La "troisième période" d'erreurs de l'Internationale Communiste

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I. Qu'est-ce que la radicalisation des masses ?

La "radicalisation" des masses est devenue aujourd'hui dans l'internationale communiste un simple credo. Les véritables communistes — nous apprend l'Humanité — doivent reconnaître le rôle dirigeant du Parti et la radicalisation des masses. Cette façon de poser la question est un non-sens. Le rôle dirigeant du Parti est pour tout communiste un principe inébranlable. Celui qui ne se laisse pas guider par ce principe peut être anarchiste ou confusionniste, mais il n'est pas communiste, c'est-à-dire un révolutionnaire prolétarien. Quant à la "radicalisation" elle n'est pas un principe, mais seulement une caractéristique de l'état des masses. Est-elle juste ou fausse dans la présente période ? C'est une question de fait. Pour pouvoir apprécier sérieusement l'état des masses, il faut des critères justes. Qu'est-ce que la "radicalisation" ? Par quoi s'exprime-t-elle ? Qu'est-ce qui la caractérise ? Ces questions, la lamentable direction du Parti communiste français ne les pose même pas. C'est tout au plus si un article officieux ou un discours mentionne l'accroissement des grèves. Mais là encore on ne donne que de simple chiffres sans analyse sérieuse, voire même sans simple comparaison avec les années passées.

Cette façon de traiter la question découle non seulement des malfaisantes résolutions de la 10° session de l'Exécutif, mais au fond du programme même de l'Internationale communiste. Il y est question de la radicalisation comme d'un procès incessant. Ce qui veut dire qu'aujourd'hui la masse est plus révolutionnaire qu'hier et sera demain plus révolutionnaire qu'aujourd'hui. Cette façon mécanique de présenter les choses ne répond pas au procès réel du développement du prolétariat et de la société capitaliste dans son ensemble. En revanche, elle correspond on ne peut mieux à la mentalité des Cachin, des Monmousseau et autres opportunistes apeurés.

La social-démocratie, surtout avant la guerre se représentait l'avenir sous la forme d'un accroissement incessant des suffrages jusqu'au moment de la prise totale du pouvoir. Pour le vulgaire ou pseudo-révolutionnaire cette perspective reste, au fond, en vigueur, seulement au lieu d'accroissement incessant des suffrages, il parle de la radicalisation incessante des masses. Le programme boukharino-stalinien de l'Internationale communiste a également sanctionné cette conception mécanique. Il va de soi que vu sous l'angle de toute notre époque dans son ensemble, le développement du prolétariat s'opère dans le sens de la révolution. Mais ce n'est nullement un procès horizontal, tout comme d'ailleurs le procès objectif d'aggravation des antagonismes capitalistes. Les réformistes ne voient que les montées de la route capitaliste. Les "révolutionnaires" formels ne voient que les descentes. Quant au marxiste, il voit la ligne dans son ensemble, dans toutes ses courbes de conjonctures montantes et descendantes, sans pour cela perdre un seul instant de vue sa direction fondamentale aboutissant aux catastrophes guerrières, aux explosions révolutionnaires.

Les sentiments politiques du prolétariat ne se modifient nullement d'une façon automatique dans une seule et même direction. Les mouvements ascendants de la lutte de classes sont remplacés par des mouvements déclinants, les flux par les reflux, selon les combinaisons éminemment complexe des conditions matérielles et idéologiques intérieures et extérieures. Si elle n'est pas utilisée au moment voulu, ou si elle l'est faussement, l'activité des masses passe à son opposé, s'achève par une période de déclin dont la masse se relève ensuite avec plus ou moins de rapidité ou de lenteur, encore une fois sous l'effet de nouvelles poussées objectives. Notre époque se caractérise par les changements particulièrement brutaux de périodes distinctes, par des tournants extrêmement brusques de la situation et, dès lors, elle impose à la direction des devoirs exceptionnels sous le rapport d'une orientation juste.

L'activité des masses, en admettant même qu'elle soit organisée de façon entièrement juste, peut, selon les conditions, revêtir des expressions très différentes. Dans certaines périodes la masse peut être totalement absorbée par la lutte économique et manifester très peu d'intérêt pour les questions politiques. Par contre, après avoir subi plusieurs importants revers sur le champ de la lutte économique, la masse peut brusquement reporter son attention dans le domaine politique. Mais là encore — selon certains ensembles de conditions et selon l'expérience avec laquelle la masse s'est engagée dans ces conditions — son activité politique peut s'orienter soit dans la voie purement parlementaire, soit dans la voie de la lutte extra-parlementaire.

Nous ne prendrons que quelques exemples qui caractérisent les contradictions du développement révolutionnaire du prolétariat. Celui qui sait observer les faits et en pénétrer le sens, celui-là comprendra sans peine que les variantes que nous avons signalées ci-dessus ne sont pas des combinaisons théoriques, mais l'expression de la vivante expérience internationale de ces dernières années.

De ce qui précède, il résulte en tout cas clairement que lorsqu'on parle de "radicalisation", on doit exiger une définition concrète de cette idée. Cette exigence, l'opposition marxiste doit, bien entendu, se la poser à elle-même. La négation pure et simple de la radicalisation — comme le font Monatte, Chambelland et d'autres — est aussi insuffisante que l'affirmation pure et simple. Il faut savoir apprécier ce qui est et ce qui sera.

La courbe des grèves en France.

Les chefs officiels parlent de la radicalisation de la classe ouvrière française en la reliant presque exclusivement au mouvement des grèves. Le développement de ce mouvement est un fait indiscutable, basé sur les statistiques. Nous en ferons nous aussi notre point de départ.

La statistique officielle des grèves est en France bien en retard. Le dernier rapport du ministère du Travail concernant les grèves finit en 1925. Je n'ai à ma disposition aucun chiffre pour 1926. Pour les trois années suivantes, il y a les chiffres fournis par la presse communiste. Il est certain que les chiffres pris aux deux sources sus-indiquées n'ont par de mesure commune. Il n'est guère probable que le ministère enregistre avec toute l'exactitude voulue la totalité des grèves. D'un autre côté, les "révolutionnaires" superficiels de l'Humanité ont une tendance manifeste à donner des chiffres exagérés. Mais, malgré cela, la tendance générale du mouvement se dessine néanmoins de façon assez nette.

Le mouvement des grèves en France a atteint son point culminant dans les deux premières années qui ont suivi la guerre. En 1919, il y eut 2.100 grèves auxquelles prirent part 1 million 200.000 grévistes. En 1920, il y en eut 1.900 qui englobèrent presque 1.500.000 grévistes. Pour le nombre de grévistes, ce fut l'année culminante. Dès 1921 — excepté une courte période dont il est question ci-dessous — on constate une décroissance régulière qui atteint son niveau le plus bas en 1926-27. Voici des chiffres globaux : en 1921, 450.000 gréviste, c'est-à-dire trois fois moins que l'année précédente. En 1922, 300.000 grévistes. Ce n'est qu'en 1923 que la courbe non seulement ne s'abaisse pas, mais remonte même légèrement et indique 365.000 grévistes. Cette augmentation épisodique fut certainement déterminée par les évènements liés à l'occupation de la Ruhr et par le mouvement révolutionnaire d'Allemagne. En 1924, le nombre des grévistes tombe à 275.000. En 1925 à 250.000. Pour 1926, comme nous l'avons dit, les chiffres font défaut. Pour 1927, nous n'avons que le total des grèves : en tout 230, alors que dans les années de 1919 à 1925 le nombre de grèves oscilla entre 570 et 2.100. Bien que le nombre de grèves soit encore un indice grossier, il n'en reste pas moins qu'il ne laisse aucun doute sur le fait que la courbe des grèves a, d'une façon générale, continué à fléchir de 1921 à 1927 inclusivement. Dans le dernier trimestre de 1927, on compte 93 grèves englobant 70.000 grévistes. Si l'on admet que les grèves eurent une moyenne identique au cours de l'année entière (hypothèse nettement arbitraire) nous obtenons pour 1927 environ 280.000 grévistes, chiffre plutôt au-dessus qu'en dessous de la vérité.

Pour 1928, la presse communiste mentionne environ 800 grèves, dont 600 rien que dans le deuxième semestre de l'année, auxquelles prirent part 369.000 grévistes. Pour l'ensemble de 1928, on peut, par conséquent, accepter comme total général de grévistes le chiffre supposé de 400 à 450.000 grévistes. Pour 1929, la même presse donne 1.200 grèves avec, à peu près, le nombre de grévistes qu'en 1928.

Comparativement à l'année précédente, il n'y a pas, par conséquent, augmentation. Le nombre de grévistes en 1928, de même qu'en 1929 est approximativement deux fois plus élevé qu'en 1925. Il est à peu près égal à celui de 1927. Il est de trois fois et demie inférieur à celui de 1920.

Tous ces chiffres, comme on l'a déjà dit, ne prétendent pas à une exactitude absolue, mais ils sont suffisants pour déterminer la dynamique du mouvement. Après le point culminant des grèves de 1919-1920, la ligne va en déclinant jusqu'en 1923. En 1928 et 1929, nous constatons une montée certaine et en même temps sensible du mouvement des grèves, liée, comme il est facile de le comprendre (plus loin cela sera démontré) à l'essor industriel qui accompagna la stabilisation du franc.

On peut dire en toute certitude que la période de 1919-1927 forme en quelque sorte dans le vie du prolétariat français un cycle à part renfermant aussi bien un essor impétueux du mouvement ouvrier aussitôt après la guerre que des défaites et le décroissance de celui-ci, décroissance particulièrement vive après l'effondrement de 1923 en Allemagne. Dans sa forme la plus générale, ce cycle est caractéristique non seulement pour la France, mais pour l'Europe entière ; et dans une large mesure pour le monde entier. Ce qui est caractéristique pour la France comme telle, c'est l'amplitude relativement modérée des oscillations entre les niveaux les plus bas du cycle : la France victorieuse n'a pas passé par une crise vraiment révolutionnaire. Dans le rythme du mouvement de grève français, les évènements gigantesques qui se sont déroulés en Russie, en Allemagne, en Angleterre et dans les autres pays, n'ont eu qu'une répercussion atténuée.

Ces mêmes tendances du mouvement de grèves des ouvriers français sont encore caractérisées par d'autres chiffres. Le nombre de grévistes et le nombres de journées de grève qui reviennent en moyenne à chaque grève a vivement fléchi à partir de 1922. En 1921, à chaque grève, il revenait en moyenne près de 800 ouvriers et plus de 14.000 journées. En 1925, la moyenne était déjà de moins de 300 ouvriers et d'un peu plus de 2.000 journées. On peut supposer qu'en 1926-1927, ces moyennes en tout cas n'ont pas augmenté. En 1929, à chaque grève revenait déjà 400 ouvriers environ.

Relevons encore un important indice dont nous aurons besoin par la suite. Dans les années d'après-guerre, la première place parmi les grévistes appartenait surtout aux mineurs et aux métallurgistes, aux ouvriers des transports. En ces deux dernières années, la première place revient aux ouvriers du textile et en général à ce que l'on appelle l'industrie légère.

Que disent les chiffres de la statistique des grèves ?

Confirment-ils la thèse de la radicalisation des masses ou l'infirment-ils ? Tout d'abord, répondrons-nous, il la sortent du domaine de l'abstraction où Monmousseau dit : oui, tandis que Chambelland dit : non, sans définir ce qu'il faut entendre par radicalisation. Les chiffres cités plus haut concernant la lutte gréviste sont un témoignage indiscutable de certaines évolutions qui s'opèrent dans la classe ouvrière. En même temps, ils donnent une très importante estimation de la quantité et de la qualité de ces mouvements. Ils indiquent la dynamique générale du progrès et permettent, dans une certaine mesure, de prévoir ce que sera demain, ou plus exactement les variantes de demain.

Tout d'abord établissons que les chiffres pour 1928-1929, en regard de la période précédente, caractérisent en quelque sorte le début d'un cycle nouveau dans la vie du prolétariat français. Ils autorisent à supposer que dans les masses se sont opérés et s'opèrent de profonds processus moléculaires dont le résultat est que l'inertie du fléchissement — ce qui, pour le moment, ne s'applique qu'à la lutte économique — commence à être vaincue.

Cependant les mêmes chiffres montrent que le développement du mouvement de grèves est encore très modeste et ne donne nullement l'impression d'un débordement impétueux qui permettrait de conclure à une période révolutionnaire, voir même pré-révolutionnaire. Notamment, la différence entre les années 1928 et 1929 ne s'aperçoit pas. Au premier plan du mouvement de grèves figurent pour le moment, ainsi qu'il est mentionné ci-dessus, les entreprises de l'industrie légère. Chambelland tire de ce fait un argument-massue contre la "radicalisation" en général. Autre chose — dit-il — serait si les grèves englobaient les grandes entreprises d'une industrie-clé, métallurgie ou produits chimiques. En d'autres termes, il se représente la "radicalisation" tombant du ciel toute faite. En réalité les chiffres attestent non seulement que la lutte du prolétariat est entrée dans un nouveau cycle, mais aussi que ce cycle ne fait que passer aujourd'hui par ses premières étapes. Après les défaites et le dépérissement du mouvement, une recrudescence nouvelle, en l'absence de tout grand événement, ne pouvait en réalité commencer autrement que par la périphérie industrielle, c'est-à-dire l'industrie légère, les branches secondaire, les entreprises de moindre importance. Le déplacement du mouvement de grèves dans la métallurgie, dans la construction mécanique et dans les transports signifierait le passage de celui-ci à un stade plus élevé et indiquerait déjà non les symptômes d'une évolution qui commence, mais le fait d'un changement radical dans l'état d'esprit de la classe ouvrière. On n'en est pas encore là. Mais il serait absurde de fermer les yeux sur le premier stade du mouvement simplement parce que le deuxième, le troisième où le quatrième ne s'est pas encore produit. La grossesse même au bout du deuxième mois n'en est pas moins la grossesse. A vouloir la forcer, on aboutit à un avortement. Mais on peut arriver au même résultat en voulant l'ignorer. Il y a lieu d'ajouter, cependant, au sujet de cette analogie, que dans le domaine social les délais sont loin d'être aussi certains que dans le domaine biologique.

Les faits et les phrases.

Quand on examine la question de la radicalisation des masses on de doit pas un seul instant oublier que le prolétariat n'atteint au monolithisme que dans les périodes les plus élevées d'essor révolutionnaire ; dans les conditions ordinaires de la société capitaliste, le prolétariat est loin d'être homogène, l'hétérogénéité de ses couches sociales apparaissent de la façon la plus nette précisément aux tournants du chemin. Les couches les plus exploitées, les moins qualifiées ou les plus politiquement retardataires du prolétariat sont fréquemment les premières engagées dans la lutte, et souvent les premières à l'abandonner au moment des revers. Dans une nouvelle étape, il est plus facile d'entraîner dans le mouvement les groupes d'ouvriers qui, dans l'étape précédente, n'ont pas subi de défaites, sans doute, en général, parce qu'ils n'ont pas encore pris part à de grandes batailles. Sous une forme ou sous une autre, ces phénomènes doivent également s'observer en France.

L'indécision des ouvriers organisés que signale la presse communiste officielle elle-même témoigne dans le même sens. Les organisés ont effectivement les centres de rétention trop fortement développés. Se sentant une partie infime du prolétariat, les organisés ont fréquemment tendance à jouer un rôle conservateur. Cela n'est évidemment pas un argument contre l'organisation, mais un argument contre sa faiblesse, et un argument contre les chefs syndicaux du type Monmousseau qui ne comprennent pas la nature de l'organisation syndicale et ne sont pas capables de lui assurer la place qui lui revient dans la classe ouvrière. Mais, de toute façon, dans la période actuelle, le rôle d'avant garde que jouent les inorganisés dans le mouvement de grèves atteste qu'il ne s'agit pas pour l'instant, d'une lutte révolutionnaire, mais d'une lutte corporative-économique et, par surcroît, de ses manifestations primitives.

Dans le même sens témoigne le rôle important que jouent, dans les mouvements de grève, les ouvriers étrangers lesquels — constatons-le, en passant — ont devant eux en France un rôle analogue dans une certaine mesure à celui des nègres aux États-Unis. Mais il s'agit là de l'avenir. A l'heure actuelle, le rôle que jouent dans les grèves les étrangers, qui souvent ne connaissent pas le français, est une preuve de plus qu'il s'agit non d'une lutte politique mais d'une lutte corporative dont l'impulsion a été donnée par le changement de conjoncture économique.

Même en ce qui concerne le front purement économique, on ne peut pas parler comme le font Monmousseau et Cie du caractère offensif de la lutte. Ils basent cette formule sur le fait qu'un important pourcentage de grèves ont lieu au non de l'augmentation des salaires. Ces chefs profonds oublient que cette de revendication est imposée aux ouvriers, d'une part par la hausse des prix des produits vitaux, d'autre part par le renforcement de l'exploitation physiologique de l'ouvrier consécutif aux nouvelles méthodes industrielles (rationalisation). L'ouvrier est obligé de revendiquer une augmentation du salaire nominal afin de défendre son niveau de vie d'hier. Ces grèves ne peuvent avoir un caractère offensif que du point de vue de la comptabilité capitaliste. Du point de vue de la politique syndicale, elles revêtent un caractère strictement défensif. C'est précisément cet aspect de la question que devrait comprendre nettement, et mettre à tout moment en évidence, tout syndicaliste sérieux. Mais Monmousseau et Cie se croient en droit d'être des syndicaliste bons à rien sous prétexte qu'ils sont, qu'on pardonne l'expression, des chefs révolutionnaires. En s'égosillant au caractère offensif, politique et révolutionnaire des grèves économiques purement défensives, ils ne changent pas, bien entendu la nature de ces grèves et ne rehaussent pas leur importance d'un millimètre, mais par contre ils arment on ne peut mieux les patrons et les pouvoirs publics pour la résistance des ouvriers.

Les choses ne sont nullement améliorées quand nos "chefs" viennent affirmer que les grèves prennent soit disant un caractère "politique" en raison du rôle actif qu'y joue la police. Le bel argument ! Les assommades de grévistes par la police sont qualifiées d'offensive révolutionnaire des ouvriers ! L'histoire de France connaît plus d'une fusillade d'ouvriers lors de grèves purement économiques. Aux États-Unis, la répression sanglante des grève est une règle. Est-ce que les ouvriers des États-Unis mènent une lutte des plus révolutionnaires ? Seuls les braillards qui font inconsciemment le jeu des patrons et de leur police peuvent l'identifier avec l'offensive politico-révolutionnaire des masses ouvrières.

Lorsque le Conseil général des trade-unions britanniques représenta la grève révolutionnaire de 1926 comme une manifestation pacifique, il savait ce qu'il faisait : c'était là une trahison foncièrement préméditée. Lorsque Monmousseau et Cie représentent des grèves économiques éparses comme une offensive révolutionnaire contre l'État bourgeois, personne ne les accusera de trahison consciente : il n'est guère probable que, d'une façon générale, ces gens-là soient capables d'agir avec préméditation. Mais les ouvriers ne s'en trouvent pas mieux.

Nous verrons dans un second article comment nos héros terriblement révolutionnaires rendent encore d'autres services aux patrons en ignorant l'essor commercial et industriel, en diminuant sa portée, c'est-à-dire en rabaissant les profits capitalistes, et en sapant ainsi le terrain sous la lutte économique des ouvriers.

Tout cela, bien entendu, pour la gloire de la "troisième période" !

Un complément indispensable

L'Humanité du 7 janvier publie, en se basant sur des données officielles plus récentes que celles que nous avions à notre disposition, la statistique des grèves en France de 1919 à 1928 inclus.

Nous reproduisons ce tableau en entier :

AnnéesNombre de grèvesNombre de grévistes
19192.1111.211.242
19201.9111.462.228
1921 .570.451.854
1922.594.300.588
1923 1.114 .365.868
19241.083 .274.865
1925 .931 .249.198
19261.060.349.309
1927.443.120.551
1928 .943 .222.606

Ce tableau apporte quelques changements à notre étude des grèves des trois dernières années. Mais il n'est pas difficile de démontrer que ces changements n'atténuent pas mais renforcent plutôt nos conclusions.

C'est l'année 1927 qui représente le point le plus bas dans le mouvement de grèves en France pour toute la décade. En 1928 une certaine hausse se manifeste. D'après les données de la presse communiste nous avons déterminé approximativement le chiffre des grévistes en 1928 de 400 à 450.000 hommes. Pour l'année 1929, l'Humanité donne le chiffre d'un demi-million de grévistes, chiffre qui n'est pas justifié même par ses propres données, et tire de là une conclusion de la croissance rapide des grèves en 1929 par rapport à l'année précédente. Cela n'empêche pas l'Humanité de déclarer le chiffre officiel pour l'année 1928 comme étant au-dessous de la réalité. Ainsi, du même chiffre on tire des conclusions dans les deux sens diamétralement opposés.

Cependant, si l'on prend les chiffres de l'Humanité elle-même pour les deux dernières années, on trouve non une hausse, mais plutôt une certaine décroissance du mouvement gréviste en 1929. Or, ce résultat inattendu s'explique de toute évidence par ce simple fait que les exagérations de l'Humanité pour l'année 1928 étaient plus «généreuses» que pour l'année 1929.

Nous ne possédons pas les chiffres, même globaux, du gouvernement pour l'année 1929. C'est pourquoi la conclusion que le nombre des grévistes de l'année écoulée a doublé par rapport à l'année précédente est basée sur la comparaison admissible entre le chiffre surestimé de l'Humanité et le chiffre sous-estimé du gouvernement.

Du tableau officiel que nous donnons plus haut, il ressort clairement que l'année 1928, qui a été proclamée comme la première année de l'essor révolutionnaire, a connu un nombre de grévistes qui, l'année 1927 prise à part, est le plus bas de toute la décade. Or, tout le diagnostic de la «troisième période», qui avait placé la France dans la soi-disant «avant-garde de l'essor révolutionnaire», s'appuyait surtout, sinon exclusivement, sur les faits du mouvement gréviste.

La conclusion reste toujours la même : avec des armes pareilles et avec des procédés de ce genre, on ne marche que vers des défaites !

II.

Crise de conjoncture et crise révolutionnaire du capitalisme

Au V° Congrès de la C.G.T. unitaire, A. Vassart prononça contre Chambelland un grand discours qui fut ensuite édité en brochure avec une préface de Jean Brécot. Dans son discours-brochure, Vassart essaie de défendre la perspective révolutionnaire contre la perspective réformiste. Dans ce sens, notre sympathie lui est toute entière acquise. Mais, hélas ! il défend la perspective révolutionnaire avec des arguments qui ne peuvent profiter qu'aux réformistes.

Son discours renferme une série d'erreurs mortelles théoriques et pratiques. On peut rétorquer que les discours erronés ne manquent pas et que Vassart peut encore beaucoup apprendre. Je serais moi-même heureux de le croire. Mais les choses se compliquent de ce que le discours est édité en brochure de propagande, avec le renfort d'une préface de Jean Brécot, qui est au moins le cousin de Monmousseau, et cela donne à cette brochure l'allure d'un programme. Le fait que non seulement l'auteur, mais aussi le rédacteur, en préparant un discours destiné à être imprimé, n'ont pas remarqué les criantes erreurs qu'il renferme, témoigne de l'état navrant du niveau théorique des dirigeants actuels du communisme français. Jean Brécot ne se lasse de tonner contre l'opposition marxiste. Néanmoins, comme nous le montrerons tout à l'heure, il devrait, de toute nécessité, apprendre son alphabet. La direction du mouvement ouvrier ne s'accommode pas de l'ignorance, comme Marx l'a dit un jour à Weitling.

Chambelland a exprimé au congrès l'idée, qui ne repose décidément sur rien, hormis sur les tendance réformistes de l'orateur, que la stabilisation du capitalisme se maintiendrait encore de trente à quarante ans. Autrement dit, même la nouvelle génération du prolétariat, qui n'en est encore qu'à ses premiers pas, ne peut compter sur la conquête révolutionnaire du pouvoir. Chambelland n'a fait valoir aucune raison sérieuse en faveur de ces délais fantastiques. Or, l'expérience historique de ces vingt dernières années et l'analyse théorique de la situation actuelle se retournent entièrement contre les perspectives de Chambelland.

Mais voyons comment Vassart le réfute. Ce dernier démontre, tout d'abord, que même avant la guerre, le système économique ne pouvait exister sans secousses. «Depuis 1850 jusqu'à 1910, il y a eu, environ tous les quatorze ans, une crise engendrée par le système capitaliste» (p.14.) Et plus loin : «Si, avant la guerre, il y avait des crises tous les quatorze ans, il y a une contradiction entre ce fait et l'affirmation de Chambelland, qui ne voit par de crise sérieuse avant quarante ans.»

Il n'est pas difficile de comprendre que, par cette argumentation, Vassart, qui confond les crises de conjoncture avec la crise révolutionnaire de l'ensemble du capitalisme, ne fait que renforce la fausse position de Chambelland.

Ce qui frappe tout d'abord, c'est que le cycle de conjoncture soit fixé à quatorze ans. Où Vassart a-t-il pris ce chiffre ? Nous l'entendons pour la première fois. Et comment se fait-il que Jean Brécot, qui nous donne des leçons avec tant d'autorité (pour ainsi dire autant d'autorité que Monmousseau lui-même) n'ait pas remarqué cette erreur grossière, dans cette question surtout, qui est d'une importance immédiate et vitale pour le mouvement syndical ?

Avant la guerre, chaque syndicaliste savait que les crises, ou tout au moins les dépressions économiques se répétaient tous les sept à huit ans. Si l'on prend une période portant sur un siècle et demi, on constate que, d'une crise à l'autre, il n'est jamais écoulé plus de onze années. Quant à la durée moyenne du cycle, elle est environ de huit années et demie. D'autre part, comme la période d'avant-guerre l'a déjà montré, le rythme de conjoncture a tendance, non pas à se ralentir, mais à s'accélérer, ce qui est en connexion avec le renouvellement plus fréquent de l'outillage technique. Dans les années d'après-guerre les variations de conjoncture eurent un caractère irrégulier qui s'est, cependant, traduit par ceci : que les crises se sont répétées plus souvent qu'avant la guerre. Comment des syndicalistes français de premier plan peuvent-ils ignorer ces faits élémentaires , Comment peut-on en particulier, diriger un mouvement de grève sans avoir devant les yeux le tableau réel de l'alternance des conjonctures économiques ? Cette question, tout communiste sérieux peut et doit la poser aux dirigeants de la C.G.T. unitaire et, en premier lieu, à Monmousseau, — carrément.

Voilà pour le côté pratique La situation n'est pas meilleure si on la considère du point de vue de la méthodologie. En réalité, que démontre Vassart ? Que le développement capitaliste est, d'une manière générale, inconcevable, sans contradictions de conjoncture : celles-ci existaient avant la guerre, elles continueront d'exister à l'avenir. Voilà un lieu commun qu'il ne viendra probablement pas à l'idée de Chambelland lui-même de contester. Mais nulle perspective révolutionnaire ne découle encore de là. Ce serait plutôt le contraire : si, au cours des cent cinquante dernières années, le monde capitaliste a passé dix-huit crises, il n'y a pas de raison de conclure que le capitalisme doit tomber à la dix-neuvième ou à la vingtième. En réalité, les cycles de conjoncture jouent, dans la vie du capitalisme, le même rôle que les cycles de circulation du sang dans la vie de l'organisme. Du caractère périodique des crises découle aussi peu l'inéluctabilité de la révolution, que du caractère rythmique du pouls découle l'inéluctabilité de la mort.

Au III° Congrès de l'Internationale Communiste (1921) les ultra-gauches d'alors (Boukharine, Zinoviev, Radek, Thaelmann, Thalheimer, Pepper, Bela-Kun et autres), considéraient que le capitalisme ne connaîtrait plus d'essor industriel, car il était entré dans sa dernière («troisième» ?) période, laquelle devait se dérouler sur le fond d'une crise permanente jusqu'à la révolution. Autour de cette question s'engagea, au III° Congrès, une sérieuse lutte idéologique. Mon rapport fut, en notable partie, consacrer à démontrer l'idée que même pour l'époque de l'impérialisme, les lois qui déterminent l'alternance des cycles industriels restent en vigueur et que sur les oscillations de conjoncture seront inhérentes au capitalisme aussi longtemps que, d'une façon générale, il existera dans le monde : le pouls ne cesse de battre que chez le mort. Mais suivant le caractère du pouls, en connexion avec les autres symptômes le médecin peut déterminer si l'organisme qu'il a devant lui est fort ou faible, sain ou malade (bien entendu, je ne parle pas des Médecins de l'école de Monmousseau).

Or Vassart essaie de prouver l'inéluctabilité et la proximité de la révolution en se basant sur le fait que, d'une façon générale, les crises et le périodes d'essor se succèdent tous les quatorze ans.

Vassart aurait facilement évité ces erreurs grossières s'il avait étudié, ne fut-ce que le rapport et les débats consacrés par le III° Congrès de l'Internationale Communiste à cette question. Mais hélas ! les documents essentiels des quatre premiers congrès tenus quand, dans l'Internationale communiste militait une véritable pensée marxiste, constituent à l'heure actuelle une littérature interdite. Pour la nouvelle génération des chefs, l'histoire de la pensée marxiste commence au V° Congrès, voire tout particulièrement à la X° session du Comité exécutif de l'Internationale Communiste. Dans la destruction mécanique de la tradition théorique réside un des principaux crimes de l'appareil bureaucratique aveugle et borné.

La conjoncture économique et la radicalisation des masses

Si Vassart ignore le mécanisme des cycles industriels et ne comprend pas l'interdépendance qu'il y a entre les crises de conjoncture et la crise révolutionnaire de l'ensemble du système capitaliste, l'interdépendance dialectique qui existe entre la conjoncture économique et la lutte de classe ouvrière ne lui est pas moins obscure. Vassart se représente cette dépendance d'une manière tout aussi mécanique que son antagoniste Chambelland, bien que tous les deux aboutissent à de conclusions diamétralement opposées et du reste, dans une égale mesure erronées.

Chambelland déclare : «La radicalisation des masses, c'est, en quelque sorte un baromètre qui permet d'apprécier l'état du capitalisme d'un pays. Si le capitalisme se trouve à son déclin, le masses sont forcément radicalisées.» (p.23.) Chambelland en tire cette conclusion que du moment que les grèves n'englobent que la périphérie des ouvriers de la métallurgie et l'industrie des produits chimiques sont peu touchées, c'est que le capitalisme n'est pas encore à son déclin et qu'il a encore devant lui quarante ans de développement.

Que répond à cela Vassart ? «Il (Chambelland) ne voit pas davantage la radicalisation, parce qu'il ne voit pas non plus les nouvelles méthodes d'exploitation.» Vassart ressasse sur tous les tons l'idée que si l'on admet l'aggravation de l'exploitation et si l'on comprend que cette aggravation de l'exploitation va encore se développer, il y a là «quelque chose qui oblige à répondre par l'affirmative à la question de la radicalisation des masses.» (p.31.)

Quand on lit cette polémique on a comme l'impression de deux hommes qui, les yeux bandés, voudraient s'attraper l'un l'autre. il est faux qu'une crise, toujours et n'importe quelles conditions, radicalise les masses. Exemple : l'Italie, l'Espagne, les Balkans, etc. Il est faux que le radicalisme de la classe ouvrière corresponde immanquablement à une période de déclin du capitalisme. Exemple : le chartisme en Angleterre, etc. Chambelland, aussi bien que Vassart méconnaissent tout autant l'un que l'autre l'histoire vivante du mouvement ouvrier au nom de schémas inanimés. Également fausse est la conclusion de Chambelland : car il n'est pas possible de tirer la négation de la radicalisation qui commence, du fait que les grèves n'ont pas encore englobé la masse principale des ouvriers français ; par contre, on peut et on doit en tirer une appréciation concrète de l'ampleur, de la profondeur et de l'intensité de cette radicalisation. Visiblement Chambelland n'entend croire à celle-ci qu'une fois qu'elle aura englobé l'ensemble de la classe ouvrière. Or, la classe ouvrière n'a pas besoin de ce genre de chefs qui veulent être défrayés de tout. Il faut savoir distinguer les premiers symptômes, qui ne s'étendent, pour le moment qu'à la sphère économique, adapter sa tactique à ces symptômes, et suivre attentivement l'évolution du processus. En même temps, on ne doit pas perdre un instant de vue le caractère général de notre époque, laquelle a déjà montré plus d'une fois et le montrera encore, qu'entre les premiers symptômes d'animation et l'élan impétueux qui crée une situation révolutionnaire, il faut non pas quarante ans, mais peut être cinq fois ou même dix fois moins.

Vassart ne s'en tire pas mieux. Il établit tout simplement le parallélisme mécanique de l'exploitation et de la radicalisation. Comment peut-on nier la radicalisation des masses, s'écrie Vassart en s'indignant, si l'exploitation augmente de jour en jour ? C'est de la métaphysique enfantine, toute inspirée de Boukharine. La radicalisation, il faut la démontrer, non par des déductions, mais par des faits. L'argument de Vassart, on peut sans peine le retourner dans l'autre sens. Il suffit de poser cette question : comment le capitalistes pourraient-ils augmenter de jour en jour l'exploitation si la radicalisation était là ? C'est précisément le manque de combativité des masses qui permet d'aggraver l'exploitation. Certes, un tel raisonnement, sans être accompagné de réserves, serait plus près de la vie que l'échafaudage de Vassart.

Le malheur est que l'accroissement de l'exploitation n'entraîne pas en toutes circonstances une plus grande combativité du prolétariat. Ainsi, dans une conjoncture , dans une période de développement, de chômage, tout particulièrement après des batailles perdues l'accroissement de l'exploitation engendre, non pas la radicalisation des masses, mais au contraire, l'abattement, la débandade, et la désagrégation. Par exemple, c'est ce que nous avons vu chez les mineurs anglais, au lendemain de la grève de 1926. C'est ce que nous avons vu sur une plus large échelle encore en Russie quand la crise industrielle de 1907 vint s'ajouter à l'écrasement de la Révolution de 1905. Si, en ces deux dernières années, l'accroissement de l'exploitation a abouti en France à un certain développement du mouvement de grèves, c'est qu'un terrain propice à cela a été créé par l'essor de la conjoncture économique et non par son déclin.

Les faux révolutionnaires craignent le processus économique

Or, les opportunistes «ultra-gauches» qui dirigent l'Internationale Communiste craignant une période d'essor comme une «contre-révolution» économique. Leur radicalisme s'appuie sur un frêle pivot. Une progression ultérieure de la conjoncture industrielle porterait au premier chef un coup mortel à la niaise théorie de la «troisième et dernière période». Ces gens tirent les perspectives révolutionnaires non du processus réel de contradictions, mais des schémas faux. Et de là découlent leurs fatales erreurs de tactique.

Il peut paraître incroyable qu'au congrès des syndicats unitaires de France, le orateurs officiels aient eu principalement à coeur de représenter sous le jour le plus lamentable la situation du capitalisme français. En même temps qu'ils exagéraient d'une manière criarde l'ampleur actuelle du mouvement de grèves, les staliniens français donnaient une caractéristique de l'économie française qui enlève tout espoir à la lutte de grève corporative à l'avenir. Vassart était du nombre. C'est d'ailleurs parce que, avec Monmousseau, il identifie la crise du capitalisme avec une crise de conjoncture et considère cette fois avec Chambelland qu'un essor de conjoncture peut renvoyer la révolution à des années lointaines, que Vassart a une crainte superstitieuse d'un essor industriel. Aux pages 21-24 de sa brochure, il démontre que la reprise industrielle actuelle de la France est «factice» et «momentanée» (p.24). Au comité national de décembre Richetta décrivait l'industrie textile française comme se trouvant déjà en état de crise. S'il en est ainsi, c'est donc que mouvement de grève, qui constitue pour le moment l'unique manifestation de la radicalisation, n'a pas de base économique, ou qu'il la perdra bientôt. A tout le moins, en anticipant, Vassart et Richetta fournissent aux représentants du capitalisme des arguments d'un prix inestimable contre la concession économiques aux ouvriers, et, ce qui est plus important encore, donnent des arguments décisifs aux réformistes contre les grèves économiques, car on doit bien comprendre qu'en aucun cas, il ne saurait découler d'une perspective de crise chronique la perspective de batailles économiques grandissantes.

Est-il possible que ces syndicalistes de malheur ne suivent pas la presse économique ? Ils diront, sans doute que les journaux du capital font à dessein étalage d'optimisme. Mais on comprend bien qu'il ne s'agit pas, dans notre esprit, des articles leaders. De jour en jour, de mois en mois, la presse publie les cours de la Bourse, les balance des banques, des établissements industriels et commerciaux, des chemins de fer. A ce sujet, quelques chiffres ont déjà été donnés dans le n°12 de la Vérité[1]. Des chiffres plus récents ne font que confirmer la tendance ascendante de l'économie française. Le dernier supplément économique du Temps (9 janvier) qui m'est parvenu, donne, par exemple, le rapport lu à l'assemblée générale des Forges et aciéries du Nord et de l'Est. Nous ignorons ce que pense M. Cuvelette de la philosophie de la «troisième période» et nous avouons en pas nous y intéresser beaucoup. Mais en revanche, ce monsieur sait très bien calculer les bénéfices et répartir les dividendes. Cuvelette fait le bilan du dernier exercice dans la phrase suivante : «la situation du marché intérieur a été particulièrement satisfaisante». Cette formule n'a rien de commun avec un optimisme platonique, car elle est appuyée par 40 francs de dividende par action au lieu de 25 francs l'an dernier. Nous posons la question : ce fait a-t-il ou n'a-t-il pas d'importance pour la lutte économique des ouvriers de la métallurgie ? Il semblerait en avoir. Mais hélas ! derrière Cuvelette, nous apercevons la figure de Vassart ou de Brécot, ou bien de Monmousseau lui-même, et nous les entendons dire : «ne croyez-vous pas les paroles de cet optimiste capitaliste qui ignore que nous sommes enfoncés jusqu'au oreilles dans la troisième période !» N'est-il pas clair que si l'ouvrier commet la faute de croire Monmousseau dans cette question plutôt que Cuvelette, il devra en venir à cette conclusion qu'il manque de base solide pour mener une lutte économique victorieuse, à plus forte raison une lutte offensive ?

L'école de Monmousseau — si l'on peut qualifier d'école un établissement où les gens se déshabituent de penser, de lire et d'écrire — a peur d'un essor économique. Néanmoins, il faut dire tout net que pour la classe ouvrière française qui, à deux reprises au moins, renouvelé sa composition sociale pendant la guerre et après la guerre ; qui, de la sorte, a incorporé dans ses rangs d'immenses quantités de jeunes, de femmes, d'étrangers, et qui est encore loin d'avoir fondu cette substance humaine dans sa cuve, — pour la classe ouvrière française, l'évolution ultérieure de l'essor industriel créerait une école incomparable, cimenterait ses rangs, montrerait à ses couches les plus arriérées leur importance et leur rôle dans la mécanique capitaliste, et, en conséquence, porterait à une niveau nouveau la conscience que la classe ouvrière a d'elle-même. Deux ou trois ans, voire même une année de lutte économique large et victorieuse transfigurerait le prolétariat. Et après une juste utilisation de l'essor économique, la crise de conjoncture peut donner une sérieuse impulsion à une réelle radicalisation politique des masses.

En même temps, on ne doit pas oublier que les guerres et les révolutions de notre époque découlent, non des crises de conjoncture, mais d'un antagonisme parvenu à une acuité extrême entre le développement des forces productives, d'une part, la propriété bourgeoise et l'État national d'autre part. La guerre impérialiste et la révolution d'Octobre sont déjà arrivés à montrer l'intensité de ces antagonismes. Le nouveau rôle de l'Amérique les a encore aggravés. Or, plus le développement des forces productives dans tel ou tel pays, ou dans plusieurs pays, prendra un caractère important, plus tôt le nouvel essor s'enfermera dans les contradictions fondamentales de l'économie mondiale et plus violente sera la réaction — économique, politique, intérieure et extérieure. Un important essor industriel serait, dans tous les cas, non pas un inconvénient, mais un immense avantage pour le communisme français en créant un puissant tremplin de grèves à l'offensive politique. Conclusion : les situations révolutionnaires ne feront pas défaut. Mais en revanche, ce qui fera peut-être défaut, c'est l'aptitude à les exploiter.

Cependant peut-on considérer comme certain un développement ascendant ultérieur de la conjoncture économique française ? Nous ne voulons pas l'affirmer, diverses éventualités sont possibles. De toute façon, ceci ne dépend pas de nous. Mais ce qui dépend de nous et ce que nous sommes tenus de faire, c'est non de fermer les yeux sur les faits, au nom de misérables schémas, mais de prendre l'évolution économique telle qu'elle est pratiquement et de déterminer une tactique syndicale basée sur des faits réels. Nous parlons en l'espèce de tactique que nous séparons de la stratégie, laquelle, bien entendu, est déterminée non par les variations de conjoncture, mais par les tendances fondamentales de l'évolution. Or, si la tactique est subordonnée à la stratégie, d'un autre côté la stratégie ne se réalise que par la tactique.

Dans l'Internationale communiste comme dans l'Internationale syndicale rouge, la tactique réside dans le zigzag du moment, et la stratégie dans la somme mécanique des zigzags. Voilà pourquoi l'avant-garde prolétarienne subit défaites sur défaites.

III.

Quels sont les indices de la radicalisation politique des masses ?

La question de la radicalisation des masses ne se limite pas, cependant, au seul mouvement de grèves. Où en est la lutte politique ? Et tout d'abord : où en sont les effectifs et l'influence du Parti communiste ?

Il est remarquable qu'en parlant de radicalisation, les chefs officiels ignorent avec une effarante légèreté la question de leur propre parti. Cependant le fait est qu'à partir de 1925 les effectifs du parti ont décru d'année en année ; en 1925, ils étaient de 83.000 membres ; en 1926, 65.000 ; en 1927, de 56.000 ; en 1929, de 35.000. Nous nous servons, pour les années passées, des chiffres officiels donnés par le secrétaire de l'Internationale Piatnitsky, pour 1929 des chiffres donnés par Sémard. Quoi qu'on puisse penser de ces chiffres, certainement très exagérés, il n'en reste pas moins vrai qu'ils tracent, dans leur ensemble, avec une absolue netteté, la courbe du déclin du parti : en cinq ans, les effectifs sont tombés de plus de moitié.

On dira que la qualité vaut mieux que la quantité et que maintenant il ne reste plus dans le parti que des communistes absolument sûrs. Admettons-le. Mais la question n'est nullement là. Le processus de radicalisation des masses ne peut en aucune façon se traduire par l'isolement des éléments de cadres, mais au contraire par un afflux dans le parti d'éléments sûrs et mi-sûrs et par la conversion de ceux-ci en éléments sûrs. On ne peut concilier la radicalisation des effectifs du parti que si l'on considère, dans la vie de la classe ouvrière, le parti comme la cinquième roue d'une charrette. Les faits sont plus forts que les mots : non seulement au cours de 1925-1927, quand la vague de grèves refluait, mais même au cours des deux dernières années, lorsque le nombre de grèves commença à augmenter, nous constatons un déclin persistant de l'effectif du parti.

Là-dessus, les honorables Pangloss du communisme officiel nous interrompront pour nous signaler la "disproportion" qui existe entre les effectifs du parti et son influence. Telle est aujourd'hui, d'une manière générale la formule de l'Internationale Communiste imaginée par de rusés compères à l'usage des nigauds. Cependant, cette formule canonique, non seulement n'explique rien, mais dans un certain sens, elle aggrave même les choses. L'expérience du mouvement ouvrier atteste que la différence entre le rayon d'organisation et rayon d'influence du parti — toute traditions égales — est d'autant plus grande que le caractères dudit parti est moins révolutionnaire et plus "parlementaire". L'opportunisme s'appuie beaucoup plus facilement que le marxisme sur des masses dispersées. On s'en rend compte, notamment, par la simple comparaison du Parti socialiste et du Parti communiste[2] . L'accroissement systématique de la "disproportion", parallèlement à la décroissance du nombre des communistes organisés, ne pourrait, par conséquent, rien signifier d'autre, si ce n'est ceci : que le Parti communiste français de révolutionnaire se transforme en parti parlementaire et municipal. Que, dans une certaine mesure, ce processus ait existé au cours de ces dernières années, c'est ce qu'attestent, de façon indiscutable, les récents scandales "municipaux", auxquels il est à craindre que ne succèdent, encore cette fois, les scandales "parlementaires". Néanmoins, la différence entre le Parti communiste, tel qu'il est actuellement, et l'agence socialiste de la bourgeoisie, reste considérable. Les Pangloss de la direction dénigrent le Parti communiste français quand ils pérorent sur on ne sait quelle gigantesque disproportion entre les effectifs de celui-ci et son influence. On n'a pas de peine à démontrer que l'influence politique du communisme, s'est hélas ! bien faiblement développée en ces cinq dernières années.

Le parlementarisme dans le parti français

Pour les marxistes, ce n'est pas un secret que les élections parlementaires et municipales reflètent en les défigurant à l'extrême, et toujours au préjudice des tendances révolutionnaires, les véritables sentiments des masses opprimées. Néanmoins, la dynamique de l'évolution politique a également son reflet dans les élections parlementaires : c'est une des raisons pour lesquelles nous, marxistes, prenons une part active à la lutte parlementaire et municipale. Mais que disent les chiffres de la statistique électorale ?

Aux élections législatives de 1924, le Parti communiste réunit 875.000 suffrages, un peu moins de 10 % de tous les suffrages exprimés. Aux élections de 1928, le Parti a obtenu un peu plus d'un million de voix (1.064.000), ce qui représente 11,1/3 % de l'ensemble des votants. Ainsi en quatre années, le poids spécifique du parti dans le corps électoral du pays s'est accru de 1 1/3 %. Si le processus se poursuivait dans l'avenir à ce même rythme, la perspective de Chambelland sur les trente à quarante ans de paix sociale pourrait bien s'avérer trop... révolutionnaire.

Le Parti socialiste qui, dès 1924, était "inexistant" (Zinoviev-Lozovsky dixit), recueillit, en 1928, presque 1 million 700.000 suffrages, plus de 18 % du total des voix exprimées, ou largement une fois et demie plus que les communistes.

Les résultats des élections municipales modifient peu ce tableau général. Dans certains centres industriels (Paris, le Nord), un déplacement de voix socialistes, au profit des communistes, s'est incontestablement produit. Ainsi, à Paris, le poids spécifique des voix communistes s'est accru en quatre années (1925-1929) de 18,9 % à 21,8 %, soit de 3 %, alors que la part des voix socialistes tombait de 22,4 % à 18,1 %, soit de 4 %. La valeur symptomatique de ce genre de faits est indubitable ; mais pour le moment, ils gardent toutefois un caractère local et, surtout, ils sont fortement compromis par le "municipalisme" antirévolutionnaire dont Louis Sellier et ses pareils petits-bourgeois sont la vivante incarnation. D'une façon générale, on peut dire que les élections qui ont eu lieu un an après les élections législatives, n'ont pas apporté de modifications sensibles aux résultats de ces dernières.

Les autres indices de la vie politique se retournent également et pleinement contre les affirmations, pour le moins prématurées, d'une prétendue radicalisation des masses au cours de ces deux dernières années. Le tirage de l'Humanité, autant que nous sachions, n'a nullement augmenté dans ce laps de temps. La souscription en faveur de l'Humanité est à coup sûr une réalité consolante. Mais cette souscription eût été tout aussi possible un an, deux ans, trois ans plus tôt, si la réaction eût attaqué démonstrativement le journal.

Le Premier Août — on ne doit pas l'oublier un instant — le parti n'a pas été capable de mobiliser non seulement la partie du prolétariat qui a voté pour lui, mais même tous les ouvriers syndiqués. A Paris, d'après les calculs certainement exagérés de l'Humanité, environ 50.000 ouvriers, soit moins de la moitié des syndiqués ont pris part à la manifestation du Premier Août. En province, la situation a été incomparablement pire. Remarquons en passant que c'est là la preuve que le "rôle dirigeant" du Bureau politique parmi les fonctionnaires unitaires ne signifie pas encore que le parti exerce un rôle dirigeant parmi les ouvriers syndiqués. Or, ces derniers ne représentent qu'une petite parcelle de la classe. Si l'élan révolutionnaire est vraiment un fait aussi indiscutable, que vaut alors la direction du parti qui, au moment aigu du conflit sino-soviétique, n'a pas même pu entraîner dans une manifestation antimilitariste le quart (disons plus justement le dixième) de ses électeurs dans le pays ? Personne ne réclame l'impossible à la direction du Parti communiste. On ne peut prendre la classe de force. Mais ce qui a donné à la manifestation du Premier Août, un caractère de fiasco évident, c'est la phénoménale "disproportion" entre les cris de victoire de la direction et l'écho réel des masses.

Mais peut-être, de tous les symptômes de l'affaiblissement des positions communistes, le plus inquiétant est celui de la décadence des organisations de Jeunesses. La radicalisation des masses commence toujours par les jeunes et la radicalisation des jeunes signifie toujours le renforcement de l'aile la plus combative et la plus décidée c'est-à-dire les Jeunesses communistes.

Le déclin de la C.G.T.U.

Quand à l'organisation syndicale, à en juger par les chiffres officiels, elle a suivi avec un an de retard le déclin du Parti. En 1926, la confédération unitaire comptait 475.000 membres ; en 1927, 452.000 ; en 1928, 375.000. La perte de 100.000 membres par les syndicats, alors que le mouvement de grèves se développait dans le pays, constitue la preuve irrécusable que la C.G.T.U. ne reflète pas les processus fondamentaux qui s'opèrent dans le domaine de la lutte corporative-économique des masses, mais que, ombre agrandie du Parti, elle ne fait que suivre, avec quelque retard, le déclin de celui-ci.

Les données que nous citons dans le présent exposé confirment avec une force redoublée les déductions que a priori, nous avons tirées dans notre premier article de l'analyse des chiffres du mouvement de grèves. Rappelons-les encore une fois. Les années 1919-1920 ont été les années culminantes de la lutte prolétarienne en France. Après quoi commença le reflux qui, dans le domaine économique, à six ans de distance, fut remplacé par un nouveau flux por le moment encore très lent ; quant au domaine politique, le reflux ou la stagnation continue, du moins dans la masse principale du prolétariat, encore aujourd'hui. Ainsi, un réveil d'activité de certaines couches du prolétariat dans le domaine de la lutte économique n'est pas niable. Mais ce processus ne fait encore que passer par un premier stade, au point que dans la lutte sont entraînées surtout les entreprises de l'industrie légère, avec une prépondérance d'ouvriers inorganisés sur les organisés et un poids spécifique important d'ouvriers étrangers.

L'essor de la conjoncture économique parallèlement à un renchérissement du coût de la vie, a servi d'impulsion à la lutte gréviste. D'une façon générale, les premiers stades du renforcement de la lutte corporative ne sont pas, d'ordinaire, accompagnée d'un mouvement d'essor révolutionnaire. Il n'en va pas autrement aujourd'hui. Au contraire, l'essor économique peut même pendant un certain temps atténuer les intérêts politiques des ouvriers, tout au moins de quelques-unes de leur couches.

Si, par ailleurs, on prend en considération que l'industrie française passe depuis déjà deux ans par une phase d'essor ; qu'il n'est pas question de chômage dans ses branches essentielles ; et que, dans certaines branches, on observe même un manque aigu de main-d'oeuvre, il n'est pas difficile d'en inférer que, dans ces conditions exceptionnellement propices à la lutte syndicale, l'ampleur actuelle du mouvement de grèves doit être considérée comme très modérée. Les indices essentiels de cette modération sont : la dépression qui subsiste dans les masses de la période passée, et la lenteur de l'essor industriel lui-même.

Quelles sont les perspectives prochaines ?

Malgré le caractère rythmique des changements de conjoncture, on ne peut que d'une manière très approximative prévoir pratiquement l'alternance des phases de cycle. Ce qui précède s'applique également au capitalisme d'avant-guerre. Pour ce qui est de la présente époque les difficultés de prévoir la conjoncture se sont encore accrues. Le marché mondial n'est toujours pas arrivé, après les secousses de la guerre, à établir une conjoncture unique, bien qu'il s'en soit beaucoup rapproché par rapport aux cinq premières années d'après-guerre. Voilà pourquoi l'on doit être aujourd'hui doublement circonspect, quand on essaye de définir à l'avance le changement suivant de la conjoncture mondiale.

A l'heure actuelle, les variantes essentielles ci-dessous paraissent possibles :

a) La crise de la Bourse de New-York est le signe avant-coureur de la crise économique des États-Unis, laquelle, dans les mois prochains, atteindra déjà une grande profondeur. Le capitalisme, aux États-Unis, s'est vu obligé de donner une sérieux coup de volant dans le sens du marché extérieur. Une époque de concurrence effrénée commence. Les marchandises américaines se frayent une voie à des prix inférieurs au prix de revient. Les marchandises européennes reculent devant cette attaque forcenée. L'Europe entre dans la crise plus tard que les États-Unis ; mais en revanche la crise européenne revêt une acuité extrême.

b) Un krach de Bourse ne provoque pas en ligne directe une crise économique ; il n'a pour effet qu'une dépression momentanée. Un coup qui atteint la spéculation boursière aboutit à une corrélation plus juste entre le cours des valeurs et l'activité économique, de même qu'entre cette dernière et le pouvoir d'achat réel du marché. Après une dépression et une période d'adaptation, la conjoncture économique se redresse, quoique pas d'une manière aussi vive que dans la période écoulée. Mais cette variante n'est pas impossible. Les réserves du capitalisme américain sont vastes. Le budget n'y tient pas la dernière place (commandes, subsides, etc.).

c) Le reflux des moyens de la spéculation américaine féconde l'activité économique. Le sort ultérieur de la reprise qui en résulte dépendra à son tour des causes d'ordre purement européen, comme de causes d'ordre mondial. Même dans l'éventualité d'une crise économique aiguë aux États-Unis, un essor peut encore se prolonger un certain temps en Europe, car il n'est tout de même pas concevable que la capitalisme des États-Unis puisse en l'espace de quelques mois, se réorganiser en vue d'une offensive décisive sur le marché mondial.

d) Enfin, le cours réel de l'évolution peut passer entre les variantes mentionnées ci-dessus et donner une résultante sous forme de courbe brisée dont les oscillations se traduiront par de timides écarts en haut ou en bas.

L'évolution du mouvement ouvrier, surtout du mouvement de grèves, fut étroitement liée dans toute l'histoire du capitalisme à l'évolution des cycles de conjoncture. On ne doit pas, bien sûr, se représenter ce lien d'une manière mécanique. Dans certaines conditions qui sortent des limites du cycle économique (modifications brutales de la situation économique ou politique du monde, crises sociales aiguës, guerres et révolutions), ce ne sont pas les revendications courantes des masses que suscite la conjoncture donnée, qui trouvent leur expression dans une vague de grèves, mais les profondes tâches historiques, d'un caractère révolutionnaire de ces masses. Par exemple, en France, les grèves d'après-guerre n'eurent pas un caractère de conjoncture, mais traduisirent la crise profonde de l'ensemble de la société capitaliste. Si l'on considère l'actuelle reprise du mouvement de grèves en France sous l'angle de ces critères, elle nous apparaîtra avant tout pour le moment comme un mouvement ayant un caractère de conjoncture.

Du mouvement ultérieur du marché, de la succession des phases de conjoncture de leur plénitude et de leur intensité, dépendront de la façon la plus immédiate la marche et l'allure du mouvement ouvrier. Dès lors, il d'autant plus inadmissible, au tournant où nous sommes, de proclamer sans aucun rapport avec le cours de la vie économique, l'avènement de la "troisième période".

Il est inutile d'expliquer que, dans le cas même d'un retour de conjoncture favorable en Amérique et d'une période d'essor économique en Europe, une nouvelle crise serait néanmoins fatale. On peut être sûr que les dirigeants actuels, quand la crise se fera réellement sentir, proclameront que leur pronostic s'est entièrement confirmé, que la stabilisation du capitalisme a prouvé sa fragilité et que la lutte de classes est devenue plus aiguë. Cependant, il est clair que de tels pronostics ne valent pas cher. Celui qui chaque jour se mettrait à pronostiquer une éclipse de soleil, finirait par voir accomplir son pronostic. Mais, il n'est guère probable que nous voudrions considérer cet oracle comme un astronome sérieux. La tâche des communistes n'est pas de prédire tous les matins des crises, des révolutions et des guerres, mais de préparer les masses aux guerres et aux révolutions, en appréciant sensément la situation qui se crée entre les guerres et les révolutions. On doit prévoir l'inévitabilité d'une crise après une période d'essor, on doit prévenir les masses d'une crise future. Mais on peut d'autant mieux les préparer à la crise que les masses, sous une juste direction, mettront plus pleinement à profit la période d'essor.

A la récente session (de décembre), du Comité confédéral national de la C.G.T. unitaire de très bonnes idées ont aussi été émises. Ainsi Claveri et Dorel se sont plaints de ce que le dernier Congrès unitaire (septembre 1929) ait éludé les revendications corporatives des masses ouvrières. Toutefois, ces orateurs ne se sont pas demandé comment il avait pu se faire qu'un Congrès syndical ait passé à côté de ce qui doit être sa première et sa plus urgente tâche ? Au nom de l'"auto-critique" les orateurs précités ont cette fois condamné la direction unitaire en termes plus écrasants que ne l'avait fait jamais l'opposition.

Cependant, Dorel lui-même a versé à la gloire de la "troisième période" pas mal de confusions en connexion avec la question du caractère politique des grèves. Dorel exige que les syndicalistes révolutionnaires, c'est-à-dire les communistes, — les seuls syndicalistes révolutionnaires qui soient, — profitent des grèves pour démasquer aux yeux des ouvriers la dépendance de certaines manifestations d'exploitation de tout la régime actuel, et par conséquent le lien qu'il y a entre les revendications partielles des ouvriers et les tâches de la révolution prolétarienne.

Pour un marxiste, c'est là une exigence plus qu'élémentaire. Mais cela ne définit nullement le caractère de la grève comme telle. Par grève politique, on doit entendre non pas une grève durant laquelle les communistes font de l'agitation politique, mais une grève où les ouvriers de divers établissements et corporations luttent pour des buts bien déterminés. La propagande révolutionnaire en temps de grève est un devoir que les communistes doivent remplir, quelles que soient les conditions. Quant à la participation des ouvriers aux grèves politiques, c'est-à-dire aux grèves révolutionnaires, elle est une des formes les plus aiguës de la lutte et elle ne se réalise que dans des conditions exceptionnelles, que ni le parti ni le syndicat ne peuvent engendrer, à leur gré, par des moyens artificiels.

Le fait d'identifier les grèves corporatives avec les grèves politiques, crée un chaos qui empêche manifestement les chefs syndicaux de concevoir d'une manière juste les grèves économiques, la préparation et l'élaboration d'un programme rationnel de revendications ouvrières.

Il est pis encore de l'orientation économique générale. La philosophie de la "troisième période" exige coûte que coûte tout de suite une crise économique. Cependant, sans appréciation concrète de la conjoncture, il n'est pas possible, encore une fois, d'élaborer de justes revendications et de lutter pour elles avec succès. Claveri et Dorel auraient agi sagement en méditant la question à fond.

Si en France l'essor économique se poursuit encore un an ou deux (ce qui n'est pas impossible), l'ordre du jour le plus prochain comportera avant tout le développement et l'affermissement de la lutte économique. Savoir s'adapter à cette situation est non seulement la tâche des syndicalistes, mais celle aussi du parti. Il ne suffit pas de proclamer le droit abstrait du communisme au rôle dirigeant, il faut le conquérir pratiquement, en demeurant non dans les cadres étroits de l'appareil syndical, mais sur l'ensemble du champ de lutte de classes. A la formule anarchiste et trade-unioniste de l'autonomie syndicale, le parti doit opposer une aide sérieuse, théorique et politique, aux syndicats, en les aidant à s'orienter dans les questions de l'évolution économique et politique, et par conséquent à élaborer de justes revendications et de justes méthodes de lutte.

La crise qui succédera immanquablement à la période d'essor modifiera les tâches en même temps qu'elle supprimera la base d'une lutte économique victorieuse. Il est dit plus haut que l'avènement de la crise servira, très probablement, d'impulsion à l'activité politique des masses. La force de cette impulsion dépend directement de deux causes : de la profondeur et de la durée de la période d'essor qui l'aura précédée et de l'acuité de la crise qui se produira. Plus brutal et plus profond sera le changement, plus la réaction des masses sera vive. Il n'est pas difficile d'en saisir les causes. La force d'inertie veut que les grèves acquièrent généralement le plus d'ampleur au moment où l'essor économique commence à se transformer en dépression. Les ouvriers prenant leur élan se trouvent pour ainsi dire devant le mur. A ce moment, les grèves économiques ne permettent plus d'obtenir que très peu de chose. Quand la dépression commence, les patrons recourent plus facilement au lock-out. Rien de plus naturel que le sentiment de classe surchauffé des ouvriers se cherche d'autres voies. Lesquelles ? Cela dépend à ce moment, non seulement des conditions de conjoncture, mais de la situation tout entière du pays.

Actuellement, il n'y a pas de données permettant d'affirmer d'avance que la prochaine crise de conjoncture en France créera une situation révolutionnaire immédiate. Qu'il y ait combinaison d'une série de conditions sortant des limites de la crise de conjoncture, cela est pleinement possible. Mais, à ce sujet, tenons-nous-en, pour l'instant, aux suppositions théoriques. Préconiser aujourd'hui le mot d'ordre de la grève politique générale comme un mot d'orde actuel, sous prétexte que la future crise peut pousser les masses dans la voie révolutionnaire, c'est vouloir assouvir sa faim présente avec le repas du lendemain alors qu'on n'est pas sûr d'en avoir. Lorsque Molotov déclarait à la 10° session de l'Exécutif que la grève générale en France était pratiquement à l'ordre du jour. Il ne faisait que prouver, une fois de plus, qu'il ne connaît ni la France, ni l'ordre, ni le jour. Les anarchistes et les syndicalistes se sont suffisamment donné de mal en France pour compromettre l'idée de la grève générale. Il semble que le communisme officiel veuille s'engager dans cette voie, en essayant de remplacer l'action révolutionnaire systématique par les sauts de chèvre de l'aventurisme.

La reprise de l'activité politique des masses avant de revêtir des formes plus radicales peut, pendant un certain temps, voire même un temps assez long, se traduire par une grande fréquentation des réunions, par une plus large diffusion de la presse communiste, par l'accroissement des suffrages, par l'augmentation des effectifs du parti, et ainsi de suite. La direction peut-elle s'orienter d'avance, d'une manière purement a priori, sur un rythme impétueux d'une évolution à tout prix ? Non. Elle doit avoir les mains libres pour l'un ou l'autre rythme. Ce n'est qu'à cette condition que le parti, sans dévier de la direction révolutionnaire marchera du même pied que la classe.

Au sujet des considérations que je développe ci-dessus, j'entends déjà une voix caressante de crécelle m'accuser d'"économisme" d'une part, d'optimisme capitaliste d'autre part, et, cela va sans dire, de déviation social-démocrate. Tout ce que les Molotov ne peuvent saisir, c'est-à-dire beaucoup, beaucoup de choses, ils le mettent au compte de la déviation social-démocrate, de même que les sauvages mettent au compte des mauvais esprits quatre-vingt-dix-neuf pour cent, de ce qui existe sur terre.

Après les Molotov, les Sémard et les Monmousseau viendront nous apprendre que la question ne se limite pas aux oscillations de la conjoncture, qu'il y a quantité d'autres facteurs — notamment la rationalisation et la guerre qui s'avance. Ce sont des gens qui parlent d'autant plus volontiers de "quantité" de facteurs, qu'ils sont incapables d'en expliquer un seul. Il est certain, leur répondrons-nous, que la guerre renverserait toute la perspective et ouvrirait pour ainsi dire une ère nouvelle. Mais, premièrement, nous ne savons encore pas aujourd'hui quand viendra la guerre, ni par quelle porte elle arrivera. Deuxièmement, afin de s'engager dans la guerre les yeux ouverts, il faut étudier attentivement toutes les sinuosités de la route qui y conduit. La guerre ne tombe pas du ciel. La question de la guerre et de ses débats est intimement liée à la question des processus du marché mondial[3]

L'art de l'orientation

L'art de la direction révolutionnaire est avant tout l'art d'une exacte orientation politique.

En toute circonstance, le communisme prépare l'avant-garde prolétarienne, et par l'entremise de cette dernière, la classe ouvrière toute entière à la conquête révolutionnaire du pouvoir. Mais il s'y prend de différentes façons, sur différents plans de la vie ouvrière et à différentes époques.

Un des grands points de l'orientation est de déterminer l'état d'esprit des masses, de préciser leur degré d'activité et de préparation au combat. Or cet état d'esprit ne se forme pas comme par enchantement ; il est soumis aux lois spéciales de la psychologie des masses, lois qui jouent conformément aux circonstances sociales objectives du moment. L'état politique potentiel des masses se prête dans certains cas à une évaluation toute quantitative (l'importance des tirages de la presse, la fréquentation des réunions, des manifestations, grèves, élections, etc.).

Pour bien saisir la dynamique de ce processus, il faut avant tout déterminer dans quel sens et sous l'influence de quelles causes évolue l'état d'esprit de la classe ouvrière. C'est en combinant les données objectives et subjectives que l'on peut arriver plus ou moins à déterminer l'évolution du mouvement, établir un ensemble de prévisions étayé scientifiquement et sans lequel toute lutte révolutionnaire serait un non-sens.

Mais en politique la prévision doit être considérée non comme un schéma rigoureux mais comme une hypothèse de l'évolution du mouvement ouvrier. En aiguillant la lutte sur l'une ou l'autre voie, il est indispensable de suivre attentivement et pas à pas l'évolution des conditions objectives et subjectives du mouvement de manière à apporter, dans la tactique même, les correctifs qui s'imposeront au fur et à mesure. Bien, que jamais le déroulement de la lutte ne coïncide parfaitement avec le jalonnement préétabli, cela ne peut nous dispenser de recourir à la prévision politique. L'essentiel sera de ne pas se fier aveuglément à des schémas tout faits, mais de surveiller constamment la marche du processus historique en se conformant à tous ses enseignements.

Le centrisme qui dirige actuellement l'Internationale communiste ne se prête pas à la prévision historique de par sa nature même en tant que tendance idéologique purement parasitaire. Dans la République des Soviets, le centrisme a prévalu en réaction contre l'"esprit d'octobre" dans le période de descente de la révolution, au moment où l'empirisme et l'éclectisme qui constituent l'essence même du centrisme lui permettent de flotter avec le courant. Et comme au surplus on avait par avance déclaré que la marche du développement conduisait automatiquement à l'édification du socialisme dans un seul pays, cela dispensait par le fait même le centrisme de la nécessité d'une orientation à l'échelle mondiale.

Cependant, dans les pays capitalistes, les partis communistes qui luttent pour la conquête du pouvoir ou se préparent à cette lutte ne peuvent subsister sans recourir à une politique de prévision. La nécessité d'une orientation exacte, au jour le jour, est pour eux une question de vie ou de mort. Or, l'exercice d'une telle orientation leur est interdit tant qu'ils se voient forcés de marcher en courbant la tête sous la férule de la bureaucratie stalinienne.

Fort capable de vivre longtemps des revenus d'un capital préalablement conquis par le pouvoir prolétarien, le centrisme bureaucratique est par contre absolument incapable de créer de nouveaux partis pour la conquête du pouvoir. Et c'est en cela que réside la contradiction la plus importante et la plus menaçante de l'Internationale communiste actuelle.

L'histoire des directives centristes se réduit à l'histoire des fatales erreurs de son orientation.

Depuis que les épigones ont laissé échapper la situation révolutionnaire en 1923 en Allemagne, ce qui a modifié du tout au tout la situation en Europe, l'Internationale communiste a passé par trois phases successives de fatals errements :

1924-1925 fut la période des erreurs ultra-gauches. La ligne de direction était basée sur la prévision d'une situation révolutionnaire dans un espoir immédiat alors que ce point était déjà dépassé. C'est durant cette période que l'on nous taxa — nous, marxistes-léninistes — de "droitiers" et de "liquidateurs".

1925-1927 fut la période de l'opportunisme avoué, coïncidant avec la montée impétueuse du mouvement ouvrier en Angleterre et la révolution de Chine. Durant cette période nous devenons des "ultra-gauches".

Enfin l'année 1928 vit l'avènement de la troisième période consistant à recommencer les erreurs de Zinoviev des années 1924 et 1925, mais en quelque sorte sur un pied historique plus élevé.

Cette "troisième période" n'est pas achevée ; elle continue à sévir, décimant et décapitant les organisations.

Et ce n'est pas l'effet d'un hasard si les trois périodes virent systématiquement s'appauvrir leurs cadres de direction :

Première période : Zinoviev, Boukharine, Staline;

Seconde période : Staline, Boukharine;

Troisième période : Staline, et... Molotov.

Tout cela se tient avec une logique inéluctable.

Voyons maintenant d'un peu plus près en quoi consistent les directives et les théories de cette "troisième période".

IV.

Molotov "entre en plein, des deux pieds"

Le plenum du C.E. de l'I.C. siégeant un an après le VIe Congrès (juillet 1929) et ne pouvant se borner à répéter ce qu'avait formulé ce dernier, dut hausser son diapason. De sorte qu'à la veille même du plenum on pouvait lire dans l'organe doctrinaire du P.C. de l'U.R.S.S. :

Une vague de grèves déferle à travers le monde capitaliste tout entier. Cette vague sévit aussi bien dans les pays capitalistes hautement évolués que dans les colonies, s'entremêlant parfois à des éléments locaux de lutte révolutionnaire obstinée ou de guerre civile ; nous voyons les masses non organisées entrer activement dans la lutte... Une recrudescence de mécontentement et de radicalisation des masses en son sein des millions d'ouvriers agricoles et de paysans opprimés. (Le Bolchevik, n°12, juin, page 9).

Ainsi donc plus aucun doute possible : si vraiment une vague de grèves déferle sur le monde entier entraînant à sa suite "des milliers d'ouvriers agricoles et de paysans opprimés" s'entremêlant de "lutte révolutionnaire et de guerre civile", c'est qu'il est clair que la situation est révolutionnaire et que la question de la prise du pouvoir vient à l'ordre du jour.

Au Xe plenum, le maestro Molotov tient la baguette. Dans son discours-programme, qu'il adressait aux dirigeants de l'Internationale communiste, Molotov disait :

En considérant l'aspect que revêt actuellement l'agitation ouvrière à travers le monde, seul un opportuniste bouché ou un pauvre petit libéral ne verrait pas que nous voici désormais entrés des deux pieds en plein dans une ère de grands événements révolutionnaires d'une importance mondiale. (Pravda, n°177).

"Des deux pieds", quelle puissance d'argumentation !

Et pour se mettre au diapason de Molotov, le Bolchevik organe de doctrine du P.C. écrivait en août 1929 :

C'est en se basant sur l'analyse des luttes de la classe ouvrière dans les principaux pays capitalistes que le Xe plenum a pu enregistrer le développement en étendue et en profondeur du processus de radicalisation des masses sans cesse plus révolutionnaires, mouvement qui, à l'heure actuelle se transforme déjà en un début de recrudescence révolutionnaire (du moins dans les pays tels que l'Allemagne, la France, la Pologne.) (N°15, page 14.)

Donc plus de doute possible : sinon avec sa tête du moins avec ses deux pieds, Molotov a définitivement diagnostiqué le caractère révolutionnaire de la période actuelle. Et comme personne n'aurait envie de se laisser taxer d'"opportuniste bouché" ou de "pauvre petit libéral", l'argumentation de Molotov se trouve prémunie contre toute critique de la part du "plenum". Sans se donner la peine d'aucun travail d'analyse politique ou économique, pour des raisons, il est vrai, fort excusables chez lui, Molotov se borne à cataloguer quelques grèves dans différents pays (Ruhr, Lods, Nord de la France, Bombay, etc.) comme preuve suffisante de ce que nous voici entrés "dans une ère de grands événements révolutionnaires". Et voilà comment on fabrique des périodes historiques !

Dès lors, les comités centraux et organes officiels des différents sections n'avaient de plus pressant souci que de voir leurs pieds — distançant autant que possible leur tête — s'engager au plus vite dans "les événements révolutionnaires de la plus grande importance". Comment la situation était-elle devenue révolutionnaire simultanément dans le monde entier, métropoles et colonies, infirmant cette fois la "loi du développement inégal" — loi fondamentale cependant et dont Staline, je pense a dû au moins entendre parler ?

Mais en fait, il n'y aucune trace de simultanéité. Comme nous l'avons vu, au lieu d'une analyse de la situation mondiale, on s'est borné à totaliser les conflits les plus disparates, aux causes les plus dissemblables, dans les pays les plus divers. Et alors que toutes les nations européennes, l'Autriche seule, peut-être, avait traversé durant cette dernière année une crise qui, s'il s'y était trouvé un parti communiste assez puissant, aurait pu prendre un réel développement révolutionnaire, — l'Autriche seule n'était même pas nommée. Mais il y avait la France, l'Allemagne, la Pologne "pays, — selon Molotov — placés actuellement à l'avant-garde d'une recrudescence révolutionnaire.

Dans une série d'articles précédents, nous avons étudiés la courbe des grèves en France pour en déterminer l'importance dans le développement du prolétariat et du pays. Nous comptons très prochainement nous livrer à la même analyse détaillée des enseignements qui découlent de la lutte au sein de la classe ouvrière allemande. Mais dès à présent les conclusions auxquelles nous sommes arrivé en examinant le problème du point de vue de la France, citée par le Xe plenum comme faisant partie des trois pays les plus révolutionnaires de l'Europe actuelle, prouvent que l'analyse de Molotov n'est faite que de trois éléments : d'ignorance doctrinale, d'irresponsabilité politique et d'aventurisme bureaucratique. Ce sont là des éléments qui constituent non point tant la "troisième période" que la bureaucratie centriste à toutes les périodes.

Les grèves économiques sont-elles l'effet d'un phénomène de crise ou de recrudescence ?

"En quoi consiste donc la base de cette recrudescence révolutionnaire ?" se demande Molotov dans un essai de réflexion, et immédiatement il nous livre le fruit de ses méditations : "A la base d'une telle recrudescence il faut bien qu'il se trouve la maturation d'une crise générale du capitalisme et l'aggravation des contradictions internes qui lui sont inhérentes." Qui n'est pas de cet avis n'est qu'un "pauvre petit libéral". Mais qui donc à décrété qu'à la base des grèves "il faut bien qu'il se trouve" une crise ? Au lieu de se livrer à un examen de la situation économique réelle et d'en déduire une analyse du mouvement gréviste présent, Molotov procède par la méthode du contraire : ayant fait le compte d'une demi-douzaine de grèves il conclut à la "maturation" d'une crise capitaliste...

La recrudescence du mouvement de grèves dans toute une série de pays résulte, comme nous le savons, de l'amélioration de la conjoncture économique au cours des deux dernières années écoulées.

En premier lieu, cela est vrai en ce qui concerne la France. Toutefois cette reprise industrielle, loin d'être commune à toute l'Europe, fut assez modérée en France même et sans garantie de lendemain. Mais pour l'existence du prolétariat, le moindre changement de la conjoncture dans l'un ou l'autre sens ne laisse pas de faire sentir son effet, car lorsqu'à l'usine on licencie chaque semaine des hommes, les travailleurs ont un tout autre état d'esprit que lorsque, au contraire, on continue à en embaucher.

Ces variations de la conjoncture n'ont pas moins d'influence sur les classes dirigeantes. Dans une période d'activité industrielle et commerciale, les capitalistes, escomptant un développement de cette activité, sont enclins à arrondir les angles des antagonismes internationaux de manière à favoriser le développement ultérieur de cette prospérité. C'est en quoi consiste proprement "l'esprit de Locarno et de Genève".

Il n'y a pas si longtemps, nous eûmes une éclatante illustration de la façon dont les facteurs de base et les facteurs de circonstance peuvent réagir les uns sur les autres. La période 1896-1913 fut marquée par une puissante activité commerciale et industrielle, période à laquelle succèda une dépression qui, pour toute personne avertie, inaugurait l'ère d'une crise qui allait devoir être longue et profonde. Cette menace d'un brusque renversement de la conjoncture après une période unique de prospérité engendra au sein des classes dirigeantes un état de grande nervosité qui poussa à la guerre.

Il est toujours bien entendu que la guerre résulte des antagonismes fonciers du capitalisme, et ce lieu commun n'est pas ignoré de Molotov lui-même. Mais sur les voies d'acheminement à la guerre, il y eut toute une série d'étapes au cours desquelles ces contradictions internes allaient tantôt en s'aggravant, tantôt en s'atténuant. Il en est de même dans la lutte de la classe ouvrière.

Dans les périodes d'avant-guerre, les facteurs tant de base que de circonstance, se faisaient sentir d'une façon beaucoup plus homogène et régulière qu'à l'époque actuelle, époque de tournants brusques et de changements brutaux, où nous voyons les fluctuations économiques les plus ordinaires déterminer en politique les bonds les plus considérables. Mais tout cela n'autorise pas plus une ignorance de la marche réelle des événements que les affirmations gratuites : "les contradictions s'aggravent", "les masses ouvrières se radicalisent", "la guerre approche", chaque jour, chaque jour...

Si d'une part, notre ligne stratégique est déterminée par l'inélutable croissance en dernières analyse des contradictions internes du régime capitaliste et de la radicalisation révolutionnaire des masses, il n'en est pas moins vrai qu'en ce qui concerne la tactique dont nous étayons cette stratégie, nous devons nous conformer à l'appréciation réaliste de chaque période, de chaque étape, de chaque moment au cours desquels il arrivera également que les contradictions s'apaisent, les masses refluent à droite, le rapport des forces se retourne au profit de la bourgeoisie, etc. Car si les masses se radicalisaient d'une façon continue, le premier imbécile venu pourrait les diriger. Malheureusement — ou heureusement — l'état réel des choses est infiniment plus complexe, surtout dans la période instable, chancelante et "capricieuse" que nous traversons. Ce qu'on appelle vulgairement "la ligne générale" n'est qu'une phrase si l'on n'en fait à tout instant le raccord au moindre changement des conditions nationales et mondiales.

Or comment voyons-nous se comporter l'Internationale communiste dans la façon dont elle élabore ses directives ? Au lieu d'évaluer d'une façon concrète la situation du moment dans son ensemble, elle vient régulièrement se casser le nez à chaque tournant d'une nouvelle étape, pour expier ensuite devant les masses en exécutant les uns après les autres les comités centraux des sections nationales. Aussi conseillons-nous généreusement à tous les Cachin, Monmousseau, Thälmann et Remmele de la terre d'être prêts à jouer les boucs émissaires des théories et pratiques de la "troisième période". Ce sera pour l'heure où Staline se mettra à corriger les erreurs de Molotov — rétrospectivement, cela va sans dire.

La croissance de l'U.R.S.S. en tant que facteur de la "troisième période"

Comme première cause de la "recrudescence révolutionnaire", Molotov pose la crise économique qu'il a découverte chemin faisant et par voie de déduction. La seconde cause réside à son avis dans les progrès économiques de l'U.R.S.S., à tel point qu'il va jusqu'à accuser le C.E. de l'I.C. d'avoir sous évalué les effets révolutionnaires du "plan quinquennal". Que les progrès économiques de la République des Soviets aient une importance énorme pour le mouvement ouvrier mondial, personne ne songe à le nier. Mais il ne s'ensuit pas du tout que ce "plan" peut déterminer a priori une recrudescence révolutionnaire en Europe et dans le monde entier.

Les grandes masses ouvrières ne vivent pas des belles perspectives statistiques des "plans" soviétiques. Mais en laissant même de côté le "plan quinquennal" et ne tenant compte que des progrès réels de l'industrialisation, peut-on y voir, par exemple, la cause des grèves de dockers en France ou du textile aux Indes ? Des millions d'ouvriers ne se sont jamais conformés dans leur façon d'agir qu'aux circonstances qui les entouraient directement ; sans parler que la majorité écrasante de la classe ouvrière n'est informée des succès ou des revers de l'économie soviétique que parce qu'en veut bien raconter la presse bourgeoise ou social-démocrate. Enfin, et ceci est bien plus important que tout le reste, ce n'est pas à l'abstraction des chiffres statistiques que la grandes masse ouvrière dans le monde peut se montrer sensible, mais à l'amélioration réelle de la situation de la classe ouvrière en U.R.S.S. Il est clair que les cruelles conditions d'approvisionnement de Moscou et de Leningrad ne sont pas précisément faites pour inoculer l'élan révolutionnaire à des dizaines de millions d'ouvriers du monde capitaliste.

Malheureusement, c'est un fait avéré qu'à la séance solenelle du compte rendu de la dernière délégation française à son retour de l'U.R.S.S. il ne s'est présenté qu'une centaine d'ouvriers. Une centaine — pour tout Paris ! Symptomatique avertissement, mais dont les bureaucrates bavards et vaniteux ne se sont guère émus.

Le mot d'ordre de la grève générale

Mais entré en si bel appareil dans "l'ère des événements révolutionnaires de la plus grande importance", Molotov, cinq minutes plus loin, revient à la question des grèves pour déclarer d'une façon inattendue :

Toutefois ces manifestations contre le capitalisme et contre le réformisme qui est à ses gages ont encore un certain aspect de dispersement fragmentaire.

Il semble que les grèves, surgissant en des pays différents et pour des causes dissemblables et n'ayant pour unique origine commune que cette conjoncture d'une certaine prospérité mondiale, ne peuvent augurer en aucune façon "des événements révolutionnaires de la plus grande importance" puisque précisément ces grèves ne sont que dispersées et fragmentaires. Qu'à cela ne tienne, Molotov va vous les unifier. Louable intention assurément. Mais intention seulement et non étape franchie. Les grèves disséminées — enseigne Molotov — ne peuvent être unifiées qu'au moyen de grèves politiques généralisées. Certes, lorsque les conditions s'y prêtent,l'on peut unifier la classe ouvrière par le canal d'une grève générale révolutionnaire. Le problème de la grève généralisée constitue précisément d'après Molotov, "cet élément nouveau, fondamental et caractéristique, placé au centre même des problèmes tactiques du parti à l'heure actuelle". "Ce qui signifie — continue notre distingué stratège — que cette fois nous ne faisons qu'aborder une forme nouvelle et supérieure de la lutte des classes".

Et pour convertir définitivement le Xe plenum à la religion de la "troisième période", Molotov ajoute : "Nous ne pourrions lancer le mot d'ordre d'une grève politique généralisée si nous ne nous trouvions d'ores et déjà dans une période de recrudescence révolutionnaire".

Cette suite des les idées est réellement inouïe !

D'une part, nous voyons les deux pieds stratégiques déjà en plein dans l'ère d'événements révolutionnaires de la plus grande importance ; et d'autre part, la tête "théorique" ne fait encore qu'envisager le mot d'ordre de la grève générale. D'où, par la méthode du contraire, cette conclusion que "nous abordons une forme nouvelle et supérieure de la lutte des classes".

Car, — comprenez donc, — si nous ne l'avions pas encore abordée, comment Molotov pourrait-il proclamer le mot d'ordre de la grève générale ? De sorte que tout l'édifice repose sur la parole que nous en donne notre nouveau stratège. Et les délégués plénipotentiaires des partis nationaux, écoutant en rond cette suffisance d'ignare de répondre sagement : "Présent!" à l'appel nominal.

Nous voici en tout cas prévenus que toutes les nations de l'Angleterre à la Chine — avec l'Allemagne, la France et la Pologne en tête — sont désormais mûres pour le mot d'ordre de la grève générale. Il ne reste plus trace de la loi du développement inégal. Passe encore, si l'on nous expliquait au nom de quels buts politiques le mot d'ordre de la grève générale sera proclamé dans chaque pays respectif. Car l'on ne peut tout de même pas oublier que nulle part les ouvriers ne sont disposés à faire la grève générale pour l'amour de la grève générale. C'est pour n'avoir pas compris cela que les anarcho-syndicalistes se sont cassé le cou. Certes, il arrive qu'une grève générale revête le caractère d'une manifestation protestataire. Cette sorte de grève générale ne se produit d'habitude que lorsque un événement exceptionnel et inattendu vient frapper l'imagination des masses et provoque en elle le besoin spontané de donner la riposte. Mais une telle grève de protestation ne constitute pas encore une véritable politique révolutionnaire et ne peut lui être utile que comme une sorte de répétition. Quant à la grève politique révolutionnaire proprement dite, elle doit constituer, somme toute, l'avant-dernier acte de la lutte pour la conquête du pouvoir. Paralysant tous les rouages de l'État capitaliste, la grève générale pose en fait et brutalement : "Qui est maître ici ?" Et le problème ainsi posé ne peut désormais se résoudre que par la force armée. De sorte qu'une grève révolutionnaire qui ne mène pas à un soulèvement armé se termine coûte que coûte par la défaite du prolétariat.

Voilà pourquoi les paroles de Molotov concernant la grève générale politique et révolutionnaire et les "formes supérieures de combat" ne peuvent signifier — si elles signifient quelque chose — que ceci : simultanément et dans le monde entier, la situation révolutionnaire est à tel point mûre qu'elle place tous les partis communistes, au Nord et au Sud, à l'Est et à l'Ouest, devant la tâche d'une grève générale en tant que prologue d'une soulèvement armé également général.

Il suffit de formuler ainsi avec précision la stratégie de la "troisième période" à la Molotov pour en saisir toute l'absurdité.

La conquête de la rue

En même temps que la question de la grève générale vient se poser celle de "la conquête de la rue". Et il n'y va pas seulement — du moins en paroles ! — du droit "démocratique" foulé aux pieds par la bourgeoisie et la social-démocratie, mais du "droit" du prolétariat à édifier des barricades. C'est la conception de "la conquête de la rue" telle qu'elle apparaît dans la presse communiste officielle immédiatement après le plenum de juillet.

Ce n'est pas nous qui dénierons au prolétariat le droit de "conquérir la rue" au moyen de barricades. Mais encore faut-il s'entendre sur ce que cela veut dire. Et d'abord sachons clairement que le prolétariat n'ira pas aux barricades pour l'amour des barricades, pas plus qu'il ne ferait grève générale pour l'amour de la grève générale. Il faut des buts politiques clairs unifiant dans une seule pensée des millions d'individus et constituant la base inébranlable de départ pour l'avant-garde prolétarienne. Tel est l'aspect du problème quand ce sont de vrais révolutionnaires qui le posent. Mais ces opportunistes devenus fous l'entendent tout autrement.

Pour la conquête révolutionnaire de la rue — espèce d'art pour l'art — ils fixent désormais des jours précis. Comme dernière invention de ce genre, nous eûmes la journée du Premier Août. "Pourquoi le Premier Août, dont augurait déjà bien la faillite du Premier Mai ? — se demandaient les simples mortels.

"Comment pourquoi ? — répondaient indignés, les stratèges officiels — mais pour la conquête de la rue !" Du trottoir ou du milieu du pavé ? Nous avions toujours cru jusqu'à ce jour que le problème révolutionnaire du Parti consistait en la conquête des masses, et que la politique qui savait le mieux mobiliser les masses était aussi celle qui réussissait le mieux à se frayer passage à travers la rue quelle que soit l'importance des forces policières qui tentaient de la boucher. La conquête de la rue ne peut être un but en soi, indépendant de la lutte politique des classes et soumis au simple agrément bureaucratique de Molotov. Et puis, enfin et surtout, on ne peut pas tricher avec l'histoire. Il ne s'agit pas de paraître plus fort, mais de le devenir réellement. Aucune mascarade ne peut y suppléer.

Quand il n'existe point de "troisième période", on peut évidemment l'inventer. On peut fabriquer des dizaines de "résolutions". Mais l'on ne peut pas transposer la "troisième période" dans la rue, à date fixe. Sur cette voie-là les partis communistes ne rencontreront que défaites tantôt tragiques, plus souvent stupides et humiliantes.

V

"Pas d'accord avec les réformistes"

Une autre conclusion importante découlant de la "troisième période" est présentée par Molotov sous la forme suivante :

"Plus que jamais la tactique de coalition entre les organisations révolutionnaires et organisations réformistes est aujourd'hui inacceptable et nuisible." (Pravda N°177, 4 août 1929).

"Plus que jamais." Elle l'était donc — inacceptable — déjà précédemment ? Comment alors expliquer toute la politique des années 1926-1928 ? Et puis, pourquoi cette coalition — inacceptable en général — est-elle devenue particulièrement inacceptable maintenant ?

Parce que désormais — nous répond-on — nous sommes entrés dans une période de recrudescence révolutionnaire. Mais alors, comment oublier que lorsqu'on fit bloc avec le conseil général des trade-unions on motiva cette mesure en prétendant que l'Angleterre était entrée dans une période de recrudescence révolutionnaire et que la radicalisation des masses ouvrières anglaises allait pousser les réformistes vers la gauche ? Par quel hasard la sagesse d'antan de la tactique stalinienne se retournerait-elle comme un gant ? Mais nous chercherions vainement à éclaircir cette énigme. S'étant échaudés à l'expérience du comité anglo-russe, les empiriques du "centrisme" veulent tout simplement se prémunir, par un serment solennel, contre toute gaffe à l'avenir. De quoi, hélas ! leur serviront les meilleurs serments s'ils n'ont toujours pas compris la leçon qui se dégageait de cette expérience ?

En effet, l'erreur de l'accord anglo-russe ne résidait pas du tout dans le fait même d'un accord passager avec le conseil général qui, à l'époque (1926) inclinait incontestablement à gauche, sous la pression des masses. L'erreur intiale fut d'avoir conclu le bloc non sur la base de tâches nettes et pratiques, accessibles à la compréhension de la masse ouvrière, mais sur la base de phrases pacifistes d'orde général et de formules mensongèrement diplomatiques.

Mais la principale erreur — et qui dégénéra en crime historique d'une portée immense — de nos stratèges, est de n'avoir pas su rompre immédiatement et franchement lorsque, retournant ses armes, le conseil général se mua d'allié incertain en ennemi déclaré de la grève générale.

L'influence qu'exerce la radicalisation des masses sur les réformistes est en tous points semblable à celle exercée par le développement de la révolution française sur les libéraux. Dans les premiers stades du mouvement des masses, les réformistes évoluent à gauche dans l'espoir de conserver la direction. Puis, lorsque ce mouvement dépassant la limite des réformes, la masse ouvrière réclame la rupture ouverte de ses chefs avec la bourgeoisie, la majorité des réformistes changent brusquement de ton et de suiveurs apeurés qu'ils étaient, deviennent franchement briseurs de grève et traîtres. Toutefois une fraction d'entre eux — et souvent non des meilleurs — passent dans le camps de la révolution.

Un accord momentané avec les réformistes, dans la phase précise où, sous la pression des événements ils se sentent contraints de faire un demi-pas en avant, peut devenir nécessaire. Mais cet accord doit prévoir implicitement la rupture nette et inévitable dès qu'ils font brusquement machine arrière. Les réformistes ne sont pas traîtres en ce sens qu'à tout moment et dans tous leurs actes ils exécutent les ordres formels de la bourgeoisie. S'il en était ainsi les réformistes n'auraient pas la moindre influence sur les ouvriers et dès lors la bourgeoisie n'aurait pas besoin d'eux. Or, c'est pour disposer de l'autorité nécessaire au moment propice que les opportunistes se voient obligés, dans la période de préparation, d'assumer la direction de la lutte ouvrière, surtout dans les premiers temps de la radicalisation des masses. D'où la nécessité de la tactique du front unique, dans l'application de laquelle, au nom d'une plus grande cohésion des masses, nous devons nous résigner à des accords pratiques avec les chefs réformistes de celles-ci. Pour déloger pas à pas la social-démocratie de ses positions, il serait avant tout nécessaire d'avoir une conception d'ensemble bien claire quant à son rôle historique, conception dont il n'y a même pas trace dans les directives actuelles.

Ces directives consistent tantôt à emboîter le pas à a social-démocratie (méthode Brandler 1926-1928), tantôt à vouloir confondre social-démocratie et fascisme, la méthode révolutionnaire faisant place à d'impuissantes bordées d'injures. D'où, comme résultat, les errements des six dernières années : renforcement de la social-démocratie et affaiblissement du communisme. Les directives automatiques du Xe plenum ne pourront qu'aggraver encore une situation déjà par avant suffisamment compromise. Il faut être bien simple d'esprit pour croire que par l'unique vertu miraculeuse de la "troisième période", la classe ouvrière va abandonner en masse la social-démocratie, et pousser la bureaucratie réformiste dans les bras du fascisme. Il n'en sera rien car le processus se déroulera par des voies infiniment plus tortueuses et contradictoires. Que tous les Molotov se le disent donc bien une fois pour toutes ; le mécontentement croissant contre le gouvernement social-démocrate en Allemagne ou travailliste en Angleterre, et l'évolution des grèves partielles et disséminées vers des mouvements de masse de plus en plus amples, auront comme conséquence infaillible (quand ça viendra !) le glissement à gauche d'une très grande partie du camp réformiste, tout comme les fluctuations intérieures en U.R.S.S. provoquèrent le gauchissement du camp centriste celui-là même dont Molotov fait partie.

A l'exception peut-être des éléments les plus conscients de l'aile droite (tels J. H. Thomas, Hermann Muller, Renaudel, Jouhaux, etc.) les social-démocrates et les gens d'Amsterdam seront bien contraints dans certaines circonstances de prendre eux-mêmes la tête du mouvement. Nous savons d'avance qu'ils ne le feront que pour mieux retenir ce mouvement dans les limites bien étroites ou pour frapper le prolétariat dans le dos dès que ces limites viendraient à être forcées ; mais bien que nous en avertissions ouvertement l'avant-garde prolétarienne, force nous est d'ajouter que des centaines et des milliers de fois, encore les communistes devront composer avec les réformistes jusqu'à prendre eux-mêmes l'initiative de pareilles ententes pour conserver la main sur la direction et rompre au moment précis où ces alliés peu sûrs viendront à trahir ouvertement. Cette politique sera surtout inévitable à l'égard de la social-démocratie de gauche, celle-là même qui, lors de la radicalisation des masses, est forcée davantage de se poser en antagoniste de l'aile droite jusqu'à devoir peut-être s'en séparer par une scission ouverte. Et cependant une telle perspective n'infirme en rien le fait que la tête de la social-démocratie de gauche est presque toujours composée des agents les plus corrompus et les plus dangereux de la bourgeoisie.

Comment pourrait-on, par exemple, se passer d'un accord pratique avec les réformistes dans le cas où ce sont eux qui assument la direction des grèves ? Si momentanément ces cas sont rares, cela tient au fait que le mouvement gréviste est encore faible et que les réformistes peuvent encore l'ignorer ou le saboter. Mais lorsque des masses de plus en plus importantes se verront entraînées, les ententes s'imposeront de part et d'autre. Même nécessité encore de composer avec les formations social-démocrates et avec leurs chefs eux-mêmes — plus vraisemblablement avec une partie d'entre eux — dans la lutte antifasciste. Cette dernière éventualité pourrait être plus proche qu'on ne croit, non seulement en Autriche, mais même en Allemagne.

Ainsi donc les directives du X° plenum s'avèrent être inspirées surtout par une mentalité d'opportunistes mortellement apeurés. Nous entendons déjà les Staline, Molotov et autres alliés d'hier de Tchang-Kaï-Chek, Wan-Tin-Weï, Pucell, Cook, Fimmen, La Follette, Raditch, s'écrier que l'opposition de gauche préconise le bloc avec la II° Internationale ! Mais ces exclamations n'empêcheront pas que lorsque la radicalisation des masses les prendra de nouveau au dépourvu, ces bureaucrates proclameront une "quatrième période" ou une "seconde phase de la troisième période" et que tous les Molotov se déclareront prêts à entrer "des deux pieds" dans la période d'expériences opportunistes genre "comité anglo-russe" ou "Kuomintang ouvrier et paysan".

N'oubliez pas votre passé !

Ce serait l'occasion pour tous les chefs actuels du Parti communiste français — comme des autres partis de l'Internationale aussi d'ailleurs — de se souvenir un peu de leur passé : sauf les jeunes, tous sont sortis des rangs réformistes sous la poussée à gauche des masses. Cela ne nous a pas empêchés — nous, bolcheviks — d'entrer en accord avec ces réformistes gauchisants en les laissant toutefois souscrire face à la masse à nos conditions bien précises. Zimmerwald entre autres fut une de ces sortes d'ententes. Comment se fait-il alors que ces social-patriotes d'hier soient tellement assurés que, demain, les masses "abordant les premières positions d'une recrudescence révolutionnaire", ne feront pas sortir de leurs rangs une nouvelle équipe de Cachin , Monmousseau, etc. (une équipe réussie faut-il espérer) et que ces messieurs ne se feront pas de nouveau tirer l'oreille jusqu'en première ligne du combat révolutionnaire, en nous forçant tantôt à signer avec eux des accords momentanés avec 21 — et s'il le faut 42! — conditions, tantôt à les rejeter tête en avant dans leur marais réformiste dès qu'ils battent en retraite.

Les théoriciens officiels se trompent complètement lorsqu'ils expliquent le renforcement de l'aile droite du communisme par le fait que les réformistes au sein du parti se sont effrayés de la soi-disant radicalisation des masses. C'est faire montre d'un manque absolu de psychologie politique ! Car s'il y avait réellement à l'heure actuelle une recrudescence révolutionnaire quelconque, on verrait tous les Brandler, Ilek et Lovestone se déplacer eux-mêmes vers la gauche, et cela serait surtout vrai pour les arrivistes genre Sellier, Garchery, etc., qui n'ont qu'un seul souci, qui est de conserver leur mandat. Certes, cette faculté des opportunistes à évoluer à gauche n'est pas illimitée et, arrivés au Rubicon d'une décision capitale ou de l'insurrection, ils reviennent promptement à droite. Ce fut vrai jusque dans les rangs même d'un parti aussi éprouvé que l'était le parti bolchevik : voyez Zinoviev, Kamenev, Rykov, Kalinine, Tomsky, Lounatcharsky, etc.

Et alors ce n'est qu'après la victoire que les opportunistes tournent de nouveau à gauche, ou plus exactement du côté du pouvoir tels : Lozovsky, Martynov, Kuusinen, etc., etc., et à leur suite, les héros genre Pepper, Cachin, Frossard, etc. Mais ce sont là toutes éventualités avec lesquelles nous sommes en France, hélas! loin de compte. Et si à l'heure qu'il est, les opportunistes français ne vont pas vers la gauche mais retournent au contraire à droite, c'est là un signe infaillible du relâchement des masses, de l'affaiblissement du parti et de ce que tous ces arrivistes, pour conserver leurs mandats municipaux et autres, sentent l'avantage qu'il y a pour eux de marcher contre le communisme. (A remarquer qu'en donnant naissance au parti "ouvrier et paysan" en remplacement de "parti prolétarien", Louis Sellier et Cie ont réalisé pour l'Occident la formule géniale que Staline destinait à l'Orient.)

La perte d'éléments aussi pourris serait un bienfait pour le parti si par malheur la politique mensongère, irresponsable, aventuriste, à la fois lâche et vaniteuse, qui caractérise les directives officielles ne facilitait à ces transfuges une retraite commode dans laquelle ils arrivent à entraîner avec eux des éléments prolétariens précieux dont la place demeure dans les rangs communistes.

Encore le danger de guerre

Pour mieux encore brouiller les choses, on corse cette soi-disant imminence de la recrudescence révolutionnaire d'une non moins certaine imminence de la guerre.

Cette fois, pour défendre sa thèse, Molotov dirige d'une manière bien inattendue les foudres de sa science contre Varga, théoricien et courtisan fameux, ce Polonius shakespearien qui a toujours toute prête une parole aimable pour chaque "prince", tantôt à gauche, tantôt à droite, selon le temps qu'il fait. Le malheur a voulu que cette fois Polonius ait raté son coup. Trop au courant de la presse étrangère avec faits et chiffres, il a omis de déplacer à temps le méridien de l'Internationale communiste de manière à le faire passer exactement à l'endroit où Molotov allait poser son pied gauche. Aussi s'était-il permis d'apporter très respectueusement l'amendement suivant :

Aucune des grandes puissances ne désirant momentanément résoudre par une guerre la tension des contradictions inhérentes au régime impérialiste, force est de chercher à les résoudre au moyen de la politique des réparations.

On aurait pu penser que cette formule archiprudente énonçait une vérité indiscutable. Mais comme elle exigeait quand même un certain effort de réflexion, elle eut le don de mettre Molotov hors de lui.

"Comment peut-on croire — glapissait-il — qu'aucune des grandes puissances n'estime rationnel de résoudre les contradictions impérialistes par la guerre ? Tout le monde sait — écoutez, écoutez : c'est Molotov qui parle ! — tout le monde sait que la menace d'une nouvelle guerre impérialiste augmente tous les jours".

Et voilà que Varga "c'est le contraire qui est vrai". N'est-ce pas inoui ? Comment Varga ose-t-il "nier que la tension et les contradictions sont inévitables précisément à la suite de l'application du plan Young" ?

Tout ceci est tellement bête et primaire que l'ironie même s'en trouve désarmée. "Tout le monde sait que la menace d'une nouvelle guerre impérialiste augmente tous les jours." Quelle puissance de pensée ! Tout le monde sait ? Malheureusement ce n'est pas connu que d'une très petite partie de l'humanité, et le nouveau maître de l'Internationale communiste lui-même ignore comment, en fait, a lieu cette aggravation du danger de guerre. Il est faux qu'elle augmente "tous les jours" les masses vont de plus en plus à gauche. Nous avons affaire à un processus dialectique avec, tantôt des accalmies, tantôt des recrudescences des tensions impérialistes. Molotov n'a-t-il jamais entendu dire que même le développement des forces productives du capitalisme — un de ses caractères fondamentaux cependant — ne se produit pas "tous les jours" mais sous forme d'alternatives de crises et d'essors avec certaines périodes où l'on voit les forces productives diminuer ou même subir une destruction massive (en temps de guerre). Les processus politiques suivent une voie analogue mais avec des alternatives plus opposées encore.

La politique des réparations conduisit, en 1923, à l'occupation de la Rhur. Ce fut comme une reproduction de la guerre à une plus petite échelle. Cette échelle suffit toutefois à provoquer en Allemagne une conjoncture révolutionnaire. Mais l'Internationale communiste, dirigée par Zinoviev et Staline, et le Parti communiste allemand conduit par Brandler, ont annihilé cette conjoncture favorable. L'année 1924 qui vit le plan Dawes vit aussi l'affaiblissement de la lutte révolutionnaire en Allemagne et l'atténuation de l'antagonisme franco-allemand. Telles furent les prémisses politiques de la stabilisation économique. Lorsque nous le proclamâmes tout haut — ou plus justement — lorsque nous prédîmes cette évolution à la fin de l'année 1923, les Molotov et autres sages nous accusèrent d'être des "liquidateurs" et entrèrent "des deux pieds" dans "la période de recrudescence révolutionnaire".

Les années de stabilisation firent surgir de nouveaux antagonismes et accentuèrent les anciens. La révision du plan Dawes vint s'imposer. Si la France avait repoussé le plan Young et si l'Allemagne l'eût fait de son côté également, l'Europe serait à l'heure qu'il est devant un recommencement de l'occupation de la Ruhr, mais sur une échelle infiniment plus vaste avec toutes ses conséquences. Mais, précisément, il n'en est rien. Tous les joueurs ont considéré comme plus sage d'arriver momentanément à un accord, de sorte qu'au lieu d'une seconde occupation de la Ruhr nous en voyons l'évacuation.

L'ignorance se caractérise par la confusion des genres, la connaissance, par la faculté de les discerner. Je ne sache pas que le marxisme ait jamais encouragé l'ignorance. Mais l'application du plan Young — se demande notre distingué stratège — "n'aura-t-elle pas forcément pour résultat une aggravation des antagonismes ?" Oui, forcément, mais pour résultat ! Il faut quand même saisir tant soit peu la suite logique des phénomènes et la dialectique de leur succession. "En résultat" d'une conjoncture capitaliste favorable surgira inévitablement une phase de dépression, sinon une crise profonde. Mais ceci ne veut pas du tout dire qu'une conjoncture favorable est équivalente à une conjonture défavorable et que la crise s'aggrave "tous les jours". "En résultat" de sa vie, l'homme s'en va ad patres, mais cela ne signifie pas qu'il ne doive passer par des périodes d'enfances, de croissance, de maladie, de maturité, de vieillesse, le tout avant d'arriver au seuil de la mort. L'ignorance est la confusion des genres. Le fruit de la science est de les discerner. C'est un fruit auquel Molotov n'a jamais mordu.

Et que l'on ne croie pas que le schématisme indigent des dirigeants actuels soit un jeu innocent ; il porte matériellement atteinte à la révolution, à chaque instant. Le conflit sino-soviétique imposait la nécessité pressante de mobiliser les masses contre le danger de guerre et pour la défense de l'U.R.S.S. On peut tenir pour assuré que sur cette voie, même dans les conditions actuelles, les partis communistes auraient pu remporter d'importants succès. Il eût suffi pour cela que l'agitation eût à se réclamer d'un fait saillant éloquent par lui-même. Le malheur a voulu que ce conflit se déclarât en pleine préparation du 1er Août. Les agitateurs et les journalistes officiels firent tant de bruit autour du danger de guerre "en général" que le conflit international concret fut comme noyé dans ce bruit, ne touchant que faiblement la conscience populaire.

Voilà comment, dans la politique actuelle de l'Internationale communiste, les vaches maigres des schémas bureaucratiques dévorent les vaches grasses de la réalité vivante.

En ce qui concerne cette question des dangers de guerre, il n'est également pas inutile de remonter encore une fois à la stratégie de la "seconde période" : alors aussi la nécessité de lutter contre les dangers de guerre fut un des arguments principaux en faveur de l'accord avec le conseil général des trade-unions. Lors du plenum du C.E., en juillet 1927, Staline soutenait que l'entente avec le conseil général se justifiait par le fait que les trade-unions nous aidaient, paraît-il, à lutter contre l'impérialisme anglais et que par conséquent ceux-là seuls qui n'avaient pas à coeur la défense de l'U.R.S.S. pouvaient réclamer la rupture avec ces briseurs de grève.

Ainsi non seulement la poussée à gauche des ouvriers anglais, mais les dangers de guerre en 1926-1927 servaient d'argument-massue en faveur d'un bloc avec les réformistes. Et voilà que maintenant la radicalisation des masses et l'approche d'une menace de guerre exigent au contraire, l'une et l'autre, de renoncer à tout accord avec ces mêmes réformistes. C'est à croire que tous les problèmes sont présentés de façon à brouiller exprès l'entendement de l'avant-garde ouvrière.

Il est incontestable qu'en cas de guerre ou de son approche immédiate, les réformistes seront entièrement du côté de leur bourgeoisie. Vouloir s'entendre avec eux pour lutter contre la guerre est aussi illusoire que de vouloir les décider à faire la révolution prolétarienne. C'est précisément pourquoi c'était tromper grossièrement les ouvriers que de vouloir, à la façon de Staline, leur représenter le comité anglo-russe comme étant une arme contre l'impérialisme. Seulement l'histoire ne connaît pas que des guerres et des révolutions ; il y a les périodes intermédiaires au cours desquelles la bourgeoisie prépare la guerre pendant que le prolétariat prépare la révolution. Telle est notamment la période présente. Il nous faut arracher les masses aux réformistes qui dans ces dernières années ont accru leurs forces. Il est vrai que, par le fait même, il se sont placés sur une plus grande dépendance de l'évolution de leur base prolétarienne. C'est sur le fait de cette dépendance que doit porter entièrement la tactique du front unique, pourvu que l'on ne revienne pas à la manière de Zinoviev ou de Brandler, ni de Staline ou de Boukharine. C'est à Lénine seul qu'il faut, en l’occurrence, revenir.

Les groupements au sein du communisme

Les équilibristes genre Monmousseau accusent de nouveau la déviation de droite l'opposition de gauche qui refuse de souscrire au catéchisme de la "troisième période". Après l'expérience des six dernières années, nous pouvons envisager cette accusation avec d'autant plus de sang-froid qu'au III° Congrès de l'Internationale communiste déjà nous fûmes, avec Lénine, accusé de déviation de droite par beaucoup de ces messieurs qui plus tard passèrent à la social-démocratie ou s'arrêtèrent momentanément au stade Brandler. Qu'il suffise de rappeler qu'au V° Congrès l'un des accusateurs principaux du "trotskysme" fut Louis Sellier.

Toutefois, il est incontestable que les éléments de droite vont s'efforcer d'exploiter certaines parties de notre critique. C'est inévitable. Il ne faut d'ailleurs pas croire que tous les jugements des droitiers sont erronés. Ils critiquent souvent avec raison les cabrioles de l'aventurisme gauchiste, mais souvent aussi, sous couvert d'esprit critique marxiste, ils tentent d'opposer le réformisme à l'aventurisme.

Notons cependant que dans les rangs de cette opposition qui a quelque raison de se dénommer de "gauche", on trouvait encore tout dernièrement — et il s'en trouve encore à l'heure présente — certains éléments qui vinrent se joindre à nous en 1924, non pas parce que nous nous posions en défenseurs d'une position révolutionnaire internationale, mais parce que nous nous déclarions les adversaires de l'aventurisme zinoviéviste. A cette époque, en France, nombreux furent ceux qui, virtuellement opportunistes, se camouflaient en oppositionnels russes. Beaucoup d'entre eux se vantaient jusqu'à ces derniers jours d'être d'accord avec nous "sans réserves". Mais lorsque vinrent se poser les problèmes concrets de la lutte pour les idées de l'opposition, on vit qu'un abîme nous séparait de ces oppositionnels de salon, qui nient d'autant plus volontiers l'existence d'une conjoncture révolutionnaire qu'ils n'en ressentent aucune nécessité. Des bonnes âmes étaient sincèrement affectés de nous voir ainsi accentuer à dessein l'écart qui sépare l'opposition de gauche de l'opposition de droite.

On jugea arbitraire notre façon de diviser en trois courants le communisme actuel, objectant que cette division était sans fondement pour la France où il ne se trouvait, paraît-il, pas d'aile droite. Cependant les faits des derniers mois ont donné chair et sang à ce schéma, en France. La "Ligue syndicaliste" a définitivement levé l'étendard contre le communisme, trouvant en cela un terrain commun avec l'opposition syndicaliste seconde levée. Le Parti a vu se détacher en même temps les éléments les plus réformistes qui avaient utilisé la lutte contre l'aventurisme bureaucratique aux fins de s'assurer, sous couvert d'un parti nouveau, la conservation des mandats. Immédiatement après, et par simple vertu de parenté politique, l'opposition syndicaliste de droite se vit rattachée au nouveau "parti" parlementaire-municipaliste. De cette façon et peu à peu, chacun prend sa place. Et ce n'est pas, croyons-nous, le moindre des mérites de la Vérité d'y avoir contribué.

La ligne droite est déterminée par deux points. Pour déterminer la courbe, il en faut au moins trois. Les lignes politiques sont complexes et tortueuses. Pour apprécier exactement les différents groupements,il faut examiner leur attitude sur le parcours de plusieurs étapes : tant dans les périodes de montée que dans les périodes de descente du mouvement ouvrier.

Pour tracer la courbe précise de l'opposition communiste de gauche, il faut au préalable fixer certains points critiques essentiels : attitude à l'égard des événements d'Allemagne (1923) ; à l'égard de la stabilisation (1924) ; à l'égard de l'industrialisation et du "koulak" en U.R.S.S. (de 1923 à 1928) ; à l'égard de question du Kuomintang et du comité anglo-russe ; à l'égard du putsch de Canton ; à l'égard des théories et pratiques de la "troisième période", etc. Et chacune de ces questions comprend à son tour une série de problèmes tactiques qui lui sont particuliers.

Certains maraudeurs de l'appareil du Parti extraient du système compliqué des idées et des principes certaines phrases pour essayer d'échafauder sur elles un rapprochement des oppositionnels de droite et des oppositionnels de gauche. Un vrai marxiste prend le problème dans son ensemble, conservant toujours l'unité de pensée stratégique à travers la diversité des situations. Cette méthode ne donne pas de résultats immédiats, mais elle est la seule qui soit sûre. Que les maraudeurs maraudent. Quant à nous, travaillons à "demain".

  1. On ne peut que se féliciter de voir la Vérité donner dans ses colonnes une revue économique mensuelle. Le premier article (n°12) est une démonstration magnifique de la nécessité pour tout communiste d'avoir une orientation économique, aussi bien dans le travail de parti que dans le travail syndical. Les oppositionnels doivent précisément appuyer sur ce côté des choses en opposant une perspective vraiment révolutionnaire, basée sur l'analyse marxiste des faits et des chiffres, non seulement au clapotages vides des Cachin et des Monmousseau, mais aussi à la prose politique de certains personnages de salon qui se sont inscrits par erreur dans les rangs de l'opposition de gauche.
  2. A la veille des élections législatives de 1924, le bureau du Comité exécutif de l'I.C., dans un manifeste spécial adressé au Parti communiste français, traitait le parti socialiste de parti "inexistant". Le manifeste était dû à ce voltigeur de Lozovsky. C'est en vain que je protestai, dans une lettre adressée au bureau, contre cette légèreté d'appréciation, en même temps que j'expliquai qu'un parti réformiste parlementaire peut garder une très grande influence avec une organisation faible, voire même une presse faible. Cela fut mis au compte de mon "pessimisme". Le résultat des élections de 1924 de même que l'évolution ultérieure ne tardèrent pas, bien entendu, à jeter bas cette fois encore l'optimiste légèreté de Zinoviev-Lozovsky.
  3. Ces lignes écrites au mois de décembre n'avaient pas pour objet — comme le lecteur s'en rend bien compte — de faire des pronostics de conjoncture. Ce thème très intéressant est resté en dehors de notre analyse. Nous nous sommes borné à indiquer les variantes possibles pour accentuer la nécessité d'adapter notre tactique à chacune des variations à mesure qu'elle se présente dans les évènements. Naturellement il faut, en suivant avec la plus grande attention les symptômes des crises dans les diverses branches de l'industrie, accentuer la pression des revendications sur le domaine qui bénéficie encore des avantages de la prospérité.
    Malheureusement, la direction de la C.G.T.U. fait abstraction de tout ce qui se passe et essaie, dès à présent de concentrer la volonté des masses pour la grève du Premier Mai (manifeste de la C.G.T.U.). Comme si le succès ou l'insuccès du Premier Mai était autre chose que le bilan de toute l'activité politique et syndicale.