vue socialiste, la production serait aujourd’hui à un niveau bien plus élevé. Mais l’affaire de Chakhty ne constitue nullement une exception. Ce n’est que l’expression la plus flagrante de l’irresponsabilité bureaucratique au sommet de l’arriération matérielle et culturelle en bas.

Si on veut parler sérieusement d’une construction socialiste indépendante, en prenant comme point de départ la misérable base économique dont nous avons héritée, il faut d’abord nous pénétrer pleinement et entièrement de l’idée que, de tous les investissements économiques, le plus indiscutable, le plus conforme au but et le plus rentable, est celui qui est fait dans le prolétariat en augmentant systématiquement et au bon moment les salaires réels.

Ces gens ne rêvent même pas de le comprendre. Les conceptions de myopes du petit patron petit-bourgeois constitue le critère fondamental. Cinglés par le fouet de l’Opposition, les « maîtres » du centre ont à moitié compris, dix ans après Octobre, qu’en ne faisant pas en temps voulu des investissements dans l’industrie lourde, nous préparons pour l’avenir une aggravation des contradictions existantes et nous sapons les bases de l’industrie légère ; d’un autre côté, ces « maîtres » à la triste figure, avec tous leurs valets, n’ont jusqu’à présent pas compris que, sans investissements faits à temps, visant à développer une main-d’œuvre — qualifiée à tous égards, social, politique, technique, culturel —, ils fraient à coup sûr la voie à l’écroulement de l’ensemble du système social.

La réponse stéréotypée : « Où prendrons-nous l’argent ? » n’est qu’un subterfuge bureaucratique. II suffit de comparer le budget d’État, qui atteint presque 8 milliards en 1929, la production brute de l’industrie étatisée qui s’élève à 13 milliards, les investissements au capital de plus d’un milliard et demi, et, en regard, les misérables 35 millions qui constituent le fonds annuel pour l’augmentation des salaires. Personne ne conteste qu’il faille payer les briques et le fer, ainsi que leur transport. La nécessité de calculer les dépenses de la production est admise, tout au moins en principe. Mais les dépenses nécessaires à la reproduction élargie d’une main-d’œuvre socialiste et les dépenses nécessaires pour la qualifier mieux sont prises en compte en dernier lieu, dans tous les calculs, et c’est au détriment de ces « fonds de réserve » que toutes les contradictions de notre économie, qui est dirigée de si misérable façon, sont aplanies. Ce ne sont pas les centristes qui mettront fin à cet état de choses.

VI. Les Conséquences possibles de la Lutte

Lorsqu’on parle des conséquences possibles de la campagne actuelle, on peut et on doit aborder la question, d’abord à partir des objectifs et des plans poursuivis par le groupe dirigeant centriste, et ensuite du point de vue des résultats objectifs qui peuvent et doivent se développer en dépit de tous les projets de l’état-major centriste.

Le refrain qu’on entend dans toute cette campagne est l’affirmation tout à fait absurde que les ailes droite et gauche ne seraient « au fond » qu’une seule et même chose. Ce n’est pas là simple absurdité qui ne repose sur rien et qu’il est impossible de formuler de façon claire. Elle a un objectif précis, sert à une tâche bien déterminée : à une certaine étape de la campagne, au moment où la droite sera suffisamment effrayée, on retournera brusquement le feu contre la gauche. Il est vrai que, même sans cela, ce feu ne s’arrête pas un instant. Dans les coulisses de la lutte anonyme contre la droite, on mène une campagne déchaînée contre la gauche. Ici, les « maîtres » ne font pas simplement référence aux « conditions objectives ». Décidés depuis longtemps à ne s’arrêter devant rien, ils traquent furieusement « des personnes » qu’ils nomment. Puisque les « débris » ne se contentent pas de vivre, qu’ils « relèvent la tête », la tâche principale qui domine toute la politique de l’état-major centriste est d’amener cette lutte contre l’aile gauche à un nouveau stade, plus « élevé », c’est-à-dire de renoncer définitivement à toutes les tentatives de la convaincre (on est là visiblement impuissant), et de recourir à des méthodes plus énergiques. L’article 58 doit être remplacé par un autre, plus efficace encore. Il est inutile d’expliquer que c’est justement sur cette voie que la direction condamnée par l’histoire se cassera la tête. Mais les faillis du centre, armés du pouvoir de l’appareil n’ont pas d’autre voie devant eux. Pour appliquer ces mesures plus décisives, la direction centriste doit régler ses comptes avec les restes de « tendance conciliatrice » dans l’appareil lui-même et autour. Il ne s’agit pas ici de conciliation avec l’aile droite : cette conciliation-là est l’âme même du centrisme stalinien. Non, nous parlons de la tendance conciliatrice envers les bolcheviks-léninistes. La campagne contre la droite ne sert que de tremplin pour une nouvelle attaque « monolithique » contre la gauche. Celui qui n’a pas compris cela n’a rien compris.

Mais les plans du centrisme ne constituent qu’un des facteurs, d’ailleurs très important encore, du processus de l’évolution de la lutte interne au parti. Voilà pourquoi il est nécessaire d’examiner les conséquences, « non prévues » par les stratèges du centre, qui découlent de la crise du bloc dirigeant.

Il est évidemment impossible de prédire maintenant à quel moment s’arrêtera la campagne actuellement menée par le centre, quels regroupements elle provoquera dans l’immédiat, etc. Mais le caractère général des résultats de la crise du bloc centre-droite se laisse apercevoir clairement. Les brusques zigzags que le centrisme est forcé de faire ne donnent aucune garantie du lendemain. Par ailleurs, il ne les fait jamais impunément. Le plus souvent, ils constituent le point de départ d’une différenciation à l’intérieur du centrisme, de la séparation d’une de ses couches, d’une partie de ses adhérents, de l’apparition dans la direction centriste de divers groupements, ce qui, à son tour, facilite l’activité bolcheviste d’agitation et de recrutement. Le centrisme est, pour le moment, la plus grande force dans le Parti. Celui qui considère le centrisme comme quelque chose de complètement achevé, et néglige les procès réels qui se produisent à l’intérieur et derrière lui, ou bien restera à jamais l’oracle de quelque cénacle littéraire radical, ou bien roulera lui-même vers le centrisme ou même plus à droite encore. Un bolchevik-léniniste doit comprendre clairement que, même si la crise centre-droite ne met pas immédiatement en mouvement des masses plus larges (et cela dépend jusqu’à un certain point de nous), elle laissera derrière elle des clivages en train de s’élargir qui pénètrent aux tréfonds des masses et autour desquelles vont grossir de nouveaux groupements plus profonds et plus basés sur les masses. Il va sans dire que cette façon d’aborder les processus internes du parti n’a rien de commun avec l’aspiration impatiente à s’accrocher, n’importe où et n’importe comment, à la queue du centrisme, pour ne pas arriver trop tard avec son bagage d’Opposition au départ du premier train spécial.

Le renforcement du centrisme à gauche, c’est-à-dire par le noyau prolétarien du Parti, même s’il arrivait à la suite de la lutte contre la droite, ne serait sans doute ni bien sérieux ni durable. En combattant l’Opposition léniniste, les centristes sont obligés de sarcler de la main droite ce qu’ils sèment de la main gauche.

La victoire des centristes n’apportera aucun changement réel et tangible, ni dans la situation matérielle des ouvriers, ni dans le régime du parti, à moins que les ouvriers dirigés par les bolcheviks-léninistes n’exercent une forte pression. La masse alertée continuera à penser à sa façon aux questions du danger de droite. Les léninistes l’y aideront. Il y a sur le flanc gauche du centrisme une plaie ouverte qui ne guérira plus, mais s’approfondira au contraire, maintenant le centrisme dans une agitation fiévreuse et ne le laissant plus en paix.

En même temps, le centrisme va aussi s’affaiblir sur sa droite. Le propriétaire et le bureaucrate considéraient le bloc centre-droite comme un tout, ils voyaient en lui non seulement le « moindre mal » mais aussi l’embryon d’une évolution intérieure : c’est pour cela qu’ils le soutenaient. Maintenant, ils commencent à distinguer entre les centristes et la droite. Ils sont évidemment mécontents de la faiblesse de la droite et de son manque de caractère. Mais ils sont quand même « des leurs », des gens qui ont momentanément flanché. Par ailleurs, les centristes sont maintenant des étrangers, presque des ennemis. Par sa victoire sur les deux fronts, le centrisme s’est découvert. Sa base sociale se rétrécit dans la même proportion que son pouvoir dans l’appareil augmente. L’équilibre du centrisme se rapproche de plus en plus de celui du danseur de corde : il ne peut être question pour lui de stabilité.

Un regroupement sérieux va s’opérer également au sein de l’aile droite. Il n’est pas absolument impossible qu’une partie des éléments de droite — des éléments qui croyaient sérieusement à l’existence du « trotskysme » et qui ont été éduqués dans la lutte contre lui — commence, sous l’impact du choc qu’elle vient de recevoir, à réviser sérieusement son bagage idéologique et à tourner brutalement à gauche, jusqu’à l’Opposition. Mais il va de soi que seule une toute petite minorité sincère va s’engager dans cette voie. Le gros du mouvement de l’aile droite sera en sens inverse. La base sera mécontente de l’esprit capitulard des sphères supérieures. Le propriétaire fera pression. Les oustrialovistes chuchoteront à l’oreille des formules toute prêtes. De nombreux éléments bureaucratiques de la droite se résigneront évidemment, c’est-à-dire se déguiseront en centristes, prendront l’alignement sur l’ordre de leurs supérieurs, voteront contre la déviation de droite. Le nombre des arrivistes, des gens qui ne vivent que pour sauver leur peau, grandira dans l’appareil. Mais les éléments de droite, plus stables, plus vigoureux, mûriront rapidement, méditeront à fond sur leurs tâches, formuleront des mots d’ordre clairs, chercheront à établir une liaison plus sérieuse avec les forces thermidoriennes en dehors du Parti. Les prévisions sont particulièrement difficiles en ce qui concerne le groupe des « chefs ». En tout cas, pour le travail que la droite a devant elle, les Vorochilov et les Ouglanov sont bien plus importants que les Boukharine et les Rykov. En citant ces noms, nous n’avons pas tellement en vue des personnes bien déterminées que des types politiques. A la suite de ce regroupement, l’aile droite « anéantie » deviendra plus forte et plus consciente.

Il est vrai que la droite veut la paix. Mais il ne faut pas croire qu’elle soit entièrement et totalement « pacifiste ». En luttant pour l’ordre, le petit-bourgeois exaspéré est capable de causer le plus grand désordre. Exemple : le fascisme italien. En combattant les crises, les secousses et les dangers, l’aile droite peut, au cours d’une étape ultérieure, aider les nouveaux propriétaires, et tous les mécontents en général, à secouer le pouvoir des soviets afin d’en chasser la dictature du prolétariat. Il faut se rappeler que les instincts du petit-bourgeois, quand ils sont contenus et réprimés depuis longtemps, recèlent une énorme force explosive. Nulle part et jamais dans l’histoire, les instincts et les aspirations de conservation et de propriété n’ont été aussi longuement et aussi cruellement matés que sous le régime des soviets. Il y a dans le pays beaucoup de thermidoriens et de fascistes. Ils se sont beaucoup renforcés. La confiance qu’ils ont en eux-mêmes, au point de vue politique, s’est accrue dans le processus d’anéantissement de l’Opposition. Avec beaucoup de raison, ils considéraient que la lutte contre celle-ci était leur lutte à eux. La politique de zigzags les renforce, les tourmente et les agace. Contrairement au centrisme, l’aile droite a de grandes réserves de croissance, qui, du point de vue politique, ne sont encore presque pas entamées.

Le résultat final est donc le suivant : les ailes se précisent et se renforcent au détriment du centre, en dépit de la concentration grandissante de tout le pouvoir entre ses mains. Cela signifie une différenciation grandissante au sein du parti ; le faux monolithisme se fait ainsi payer bien cher. Il n’y a aucun doute qu’en ce qui concerne la dictature du prolétariat, cela entraîne non seulement des frais généraux considérables, mais présente même des dangers directs. Voilà bien la malédiction du centrisme. La politique marxiste conséquente rendait le parti plus compact, en lui donnant son homogénéité révolutionnaire. En revanche, le centrisme apparaît comme l’axe, informe au point de vue idéologique, autour duquel tournent, pour un certain temps, des éléments de droite et de gauche. Dans les cinq dernières années, le parti a grandi démesurément, perdant en précision ce qu’il gagnait en nombre. La politique centriste est en train de se faire payer maintenant intégralement : d’abord du côté gauche, maintenant du côté droit. Une direction centriste entraîne toujours, en fin de compte, l’émiettement du parti. Tenter de sortir maintenant des processus de différenciation dans le parti et de la formation précise des fractions en recourant à des prières larmoyantes ou dans des conférences en coulisses, serait tout simplement stupide. Sans une délimitation générale sur des lignes de principe, nous n’aurons que l’émiettement du parti en molécules, suivi de l’écroulement catastrophique de l’appareil usurpateur, entraînant dans sa chute les conquêtes d’Octobre.

Malgré leur grande envergure, les deux campagnes des centristes contre les ailes (contre les bolcheviks-léninistes et contre les thermidoriens de la droite) ne sont que préliminaires, préparatoires, préventives. Les vraies batailles sont encore à venir, ce sont les classes qui trancheront. La question du pouvoir d’Octobre avec laquelle les danseurs centristes jonglent sur la corde sera tranchée par des millions et des dizaines de millions d’hommes. Un peu plus tôt, un peu plus tard, par paliers ou d’un seul coup, en utilisant directement la violence, ou en demeurant dans les limites de la constitution restaurée du parti et des soviets ; cela dépendra du rythme des processus internes et des modifications de la situation internationale. Une seule chose est claire : les bolcheviks-léninistes n’ont pas d’autre voie à suivre que de mobiliser les éléments vivants et capables de vivre pour leur parti, de souder le noyau prolétarien du parti, de mobiliser la classe ouvrière tout entière, efforts indissolublement liés à la lutte pour une ligne léniniste dans l’Internationale communiste. La campagne centriste actuelle contre la droite doit montrer à tous les révolutionnaires prolétariens la nécessité et le devoir de décupler leurs efforts pour suivre une ligne politique indépendante, forgée par toute l’histoire du bolchevisme et qui s’est avérée juste à travers toute les colossales épreuves des événements de ces dernières années.