Extraits des protocoles de l'Éxécutif de l'Internationale Communiste

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Quatrième discours de Trotski

TROTSKY. - Camarades. Après le discours très habilement construit de notre camarade Frossard, - notre camarade Frossard est connu pour son habileté, - et après le discours bien modéré de notre camarade Souvarine, il est bien difficile de commencer un discours par l'affirmation que la situation du communisme français est extrêmement grave.

Ce n'est pas pour la première fois que nous discutons la question dans nos assises internationales, et chaque fois, nous observons que la délégation de notre Parti français nous présente un tableau plus ou moins atténué, plus ou moins satisfaisant, avec l'aveu qu'il y a naturellement des parties sombres, des défauts, des erreurs, mais qu'en somme tout va s'améliorer.

Mais la nouvelle étape de notre travail international nous montre, après cela, une situation aggravée et compliquée. C'est fait. Et puisque je suis d'avis, - et je crois que, dans les lignes générales, je représente l'opinion de l'Exécutif formulée dans ses séances dernières consacrées à la question française, - puisque nous croyons que le moment est venu des résolutions tout à fait décisives, il est absolument nécessaire d'entamer la question, de l'analyser dans toute son ampleur, dans sa profondeur, dans sa gravité et de ne pas laisser subsister de sous-entendus.

Le conflit

Le Parti Communiste français est en conflit grave avec l'Internationale, on peut dire avec l'Internationale toute entière.

Les résolutions prises en commun avec les représentants du Parti français, les représentants bien qualifiés, ne sont pas admises, appliquées en France.

Les engagements formellement et solennellement acceptés ici ne sont pas réalisés en France. C'est un fait. Ce fait n'est ni passager, ni occasionnel. Il doit avoir des racines profondes.

La presse de notre Parti français ne reflète pas, ne représente pas l'esprit de l'Internationale Communiste, dans les questions les plus brûlantes, les plus importantes de la politique actuelle.

Le Comité Directeur de notre Parti français ne suit pas dans son action la ligne de l'Internationale Communiste.

L'organisation la plus importante du Parti français est un organisme politique tout à fait bizarre, tout à fait à part, tout à fait autonome dans le sens le plus large du mot.

Le Comité Directeur comprend des représentants de trois ou quatre tendances assez divergentes, et manque absolument d'homogénéité.

Nous lisons dans la presse du Parti des articles de tête signés, qui représentent des nuances, des tendances personnelles. On n'entend pas la voix du Parti sur les questions les plus brûlantes.

Camarades, ce sont des faits. Ce sont des faits très importants et qui démontrent qu'il ne s'agit pas de quelques excès. C'est peut-être l'opinion de notre camarade Sellier, qui l'a exprimée dans une séance de l'Exécutif. Il a reconnu, d'autres camarades ont reconnu ces excès. Mais selon eux, s'il y a des excès de la part de la droite, des inopportunités, etc., en les supprimant on peut facilement arranger les choses.

Un article de Renoult

Il y a quelque chose de plus grave, et la gravité de la situation a été exprimée par le camarade Daniel Renoult, après son séjour à Moscou, dans un article que j'ai cité devant l'Exécutif. Cet article, intitulé : " Contre le désarmement révolutionnaire", parle du front unique, et Daniel Renoult dit : "La polémique pour et contre le front unique reprend de plus belle. Ne nous en plaignons pas, Il faut que l'abcès crève; l'affaire doit être liquidée à fond."

Voilà un langage, un langage que je salue, pour ma part, parce qu'on ne liquide pas des questions pareilles avec des phrases arrondies.

Voilà ! On nous dit : "Il y a un abcès, il faut qu'il crève." Et c'est Daniel Renoult, qui était ici, qui a discuté avec nous abondamment, suffisamment, qui nous a renseignés, que nous avons essayé de renseigner, qui revient en France et qui dit : "On veut nous désarmer au point de vue révolutionnaire. Il y a un abcès, il faut qu'il crève."

Nous sommes aussi pour cette décision. Oui, il faut que l'abcès crève ! Nous avons commencé par un abcès pas très grave, mais pas si petit que le voyait le camarade Rappoport, par le Journal du Peuple[1].

Nous avons, dit à notre tour : "il faut que cet abcès crève et après nous verrons où sera le malaise, et qui protestera, qui criera. On discernera alors l'origine de l'abcès."

Nous avions essayé pourtant, camarades, d'obtenir un accord en envoyant des lettres, - je ne connais pas leur nombre pour le moment, on pourrait facilement l'établir, - au Comité Directeur, par des pourparlers avec les délégations françaises. Nous avons insisté sur cette idée indiscutable que dans le Parti Communiste il n'y a pas de place pour un homme comme Fabre et son journal.

On nous a répondu : "Mais certainement, c'est une question tout à fait insignifiante. Nous la réglerons. Nous allons la régler ! ".

On ne l'a pas réglée. Et si c'est tellement insignifiant, comme le prétend Rappoport, pourquoi n'a-t-on pas accordé cette petite satisfaction à l'Internationale : l'exclure.

Les éléphants de Rappoport

Dans un article paru aujourd'hui, Rappoport dit : "Nous acceptons naturellement l'exclusion de Fabre, mais on a tiré sur une mouche, et la mort de cette mouche opportuniste servira de diversion au bénéfice de quelques éléphants d'opportunisme."

Alors nous pauvres membres de l'Exécutif, nous avons tiré sur la mouche. Il y a des éléphants d'opportunisme... qui seront écrasés par Rappoport... (Rires.)

Cher camarade Rappoport, nommez-les, nommez-les ! Quels sont les éléphants d'opportunisme ? Nommez-les !

Vous permettez deux minutes pour qu'il réfléchisse...

(Rires et mouvements divers.)

(interruption). - ZINOVIEV. - Nous attendons...

TROTSKY . - Je demande aux camarades sténographes d'enregistrer la pause, parce que nous attendons, nous attendons toujours, et non pas une mouche, mais un éléphant...

RAPPOPORT. - Je suis inscrit. Je prendrai la parole et je caractériserai les courants qui existent dans le Parti. Quand je parle des éléphants, je parle de certains courants. C'est dans l'intérêt de la discussion.

TROTSKY. - Très bien...

RAPPOPORT. - Je suis inscrit et je répondrai.

TROTSKY. - Je suis satisfait pour le moment...

Mais je dois dire que mon expérience politique, et pas seulement mon expérience personnelle, dit qu'il est toujours beaucoup plus difficile d'attaquer une mouche concrète que des éléphants qu'on ne nomme pas. (Rires.)

Un journal indésirable

Or, camarades, le Journal du Peuple c'est un journal où, soit dit en passant, participaient quelques camarades français qui appartenaient par hasard au Comité Directeur du Parti et qui y appartiennent aujourd'hui encore.

Naturellement, si l'on envisage l'histoire humaine dans toute son ampleur, le Journal du Peuple ne représente pas grand'chose. Mais nous parlons de la vie du Parti français. Si l'on songe que des camarades du Comité Directeur, sans nommer les présents, comme Verfeuil, comme Méric y collaboraient après la décision d'exclusion prise par l'Exécutif, cela devient grave.

Camarade Rappoport, si même le fait qu'un membre du Comité Directeur comme Rappoport, qui a cessé de collaborer à ce journal avant les autres, ne veut pas comprendre toute l'importance toute la gravité du fait qu'après la décision de l'Exécutif proposant l'exclusion, interdisant la collaboration, il y a au moins deux membres du Comité Directeur qui continuent à collaborer, si ce fait n'est pas important, si c'est la mouche, vraiment je perds la notion des proportions politiques, je ne comprends plus rien.

Qu'est-ce qui est important dans le Parti Communiste, si ce n'est le Comité Directeur qui dirige le Parti, le Comité Directeur qui est composé d'une vingtaine de camarades ? Or, il y en a qui collaborent au Journal du Peuple qui est digne, vous le dites tous, d'être exclu, dont l'Exécutif a prononcé l'exclusion, que la délégation a pris l'engagement d'exclure. Non seulement on y collabore, mais si vous voulez vous renseigner sur ce qui se passe dans le Comité Directeur et dans le Parti, - naturellement sous une forme tout à fait déloyale, - lisez le Journal du Peuple. Et si vous cherchez un démenti dans la presse du Parti, vous ne le trouverez jamais.

Si vous avez de l'estime pour les camarades qui collaborent au Journal du Peuple, si vous les entourez de considération politique dans le Parti, cela se répand ainsi sur le journal puisqu'ils lui donnent une partie de leur personnalité.

Quel regroupement ?

Camarades, dans le journal de Fabre, j'ai lu un article de Raoul Verfeuil, membre du Comité Directeur, qui écrit, après la dernière séance plénière de l'Exécutif, à la fin d'avril :

"Frossard, le premier, n'a pas craint d'envisager l'éventualité d'un regroupement des forces socialistes, disloquées à Tours."

Or, nous avons entendu de Frossard l'affirmation catégorique que c'est faux, qu'il ne songe pas à une reconstitution de l'unité de l'ancien parti, de l'unité avec les dissidents ou une partie des dissidents.

Mais c'est Verfeuil qui le dit dans le Journal du Peuple. Est-ce que vous lisez un démenti dans l'Humanité ? Les ouvriers veulent s'informer tout de même, et non seulement nous, communistes de Russie, d'Italie, etc., mais les ouvriers de France qui s'intéressent au Comité Directeur de leur Parti Communiste, à leurs leaders. Ils n'ont pas d'autre possibilité de s'informer que par la presse. Vous me direz, - quelques camarades ont beaucoup insisté sur ce point, - qu'on ne lit pas le Journal du Peuple. Oui, mais pas besoin de lire directement le Journal du Peuple. Une nouvelle comme celle-ci se répand tout de suite, parce qu'il y a une certaine importance à ce que nous soyons orientés ou non vers la reconstitution de l'unité avec les dissidents. Et voilà Verfeuil qui le dit. Où ? Dans le journal de Fabre ! Dans un journal appartenant à un membre du Parti !

Maintenant représentez-vous camarades la mentalité d'un simple ouvrier dévoué, honnête. On lui dit : "Nous avons commis une grande faute à Tours. Il faut s'unir aux dissidents." Il répond : "Mais que dites-vous : des bêtises !" Et on lui dit : "Mais Frossard le veut ainsi. Raoul Verfeuil également, et c'est lui qui l'écrit". "Verfeuil, mais qui est-il ?" "Verfeuil, c'est un membre du Comité Directeur. "

Ce dialogue est-il invraisemblable ? Mais il est le plus naturel du monde ! Et c'est grave !.

Les tendances du Parti

Examinons maintenant les diverses tendances du Parti telles qu'elles se dessinent dans le Comité Directeur et se reflètent dans la presse.

On me dira, on me l'a déjà reproché : "Vous faites seulement des citations de journaux". Nous en reparlerons. Oui je fais des citations parce qu'elles caractérisent la vie du Parti.

Il y a dans le Comité Directeur des représentants de cette droite, c'est-à-dire du pacifisme, du réformisme, du centrisme.

Il y a des représentants de la gauche dont un, le camarade Souvarine, a parlé aujourd'hui.

Il y a le centre, et je m'étonne que Rappoport, dans son article d'aujourd'hui, dise : "Trotsky insiste beaucoup sur l'alliance de l'aile gauche et du centre, mais avec les centristes nous n'avons rien à faire. Il faut les combattre et ne pas faire d'alliance avec eux." Il cherche toujours le centre autour de lui, le camarade Rappoport ! (Rires).

(Interruption). - RAPPOPORT. - Je cherche le centre pour l'écraser.

TROTSKY. - oui, oui, oui, pour l'écraser. (Rires). Pour l'écraser; mais vous le trouverez jamais, comme vos éléphants, vos éléphants d'opportunisme. (Rires).

Il y a encore différentes tendances très dangereuses. Nous ne les connaissons pas tous personnellement, mais nous connaissons le camarade Renaud Jean qui fait une grande propagande parmi les paysans qui est aussi membre du Comité Directeur. Je dois dire tout de suite, camarades, que j'apprécie beaucoup le travail du camarade Renaud Jean. Mais quelques articles de lui me donnent à penser qu'il s'avance dans une voie extrêmement dangereuse. Et le résultat de vos dernières élections cantonales coïncide avec mes appréhensions, confirme les conclusions que je vais faire.

Les paysans et le Parti

Le camarade Renaud Jean a écrit contre l'idée du front unique basée sur le mot d'ordre : journée de 8 heures et lutte contre la baisse des salaires. Il a écrit. :

"Mais le Parti Communiste se base sur deux parties du prolétariat, les ouvriers et les paysans. La durée du travail ou les salaires, cela n'intéresse pas les paysans. Avec ce mot d'ordre, on ne peut pas faire grand'chose en France. Alors quoi ? La propagande antimilitariste. Les paysans ne veulent pas du militarisme."

Je me suis dit : naturellement, il est bien compréhensible qu'un camarade qui s'occupe de propagande agraire exagère dans un certain sens, mais tout de même il exagère déjà de trop, parce qu'il néglige, camarades, le caractère de classe de notre Parti. Il met au même niveau le prolétariat et les paysans. N'oublions pas, camarades, que les paysans sont des petits-bourgeois, parfois des petit-bourgeois déclassés, dispersés, arriérés, qui ont une mentalité qui n'est pas la nôtre, qui n'est pas prolétarienne. Les paysans peuvent être entraînés par le prolétariat marchant vers la victoire finale. Mais entraînés seulement.

Il y a en Russie un parti qui nous a toujours attaqués en disant : "Vous, qui ne concevez la classe ouvrière que comme une classe industrielle, vous êtes trop étroits. Vous méconnaissez l'autre moitié, les paysans." C'est le Parti des socialistes-révolutionnaires et sa doctrine.

Alors, ce que nous donne le camarade Renaud Jean, c'est le commencement de la ligne fondamentale de la doctrine des socialistes-révolutionnaires russes. Et vous savez ce qu'il est advenu de ceux-ci.

Or, je le répète, je me disais : "Il ne faut pas exagérer l'importance de ce fait. Il faudrait cependant un acte du Comité Directeur. Car ce n'est évidemment pas l'opinion du Parti, je l'espère, du moins."

Plus tard, j'ai lu dans l'Humanité le compte rendu d'un discours d'un jeune camarade, Auclair, qui a même été temporairement délégué à la propagande, c'est-à-dire qui n'est pas un simple passant, le premier venu .

Ce jeune camarade a défendu l'attitude du Comité Directeur, l'attitude Parti français. Voilà ce qu'il a dit. Je cite l'Humanité :

"Auclair combat la lutte économique de la jeunesse. On s'hypnotise, selon lui, sur la classe ouvrière "dans un pays où les quatre septièmes de la population sont composés de paysans; ce qu'il faut faire d'abord, c'est gagner les couches paysannes." Puis, il s'élève contre "le principe de la thèse qui n'offre que l'avantage d'un retour en arrière et relève du réformisme."

Ainsi, le réformisme, c'est la lutte pour les besoins, pour les intérêts immédiats du prolétariat. Ce qu'il faut faire, c'est gagner d'abord les couches paysannes.

C'est la théorie des socialistes-révolutionnaires, pure et simple. Pure et simple ! Et en réalité, si vous voulez le réformisme pur et simple, c'est cela.

Un danger à combattre

Oui, il y a en France beaucoup de paysans. Je le sais. Ce n'est pas par des résolutions qu'on changera la situation. Mais si l'on veut adapter notre politique aux paysans comme le demande Renaud Jean, qui rejette le mot d'ordre du front unique parce qu'il n'est pas approprié aux nécessités paysannes, si l'on nous dit qu'il faut d'abord s'emparer des couches paysannes, alors, camarades, il y a un courant extrêmement dangereux en France. Et le plus dangereux, c'est qu'on représente cette idéologie petite-bourgeoise, - parce que les paysans sont des petits bourgeois agricoles, - en la couvrant d'un verbalisme révolutionnaire.

On dit :

"Nous ne voulons pas souligner, accentuer les mots d'ordre, les revendications du prolétariat, non parce que nous sacrifions à la paysannerie petite-bourgeoise, - si l'on disait cela, il serait tout à fait évident qu'on trahit le prolétariat consciemment ou inconsciemment, - mais parce que les revendications immédiates, c'est le réformisme. Or, nous voulons une révolution complète et intégrale, et pour la réaliser, il faut les paysans d'abord."

Et les dernières élections cantonales confirment, nous dit Frossard, que nous avons perdu des voix ouvrières et que nous avons gagné des voix paysannes en France. Précisément, c'est le symptôme le plus dangereux de l'évolution du Parti.

Naturellement, camarades, si l'on se rend compte, si l'on remarque tout de suite une telle évolution, on peut très bien redresser le Parti, l'orienter vers les buts de notre programme.

Mais ne pas critiquer, ne pas souligner toute la gravité du problème posé ainsi, le problème de l'opportunisme paysan, c'est une grande omission. Le camarade Auclair, qui reflète quelque chose, parce qu'il est jeune, - et les jeunes répètent souvent, d'une manière plus criarde, ce que de plus âgés disent plus discrètement, - attaque l'Internationale de la manière la plus violente. Maintenant, quand on défend en France la thèse tout a fait révolutionnaire, intransigeante, on attaque toujours l'Internationale qui veut "désarmer", qui veut désarmer les paysans français ! (Rires.)

L'application des décisions

Camarades, nous allons maintenant prendre des décisions très importantes, c'est toute l'Internationale qui est représentée ici, nous sommes ici avec une délégation française très représentative.

Mais jusqu'à présent, quand nous avons pris une décision, même acceptée uniquement par la délégation française, nous avons lu après cela, dans la presse communiste française, que la décision de l'Internationale est basée sur une information absolument incomplète et insuffisante, sur des morceaux d'articles, etc. Ceci est assez important pour mériter quelques preuves.

Voici des articles de mois de mai, postérieurs à la dernière session plénière de l'Exécutif. Voici ce qu'écrit Victor Méric, qui est , si je ne me trompe, encore membre du Comité Directeur !

"On n'épingle que quelques phrases détachées de leur contexte. Et c'est avec ça que vous fabriquez un dossier ? C'est là-dessus que juge l'Exécutif ? Je sais, parbleu, que nos camarades Zinoviev et Trotsky ont d'autres chats à fouetter et qu'ils ne peuvent entrer dans tous les détails; mais je déplore la singulière façon dont ils sont informés."

Dans un autre article :

"J'engage vivement nos camarades Trotsky et Zinoviev, - s'ils ont un peu de loisir, - à lire nos articles soigneusement d'un bout à l'autre, et de ne pas se contenter de phrases détachées, de quelques boutades recueillies habilement, etc."

Et Auclair (ce que les plus âgés disent un peu plus convenablement, les plus jeunes le crient de toute leur voix) :

"A un camarade qui lui fait remarquer que la III° Internationale n'est pas la II°, Auclair oppose que l'Internationale n'a souvent pour renseignements que des ragots."

Ragots, cela signifie bavardages ? Quelque chose comme cela ?

RAPPOPORT. - (Donne le terme russe.)

TROTSKY. - oui, bavardages tout a fait insignifiants, même encore pire, calomnies.

Donc, l'Internationale n'a pour renseignements que des ragots. On le déclare.

Je tiens à vous montrer tout de suite que voici des choses détachées, des articles de Victor Méric. (Il montre des documents.) J'avais constitué un dossier pareil pendant la dernière session de l'Exécutif. On a été assez aimable pour raconter à Méric que j'avais un dossier avec des coupures : que voulez-vous, j'ai des manières bureaucratiques, quand, je trouve quelque chose d'intéressant, je le coupe, avec des ciseaux, puis je le colle. Il y en a qui épinglent, moi je colle...

(Rires). Mais, camarades, comment procéder autrement ?

(interruption) . - RAPPOPORT. - Mais vous n'avez pas de dossier Rappoport...

TROTSKY. - Rappoport est extrêmement prudent. Quand il y a une situation difficile, il est absent pour des raisons tout à fait convenables. (Rires).

Comment on trompe le Parti

Camarades, on raconte, - c'est tout de même bien triste et bien sérieux, - on raconte aux ouvriers français : savez-vous comment sont prises les décisions de l'Internationale ? Quelqu'un donne des extraits détachés, sans signification à Trotsky. Celui-ci est assez bête pour les accepter et pour les citer devant les assemblées de l'Internationale. Et l'Internationale elle-même base ses résolutions sur des ragots. Et après, nous avons à en souffrir, à en supporter les conséquences, nous, communistes français.

Camarades, imaginez un moment un ouvrier français, simple et honnête : que doit-il se dire ? Il doit se dire : "Que diable ! Pourquoi appartenir à cette Internationale ? Quelles raisons avons-nous d'appartenir à une Internationale qui décide à tort et à travers parce que Trotsky n'a pas le temps d'étudier les questions et ne s'occupe des communistes français qu'en passant ? Les autres membres de l'Exécutif sont si ignorants, et non seulement ignorants mais à tel point dépourvus de la plus élémentaire conscience communiste, de la notion du devoir, de l'honneur, que l'Exécutif vote, sans savoir de quoi il s'agit". C'est Victor Méric membre du Comité Directeur, qui dit cela et qui demande que je lise ses articles d'un bout à l'autre.

Or, je vous prie, camarade français, présents ici, de dire aux ouvriers français qu'on les trompe déloyalement, qu'on les trompe sans honnêteté. Nous lisons les articles qu'il faut lire, quand nous avons quelque chose à dire dans cette assemblée qui est la plus haute pour nous tous, nous lisons les articles d'un bout à l'autre, même avec le risque de n'y rien trouver comme quelquefois dans les articles de Victor Méric.

Et nous adressons un reproche à nos camarades français qui ne nous défendent pas, c'est-à-dire qui ne défendent pas les décisions de l'Internationale et l'Internationale elle-même. Est-ce que l'Humanité, est-ce que l'Internationale disent aux ouvriers français : on vous trompe, on vous ment, l'Internationale Communiste ne base pas ses décisions sur des ragots ? Elles ne le disent pas.

L'information de l'Internationale

Après cela, on nous écrit, on nous dit qu'il y a un certain courant anti-moscovite à Paris. Pour ma part, je m'étonne de la grande patience des ouvriers français, qui ne serrent pas les poings en les montrant à Moscou ! Si l'on informe ainsi les ouvriers français, quelle idée peuvent-ils avoir de l'Internationale, de l'Exécutif ? Est-ce que l'Humanité polémique avec le Journal du Peuple ? Non, parce que ce n'est qu'une mouche, ce n'est rien. On ne fait pas de polémique avec ce journal, on se contente d'y collaborer. Et ce journal est la source où les ouvriers français puisent leurs renseignements sur l'Internationale : car de telles accusations se répandent tout de suite. Nous connaissons un peu la psychologie, la mentalité humaines. Quand on dit que les résolutions sont prises selon des ragots et que cela n'est pas démenti par le Comité Directeur ou quelques membres autorisés, cela se répand tout de suite. Est-ce qu'on peut respirer dans une atmosphère pareille ? Non.

Et nos renseignements ?

L'Internationale est composée de différents partis, dispersés sur le globe, et la topographie s'oppose beaucoup à la connaissance absolue et complète des choses : mais la faute en incombe au monde physique, et non à la III° Internationale. Et bien ! Est-il possible de s'informer mieux que le fait la III° Internationale ? Qu'avons-nous comme informations ? Nous avons d'abord des journaux. On dit souvent, surtout notre camarade Sellier : des journaux, des articles, cela ne compte pas. Mais ce sont tout de même des journaux communistes qui reflètent la vie du Parti. Pas suffisamment, dit-on. Oui. Mais si l'on a quelque expérience de la vie politique et du Parti, on discerne les rapports entre la vie de la masse et la physionomie des journaux, on reconstitue ces rapports . Vous avez eu, en France, un grand savant Cuvier, qui avec un os a reconstitué le squelette d'un animal.

Or, nous n'avons pas seulement un os (la petite coupure). En lisant jour par jour les journaux du Parti, on reconstitue au moins un peu la vie du Parti, la vie de la masse. Et si les journaux sont faits de telle sorte qu'ils ne reflètent pas ou trop peu la vie du Parti, c'est encore une caractéristique de la vie du Parti.

Et puis, avons-nous seulement des journaux ? Non, nous avons des rapports du Comité Directeur, des rapports des délégués français, des rapports des délégués de l'Exécutif. Nous avons envoyé, au nom de l'Exécutif, Humbert-Droz, Bordiga, Valetsky. Il y a eu aussi un camarade des jeunesses, jeune, mais très solide, qui nous a envoyé le rapport sur le Congrès de Montluçon. Est-ce que nous n'avons pas entendu le discours très habile de notre camarade Frossard ? Est-ce que nous n'avons pas causé avec le camarade Sellier ? Et auparavant avec Cachin, avec Renoult ? Est-ce que nous ne sommes pas accessibles aux arguments, aux faits ? Mais donnez-les, donnez-les ! Et si vous dites, malgré tout cela, malgré la représentation permanente, malgré les délégués envoyés de France, malgré les rapports du Parti, que néanmoins cette Internationale ne comprend rien, qu'elle base ses résolutions sur des ragots et des coupures isolées et dépourvues de sens, qu'est-ce qu'il nous reste à faire ? Quelles manière de procéder nous conseillez-vous, chers camarades ?

J'insiste sur ce fait que si l'on veut vraiment mettre en pratique une décision, il faut que cette décision ait une autorité en France. Pour cela, il faut en finir avec la légende absolument déloyale qui présente aux ouvriers français les décisions votées ici comme prises à la légère ou inconsciemment.

Les fautes des bolcheviks

On dit que nous avons commis des fautes, surtout le Parti russe. "Quand on a reconnu (c'est Verfeuil qui écrit cela) des erreurs du point de vue de la politique gouvernementale proprement dite, on peut bien avouer qu'on s'est trompé sur un certain nombre de points, en ce qui concerne l'action socialiste internationale."

Oui, mais il n'y a qu'un seul Parti Communiste qui soit au Gouvernement, qui soit dans la possibilité de commettre des fautes gouvernementales c'est le Parti russe. Mais il y a l'Internationale tout entière qui n'est pas une simple formule, qui est vraiment formée de partis vivant et luttant.

Nous avons commis des fautes gouvernementales, - je l'ai déjà dit devant l'Exécutif, - oui, beaucoup, et je serai heureux de trouver le loisir de les énumérer et de les caractériser pour les ouvriers de l'Europe, parce que les autres Partis seront demain ou après-demain dans notre situation et il faut faire tout pour leur faciliter la tâche et leur donner la possibilité de ne pas répéter nos fautes.

Mais, tout de même, il y a une différence entre les fautes gouvernementales commises par le Parti qui, le premier, s'est emparer du pouvoir, et les fautes rituelles, les fautes bien connues, les fautes numérotées, cataloguées depuis des décades commises dans le Parti français. On les connaît très bien, les fautes de Renaud Jean, de Verfeuil, de Pioch, de Méric, comme la faute qui consiste à ne pas remarquer les fautes chez notre camarade Rappoport et ses amis. (Rires).

Ces fautes sont, je le répère, rituelles, bien connues, et on ne peut les comparer à nos fautes gouvernementales. Mais, si fautes il y a, dites lesquelles, dites lesquelles !

Qui a vu clair ?

Camarades, - et je m'adresse aux camarades français, en première ligne à Sellier qui dit, qui confirme d'ailleurs loyalement que nous basons trop nos résolutions sur des journaux, des articles, etc. et en somme que nous ne sommes pas capables, que nous n'avons pas la possibilité de puiser dans la vie même du prolétariat français, - je me souviens que lors de la discussion du front unique, j'ai dit dans mon exposé : on peut partager les Partis Communistes en trois groupements : Le premier comprenant les Partis sans influence matérielle importante, le deuxième comprenant ceux dont l'influence est prépondérante, le troisième comprenant les Partis intermédiaires.

Les délégués français ont affirmé : dans le domaine politique, nous sommes en position de force dominante, les dissidents n'existent plus. C'est ce qu'ont dit Marcel Cachin, Renoult, et aussi le camarade Sellier.

Or, j'ai été influencé par cette affirmation au point que je n'ai pas insisté sur le vote de thèses que j'avais préparées. Je les ai publiées seulement à titre personnel. Je me suis dit : Il faut être prudent, il ne faut pas encore proposer de voter...

(Interruption). - RAPPOPORT. - Vous m'avez reproché aujourd'hui la prudence...

TROTSKY . - Dans une autre direction, camarade, dans une autre direction précisément contraire (Rires).

Voici, camarades, ce que j'ai écrit dans les thèses que le Bulletin Communiste a publiées :

"Les dissidents peuvent, dans certaines circonstances, être un facteur contre-révolutionnaire à l'intérieur même de la classe ouvrière, beaucoup plus important qu'il ne paraît, si nous ne les jugeons que par la faiblesse de leur organisation, du tirage et du contenu idéologique du Populaire."

(je ne lis pas tout parce que c'est trop long).

Plus loin :

"Si l'on considère l'organisation du Parti comme une armée active et la masse ouvrière non organisée comme ses réserves et si l'on admet que notre armée active est trois ou quatre fois plus forte que l'armée active des dissidents, il se pourrait encore que, dans certaines circonstances, les réserves se répartissent entre nous et les social-réformistes dans une proportion bien moins avantageuses pour nous."

Cette idée est développée plus loin encore :

"Les réformistes dissidents seront les agents du bloc des gauches dans la classe ouvrière. Leur succès sera d'autant plus grand que la classe ouvrière sera moins touchée par l'idée et la pratique du front ouvrier unique contre la bourgeoisie, etc."

Aveux de contradicteurs

Si vraiment les jugements que nous exprimons ici sont tellement superficiels, alors vous devez expliquer le malentendu survenu entre nous et les camarades qui combattent l'idée du front unique. Nous avons dit : Il ne faut pas se laisser tromper par les apparences; l'organisation des dissidents est trois fois plus faible que la nôtre parce qu'elle ne représente que la faiblesse, l'incapacité, les préjugés de la classe ouvrière. C'est pourquoi le pourcentage d'organisés parmi les communistes est plus grand que parmi les dissidents.

Ceux-ci exploitent la bêtise, qui est immense dans les couches profondes du peuple opprimé, et à cette source de bêtise, ils pourront puiser en période électorale.

Voilà pourquoi l'idée du front unique ne se caractérise pas par la relation des forces des organisations. Il faut une mesure de grande envergure, d'une envergure vraiment historique pour en apprécier la valeur.

Je le répète, le camarade Frossard a reconnu ici que ses camarades et lui n'ont pas apprécié suffisamment la force encore existante des dissidents dans la masse ouvrière. Les dissidents ont obtenu dans le Nord, région ouvrière, plus de voix que nous. Cela prouve que l'argument le plus important donné par les camarades français contre le front unique est tout à fait faux; car c'était leur grand argument : nous n'avons plus rien à faire avec les dissidents, qui sont quantité négligeable.

Vous vous êtes trompés.

Dans les thèses que j'avais formulées en consultant quelques amis de l'Exécutif, et non pas seulement d'après ma pensée individuelle, je soutenais que les dissidents ne sont pas une quantité négligeable. Quand j'ai consulté le camarade Zinoviev, il m'a dit : "Il est bien difficile d'affirmer qu'ils représentent une force réelle, quand les camarades français le nient."

Alors je n'ai pas proposé des thèses. Je les ai publiées sous ma propre responsabilité, dans le Bulletin Communiste. Mais maintenant, la vérité de ces thèses est tout à fait démontrée par les faits.

La discipline

Aussi, nous pouvons dire aux ouvriers français qu'ils sont trompés par ceux qui leur disent que nous prenons nos décisions avec légèreté. Et le fait qu'on avance de pareilles affirmations devant le prolétariat français nous explique suffisamment l'indiscipline envers l'Internationale. La discipline est une chose assez sévère. Quand on n'est pas d'accord dans des cas exceptionnels, on se soumet en se disant : ce qui nous lie est beaucoup plus important que ce qui nous divise. Quand on n'est pas d'accord fréquemment, cela peut prouver que l'organisation est hétérogène. Mais quand il y a des divergences et qu'il se trouve des camarades pour affirmer que ces divergences surgissent du fait qu'à Moscou, on fait des coupures, sans signification, sans raison d'être que les divergences s'expliquent par les fautes permanentes de Moscou, alors les ouvriers doivent se dire : "Mais pourquoi se soumettre, pourquoi s'incliner ?".

C'est ainsi que la discipline se disloque de haut en bas.

Dans la question du front unique, nous avons eu une discussion bien ample, ici, dans cette même salle. A la fin de cette discussion, Daniel Renoult a déclaré :

"Nous avons déjà dit que nous apportions dans cette discussion un parfait esprit de discipline. Nous avions le droit et le devoir de défendre notre point de vue, notre opinion, de la façon la plus catégorique ; mais nous sommes des soldats disciplinés de l'Internationale, et par conséquent, quelles que soient les décisions que vous prendrez, nous nous y soumettrons comme notre devoir communiste nous oblige à le faire."

Voilà un langage courageux d'un soldat de la Révolution.

L'action de Renoult en France

Mais, camarades, Renoult est revenu en France. Certes, je peux comprendre que quelqu'un prenne un engagement superficiel à la légère, et qu'après il soit incapable de le réaliser. Dans ce cas, il y a une faute, mais pas toujours la preuve du manque de bonne volonté. On pourrait dire que c'était le cas avec l'exclusion de Fabre : on a pris un engagement, on ne l'a pas réalisé.

Mais avec le front unique, il y a eu une discussion, une discussion passionnée, un discours de Daniel Renoult, des déclarations bien solennelles et pathétiques, "soldats de la Révolution", "devoir communiste", "nous nous soumettrons", etc. Puis, dans une série d'articles de tête, - je n'en citerai que quelques-uns pris dans l'Internationale, - dans le journal dirigé par Daniel Renoult, vous trouverez des citations du Journal du Peuple (qui devait être exclu avec l'approbation Renoult), extraits écrits par exemple par Verdier, ancien membre du Parti, qui lui a tourné le dos en insultant en même temps l'internationale.

Daniel Renoult a pris l'engagement d'exclure le Journal du Peuple avec ses Verdier, ses Fabre et toute leur clique. Et en attendant l'exclusion, il cite ou laisse citer Verdier dans son journal, quand Verdier écrit contre l'Internationale dans la question du front unique.

A propos du voyage du camarade Frossard à Berlin[2], le Comité Directeur, qui n'est pas une assemblée tumultueuse ou improvisée de la rue, a voté une résolution qui dit : "Le Comité Directeur, en présence du télégramme invitant le citoyen Frossard à se rendre le 5 à Berlin et le 9 mai à la conférence des Neuf, décide qu'à titre exceptionnel le citoyen Frossard pourra se rendre à cette invitation."

Ont voté contre cet ordre du jour : Dondicol, Méric et ...Renoult.

Est-ce que vous croyez que Renoult a voté contre les mots "à titre exceptionnel " ? Qu'il a voulu qu'on se soumette toujours et non pas par exception ? Pas du tout. Il n'a pas voulu qu'on se soumette, même par exception. Il n'a pas voulu que Frossard aille à Berlin pour réaliser la résolution à propos de laquelle il a déclaré : "Nous nous soumettrons", "soldats disciplinés", "devoir communiste", etc.

Pourquoi cet acharnement ?

Puis, voici le débat sur le fameux rapport "moral " de Pioch, à la Fédération de la Seine. Il ne s'agit pas du front unique. Mais notre champion de la discipline paraît au Congrès de la Fédération, et il invite le Congrès à voter, à titre de manifestation, contre le front unique. Et à un moment où il ne s'agit pas de cela, mais d'autre chose.

Or, camarades, ce n'est pas la situation d'un membre du Comité Directeur, membre de la délégation du Parti à Moscou, qui a trouvé à son retour en France une mentalité du Parti contraire à l'orientation de l'Internationale et qui dit : "Je ne puis rien faire, on est malgré moi très hostile à la décision de l'Exécutif."

Non, c'est lui, c'est Renoult l'initiateur, c'est lui qui provoque à chaque occasion une bruyante manifestation de haine contre ceux de Moscou, qui basent leurs résolutions sur des ragots et qui, en même temps, veulent "désarmer " le prolétariat français. Pourquoi voulons-nous le désarmer ? Ah ! l'explication, cherchez-la dans le Journal du Peuple. Parce que les ouvriers français cherchent tout de même une explication. Est-ce que l'Humanité leur donne cette explication ? Non. Qui leur donne cette explication ? Le Journal du Peuple ? Que dit celui-ci ?

Il dit que les bolcheviks veulent le front unique parce que la situation de l'Etat russe est bien compromise, qu'ils cherchent alors à se rapprocher de Vandervelde et de Scheidemann qui disposent d'armées, de forces, de finances, de crédits, etc. Ils cherchent à se rapprocher, mais leur manigance ne réussira pas. Je pourrais donner une dizaine de citations à l'appui de cette thèse. Alors, je dis qu'il y a là un partage du travail. On dit :

"l'Internationale prend des résolutions qu'on ne peut pas appliquer. L'Internationale veut désarmer. Renoult, le soldat de la discipline, vient à la Fédération de la Seine et propose une protestation à titre de manifestation contre le front unique. Et dans le Journal du Peuple, on donne l'explication. Ce n'est pas l'Internationale Communiste qui a eu l'idée de la tactique du front unique, c'est l'Etat russe, qui, pour ses besoins nationaux, a inventé cette idée. On l'a inventée dans le Commissariat des Affaires étrangères pour sauver la situation internationale de la Russie. "

Camarades, je m'étonne de nouveau que des ouvriers français acceptent d'appartenir à notre Internationale, dans de telles conditions. J'admire leur patience, mais il est évident que cette patience a des limites.

Une résolution de la Seine

Il y a de la logique dans tout cela. Je ne parle pas de cas occasionnels exceptionnels. Voici encore une résolution, votée au mois de mai par la Fédération de la Seine, résolution élaborée dans une commission dont les membres sont Méric, Renoult et Heine (je ne cite pas les autres, ils sont moins connus). Ce sont les représentants de trois tendances : Méric, c'est la droite, suffisamment prononcée; Renoult, c'est le centre du Comité Directeur; Heine, c'est la soi-disant extrême-gauche. N'oubliez pas que la Fédération de la Seine appartient à l'extrême-gauche et qu'elle a eu tout de même longtemps comme secrétaire fédéral, Pioch, qui appartient à l'extrême-droite. (Rires). Les extrêmes se touchent, on le sait très bien. La résolution est celle du bloc des trois tendances opposées à la tendance de gauche, représentée par Rosmer, par Amédée Dunois, par Treint et d'autres camarades qui ont signé une autre résolution conforme à l'esprit de l'Internationale.

Et voici la résolution de ce bloc. Je ne puis malheureusement pas la lire entièrement ici. Elle est un grand fait politique, et si l'on nous dit : "Oh ! vous donnez trop d'importance aux résolutions." Je répondrai :

"Camarades, nous voulons changer le monde, nous voulons changer le monde ! La condition préalable est la netteté d'idées, la netteté de la conscience théorique et politique du Parti de la Révolution. S'il n'y a pas cela, je ne comprends pas pourquoi nous nous sommes séparés des dissidents, pourquoi nous ne faisons pas cause commune avec les anarchistes."

Cette résolution, votée par le bloc des trois tendances, qui sont toutes opposées à l'Internationale Communiste, constate la crise du Parti. Cette crise est liée aux variations souvent assez brusques, et dont les raisons échappent parfois à la masse, de la tactique préconisée par l'Exécutif de l'Internationale.

Ainsi, la crise de recrutement, la crise en général dans le Parti français comme d'ailleurs dans d'autres partis (ce qui est dit dans le texte) est liée, c'est-à-dire est causée, par la capricieuse Internationale, par ses changements brusques, dont le sens échappe aux masses ouvrières.

Plus loin, on attribue la crise au changement de tactique, au front unique. Or, la crise a commencé avant qu'on ait développé l'idée du front unique. On peut dire, au contraire, que c'est l'arrêt du recrutement du Parti français, non seulement du Parti français, mais d'autres partis, qui a poussé l'Internationale à développer l'idée du front unique, déjà formulée dans les résolutions du III° Congrès. Parce que le front unique, c'est la possibilité de marcher sur une large voie politique.

Le fédéralisme parisien

Malgré cela, la résolution commence par attribuer la crise à l'internationale Communiste. On n'en cherche pas les raisons, par exemple, dans la Fédération de la Seine. Cette Fédération est une organisation tout à fait exceptionnelle. Elle est basée sur le principe fédératif : cela veut dire que chaque section, sans égard aux effectifs, est représentée à l'organisme central par un délégué. Il y en a ... (Interruption) . -

RAPPOPORT. - 85.

SELLIER. - 90.

TROTSKY. - A peu près une centaine. L'organisme dirigeant compte une centaine de délégués de sections très différentes par leur nombre d'adhérents. Naturellement, assistent aux séances, une fois, une trentaine de camarades d'une certaine tendance, une deuxième fois, une vingtaine d'une autre tendance, une troisième fois, d'autres camarades sans tendance... Aucune continuité, aucune ligne directrice ! C'est un chaos, un gâchis complet. Et quand on en parle aux camarades français du Comité Directeur, quand j'en ai parlé à la délégation française, il y a trois mois, tout le monde l'avoue, sauf le camarade Métayer, qui n'a pas voulu le reconnaître, parce qu'il est partisan du système. Mais tous les autres en conviennent.

Mais à Paris, on fait le bloc, pas contre la bourgeoisie, mais contre l'Internationale. Cette organisation bizarre devient sacro-sainte. C'est Daniel Renoult, Victor Méric et Heine qui disent :

" Cette organisation, d'inspiration soviétique, est parfaitement légitime dans un Parti qui se réclame des origines mêmes de la Révolution russe, etc."

Soviets russes et statuts français

De même, il nous avait dit, notre camarade Métayer : "Mais, votre République aussi est fédérative !" Oui, notre République est fédérative, mais pas le Parti ! Le Parti, c'est l'instrument pour aboutir à la République fédérative. La scie est tranchante, mais la planche qu'on fait avec la scie ne l'est pas ! L'instrument et le produit créé au moyen de cet instrument sont des choses tout à fait différentes. L'Ukraine est indépendante, l'Azerbeidjan, la Géorgie, sont indépendantes. Mais croyez-vous que les communistes de ces pays sont indépendants ? Mais ils sont aussi soumis à la discipline du Parti que les communistes de Moscou. Notre organisation est centralisée au plus haut point. Croyez-vous que nous pourrions résister sans cette centralisation ?

Le fédéralisme d'Etat c'est une concession nécessaire, d'une part à certaines revendications culturelles, d'école, de langage et d'autre part aux préjugés nationaux de la petite-bourgeoisie du village comme de la ville. C'est une concession. Nous pouvons et nous sommes obligés de faire des concessions à la petite-bourgeoisie dans l'Etat, mais pas de lui faire des concessions dans notre Parti ! Notre Parti reste tout a fait centralisé.

Or, des camarades français nous disent : "L'organisation fédérative de la Seine est une copie de la République fédérative, cette institution sacro-sainte"; Camarades, je ne me tairais pas si je rencontrais un ouvrier français qui me parlerait ainsi. Je lui dirais : "Mon ami, tu te trompes, il y a une différence de principe dans la constitution du Parti et dans celle de l'Etat, le premier devant créer le second .". Je lui expliquerais. Mais ce n'est pas ce que fait le camarade Daniel Renoult qui, pourtant, le comprend. Ni Victor Méric, qui devrait le comprendre. Daniel Renoult avait avoué ici : c'est une organisation absolument inacceptable, impraticable, qui désorganise la vie communiste à Paris. Mais il dit le contraire dans la résolution, et tout cela pour faire bloc avec la droite et l'extrême-gauche contre la gauche communiste.

A propos d'un remarquable article de Treint

Puis la résolution dit :

"Dans ces conditions, il est impossible que les oppositions qui existaient alors entre les révolutionnaires et les réformistes puissent disparaître ou même s'atténuer. C'est pourquoi la Fédération de la Seine repousse les applications de la tactique du front unique et condamne le néo-réformisme présenté par certains camarades comme une application du front unique".

Ainsi, on dit que les divergences entre les réformistes et les révolutionnaires ne peuvent pas s'atténuer.. Puis on dit que quelques camarades, sans les nommer, car on imite ici le camarade Rappoport avec ses éléphants on dit simplement : quelques camarades...

(Interruption, bruit)

(Interruption). - FROSSARD. - Si vous permettez un mot, c'est une réponse à l'affirmation du camarade Treint suivant laquelle, dans les circonstances actuelles, la réforme est l'équivalent de la révolution.

TROTSKY. - J'ai lu l'article du camarade Treint paru dans la Correspondance Internationale sur le front unique et je vous dis, camarades, que le meilleur article en langue française, paru jusqu'alors, c'est celui du camarade Treint, et je vous conseille à tous de le lire. Je ne peux pas, naturellement, prendre la responsabilité de tout ce qu'a pu dire ou écrire le camarade Treint. Mais nous parlons en ce moment du front unique, et Treint a écrit un excellent article qui expose bien clairement la situation dans la Correspondance Internationale.

Je connais très bien le procédé par lequel pour attaquer l'Internationale Communiste, on choisit comme cible quelqu'un qui défend les idées de l'Internationale. Camarade Frossard, c'est un procédé très connu, et trop pratique actuellement en France.

Je ne prétends prendre la défense ni du camarade Souvarine pour ce qu'il dit et écrit, ni du camarade Treint, ni de moi-même, qui ai commis aussi assez de fautes dans ma vie. Pour l'instant il s'agit d'une question déterminée très importante : le front unique. Au lieu d'attaquer directement l'Internationale, on l'attaque en disant : quelques camarades.. (on ne dit pas que Treint)... nous présentent un néo-réformisme sous la forme du front unique. Or, ce n'est pas vrai.

Encore le Front Unique

Auclair dit que c'est un retour en arrière vers le réformisme que de mettre en avant les revendications ouvrières. Il faut d'abord gagner les couches paysannes. C'est la même mentalité. Nous sommes contre le front unique. Pourquoi ? Parce que nous n'avons rien à faire avec les chefs réformistes . En réalité, on couvre toujours le réformisme réel d'une phraséologie révolutionnaire.

Plus loin la résolution dit :

"La Fédération de la Seine préconise la création de Conseils d'ouvriers et d'employés dans les usines, les ateliers, etc. C'est de ces Conseils qu'est sortie la Révolution prolétarienne de Russie... L'unité de la classe ouvrière se réalisera ici, sur le terrain même du travail, loin des chefs réformistes qui n'y ont pas accès. Les communistes et les syndicalistes révolutionnaires animeront la masse des travailleurs, comme firent en 1905 et 1917 les bolcheviks dans les Soviets russes".

Voilà ! En d'autre termes, nous sommes contre le front unique contre la collaboration avec les chefs réformistes, pour les Soviets avec le principe fédératif, pour les Soviets pour animer la grande masse, à l'exemple des bolcheviks dans les Soviets !

Mais, camarades, d'où sont-ils venus, ces Soviets ? Est-ce que ce sont les bolcheviks qui les ont créés ? Mais nous n'étions à l'origine dans les Soviets qu'une minorité, une quantité négligeable. Naturellement, nous avons lancé le mot d'ordre des Soviets. Mais que représentions-nous, qu'étions-nous dans les Soviets ? On nous laissait prendre la parole moins facilement que l'accorde le Président du Tribunal Révolutionnaire à Vandervelde et aux accusés. Qu'étions-nous au Soviet de Moscou ? Un petit groupe d'accusés. Et qui dirigeait ? Les mencheviks, les socialistes révolutionnaires.

Mais le Soviet, c'était la forme la plus adéquate du front unique, au commencement de la Révolution. C'est la masse qui nous a imposé cette formule du front unique et nous l'avons acceptée, et non seulement acceptée, mais encore nous nous sommes jetés dans ces Soviets, comme minorité, avec la certitude que nous vaincrions nos adversaires, et nous avons réussi.

Les masses et les chefs

Or, on nous dit : "Nous n'avons rien à faire avec le réformistes et leurs chefs. Nous voulons des Soviets ou les chefs n'auront pas accès." Mais, comment ? Est-ce que vous disposez de la classe ouvrière tout entière ? Est-ce que vous pouvez interdire aux ouvriers d'envoyer aux Soviets les hommes qui ont leur confiance ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Je n'y comprends rien.

Puis ont dit : "Nous faisons comme les Russes en 1905 et en 1917". Etes-vous en 1905 ou en 1917 ? Je crois que vous êtes dans l'époque préparatoire, dans l'intervalle entre ces deux années, entre ces deux révolutions. Est-ce qu'il y avait des Soviets révolutionnaires dans cet intervalle, en Russie ? Non, qu'est-ce qu'il y avait ?

Il y avait notre propagande communiste, notre organisation, notre action et nos tentatives de créer l'unité d'action, l'unité de front prolétarienne. C'était notre préparation à la grande unité pour le moment décisif où surgissent les Soviets.

Est-ce que vous croyez qu'au moment où la masse recevra la poussée historique, le front unique sera évité ? Mais il se réalisera quand même, il se réalisera inopinément pour vous. Vous serez forcés de l'accepter sans préparation.

Naturellement, post factum, vous vous adapterez au fait, vous trouverez votre chemin dans ce front unique : mais il vaut mieux prévoir, préparer et diriger que se laisser surprendre par les événements, il vaut mieux être les précurseurs de cette idée, de cette action, que ses suiveurs .

Vraiment, on ne peut pas mieux compromette l'idée des Soviets qu'en la propageant comme la résolution de la Fédération de la Seine.

Toujours la discipline

La résolution dit encore que

"le Parti français a toujours affirmé son esprit de discipline (naturellement). Mais cette discipline ne doit pas être comprise d'une façon étroite, les Partis se bornant à enregistrer les décisions de l'Exécutif".

En d'autres termes la discipline, en général, est une chose excellente, mais pas dans notre maison, pas dans la III° Internationale, où l'on nous force à enregistrer les résolutions de l'Exécutif, prises d'ailleurs d'accord avec nos délégués, sauf sur une seule question : celle du front unique, où, après la discussion nos représentants ont fait une déclaration de discipline ! Et l'on finit en exprimant un espoir :

" Elle espère (la Fédération) que c'est ainsi, par une orientation à gauche, que le IV° Congrès révisera les décisions actuelles de l'Internationale sur la question du front unique."

Ainsi, il y a l'orientation à droite, celle de l'Internationale Communiste, et l'orientation à gauche, celle de Victor Méric, le collaborateur de Fabre ! Celle du camarade Renoult, qui reproduit dans son journal les passages les plus instructifs du Journal du Peuple ! Celle du camarade Heine, qui veut copier l'organisation fédérative de la République soviétique !

Passons à la question syndicale.

Le Parti et les syndicats

Le camarade Frossard a fait un pronostic assez optimiste. Et nous sommes tous, naturellement, enthousiastes de la perspective qu'il nous a dessinée. J'espère sincèrement qu'elle se réalisera, mais ce succès est vraiment un peu inattendu.

Comment prépare-t-on ce changement ? Les ouvriers ne le voient pas. La presse devrait pourtant refléter un peu ce processus. On ne voit rien ! J'ai, pour ma part, suivi les symptômes qui caractérisent les rapports entre le Parti et le mouvement syndical.

Nous avons beaucoup insisté, lors de la conférence de l'Exécutif élargi, sur la nécessité de changer l'attitude du Parti dans la question syndicale. Nos camarades français ont dit : "Oui, il y a encore un certain manque d'énergie dans l'application, mais cela ira mieux à l'avenir."

Puis j'ai lu l'article du camarade Frossard sur la question, où il dit :

"La politique habile et prévoyante de Jaurès empêcha que l'irréparable ne se produisit entre ces deux forces prolétariennes, l'une politique, l'autre économique, si également nécessaires et au fond si étroitement solidaires. Longuet ne nous reprochera pas, je pense, de reprendre à notre compte la politique de Jaurès."

Camarades, il y a là une direction absolument contraire aux résolutions de nos Congrès Internationaux, à notre programme aux résolutions de Marseille.

C'est une direction assez nette : la tradition jauressiste. Nous connaissons bien les grandes qualités, le génie puissant de Jaurès. Même dans sa tactique syndicale, son grand génie se manifeste, car cette tactique était tout à fait appropriée, tout à fait adéquate à la situation créée par le socialisme-réformisme patriotard et national d'un côté et par le syndicalisme anarchisant de l'autre. Il n'y avait pas alors de possibilité pour notre tactique. Le prolétariat réagissait contre l'hypocrisie démocratique par le syndicalisme. Le Parti était inféodé au parlementarisme. Alors le Parti, par la bouche éloquente de Jaurès, disait : "Indulgence pour cette impatience du prolétariat : cette haine, cette obstruction contre le Parti, c'est un fait historiquement acquis, il faut le prendre comme il est, n'y touchez pas."

D'autre part, les hommes qui guidaient les éléments syndicalistes (et qui se révélèrent depuis comme des traîtres, qui exploitaient alors les sentiments vraiment révolutionnaires de la classe ouvrière française, les Jouhaux et Cie, se disaient : "Nous sommes contre le Parlement, mais puisque les parlementaires ne touchent pas à notre domaine syndical, on peut diviser le travail, il y aura une certaine entente tacite entre nous et le Parti socialiste parlementaire. Voilà la tradition jauressiste."

Est-ce que nous pouvons l'accepter ? Jamais !

Le rôle du parti

Notre Parti, c'est la conscience et la volonté du prolétariat dans toutes ses actions, sur tous les domaines. Nous pouvons être faibles, et c'est pourquoi nous cédons de la place à d'autres, mais nous luttons pour entraîner toute la classe ouvrière et pour la conduire dans sa lutte.

Comment pourrions-nous le faire sans nous présenter dans chaque arène, devant chaque auditoire avec notre drapeau, avec le drapeau que nous ne cachons jamais ?

On dit :

"Nous partageons le travail, l'organisation syndicale est autonome, elle n'est pas soumise à l'autorité du Parti.

Il est bien évident, en effet, que, puisque nous ne sommes pas la majorité, cette organisation est indépendante. Mais nous, comme Parti, dans nos groupements, dans les syndicats, au Parlement, dans la presse, partout, nous sommes une organisation d'idées, d'action centralisée, nous sommes partout le Parti Communiste, la volonté de révolution communiste.

Et je ne comprends pas comment, nous pourrions accepter la tradition jauressiste. Elle est absolument contraire à notre programme, à notre tactique. Je m'étonnerais donc que nous aboutissions, à Saint-Etienne, à un résultat conforme à notre méthode sous l'influence d'une idéologie contraire à cette méthode.

Frossard nous a dit :

"Ce sont des communistes qui, par leur dévouement, par leur travail, acquièrent les postes responsables dans le mouvement syndical."

Je le comprend très bien. Toutes les lettres que nous recevons de France, lettres privées et lettres officielles, présentent les ouvriers français comme les meilleurs éléments de l'Internationale, et par exemple, une lettre du Congrès de la Jeunesse à Montluçon. Chaque Parti peut envier le Parti français d'avoir ces éléments ouvriers excellents des Jeunesses ou des Sections.

Or, je dis que, naturellement, ces éléments dans les syndicats et partout gagnent la confiance de la classe ouvrière. Ils prennent des postes responsables. Mais sont-ils guidés par le Parti dans leur travail ? Considérons deux fractions, la fraction Rosmer et la fraction Monmousseau. Celle-ci (La Vie ouvrière) a une longue tradition de syndicalisme anarchisant, mais pourtant se rapproche de nous. Elle compte des éléments excellents. Rosmer est sorti de ce groupement, Monatte y est resté, mais nous avons l'espoir qu'il marchera dans l'avenir avec nous. Mais les meilleurs adhérents de Monmousseau sont pour la plupart des communistes, des membres de notre Parti. Alors les éléments communistes, c'est-à-dire ceux de la fraction Rosmer qui est encore assez faible, ceux de la fraction Monmousseau, plus les communistes anarchissants, les communistes opposés à la discipline du Parti sont la majorité.

Est-ce que c'est un fait compréhensible ?

Le Congrès de Saint-Etienne

On nous dit : "Vous devez connaître l'histoire du mouvement ouvrier français". Naturellement, les camarades français la connaissent beaucoup mieux que moi. Mais, tout de même, je la connais un peu. J'ai commencé à me mouvoir à Paris avec Monatte, Rosmer, etc. J'apprécie beaucoup le groupement syndicaliste, je connais ses tendances. Il était formé avant la guerre d'éléments très révolutionnaires, et d'ailleurs il en reste quelque chose. Je peux les ménager, le Parti doit les ménager, il doit procéder envers eux très prudemment. Quand il s'agit de syndicalistes qui représentent la tradition syndicaliste, qui ont des préjugés contre mon Parti, je m'approche d'eux graduellement, j'ai de la patience, et non seulement, je suis politique, mais aussi un peu pédagogue envers eux.

Mais il y a des communistes membres de mon Parti qui changent d'idées quand ils entrent dans les syndicats. Ils deviennent syndicalistes et adhérents à la Vie Ouvrière. Et je ne sais si nous gagnerons ainsi le mouvement syndical ou si c'est le syndicalisme révolutionnaire qui gagnera notre Parti.

Nous avons eu l'exemple de Verdier et Quinton. Quand nous demandions : "Que font ces Verdier et ces Quinton ? Ils écrivent des choses absolument inadmissibles", on répondait : "Ce sont des membres du Parti." Mais en quoi cela consiste-il ? Ils ont leur carte du Parti. Ils se sont couverts de l'autorité du Parti Communiste quand la révolution mondiale paraissait imminente. Ils ont fait une politique contraire au communisme dans les syndicats. Après s'être installés dans les syndicats, ils ont jeté leur carte du Parti, ils continuent le même travail contre le Parti, tout en se débarrassant de leur carte. Mais il nous reste encore des sous-Verdier et des sous-Quinton. Est-ce que c'est admissible et voulez-vous en finir ?

Je crois qu'il faut insister sur cette question. Le Congrès de Saint-Etienne[3] aura lieu bientôt. Il faudra y faire ce qu'on fait partout dans un Congrès syndical. Il faudra convoquer la fraction communiste du Congrès, sous la direction de représentants du Comité Directeur du Parti, dresser la liste des délégués communistes. Celui qui a sa carte doit venir dans telle salle, à telle heure ; et là-bas, le Comité Directeur ou ses représentants, avec cette fraction, établit le programme d'action pendant le Congrès. Fera-t-on cela, oui ou non, à Saint-Etienne ?

Il faudra établir le programme d'action en ménageant les préjugés des syndicalistes anarchisants mais pas en s'adaptant à la personnalité d'un Verdier ou d'un Quinton. Mais les communistes doivent se soumettre à leur Parti, à ses résolutions. Ils doivent voter la résolution d'adhésion sans réserve a l'Internationale Syndicale Rouge.

Et je demande : "Le délégué au Congrès syndical, membre du Parti, qui aura agi contre les décisions de son Parti, sera-t-il exclu du Parti, ou non ?" Voilà la question que je pose.

Notre conférence tout entière doit poser cette question, insister pour obtenir une réponse tout à fait nette et inscrire cette réponse dans sa résolution.

Le bloc des gauches

Passons au front unique. Nous allons en France vers une époque de bloc des gauches. C'est le camarade Frossard qui nous a dit ce qui est maintenant reconnu de tous . Qu'est-ce que cela veut dire, une époque de bloc des gauches ?

Je trouve de temps en temps, dans les journaux du Parti, cette affirmation que l'époque des illusions démocratiques dans le prolétariat est dépassée. C'est une erreur. L'avènement du bloc des gauches en France, ce sera une nouvelle grande influence des préjugés démocratiques et pacifistes dans de profondes couches du prolétariat. C'est un fait fondamental. Notre mouvement est, à l'époque actuelle, très saccadé. Il avance par grandes secousses. Vous avez eu, au début de la guerre, l'époque des illusions patriotiques de la défense nationale. Puis, le commencement du désenchantement. Puis, l'aurore révolutionnaire de 1917. Puis la victoire et ses illusions qui ont influencé la classe ouvrière en grande partie . Puis, un nouveau désenchantement et le commencement d'une courte époque d'illusions révolutionnaires. Je dis d'illusions parce qu'il n'y avait pas de conception nette de la révolution ; c'est un vague sentiment qui a inspiré la grève des cheminots, laquelle ne fut ni bien préparée, ni bien conçue. Cette grève fut l'expression de ces illusions révolutionnaires. Et le Parti Communiste révolutionnaire lui-même est le meilleur produit de cette époque.

Depuis, on a constaté une espèce de recul, la désillusion qui suit fatalement les illusions révolutionnaires. On avait cru la révolution beaucoup plus proche et plus facile. Les désillusions qui ont suivi ont provoqué une certaine passivité.

Celle-ci se remarque dans la masse ouvrière en France, où la pression du capital n'est pas assez grande pour provoquer une forte réaction, où l'esprit révolutionnaire sommeille, où les vieux préjugés renaissent, où l'on n'a pas l'activité de pensée nécessaire pour s'assimiler les idées nouvelles.

Il en résulte une crise de recrutement.

Mais en même temps s'accomplit un processus moléculaire dans la masse, aussi bien petite-bourgeoisie que prolétarienne. C'est le mécontentement contre le bloc national, le désir d'un changement, aussi l'idée du bloc des gauches apparaît à l'horizon. Et dans un tel moment, que pensent les ouvriers ?

L'état d'esprit d'un ouvrier

Prenons un ouvrier de Paris qui n'est pas communiste, qui sympathise avec le Parti, avec la révolution sociale, et qui, s'il y a demain des barricades, il n'y sera peut-être pas le premier, mais le second. Cet ouvrier se dit : "Tout de même, le bloc de gauche, c'est un avantage en comparaison avec le bloc national. Les communistes sont d'excellentes gens : quand ils voudront faire la révolution, je serai avec eux. Mais ils proclament toujours qu'ils se préparent. En attendant, je préfère un changement. Nous avons un régime Poincaré, je préfère, avec beaucoup d'autres, voter pour Herriot-Longuet, dont les partis constitueront un gouvernement plus avancé."

Cet ouvrier est démocratique, mais son démocratisme est sceptique. Il est révolutionnaire, mais pour le moment son révolutionnarisme est expectatif. Il est bien intentionné, mais on l'a trop trompé, on l'a trop trompé, votre ouvrier français ! C'est pourquoi il y a une cendre de scepticisme sur sa flamme révolutionnaire.

Et vous, communistes français, vous dites, vous répétez : " Front unique "? Non, nous sommes pour la révolution. C'est tout. Et vous laissez l'ouvrier sous l'influence de l'idée du bloc des gauches.

Si vous lui disiez : "Nous devons opposer le bloc du prolétariat au bloc national et au bloc des gauches ; ils veulent un gouvernement bourgeois, nous, nous voulons un gouvernement prolétarien". Si vous lui disiez : "Tu n'es pas communiste, la révolution n'est pas pour demain : essayons de constituer un gouvernement ouvrier". Avec qui ? "Avec tous les courants au mouvement ouvrier, avec les syndicats, avec la C.G.T., avec la C.G.T.U., avec les dissidents, avec tous les groupements de la classe ouvrière ? "

Bloc ouvrier contre bloc des gauches

Oh ! Quelle idée réformiste ! Quelle idée néfaste ! Quelle trahison ! Laisser le bloc des gauches s'emparer de l'âme du prolétariat français, c'est évidemment une tactique beaucoup plus simple à observer. Frossard nous a dit :

"Nous saluons le bloc des gauches parce que ce bloc comprendra le Parti des dissidents qui s'y compromettra, et c'est nous qui succéderons".

Cela signifie attendre l'héritage du bloc des gauches. C'est une tactique qui veut dire : "l'histoire fera toute seule le bloc des gauches, le bloc des gauches compromettra les dissidents, et mon Parti prendra l'héritage." Non, ce n'est pas notre politique.

Pour que les dissidents se compromettent dans le bloc des gauches, il faut qu'ils aient un minimum d'ouvriers avec eux au commencement de cette expérience. C'est pourquoi nous devons opposer à l'idée du bloc des gauches l'idée du bloc ouvrier. Naturellement, on peut dire : "Sans les chefs." Si les ouvriers nous disaient : "Pourquoi nous proposez-vous le bloc avec Jouhaux et Longuet ? Ces gens-là, nous les jetons par la fenêtre", le problème serait résolu. Mais la condition préalable est d'acquérir la confiance du prolétariat tout entier. Et ce qui manque, c'est cette condition préalable.

Vous dites à un ouvrier français : "Marche avec moi et pas avec les bourgeois." Il vous répond : "Oui, je suis un ouvrier, je ne veux pas marcher avec les bourgeois, mais, j'ai confiance en Jouhaux." Vous devez lui répondre : "Eh bien ! marche avec lui, mais dans la voie que je te propose contre la bourgeoisie."

Si cet ouvrier essaie d'entraîner Jouhaux et ne réussit pas, celui-ci se compromet. Ainsi, la moitié, le tiers des adhérents de Jouhaux peuvent être gagnés pour nous. C'est le mouvement politique, la tactique de lutte et non pas la répétition des mêmes idées, le piétinement sur le même point, qui grossiront nos forces.

La question du front unique et l'idée du gouvernement prolétarien a pour la France actuellement la plus grande importance. Parce que vous avez encore à vaincre les préjugés syndicalistes et anarchistes qui disent que les syndicats se suffisent complètement, qu'il n'y a nul besoin de dictature prolétarienne, etc. L'idée que nous opposons au gouvernement bourgeois un gouvernement ouvrier est une idée qui peut entraîner les adhérents syndicalistes et anarchistes.

Pour sauver le Parti français

J'en viens à la conclusion.

Il faut, camarades, qu'une nouvelle ère, qu'une nouvelle époque commence pour les communistes français. Il faut un grand changement, un changement évident pour la classe ouvrière française, un grand changement de route et de méthodes.

Sans ce changement, le Parti français aboutira à des résultats désastreux. Pour moi, c'est tout à fait évident. On aboutira à de nouvelles secousses, à de nouvelles crises, à de nouvelles scissions, et ces scissions seront faites par l'histoire sur des lignes qui ne sont pas les plus favorables au mouvement ouvrier français.

Je crois qu'on peut maintenant assurer au grand noyau, au noyau vraiment vital du Parti, sa grande majorité homogène, si l'Internationale, ce que je vous propose au nom de l'Exécutif, trace maintenant des lignes directrices, en pleine collaboration avec la délégation française, des lignes déterminées, bien définies, découlant de notre programme et appropriées à la situation en France.

Il faut réclamer, et c'est ce que le camarade Frossard a dit lui-même, que le Parti se mette au travail, élabore un programme tout à fait net pour le prochain Congrès, que le travail commence dès maintenant pour dresser ce programme approprié à notre époque, révolutionnaire, mais préparatoire.

Il faut que la Parti élabore des thèses tactiques qui condamnent impitoyablement le pacifisme, le centrisme, le réformisme, l'indiscipline dans leurs formes telles qu'elles se manifestent en France, en chassant du Parti les représentants de ces tendances.

Il faut que le Parti crée un statut qui donne au Comité Directeur la possibilité de diriger, et qui élimine pour la Fédération de la Seine la possibilité de créer une organisation tout à fait bizarre et contraire aux intérêts du mouvement ouvrier.

Quelques tâches immédiates

Il faut que le Comité Directeur liquide le cas Fabre politiquement, oui, politiquement, et non comme une soumission à telle ou telle résolution, à tel article des statuts. Politiquement, c'est-à-dire qu'il faut expliquer aux ouvriers que nous avons porté un coup politique à nos ennemis de l'intérieur. On nous a dit que la Commission des Conflits s'opposait à l'exclusion. Les statuts ne s'opposent pas à l'explication dans l'Humanité des raisons pour lesquelles il faut expulser des éléments comme Fabre. On ne l'a pas encore fait. Il faut le faire. Il faut un nouveau régime de la presse. Il faut une presse vraiment ouvrière. Il faut que ce soit la voix du Parti qui soit entendue dans la presse, et non des opinions personnelles, et non des "leaders" qui parlent en leur propre nom. Il faut qu'un simple membre du Parti puisse écrire un article, sans être leader, et sans que Victor Méric, avec un esprit de mandarin, de mandarin chinois, lui objecte : "Tu n'es pas leader..."

Il faut que le principal article politique ne soit pas signé, - ce qu'on voit dans toute la presse communiste du monde, - qu'il soit la voix du Parti, il faut que l'ouvrier, quand il veut s'informer de la pensée de son Parti, puisse lire des articles non signés dont le Comité Directeur doit être responsable. Et l'Humanité doit représenter la ligne de l'Internationale, refléter la pensée de l'Internationale. On ne peut plus tolérer qu'un journal du Parti, comme celui que dirige notre camarade Daniel Renoult, devienne un instrument qui éloigne le Parti de l'Internationale

Au Congrès de Saint-Etienne, il faut une fraction communiste, dirigée par des représentants du Comité Directeur, avec un programme d'action bien défini, avec une discipline sérieuse.

Les fractions dans le parti

Et je crois, camarades, qu'à ces conditions, on peut demander qu'il n'y ait pas de fractions dans le Parti français. Si la situation d'aujourd'hui continuait, si le Parti ne trouve pas de lui-même la volonté d'exclure l'organe qui est le centre de la fraction de droite (car le journal de Fabre n'est autre chose que le centre de la fraction de la droite), la renaissance des fractions est inévitable. Si l'on ne trouve pas cette volonté, il est absolument inéluctable que les éléments révolutionnaires, fidèles à l'Internationale, se groupent autour du centre, tôt ou tard. C'est absolument inévitable.

Et si l'on met l'Internationale devant la nécessité, si la marche des événements et la passivité de la part du Parti et de nous-mêmes, de nous tous, produisant cette situation que, dans une demi-année, dans une année, l'Internationale soit devant cette nécessité de choisir entre une droite résolue et une gauche en formation (le centre se dissoudra dans la lutte entre les deux tendances, ce centre qui n'a pas de physionomie précise, il se dissoudra fatalement). L'Internationale n'aura rien d'autre à faire qu'à donner son autorité à gauche. C'est absolument inéluctable.

Camarades, cette perspective me paraît, nous paraît à tous néfaste et le prolétariat français mérite une meilleure voie pour son Parti. Nous avons eu quelque chose de semblable en Italie. Mais, l'Italie était dans une autre situation, dans une situation vraiment révolutionnaire. Il y avait eu la trahison subite du Parti officiel, la scission était absolument officiel, la scission était absolument inévitable. Le Parti Communiste a été formé du tiers de l'ancien Parti. Maintenant, il a fait de grand progrès, mais l'événement a été historique et comporte une leçon pour nous.

La France est dans une situation beaucoup plus favorable, même par la lenteur de son évolution politique. On peut tirer des enseignements de ce qui s'est passé en Italie. Et si nous nous bornions à renouveler ce qui s'est passé en Italie, à quoi servirait l'Internationale, qui doit généraliser l'expérience d'un pays pour en enrichir les autres ?

Conclusion

Camarades ; il y a des moments bien difficiles dans la vie de chaque Parti et une intervention à ces moments est très délicate. C'est évident. Personnellement, j'étais assez optimiste, il y a quelques mois, il y a une année. Mon optimisme, et je crois que j'exprime ici la pensée de la majorité de l'Internationale, mon optimisme a diminué, a diminué toujours dans ce sens que, par la tactique expectative, par la passivité bienveillante, on n'a pas obtenu le résultat désirable.

C'est pourquoi, en toute cordialité et en même temps en toute conscience de l'importance de la question, je dis qu'il faut cette fois s'entendre avec les camarades français, avec la délégation présente ici, la meilleure délégation que le Parti français ait pu nous envoyer, il faut s'entendre sur les questions les plus importantes, les plus décisives, et rédiger des résolutions tout à fait déterminées, et il faut exiger leur application totale et intégrale.

C'est la proposition que nous ferons à la commission. (Applaudissements).

  1. Le Journal du Peuple de H. Fabre était un journal anarcho-pacifiste. Le fait que son directeur soit membre du P.C.F. était évidemment perçu par la direction de l'I.C. comme inacceptable - de même que le fait que des communistes y collaborent. Fabre sera exclu en mai 1922; la résolution correspondante sera publiée dans l'Humanité du 1° juin.
  2. La conférence de Berlin des 3 internationales s'était tenue du 2 au 6 avril 1922. Du point de vue communiste, elle était la mise en œuvre de la tactique de Front Unique et avait à ce titre provoqué de forts tiraillements dans le P.C.F.
  3. Le Congrès de Saint-Etienne (juin 1922) allait procéder à la fondation de la C.G.T.U. à partir des militants, communistes, syndicalistes-révolutionnaires ou anarchistes, exclus de la C.G.T.U. Cette organisation était loin d'être monolithique, d'où l'importance accordée à la discipline de fraction.