Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique

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Préface

A l'heure de la révolution il est très difficile de suivre les évènements qui fournissent une quantité prodigieuse de nouveaux éléments pour apprécier les mots d'ordre tactiques des partis révolutionnaires. Cette brochure a été écrite avant les événements d'Odessa[1]. Nous avons déjà indiqué dans le Prolétari (n°9, « La révolution instruit ») que ces événements ont obligé jusqu'aux social démocrates, qui ont créé la théorie de l'insurrection processus et nié la propagande du mot d'ordre de gouvernement provisoire révolutionnaire, à passer ou à commencer de passer en fait sur les positions de leurs contradicteurs. La révolution instruit sans doute avec une promptitude et une profondeur qui paraissent invraisemblables aux époques paisibles de développement politique. Et ce qui importe surtout, c'est qu'elle instruit non seulement les dirigeants, mais aussi les masses.

Il est hors de doute que la révolution enseignera aux masses ouvrières de Russie le social démocratisme. La révolution confirmera dans les faits le programme et la tactique de la social démocratie en montrant la nature véritable des diverses classes sociales, le caractère bourgeois de notre démocratie et les aspirations véritables de la paysannerie, révolutionnaire dans le sens démocratique bourgeois, mais qui porte en elle non pas l'idée de « socialisation », mais une nouvelle lutte de classes entre la bourgeoisie paysanne et le prolétariat rural. Les vieilles illusions du vieux populisme qui transparaissent si manifestement, par exemple, dans le projet de programme du « parti socialiste révolutionnaire », aussi bien en ce qui concerne le développement du capitalisme en Russie qu'en ce qui concerne le démocratisme de notre « société » et la portée de la victoire complète du soulèvement paysan, toutes ces illusions seront impitoyablement et définitivement dissipées par la révolution. Celle ci donnera aux différentes classes leur véritable baptême politique. Ces classes sortiront de la révolution avec une physionomie politique bien définie, s'étant affirmées non seulement par leurs programmes, les mots d'ordre tactiques de leurs idéologues, mais aussi dans l'action politique ouverte des masses.

Il est certain que la révolution nous instruira, qu'elle instruira les masses populaires. Mais la question qui se pose maintenant devant le parti politique en lutte, c'est de savoir si nous saurons enseigner quelque chose à la révolution. Saurons nous mettre à profit la justesse de notre doctrine social démocrate, notre liaison avec la seule classe révolutionnaire jusqu'au bout, le prolélatiat, pour marquer la révolution d'une empreinte prolétarienne, pour l'amener à une victoire vraiment décisive, en fait et non en paroles, pour paralyser l'instabilité, l'indécision et la trahison de la bourgeoisie démocrate ?

Tous nos efforts doivent tendre à ce but. Le succès dépend d'une part, de notre juste appréciation de la position politique, de la justesse de nos mots d'ordre tactiques et, d'autre part, de l'appui que les forces de combat réelles, celles des masses ouvrières, apporteront à ces mots d'ordre. Tout le travail quotidien, régulier, courant de toutes les organisations et de tous les groupes de notre parti propagande, agitation et organisation tend à consolider et à développer les liens avec les masses. Ce travail est toujours nécessaire, mais au moment de la révolution, il ne peut moins que jamais être considéré comme suffisant. Dans pareil moment, la classe ouvrière aspire d'instinct à l'action révolutionnaire ouverte, et nous devons savoir définir de façon juste les objectifs de cette action, pour ensuite les faire connaître et comprendre aussi largement que possible. N'oublions pas que le pessimisme courant à l'égard de notre liaison avec les masses dissimule aujourd'hui très souvent des idées bourgeoises sur le rôle du prolétariat dans la révolution. Nous avons sans doute encore beaucoup, beaucoup à faire pour l'éducation et l'organisation la classe ouvrière, mais le tout est maintenant de savoir où doit être en politique le centre de gravité de cette éducation et de cette organisation. Dans les syndicats et les associations légales ou bien dans l'insurrection armée, dans la création d'une armée révolutionnaire et d'un gouvernement révolutionnaire ? La classe ouvrière s'éduque et s'organise dans les deux cas. Les deux choses sont évidemment nécessaires. Le tout est pourtant de savoir, dans la révolution actuelle, autour de quoi graviteront l'éducation et l'organisation de la classe ouvrière. Autour des syndicats et associations légales ou autour de l'insurrection ?

L'issue de la révolution dépend de ceci : la classe ouvrière jouera t elle le rôle d'un auxiliaire de la bourgeoisie, puissant par l'assaut qu'il livre à l'autocratie, mais impuissant politiquement, ou jouera t elle le rôle de dirigeant de la révolution populaire ? Les représentants conscients de la bourgeoisie s'en rendent parfaitement compte. Aussi l’Osvobojdénié loue t-il dans la social démocratie les idées d'Akimov[2], l’« économisme » qui met maintenant au premier plan les syndicats et les associations légales. Aussi M. Strouvé se félicite-t-il (n° 72 de l'Osvobojdénié) des tendances doctrinales d'Akimov dans la nouvelle Iskra. Aussi réserve-t-il tout son courroux à l'exécrable étroitesse révolutionnaire des résolutions du III° congrès du Parti ouvrier social démocrate de Russie.

Les mots d'ordre tactiques justes de la social démocratie ont maintenant, pour la direction des masses, une importance particulière. Rien n'est plus dangereux que de vouloir amoindrir en temps de révolution la portée des mots d'ordre tactiques strictement conformes aux principes du Parti. Ainsi, l'Iskra, dans son n°104 passe en fait du côté de ses contradicteurs en social démocratie, mais en même temps elle parle avec dédain de la portée des mots d'ordre et des décisions tactiques qui devancent la vie, qui montrent le chemin suivi par le mouvement, avec ses insuccès, ses erreurs, etc. Au contraire, l'élaboration de décisions tactiques justes a une importance considérable pour un parti qui veut diriger le prolétariat dans un esprit rigoureusement marxiste, et non pas simplement se traîner à la remorque des événements. Les résolutions du III° congrès du Parti ouvrier social démocrate et celles de la conférence des dissidents[3] nous offrent l'expression la plus exacte, la plus réfléchie, la plus complète des vues sur la tactique, non point exprimées fortuitement par leur quelques publicistes mais adoptées par les représentants responsables du prolétariat social démocrate. Notre parti devance tous les autres en ce qu'il a un programme précis adopté par tous ses membres. Il doit aussi donner aux autres partis l'exemple d'une observation rigoureuse de ses résolutions tactiques, contrairement à l'opportunisme de la bourgeoisie démocrate de l'Osvobojdénié et à la phrase révolutionnaire des socialistes révolutionnaires, qui ont attendu la révolution pour formuler un « projet » de programme et se demander pour la première fois si c'était bien une révolution bourgeoise qu'ils avaient sous les yeux.

Voilà pourquoi nous considérons comme la tâche la plus urgente de la social-démocratie révolutionnaire, d'étudier avec soin les résolutions tactiques du III° congrès du Parti ouvrier social démocrate de Russie et de la conférence, d'y relever les écarts possibles vis à vis des principes du marxisme, et de se rendre bien compte des objectifs concrets du prolétariat social démocrate dans la révolution démocratique. Tel est l'objet de la présente brochure. Enfin, la vérification de notre tactique du point de vue des principes du marxisme et des enseignements de la révolution est encore nécessaire pour quiconque veut réellement préparer l'unité de tactique, comme base de l'unité future, totale, de l'ensemble du Parti ouvrier social démocrate de Russie, et ne pas se borner à des exhortations verbales.

Juillet 1905.

N. Lénine

I. Une question politique essentielle

La question de la convocation d'une Assemblée constituante populaire est à l'ordre du jour en cette heure révolutionnaire que nous vivons. Comment résoudre cette question ? Les opinions divergent. Trois tendances politiques se manifestent. Le gouvernement du tsar admet la nécessité de convoquer les représentants du peuple, mais ne veut en aucun cas admettre que leur assemblée soit populaire et constituante. A en croire les informations de la presse sur les travaux de la commission Boulyguine[4], il consentirait à une assemblée consultative élue sans liberté d'agitation avec un système électoral étroitement censitaire ou strictement corporatif. Le prolétariat révolutionnaire, pour autant qu'il est dirigé par la social démocratie, exige la transmission de la plénitude du pouvoir à l'Assemblée constituante, dans ce but il ne veut pas simplement le suffrage universel et l'entière liberté d'agitation, mais encore le renversement immédiat du gouvernement du tsar et son remplacement par un gouvernement provisoire révolutionnaire. Enfin, la bourgeoisie libérale, qui exprime ses vœux par la bouche des chefs du « parti constitutionnel démocrate », ne réclame pas le renversement du gouvernement du tsar, ne formule pas le mot d'ordre de gouvernement provisoire, n'insiste pas sur des garanties réelles de l'entière liberté et de la procédure régulière des élections, afin que l'assemblée de représentants puisse réellement représenter le peuple entier et être réellement constituante. Au fond, la bourgeoisie libérale, seul appui social sérieux de la tendance des hommes de l'Osvobojdénié, recherche un accommodement aussi pacifique que possible entre le tsar et le peuple révolutionnaire, accommodement qui donnerait le plus de pouvoir à la bourgeoisie, et le moins de pouvoir au peuple révolutionnaire, au prolétariat et à la paysannerie.

Telle est en ce moment la situation politique. Telles sont les trois tendances politiques principales correspondant aux trois principales forces sociales de la Russie d'aujourd'hui. Nous avons parlé maintes fois dans le Prolétari (n° 3, 4 et 5) de la façon dont les gens de l'Osvobojdénié dissimulent sous des phrases pseudo démocratiques leur politique équivoque, ou plutôt, en termes plus simples et plus explicites, leur politique de trahison et de félonie envers la révolution. Voyons maintenant comment les social démocrates tiennent compte des objectifs de l'heure. Deux résolutions adoptées tout récemment par le III° congrès du P.O.S.D.R. et la « conférence » des dissidents du Parti constituent à cet égard une excellente documentation. Une importance énorme s'attache à la question de savoir laquelle de ces résolutions tient mieux compte de la situation politique et définit mieux la tactique du prolétariat révolutionnaire, et tout social démocrate désireux de s'acquitter consciemment de ses obligations de propagandiste, d'agitateur et d'organisateur, doit étudier cette question avec toute l'attention requise, en laissant entièrement de côté les considérations étrangères à ce problème.

On entend par tactique d'un parti sa conduite politique, ou le caractère, l'orientation, les méthodes de son activité politique. Le congrès du parti adopte des résolutions tactiques, afin de déterminer exactement la conduite politique du parti dans son ensemble, en face de problèmes nouveaux ou d'une nouvelle situation politique. Une situation nouvelle de cette nature a été créée par la révolution commencée en Russie, c'est à dire par le conflit total, ouvert et décidé de l'immense majorité du peuple avec le gouvernement du tsar. Le problème nouveau est de savoir quels sont les moyens pratiques de réunir une assemblée vraiment populaire, vraiment constituante. (En théorie la question de cette assemblée a été, et plus tôt que par tous les autres partis, résolue par la social démocratie officiellement, dans son programme.) Si le peuple est en désaccord avec le gouvernement et si les masses ont pris conscience de la nécessité d'instituer un nouvel ordre de choses, le parti qui s'est assigné pour but de renverser le gouvernement, doit nécessairement se demander par quel gouvernement il remplacera l'ancien, celui qu'il s'agit de renverser. Une nouvelle question surgit celle du gouvernement révolutionnaire provisoire. Pour faire une réponse nette, le parti du prolétariat conscient doit élucider :

1. l'importance du gouvernement révolutionnaire provisoire dans la révolution en cours et dans toute la lutte du prolétariat en général;

2. son attitude envers le gouvernement provisoire révolutionnaire;

3. les conditions précises de la participation de la social démocratie à ce gouvernement;

4. les conditions d'une pression à exercer par en bas sur ce gouvernement, c'est à dire si la social-démocratie n'y est pas représentée. Sous ce rapport, la conduite politique du Parti ne sera nette, ferme et conforme à ses principes que si toutes ces questions sont éclaircies.

Voyons donc comment ces questions ont été tranchées par la résolution du III° congrès du P.O.S.D.R. En voici le texte complet :

« Résolution sur le gouvernement révolutionnaire provisoire. Considérant :

1. que les intérêts immédiats du prolétariat, de même que les intérêts de sa lutte pour le but final du socialisme, exigent une liberté politique aussi complète que possible et, par conséquent, la substitution de la République démocratique à la forme autocratique de gouvernement;

2. que la République démocratique ne peut être en Russie que le résultat d'une insurrection populaire victorieuse, dont le gouvernement révolutionnaire provisoire sera l'organe, lequel gouvernement est seul capable d'assurer la liberté entière de l'agitation électorale et de convoquer une Assemblée constituante élue au suffrage universel, égal et direct, au scrutin secret, et exprimant réellement la volonté du peuple;

3. que cette révolution démocratique, loin d'affaiblir, renforcera en Russie, étant donné le régime social et économique actuel, la domination de la bourgeoisie qui tentera infailliblement, à un moment donné, sans reculer devant rien, de ravir au prolétariat russe la plus grande partie possible de ses conquêtes de la période révolutionnaire.

Le III° congrès du P.O.S.D.R. décide :

a. Il est indispensable de répandre dans la classe ouvrière des notions concrètes sur la marche la plus probable de la révolution et sur la nécessité de former à un certain moment, un gouvernement révolutionnaire provisoire dont le prolétariat exigera qu'il satisfasse toutes les revendications politiques et économiques immédiates de notre programme (programme minimum);

b. suivant le rapport des forces et autres facteurs impossibles à déterminer d'avance avec précision, on pourrait admettre la participation des mandataires de notre Parti à un gouvernement révolutionnaire provisoire, en vue de lutter sans merci contre toutes les tentatives contte révolutionnaires et de défendre les intérêts propres de la classe ouvrière;

c. les conditions indispensables de cette participation sont : le contrôle rigoureux du Parti sur ses mandataires et la sauvegarde constante de l'indépendance de la social démocratie qui, aspirant à une révolution socialiste totale, est de ce fait même irréductiblement hostile à tous les partis bourgeois;

d. indépendamment de la possibilité d'une participation du la social démocratie au gouvernement révolutionnaire provisoire, il importe de diffuser dans les plus larges milieux prolétariens l'idée de la nécessité d'une pression constante du prolétariat armé et dirigé par la social démocratie sur le gouvernement provisoire dans le but de protéger, de consolider et d'élargir les conquêtes de la révolution. »

II. Que nous donne la résolution du III° congrès du P.O.S.D.R. sur le gouvernement révolutionnaire provisoire ?

La résolution du III° congrès du P.O.S.D.R., comme son titre l'indique, est entièrement et exclusivement consacrée à la question du gouvernement révolutionnaire provisoire. C'est dire que la participation des social démocrates au gouvernement révolutionnaire provisoire apparaît ici comme une partie de ce problème. D'un autre côté, on n'y parle que du gouvernement révolutionnaire provisoire, et de nulle autre chose; c'est à dire qu'il n'y est pas du tout question, par exemple, de la « conquête du pouvoir » en général, etc. Le congrès a-t-il eu raison d'écarter cette dernière question, et les autres analogues ? On n'en peut douter, car la situation politique de la Russie ne met nullement ces questions à l'ordre du jour. Au contraire, le peuple entier a inscrit à l'ordre du jour le renversement de l'autocratie et la convocation de l'Assemblée constituante. Les congrès du Parti doivent résoudre non les problèmes soulevés à tort ou à raison par tel ou tel publiciste, mais ceux qui ont une sérieuse importance politique, étant donné les conditions de l'heure et la marche objective du développement social.

Quelle importance le gouvernement révolutionnaire provisoire a t il pour la révolution actuelle et pour la lutte du prolétariat en général ? La résolution du congrès l'explique en indiquant dès le début la nécessité d'une « liberté politique aussi complète que possible », tant du point de vue des intérêts immédiats du prolétariat que de celui du « but final du socialisme ». Or, pour que la liberté politique soit complète, il faut que l'autocratie tsariste soit remplacée par une République démocratique, ce que le programme de notre parti a déjà reconnu. Il fallait, pour satisfaire à nos principes et à la logique, souligner dans la résolution du congrès le mot d'ordre de République démocratique, car le prolétariat, combattant d'avant garde de la démocratie, revendique justement la liberté complète; en outre, il était d'autant opportun de le souligner que, précisément à l'heure actuelle, nous voyons des monarchistes se couvrir du drapeau du « démocratisme » : ainsi fait le parti dit constitutionnel « démocrate », l’Osvobojdénié. Pour fonder une République il faut absolument une assemblée de représentants du peuple, élue nécessairement par le peuple entier (sur la base du suffrage universel, direct et au scrutin secret), une Assemblée constituante. C’est ce que reconnaît plus loin la résolution du congrès. Mais elle se borne pas à cela. Pour instituer un nouveau régime « exprimant réellement la volonté du peuple », il ne suffit pas de qualifier de constituante l'Assemblée de représentants. Il faut encore que cette assemblée ait le pouvoir et la force de « constituer ». Conscient de ce fait, le congrès ne s'est pas borné à formuler purement et simplement dans sa résolution le mot d'ordre d’« Assemblée constituante »; il a précisé les conditions matérielles qui seules permettront à cette assemblée d'accomplir véritablement sa tâche. Il était urgent et indispensable d'indiquer les conditions dans lesquelles une assemblée constituante de nom peut devenir constituante de fait, puisque la bourgeoisie libérale, représentée par le Parti constitutionnel monarchiste, déforme sciemment, nous l'avons maintes fois indiqué, le mot d'ordre d'Assemblée constituante populaire et le réduit à une phrase creuse.

La résolution du congrès dit que seul un gouvernement révolutionnaire provisoire, qui serait l'organe de l'insurrection populaire victorieuse, est capable d'assurer la liberté complète de l’agitation électorale et de convoquer une assemblée exprimant réellement la volonté du peuple. Cette thèse est elle juste ? Celui qui s'aviserait de la contester devrait soutenir que le gouvernement du tsar peut ne pas tendre la main à la réaction, qu'il est capable de rester neutre dans les élections, qu'il peut se soucier de l'expression véritable de la volonté du peuple. Ces affirmations sont tellement absurdes que personne ne s'aviserait de les soutenir ouvertement; mais nos gens de l'Osvobojdénié les colportent subrepticement sous le pavillon libéral. Quelqu'un doit convoquer l'Assemblée constituante; quelqu'un doit assurer la liberté et la procédure régulière des élections; quelqu'un doit investir pleinement cette assemblée de la force et du pouvoir : seul un gouvernement révolutionnaire, organe de l'insurrection, peut sincèrement vouloir cela et avoir la force de tout faire pour le réaliser. Le gouvernement du tsar s'y opposera inévitablement. Un gouvernement libéral qui aurait conclu un marché avec le tsar et ne s'appuierait pas entièrement sur l'insurrection populaire, ne pourrait ni vouloir sincèrement ces choses ni les accomplir, en eût il le désir le plus sincère. La résolution du congrès donne ainsi le seul mot d'ordre démocratique juste et parfaitement conséquent.

Mais l'appréciation de l'importance du gouvernement révolutionnaire provisoire serait incomplète et fausse, si l'on perdait de vue le caractère de classe de la révolution démocratique. Aussi la résolution ajoute t elle que la révolution affermira la domination de la bourgeoisie. Cela est inévitable dans le régime économique et social actuel, c'est à dire le régime capitaliste. Et l'affermissement de la domination bourgeoise sur un prolétariat, jouissant de quelque liberté politique aura nécessairement pour résultat une lutte acharnée entre la bourgeoisie et le prolétariat pour le pouvoir, la première faisant des tentatives désespérées pour « ravir au prolétariat ses conquêtes de la période révolutionnaire ». Aussi le prolétariat qui combat pour la démocratie en avant de tous les autres et à leur tête, ne doit pas oublier un instant les nouvelles contradictions que porte dans son flanc la démocratie bourgeoise, non plus que la lutte nouvelle.

L'importance du gouvernement révolutionnaire provisoire a donc été pleinement appréciée à sa valeur dans la partie de la résolution que nous venons d'examiner : et quant à son attitude envers la lutte pour la liberté et pour la République, et quant à son attitude envers l'Assemblée constituante, et quant à son attitude envers la révolution démocratique, qui déblaie le terrain pour une nouvelle lutte de classes.

On se demande ensuite : Quelle position le prolétariat doit il adopter en général à l'égard du gouvernement révolutionnaire ? A cela la résolution du congrès répond tout d'abord en recommandant expressément au Parti de travailler à convaincre la classe ouvrière de la nécessité d'un gouvernement révolutionnaire provisoire. La classe ouvrière doit prendre conscience de cette nécessité. Tandis que la bourgeoisie « démocratique » laisse dans l'ombre la question relative au renversement du gouvernement tsariste, nous devons mettre cette question au premier plan et insister sur la nécessité d'un gouvernement révolutionnaire provisoire. Bien plus, nous devons exposer le programme d'action de ce gouvernement, programme conforme à la situation historique objective et aux tâches de la démocratie prolétarienne. C'est là tout le programme minimum de notre parti, le programme des transformations politiques et économiques immédiates, d'un côté parfaitement réalisables sur le terrain des rapports économiques et sociaux actuels, et d'un autre côté nécessaires pour faire un nouveau pas en avant, pour réaliser le socialisme.

De cette façon la résolution fait pleine lumière sur le caractère d'objet du gouvernement révolutionnaire provisoire. Par ses origines et son caractère essentiel, ce gouvernement doit être l'organe de l'insurrection populaire. Par sa destination formelle, il doit être l'instrument de la convocation d'une Assemblée constituante populaire. Par le contenu de son activité, il doit réaliser le programme minimum de démocratie prolétarienne, seule capable d'assurer les intérêts du peuple soulevé contre l'autocratie.

On objectera peut être que le gouvernement provisoire, étant provisoire, ne saurait appliquer un programme positif que le peuple entier n'aurait pas encore approuvé. Cette objection ne serait qu'un sophisme de réactionnaire et d' « autocratophile ». N'appliquer aucun programme positif, c'est tolérer l'existence du régime féodal d'une autocratie pourrie. Seul un gouvernement de traîtres à la cause de la révolution, et non un gouvernement, organe de l'insurrection populaire, pourrait tolérer un semblable régime. Ce serait se moquer du monde que de proposer de renoncer à l'application effective de la liberté de réunion tant que cette liberté n'aurait pas été reconnue par l'Assemblée constituante, sous le prétexte que celle ci pourrait bien ne pas la reconnaître ! Ce serait pas moins se moquer du monde que de s'élever contre l'application immédiate du programme minimum par le gouvernement révolutionnaire provisoire.

Notons enfin que la résolution, assignant au gouvernement révolutionnaire provisoire la tâche d'appliquer ce programme minimum, écarte par là même l'idée absurde, semi anarchistie, de l'application immédiate du programme maximum et de la conquête du pouvoir pour la révolution socialiste. Le degré de développement économique de la Russie (condition objective) et le degré de conscience et d'organisation des grandes masses du prolétariat (condition subjective indissolublement liée à la condition objective) rendent impossible l'émancipation immédiate et totale de la classe ouvrière. Seuls les gens les plus ignares peuvent méconnaître le caractère bourgeois de la révolution démocratique en cours; seuls les optimistes les plus naïfs peuvent oublier que la masse des ouvriers ne sait encore que bien peu de chose des objectifs du socialisme et des moyens de le réaliser. Et nous sommes tous convaincus que l'émancipation des ouvriers ne peut être que l’œuvre des ouvriers eux mêmes; sans la conscience et l'organisation des masses, sans la préparation et l'éducation de celles ci par la lutte de classe déclarée contre la bourgeoisie tout entière, il ne saurait être question de révolution socialiste. Et pour répondre aux objections anarchistes prétendant que nous ajournons la révolution socialiste, nous dirons : nous ne l'ajournons pas, nous faisons le premier pas vers elle par le seul moyen possible et par le seul chemin sûr, à savoir : par le chemin de la République démocratique ! Qui veut marcher au socialisme par une autre voie, en dehors du démocratisme politique, en arrive infailliblement à des conclusions absurdes et réactionnaires tant dans le sens économique que dans le sens politique. Si tels ou tels ouvriers viennent nous demander, le moment venu : Pourquoi n'appliquerions nous pas le programme maximum ? nous Ieur rappellerons combien les masses populaires d'esprit démocratique sont encore étrangères au socialisme, combien les antagonismes de classes sont encore peu développés, combien les prolétaires sont encore inorganisés. Organisez donc des centaines de mille ouvriers dans toute la Russie, ralliez les sympathies de millions de travailleurs autour de votre programme ! Essayez, de le faire sans vous contenter de phrases anarchistes, sonores mais creuses, et vous verrez aussitôt que la réussite de cette oeuvre d'organisation, que la diffusion de cette éducation socialiste dépendent de la réalisation aussi complète que possible des transformations démocratiques.

Poursuivons. Une fois élucidées l'importance du gouvernement révolutionnaire provisoire et l'attitude du prolétariat envers lui, les questions suivantes se posent : Notre participation à ce gouvernement (action, par en haut) est elle admissible et dans quelles conditions ? Quelle doit être notre action par en bas ? La résolution fournit des réponses précises à ces deux questions. Elle déclare tout net qu'en principe la participation de la social démocratie au gouvernement révolutionnaire provisoire (en période de révolution démocratique, en période de lutte pour la République) est admissible. Par cette déclaration, nous nous séparons définitivement et des anarchistes, qui en principe répondent à cette question par la négative, et des suiveurs de la social démocratie (comme Martynov et les gens de la nouvelle Iskra), qui pensaient nous effrayer par la nécessité où nous pourrions nous trouver de participer au pouvoir. Par cette déclaration le III° congrès du P.O.S.D.R. a définitivement repoussé la thèse de la nouvelle Iskra prétendant que la participation des social démocrates au gouvernement révolutionnaire provisoire serait une variété de milerandisme; que la chose est inadmissible en principe, car ce serait consacrer le régime bourgeois, etc.

Mais la question de l'admissibilité en principe ne résout pas encore, cela va de soi, la question de l'utilité pratique. Dans quelles conditions ce nouvel aspect de la lutte, la lutte « par en haut », reconnu par le congrès du Parti, est il utile ? Il n'est pas possible, on le conçoit, de parler dès maintenant de conditions concrètes, telles que le rapport des forces, etc.; et la résolution se refuse comme de juste à déterminer par avance ces conditions. Nul homme raisonnable ne prendra sur lui de prédire quoi que ce soit au sujet de la question qui nous intéresse en ce moment. On peut et on doit définir l'objet et le caractère de notre participation. C'est ce que fait la résolution; elle indique deux objets de participation :

1. une lutte sans merci contre les tentatives contre-révolutionnaires et

2. la défense des intérêts propres de la classe ouvrière.

Au moment où les bourgeois libéraux se mettent à parler avec zèle de la psychologie de la réaction (voir la très édifiante Lettre ouverte de M. Strouvé dans le n°72 de l'Osvobojdénié), s'efforçant d'intimider le peuple révolutionnaire et de l'inciter à se montrer conciliant à l'égard de l'autocratie, il est particulièrement opportun que le parti du prolétariat vienne rappeler l'objet de la guerre que nous livrons aujourd'hui à la contre revolution. Les grands problèmes de la liberté politique et de la lutte de classe ne sont tranchés en définitive que par la force, et nous devons prendre soin de préparer et d'organiser cette force et de l'employer activement, non seulement pour la défensive, mais aussi pour l'offensive. La longue période de réaction politique presque interrompue qui règne en Europe depuis la Commune de Paris a rendu trop chère à notre cœur l'idée d'une action venant uniquement « d'en bas »; elle nous a trop habitués au spectacle d'une lutte uniquement défensive. Incontestablement, nous sommes entrés aujourd'hui dans une nouvelle époque; une ère de cataclysmes politiques et de révolutions a commencé, Dans une période comme celle que traverse la Russie, il n'est pas permis de se contenter de vieux clichés. il faut propager l'idée de l'action par en haut; il faut se préparer à l'action offensive la plus énergique; il faut étudier les conditions et les formes de cette action. La résolution du congrès fait ressortir deux de ces conditions : l'une concerne le côté formel de la participation de la social démocratie au gouvernement révolutionnaire provisoire (contrôle rigoureux du Parti sur ses mandataires); l'autre le caractère même de cette participation (ne pas perdre de vue même un instant le but de la révolution socialiste intégrale).

Ainsi, après avoir élucidé à tous égards la politique de notre Parti dans l'action « par en haut », cette forme de lutte nouvelle, presque inconnue jusqu'ici, la résolution prévoit également le cas où il ne nous serait pas possible d'agir par en haut. Dans tous les cas nous avons le devoir d'agir par en bas sur le gouvernement révolutionnaire provisoire. Pour exercer cette pression par en bas, le prolétariat doit être armé, car dans les moments révolutionnaires les choses en arrivent très vite à la guerre civile ouverte, et dirigé par la social-démocratie. L'objet de la pression armée du prolétariat, est de « protéger, d'affermir et d'élargir les conquêtes de la révolution », c'est à dire des conquêtes qui, du point de vue des intérêts du prolétariat, impliquent la réalisation de tout notre programme minimum.

Nous en avons fini avec notre rapide examen de la résolution du III° congrès sur le gouvernement révolutionnaire provisoire. Comme le lecteur le voit, cette résolution fait apparaître l'importance de cette question nouvelle, l'attitude à son égard du parti du prolétariat et la politique du parti au dedans comme au dehors du gouvernement révolutionnaire provisoire.

Voyons maintenant la résolution correspondante de la « Conférence ».

III. Qu'est ce que la « victoire décisive de la révolution sur le tsarisme » ?

La résolution de la « conférence » est consacrée au problème « de la conquête du pouvoir et de la participation au gouvernement provisoire »[5]. Dans cette façon de poser la question il y a déjà, nous l'avons signalé, de la confusion. D'un côté, la question est posée étroitement : on n'envisage que notre participation au gouvernement provisoire, et non les tâches du Parti, en général, à l'égard du gouvernement révolutionnaire provisoire. D'un autre côté, deux questions d'une nature absolument différente sont confondues : notre participation à l'une des phases de la révolution démocratique, et la révolution socialiste. En effet, la « conquête du pouvoir » par la social démocratie est précisément la révolution socialiste et ne peut être rien d'autre, si l'on emploie ces mots dans leur sens propre et habituel. Et si on les interprète comme la conquête du pouvoir non pas pour une révolution socialiste, mais pour une révolution démocratique, à quoi bon parler non seulement de participation au gouvernement révolutionnaire provisoire, mais de « conquête du pouvoir » en général ? Il est certain que nos « conférents » ne savaient pas très bien eux-mêmes ce dont ils devaient exactement parler : de révolution démocratique ou de révolution socialiste. Ceux qui ont suivi les publications appropriées savent que c'est le camarade Martynov qui a inauguré cette confusion d'idées dans ses fameuses Deux dictatures. Les gens de la nouvelle Iskra ne se souviennent pas volontiers de la façon dont la question était posée (dès avant le 9 janvier[6]) dans cet écrit qui est un modèle de « suivisme »; cependant l'influence idéologique qu'il a exercée sur la conférence ne saurait être mise en doute.

Mais laissons de côté le titre de la résolution. Son contenu nous révèle des erreurs autrement profondes et graves.

Voici la première partie de la résolution :

« La victoire décisive de la révolution sur le tsarisme peut être marquée soit par la formation d'un gouvernement provisoire issu de l'insurrection populaire victorieuse, soit par l'initiative révolutionnaire de telle ou telle institution représentative qui déciderait, sous la pression révolutionnaire directe du peuple, d'organiser une Assemblée constituante populaire. »

Ainsi, l'on nous dit que la victoire décisive de la révolution sur le tsarisme peut être et une insurrection victorieuse, et … la décision que prendrait une institution représentative d'organiser l'Assemblée constituante ! Hein ? Comment cela ? La victoire décisive peut être marquée par la « décision » d'organiser une Assemblée constituante ?? Et cette « victoire » figure à côté de la constitution d'un gouvernement provisoire « issu d'une insurrection populaire victorieuse » !! La conférence n'a pas remarqué l'insurrection populaire victorieuse et la constitution d'un gouvernement provisoire signifient la victoire effective de la révolution, tandis que la « décision » d'organiser une Assemblée constituante n'est qu'une victoire en paroles de la révolution.

La conférence des menchéviks néo iskristes est tombé dans l'erreur où tombent constamment les libéraux, les gens de l’Osvobojdénié... Ces derniers, font des phrases sur l'Assemblée « constituante » et ferment pudiquement les yeux sur le fait que la force et le pouvoir restent entre les mains du tsar; ils oublient que pour « constituer », il faut avoir la force de constituer. La conférence a également oublié que d'une « décision » de représentants, quels qu'ils soient, à l'application de cette décision, il y a encore loin. La conférence a également oublié qu'aussi longtemps que le pouvoir restera entre les mains du tsar, toutes les décisions de tous les représentants, quels qu'ils soient, se réduiront à des bavardages aussi creux et aussi pitoyables que les « décisions » du parlement de Francfort, bien connu dans l'histoire de la révolution allemande de 1848. Porte parole du prolétariat révolutionnaire, Marx, dans sa Nouvelle Gazette rhénane cinglait de sarcasmes impitoyables les libéraux, les « osvobojdentsy » francfortois, justement parce qu’ils prononçaient de belles paroles, adoptaient toute sorte de « décisions » démocratiques, « instituaient » des libertés de tout genre, mais en fait laissaient le pouvoir dans les mains du roi, et n’organisaient pas la lutte armée contre la force militaire dont celui-ci disposait. Et pendant que les osvobojdentsy francfortois discouraient, le roi guettait le moment propice, augmentait ses forces militaires, si bien que la contre révolution, s'appuyant sur une force réelle, battit à plate couture les démocrates avec toutes leurs « résolutions ».

La conférence a identifié avec une victoire décisive une chose à laquelle manque justement la condition décisive de la victoire. Comment des social-démocrates, reconnaissant le programme républicain de notre parti, ont ils pu tomber dans cette erreur ? Pour comprendre ce fait singulier, il faut nous rapporter à la résolution du III° congrès sur les dissidents du Parti[7]. Cette résolution constate la survivance dans notre Parti de divers courants « apparentés à l'économisme ». Nos « conférents » (qui, en effet, ne sont pas pour rien sous l'influence idéologique de Martynov) dissertent sur la révolution exactement dans le même esprit que les économistes, quand ils dissertaient sur la lutte politique ou la journée de huit heures. Les économistes sortaient aussitôt leur « théorie des stades » :

1. lutte pour les droits;

2. agitation politique;

3. lutte politique,

ou bien :

1. journée de dix heures;

2. journée de 9 heures;

3. journée de 8 heures.

On connaît assez les résultats que donnait cette « tactique processus ». Maintenant on nous propose de diviser d'avance la révolution aussi, bien soigneusement, en trois phases :

1. le tsar convoque une institution représentative;

2. cette institution représentative « décide » sous la pression du « peuple » d'organiser une Assemblée constituante;

3. …sur la troisième phase les menchéviks ne se sont toujours pas mis d'accord; ils ont oublié que la pression révolutionnaire du peuple se heurte à la pression contre-révolutionnaire du tsarisme, ce qui fait que la « décision » reste inappliquée ou que c'est la victoire ou la défaite de l'insurrection populaire qui, une fois de plus décide de la chose.

La résolution de la conférence ressemble exactement à ce raisonnement des économistes : la victoire décisive des ouvriers peut être marquée soit par la conquête, révolutionnaire de la journée de huit heures, soit par l'octroi de la journée de neuf heures et la « décision » de passer à la journée de neuf heures…

Exactement la même chose.

Peut être nous objectera t on que les auteurs de la résolution ne pensaient pas identifier la victoire de l'insurrection et la « décision » d'une institution représentative convoquée par le tsar; qu'ils voulaient simplement prévoir la tactique du Parti dans les deux cas. A quoi nous répondons : Le texte de la résolution qualifie, explicitement et sans équivoque, de « victoire décisive de la révolution sur le tsarisme », la décision d’une institution représentative. Peut être est-ce le fait d'une rédaction négligée ? Peut être pourrait on la corriger d'après les procès-verbaux; mais tant qu'elle n'aura pas été corrigée, cette rédaction ne pourra avoir qu'un sens, et ce sens est entièrement celui de l’Osvobojdénié. Le cours des idées de l’Osvobojdénié dans lequel versent les auteurs de la résolution, se manifeste avec infiniment plus de relief encore en d'autres écrits des gens de la nouvelle Iskra. Ainsi l'organe du comité de Tiflis, le Social Démocrate (publié en géorgien; il a été comblé de louanges dans le n°100 de l’Iskra) en arrive tout simplement à dire, dans un article intitulé « Le Zemski Sobor et notre tactique », que la « tactique » « qui fait du Zemski Sobor le pivot de notre action » (sur la convocation duquel, rappelons le pour notre part, nous ne savons encore rien de précis !) « nous est plus avantageuse » que la « tactique » de l’insurrection armée et de la constitution d'un gouvernement révolutionnaire provisoire. Nous reviendrons plus loin sur cet article. On ne peut rien objecter à l'examen préalable de la tactique du Parti en cas de victoire de la révolution, comme en cas de défaite, en cas de succès de l'insurrection et au cas où l'insurrection ne pourrait s'affirmer comme une force imposante. Il est possible que le gouvernement du tsar réussisse à convoquer une assemblée représentative en vue de conclure un marché avec la bourgeoisie libérale; la résolution du III° congrès, prévoyant cette éventualité, parle tout net de « politique hypocrite », de « pseudo-démocratisme » et de « formes caricaturales de représentation populaire genre du Zemski Sobor »[8]. Mais c'est que ces choses là ne sont pas dites dans la résolution sur le gouvernement révolutionnaire provisoire, car elles n'ont rien à voir avec lui. Tout est là. Le cas dont nous parlons refoule le problème de l'insurrection et de la constitution d'un gouvernement révolutionnaire provisoire, il le modifie, etc. Or, ce dont il s'agit maintenant, ce n'est pas que sont possibles toutes sortes de combinaisons, que sont possibles la victoire et la défaite, les chemins droits et détournés. Ce dont il s'agit, c'est qu'il est inadmissible pour un social démocrate de semer la confusion dans les idées des ouvriers sur le vrai chemin de la révolution, inadmissible d'appeler, à la manière de l’Osvobojdénié, victoire décisive une chose à laquelle manque la condition essentielle de la victoire. Peut être n'obtiendrons nous pas non plus d'un seul coup la journée de huit heures, peut-être devrons nous suivre pour y arriver un long chemin détourné, mais que diriez vous de celui qui appellerait victoire des ouvriers un état d'impuissance, de faiblesse rendant le prolétariat incapable de s'opposer aux atermoiements, aux tergiversations, aux marchandages, à la, trahison et à la réaction ? Il se peut que la révolution russe se termine par une « fausse couche de constitution », comme l'a dit un jour Vpériod. Mais s'ensuit il qu’on puisse approuver le social démocrate qui à la veille de la lutte décisive, qualifierait cette fausse couche de « victoire décisive sur le tsarisme » ? Il est même possible, à la rigueur, que nous n’arrivions pas à conquérir la République, et que nous n'obtenions même qu'un fantôme de Constitution, une Constitution « à la Chipov[9] »; mais s'ensuit il que le social démocrate soit excusable d'estomper notre mot d'ordre de République ?

Certes, les néo iskristes n'en sont pas encore là. Mais à quel point ils ont perdu l'esprit révolutionnaire, à quel point une stérile casuistique leur dissimule les actuels objectifs de combats, voilà ce qui ressort avec force du fait que, dans leur résolution, ils ont oublié justement de mentionner la République ! C'est invraisemblable, mais c'est un fait. Les diverses résolutions de la conférence confirment, répètent, commentent, étudient en détail tous les mots d'ordre de la social démocratie, sans omettre l’élection des starostes et des délégués dans les entreprises par les ouvriers; mais dans la résolution sur le gouvernement révolutionnaire provisoire en n'a pas trouvé l'occasion d'évoquer la République. Parler de la « victoire » de l'insurrection populaire et de la constitution d'un gouvernement provisoire, sans indiquer le rapport entre ces « mesures » et ces actes et la conquête de la République, c'est écrire des résolutions non pour diriger la lutte du prolétariat, mais pour clopiner à la remorque du mouvement prolétarien.

Résumons. La première partie de la résolution :

1. n'a fait aucune lumière sur l'importance du gouvernement révolutionnaire provisoire du point de vue de la lutte pour la République, du point de vue de la réunion garantie d'une Assemblée réellement constituante et représentant réellement le peuple entier;

2. elle a semé une véritable confusion dans la conscience démocratique du prolétariat, en identifiant avec une victoire décisive de la révolution sur le tsarisme, un état de choses où justement la condition essentielle d'une victoire véritable fait encore défaut.

IV. Liquidation de la monarchie et République

Passons à la partie suivante de cette résolution :

« Dans l'un et l'autre cas cette victoire sera le début d'une nouvelle phase de l'époque révolutionnaire.

La tâche spontanément assignée à cette nouvelle phase par les conditions objectives du développement social, est de liquider définitivement le régime des castes et de la monarchie dans un processus de lutte réciproque des éléments de la société bourgeoise politiquement libérée, pour leurs intérêts sociaux et pour la possession directe du pouvoir.

Aussi le gouvernement provisoire qui se chargerait d'accomplir les tâches de cette révolution, bourgeoise par son caractère, ne devrait il, pour régler la lutte entre les classes antagonistes de la nation en voie de libération, non seulement faire avancer la révolution, mais combattre ceux de ses facteurs qui menacent les assises du régime capitaliste. »

Arrêtons nous à ce passage qui forme une partie distincte de la résolution. L'idée maîtresse des développements que nous venons de citer coïncide avec celle qui est exposée au point 3 de la résolution du congrès. Mais la comparaison de ces passages des résolutions fait tout de suite ressortir la différence capitale qui existe entre elles. La résolution du congrès, qui définit en deux mots la base économique et sociale de la révolution reporte toute l'attention sur la lutte nettement déterminée des classes autour de conquêtes précises, et met au premier plan les objectifs de combat du prolétariat. La résolution de la conférence décrit longuement, confusément, obscurément la base économique et sociale de la révolution, parle en termes très vagues de la lutte pour des conquêtes précises et laisse absolument dans l’ombre les objectifs de combat du prolétariat. La résolution de la conférence parle de la liquidation de l’ancien régime dans une lutte entre les divers éléments de la société. La résolution du congrès dit que nous, parti du prolétariat, devons procéder à cette liquidation; que la fondation d'une République démocratique sera la seule liquidation réelle de l'ancien régime; que nous devons conquérir cette République; que nous nous battrons pour elle et pour une liberté absolue, non seulement contre l'autocratie, mais aussi contre la bourgeoisie lorsque celle-ci tentera (et elle n'y manquera pas) de nous arracher nos conquêtes. La résolution du congrès appelle au combat une classe déterminée, en lui assignant un objectif immédiat nettement déterminé. La résolution de la conférence traite d'une lutte entre des forces diverses. Des deux résolutions, l'une traduit la psychologie de la lutte active, l'autre celle de la contemplation passive; l'une est d'un bout à l’autre un appel à l'activité vivante; l'autre, une stérile casuistique. Toutes deux déclarent que la révolution en cours n'est pour nous qu'une première étape qui sera suivie d'une seconde; mais l’une en déduit qu'il faut parcourir d'autant plus vite cette première étape, d'autant plus vite la liquider, conquérir la République, écraser impitoyablement la contre révolution et préparer le terrain pour l'étape suivante. L'autre résolution se répand, pour ainsi dire, en descriptions prolixes de cette première étape et (passez moi la vulgarité de l'expression) suce de tous les côtés l'idée qu'elle en a. La résolution du congrès prend pour préambule ou premier postulat les vieilles idées, toujours neuves du marxisme (sur le caractère bourgeois de la révolution démocratique), elle en déduit les tâches progressives de la classe d’avant-garde, qui combat à la fois pour la révolution démocratique et pour la révolution socialiste. La résolution de la conférence en reste là sur un simple préambule, le remâchant et raffinant là dessus.

Cette différence est justement celle qui divise depuis longtemps les deux ailes du marxisme russe : les ratiocineurs et les combatifs des temps révolus du marxisme légal, les économistes et les politiques du début du mouvement de masse. Du postulat irrécusable du marxisme sur les racines économiques profondes de la lutte de classes en général et de la lutte politique en particulier, les économistes tiraient cette conclusion originale, qu'il fallait tourner le dos à la lutte politique et en entraver le développement, en diminuer l'ampleur, en amoindrir les objectifs. Les politiques, au contraire, tiraient des mêmes postulats une conclusion différente, à savoir que plus profondes sont aujourd'hui les racines de notre lutte, et plus large, plus hardie, plus résolue, plus énergique doit être notre lutte. Le même débat s'offre maintenant à nous, dans des circonstances nouvelles, sous une autre forme. Partant des postulats que la révolution démocratique n’est pas encore tant s'en faut la révolution socialiste, qu'elle n’ « intéresse » pas uniquement tant s'en faut les non-possédants, qu'elle a sa source profonde dans les nécessités et les besoins inéluctables de la société bourgeoise tout entière, nous en tirons la conclusion que la classe d'avant garde doit poser ses objectifs démocratiques avec d'autant plus de hardiesse, les formuler jusqu'au bout avec d'autant plus de netteté, qu'elle doit préconiser le mot d'ordre direct de République, affirmer la nécessité d’un gouvernement révolutionnaire provisoire et la nécessité d’écraser impitoyablement la contre révolution. Tandis que nos contradicteurs, les gens de la nouvelle Iskra, déduisent de ces mêmes postulats qu'il ne faut pas formuler jusqu'au bout les revendications démocratiques; qu'on peut ne pas faire figurer la République au nombre des mots d'ordre pratiques; qu'il est permis de ne pas affirmer la nécessité d'un gouvernement révolutionnaire provisoire; que la simple décision de convoquer l'Assemblée constituante peut être appelée une victoire décisive; que la lutte avec la contre révolution, on peut ne pas la formuler comme un des objets de notre activité, mais la noyer dans une allusion nébuleuse (et inexactement formulée, comme nous le verrons tout à l’heure) au « processus de lutte réciproque ». Ce n'est pas un langage d'hommes politiques, c'est le langage d'on ne sait quelle commission d'archivistes !

Et plus vous considérerez avec attention certaines formules de la résolution de la nouvelle Iskra, mieux vous découvrirez les particularités essentielles que nous venons d'indiquer. On nous parle, par exemple, « d'un processus de lutte réciproque des éléments de la société bourgeoise politiquement libérée ». Nous souvenant du sujet de la résolution (le gouvernement révolutionnaire provisoire), nous demandons avec étonnement : s'il faut parler d'un processus de lutte réciproque, comment peut on faire le silence sur les éléments qui asservissent politiquement la société bourgeoise ? Les « conférents » pensent ils que du moment qu’ils ont supposé la victoire de la révolution, ces éléments ont déjà disparu ? L'idée serait absurde en général; elle serait le fait d’une très grande naïveté, d'une myopie politique, en particulier. La contre révolution, vaincue par la révolution, ne disparaîtra pas; au contraire, elle commencera inévitablement une nouvelle lutte, plus acharnée encore. Consacrant notre résolution à l’analyse des tâches que nous assignerait la victoire de la révolution, nous avons le devoir de porter une très grande attention à la nécessité de repousser les offensives contre-révolutionnaires (et nous l’avons fait dans la résolution du congrès), et non, pas noyer ces tâches politiques pressantes, urgentes, immédiates d'un parti de combat, dans des considérations générales sur ce qui suivra l'époque révolutionnaire actuelle, et sur ce qui se passera quand sera réalisée une « société politiquement libérée ». De même que les « économistes » invoquaient les vérités premières sur la subordination du politique à l'économique pour dissimuler leur incompréhension des tâches politiques de l'heure, de même les néo-iskristes invoquent les vérités premières sur la lutte au sein d'une société politiquement libérée pour dissimuler leur incompréhension des tâches révolutionnaires immédiates que nous assigne la libération politique de cette société.

Voyez l'expression : « Liquider définitivement le régime des castes et de la monarchie ». Liquider définitivement la monarchie, c'est, traduit en clair, fonder la République démocratique. Mais cette expression paraît trop simple et trop limpide à notre excellent Martynov et à ses admirateurs. Ils veulent absolument approfondir », s'exprimer « plus savamment ». Il en résulte des prétentions ridicules à penser profond, d’une part. D'autre part, au lieu d'un mot d'ordre, c'est une description; au lieu d'un vaillant appel à la marche en avant, c'est un mélancolique cou d’œil rétrospectif. On dirait que nous ne sommes pas en présence d’hommes vivants qui veulent se battre tout de suite, sans retard, pour la République, mais en présence de momies pétrifiées qui sub specie æternitatis[10] envisagent la question du point de vue du plus quam perfectum[11].

Poursuivons : « le gouvernement provisoire ... se chargerait d’accomplir les tâches de cette révolution bourgeoise »... C'est là qu’on voit tout de suite que nos « conférents » ont passé à côté de la question concrète posée aux guides politiques du prolétariat. La question concrète du gouvernement révolutionnaire provisoire s’est effacée de leur champ visuel devant la question des gouvernements successifs qui s'acquitteront des tâches de la révolution bourgeoise en général. Si vous désirez examiner la question du point de vue « historique », l'exemple de n'importe quel pays d’Europe vous montrera que c'est justement une série de gouvernements, nullement « provisoires », qui ont accompli les tâches historiques de la révolution bourgeoise; que même les gouvernements qui avaient vaincu la révolution étaient obligés d'accomplir les tâches historiques de la révolution vaincue. Mais ce qui s’appelle « gouvernement révolutionnaire provisoire », ce n'est pas du tout ce dont vous parlez; on appelle ainsi le gouvernement de l’époque révolutionnaire, celui qui succède immédiatement au gouvernement renversé, et s'appuie sur l'insurrection populaire, sur des institutions représentatives émanant du peuple. Le gouvernement révolutionnaire provisoire est l'organe de la lutte pour la victoire immédiate de la révolution, pour la répression immédiate des tentatives contre-révolutionnaires, et nullement un instrument destiné à accomplir les tâches historiques de la révolution bourgeoise en général. Laissons, messieurs, aux futurs de la future Rousskaïa Starina le soin de déterminer quelles tâches de la révolution bourgeoise nous aurons accomplies, vous et nous, ou tel ou tel gouvernement; il ne sera pas tard de s'en occuper même dans trente ans; tandis qu'aujourd'hui nous avons à donner des mots d'ordre et des indications pratiques concernant la lutte pour République et la participation la plus énergique du prolétariat à cette lutte.

Les derniers passages de la partie citée de la résolution sont insuffisants pour les mêmes raison. L’expression est très malheureuse ou tout au moins maladroite, qui dit que le gouvernement provisoire devrait « régler » la lutte réciproque des classes antagonistes : des marxiste ne devraient pas se servir d'une formule aussi libérale dans Ie style de l'Osvobojdénié, qui laisse à penser que sont possibles des gouvernements « réglant » la lutte de classes, au lieu d'être l'instrument de cette lutte... Ce gouvernement devrait, « non seulement faire avancer la révolution, mais combattre ceux de ses facteurs qui menacent les assises du régime capitaliste ». Ce « facteur » est justement le prolétariat au nom de qui parle la résolution ! Au lieu de dire comment le prolétariat doit en ce moment « faire avancer la révolution » (au delà du terme que voudrait lui assigner la bourgeoisie constitutionnaliste); au lieu de conseiller de se préparer d'une certaine façon à combattre la bourgeoisie quand celle-ci se retournera contre les conquêtes de la révolution, on nous sert une description générale du processus, sans rien nous dire des objectifs concrets de notre activité. Le mode d'exposition des néo-iskristes nous fait penser à l’appréciation que donne Marx (dans ses « thèses » célèbres sur Feuerbach) de l'ancien matérialisme, étranger à la dialectique. Les philosophes, disait Marx, ne faisaient qu'interpréter le monde de diverses façons; or il s'agit de le transformer. Les gens de la nouvelle Iskra, eux aussi, peuvent décrire et expliquer assez bien la lutte qui se déroule sous leurs yeux; mais ils sont tout à fait incapables de formuler, dans cette lutte, un mot d’ordre juste. Marchant avec zèle, mais incapables d'exercer la direction, ils avilissent la conception matérialiste de l'histoire : ils méconnaissent le rôle agissant, dirigeant et conducteur que peuvent et doivent jouer dans l'histoire les partis ayant compris dans les conditions matérielles de la révolution et qui se sont mis à la tête des classes d'avant garde.

V. Comment on doit « faire avancer la révolution »

Voici un autre passage de la résolution :

« Dans ces conditions, la social-démocratie doit s’efforcer de conserver pendant toute la durée de la révolution une position qui lui assurerait le mieux la possibilité de faire avancer la révolution, ne lui lierait pas les mains dans la lutte contre la politique inconséquente et intéressée des partis bourgeois, et la protègerait contre le danger de se laisser absorber par la démocratie bourgeoise.

Aussi la social démocratie ne doit elle pas se donner pour but de s’emparer du pouvoir ou de le partager dans le gouvernement révolutionnaire; elle doit demeurer le parti de l'extrême opposition révolutionnaire. »

Le conseil d'adopter une attitude assurant le mieux la possibilité de faire avancer la révolution nous plait infiniment. Nous voudrions seulement que ce bon conseil fût accompagné d'une indication précise sur la façon dont la social démocratie doit faire avancer la révolution en ce moment, dans la situation politique présente, en cette époque de rumeurs, d'hypothèses, de conversations et de projets de convocation d'une représentation nationale. Peut-il aujourd'hui faire avancer la révolution, celui qui ne comprend pas le danger de la théorie chère à l'Osvobojdénié, de l’« entente » du peuple et du tsar; celui qui appelle victoire la seule « décision » de convoquer l'Assemblée constituante; celui qui ne s'assigne pas pour tâche une propagande active en faveur d’un gouvernement révolutionnaire provisoire; celui qui laisse dans l’ombre le mot d'ordre de République démocratique ? A la vérité, ces gens font rétrograder la révolution, parce qu'ils en sont restés, en politique pratique, au niveau de la position de l' Osvobojdénié. A quoi sert qu'ils reconnaissent un programme exigeant le remplacement de l'autocratie par une République, quand le mot d’ordre de République fait défaut dans une résolution tactique définissant les objectifs actuels et immédiats du Parti, à l'heure de la révolution ? C'est que justement la position de l’Osvobojdénié, la position de la bourgeoisie constitutionnaliste est actuellement caractérisée par le fait que l'on considère comme une victoire décisive, la décision de convoquer une Assemblée constituante du peuple entier et l'on se garde sagement de parler de gouvernement révolutionnaire provisoire et de République ! Pour faire avancer la révolution, c'est à dire pour la conduire au delà du terme que lui assigne la bourgeoisie monarchiste, il faut préconiser activement, souligner, mettre au premier plan des mots d’ordre excluant l’« inconséquence » de la démocratie bourgeoise. Ces mots d'ordre, en ce moment, ne sont qu'au nombre de deux : le gouvernement révolutionnaire provisoire, et République, parce que le mot d'ordre d'Assemblée constituante populaire, a été repris par la bourgeoisie monarchiste (voir le programme de l'Union Osvobojdénié), et repris précisément pour escamoter la révolution, pour en empêcher la victoire complète, pour qu’un marché de maquignons puisse se conclure entre la grande bourgeoisie et le tsarisme. Et nous voyons que, des deux seuls mots d'ordre capables de faire avancer la révolution, la conférence oublie complètement le mot d'ordre de République, et fait de celui de gouvernement révolutionnaire provisoire l'équivalent direct du mot d'ordre d'Assemblée constituante du peuple entier, formulé par l'Osvobojdénié, en les qualifiant l'un et l'autre de « victoire décisive de la révolution » !!

Oui, tel est le fait incontestable qui servira, nous en sommes certains, de point de repère à l'historien futur de la social-démocratie russe. Une conférence social démocrate adopte en mali 1905 une résolution disant des choses excellentes sur la nécessité de faire avancer la révolution démocratique, mais qui en réalité la fait rétrograder, et ne va pas au delà des mots d'ordre démocratiques de la bourgeoisie monarchiste.

Les gens de la nouvelle Iskra nous reprochent volontiers de méconnaître le danger que court le prolétariat de se résorber dans la démocratie bourgeoise. Nous voudrions bien voir celui qui se chargerait de justifier ce reproche en se basant sur le textes des résolutions adoptées par le III° congrès du P.O.S.D.R. Nous répondrons à nos contradicteurs : Agissant au sein de la société bourgeoise, la social démocratie ne peut participer à la vie politique sans marcher, dans tel ou tel cas particulier, aux côtés de la démocratie bourgeoise. Mais la différence entre vous et nous, c'est que nous marchons aux côtés de la bourgeoisie révolutionnaire et républicaine, sans nous confondre avec elle; tandis que vous marchez aux côtés de la bourgeoisie libérale et monarchiste, sans d'ailleurs non plus vous confondre avec elle. Tels sont les faits.

Vos mots d'ordre tactiques, formulés au nom de la conférence coïncident avec ceux du parti « constitutionnel démocrate », c’est-à dire du parti de la bourgeoisie monarchiste, sans que vous remarquiez cette coïncidence, sans que vous vous en rendiez compte, ce qui fait que vous vous trouvez en réalité à la remorque des gens de l'Osvobojdénié.

Nos mots d'ordre tactiques, formulés au nom du III° congrès du P.O.S.D.R., coïncident avec ceux de la bourgeoisie révolutionnaire démocratique et républicaine. Cette bourgeoisie et la petite bourgeoisie ne forment pas encore en Russie de grand parti populaire[12].

Mais il faut ne rien comprendre à ce qui se passe actuellement en Russie pour douter de l'existence des éléments de ce parti. Notre intention est de diriger (au cas où la grande révolution se développerait avec succès), non seulement le prolétariat organisé par le Parti social démocrate, mais encore cette petite bourgeoisie susceptible de marcher à nos côtés.

Par sa résolution, la conférence tombe inconsciemment au niveau de la bourgeoisie libérale et monarchiste. Par sa résolution, le congrès du Parti élève consciemment à son niveau les éléments de la démocratie révolutionnaire, capables de lutte et non de maquignonnage.

Ces éléments sont surtout nombreux dans la paysannerie. Sans commettre d'erreur grave nous pouvons, lors de la répartition des importants groupes sociaux selon leurs tendances politiques, identifier la démocratie révolutionnaire et républicaine avec la masse des paysans, naturellement dans le même sens, avec les mêmes réserves et les mêmes conditions sous-entendues, qu'en identifiant la classe ouvrière avec la social démocratie. Autrement dit, nous pouvons aussi formuler nos conclusions dans les termes suivants : par ses mots d'ordre politiques intéressant toute la nation[13], la conférence tombe inconsciemment, à l’heure de la révolution, au niveau de la masse des grands propriétaires fonciers. Par ses mots d’ordrepolitiques intéressant toute la nation, le congrès du Parti élève la masse des paysans au niveau de la révolution. A qui nous accusera, pour ces conclusions, d'avoir un penchant pour le paradoxe,nous répondrons par un défi : Essayez donc de réfuter cette thèse : si nous n’avons pas la force de faire la révolution jusqu’au bout, si la révolution s'achève selon le vœu de l'Osvobojdénié par une « victoire décisive » uniquement sous la forme d’une assemblée représentative convoquée par le tsar, et qui ne pourrait être appelée constituante que par dérision, alors ce sera une révolution dans laquelle les propriétaires fonciers et la grande bourgeoisie auront la prépondérance. Au contraire, s'il nous est donné de vivre une révolution vraiment grande, si l’Histoire ne permet pas cette fois qu'il y ait « fausse couche », si nous avons la force de faire la révolution jusqu'au bout, jusqu'à la victoire décisive, non pas dans le sens que l'entendent I'Osvobojdénié et la nouvelle Iskra, ce sera alors une révolution dans laquelle la prépondérance sera du côté de l'élément paysan et prolétarien.

D'aucuns verront peut-être dans le fait d'admettre l'idée de cette prépondérance une répudiation du caractère bourgeois de la révolution imminente ? Cela est fort possible, étant donné l’abus que fait l'Iskra de l'idée d'une révolution bourgeoise. Aussi n’est-il pas du tout superflu de s'arrêter à cette question.

VI. De quel côté le prolétariat est-il menacé du danger d’avoir les mains liées dans la lutte contre la bourgeoisie inconséquente ?

Les marxistes sont absolument convaincus du caractère bourgeois de la révolution russe. Qu'est ce à dire ? C'est que les transformations démocratiques du régime politique, et puis les formations sociales et économiques dont la Russie éprouve la nécessité, loin d'impliquer par elles-mêmes l'ébranlement du capitalisme, l'ébranlement de la domination de la bourgeoisie, au contraire déblaieront véritablement, pour la première fois, la voie d'un développement large et rapide, européen et non asiatique, du capitalisme en Russie; pour la première fois elles rendront possible dans ce pays la domination de la bourgeoisie comme classe. Les socialistes révolutionnaires ne peuvent comprendre cette idée, parce qu'ils ignorent l'a b c des lois du développement de la production marchande et capitaliste, et ne voient pas que le triomphe complet de l'insurrection paysanne, même une nouvelle répartition de toutes les terres conformément aux intérêts et selon les désirs de la paysannerie (le « partage noir » ou quelque chose d'analogue), loin de supprimer le capitalisme, donneraient au contraire une nouvelle impulsion à son développement et hâteraient la différenciation de classes au sein de la paysannerie. L'incompréhension de cette vérité fait des socialistes révolutionnaires les idéologues inconscients de la petite bourgeoisie. La social démocratie doit insister sur cette vérité, dont la signification en théorie comme en politique pratique, est inappréciable, car il en découle l'obligation de sauvegarder l'entière indépendance de classe du parti du prolétariat dans le mouvement « démocratique général » d'aujourd'hui.

Mais il n'en découle nullement que la révolution démocratique (bourgeoise par son caractère économique et social) ne soit pas d’un immense intérêt pour le prolétariat. Il n'en découle nullement que la révolution démocratique ne puisse revêtir aussi bien des formes avantageuses surtout pour le gros capitaliste, le manitou de la finance, le propriétaire foncier « éclairé », que des formes avantageuses pour le paysan et pour l'ouvrier.

Les gens de la nouvelle Iskra comprennent d'une manière radicalement fausse le sens et la portée de la catégorie : révolution bourgeoise. On voit constamment percer dans leurs réflexions l’idée que la révolution est une révolution qui ne peut donner que ce qui est avantageux à la bourgeoisie. Or, rien de plus faux que cette idée là. La révolution bourgeoise est une révolution qui ne sort pas du cadre du régime économique et social bourgeois, c'est à dire capitaliste. La révolution bourgeoise exprime le besoin, de développement du capitalisme; bien loin de ruiner les bases du capitalisme, elle les élargit et les approfondit. Cette révolution traduit, par conséquent, non seulement les intérêts de la classe ouvrière, mais aussi ceux de toute la bourgeoisie. La domination de la bourgeoisie sur la classe ouvrière étant inévitable en régime capitaliste, on peut dire à bon droit que la révolution bourgeoise traduit moins les intérêts du prolétariat que ceux de la bourgeoisie. Mais l'idée qu'elle ne traduit pas du tout les intérêts du prolétariat est franchement absurde. Cette idée absurde se résume dans l'ancestrale théorie populiste, selon laquelle, la révolution bourgeoise étant contraire aux intérêts du prolétariat, nous n’avons pas besoin d'une liberté politique bourgeoise. Ou bien encore elle se résume dans l'anarchisme, qui condamne toute participation du prolétariat à la politique bourgeoise, à la révolution bourgeoise, au parlementarisme bourgeois. Dans le domaine de la théorie, c'est l'oubli des principes élémentaires du marxisme quant au développement inévitable du capitalisme sur la base de la production marchande. Le marxisme nous enseigne qu'une société fondée sur la production marchande et pratiquant des échanges avec les nations capitalistes civilisées, doit inévitablement s’engager elle-même, à un certain stade de son développement, dans la voie du capitalisme. Le marxisme a rompu sans retour avec les élucubrations des populistes et des anarchistes qui pensaient, par exemple, que la Russie pourrait éviter le développement capitaliste, sortir du capitalisme ou l'enjamber de quelque façon, autrement que par la lutte de classe, sur le terrain et dans les limites de ce même capitalisme.

Toutes ces thèses du marxisme ont été démontrées et ressassées dans leurs moindres détails, d'une façon générale et plus particulièrement en ce qui concerne la Russie. Ces thèses montrent que l'idée de chercher le salut de la classe ouvrière ailleurs que dans le développement du capitalisme est réactionnaire. Dans des pays tels que la Russie, la classe ouvrière souffre moins du capitalisme que de l'insuffisance de développement du capitalisme. La classe ouvrière est donc absolument intéressée au développement le plus large, le plus libre et le plus rapide du capitalisme. Il lui est absolument avantageux d'éliminer tous les vestiges de passé qui s'opposent au développement large, libre et rapide du capitalisme. La révolution bourgeoise est précisément une révolution qui balaye de la façon la plus décidée les vestiges du servage (qui comprennent non seulement l'autocratie, mais encore la monarchie), et assure au mieux le développement le plus large, le plus libre et le plus rapide du capitalisme.

Aussi la révolution bourgeoise présente-t-elle pour le prolétariat les plus grands avantages. La révolution bourgeoise est absolument indispensable dans l'intérêt du prolétariat. Plus elle sera complète et décisive, plus elle sera conséquente, et plus assuré sera le succès du prolétariat dans sa lutte pour le socialisme, contre la bourgeoisie. Cette conclusion ne peut paraître nouvelle, étrange ou paradoxale qu'à ceux qui ignorent l'a b c du socialisme scientifique. Or de cette conclusion, il ressort notamment que la révolution bourgeoise est, dans un certain sens, plus avantageuse au prolétariat qu'à la bourgeoisie. Voici dans quel sens précis cette affirmation est incontestable : il est avantageux pour la bourgeoisie de s'appuyer sur certains vestiges du passé contre le prolétariat, par exemple sur la monarchie, l'armée permanente, etc. Il est avantageux pour la bourgeoisie que la révolution bourgeoise ne balaye pas trop résolument tous les vestiges du passé qu'elle en laisse subsister quelques-uns, autrement dit que la révolution ne soit pas tout à fait conséquente et complète, ni résolue et implacable. Les social-démocrates expriment souvent cette idée d'une manière un peu différente, en disant que la bourgeoisie trahit sa propre cause, que la bourgeoisie trahit la cause de la liberté, que la bourgeoisie est incapable de démocratisme conséquent. Pour la bourgeoisie, il est plus avantageux que les transformations nécessaires dans le sens de la démocratie bourgeoise s’accomplissent plus lentement, plus graduellement, plus prudemment, moins résolument, par des réformes et non par une révolution; que ces transformations soient aussi précautionneuses que possible à l'égard des institutions « respectables » de la féodalité (la monarchie par exemple); que ces transformations contribuent aussi peu que possible à développer l'initiative révolutionnaire et l'énergie de la plèbe, c'est à dire de la paysannerie et surtout des ouvriers. Car autrement il serait d'autant plus facile aux ouvriers de « changer leur fusil d'épaule », comme disent les Français, c'est à dire de retourner contre la bourgeoisie elle-même les armes que la révolution bourgeoise leur aura fournies, les libertés qu’elle aura introduites, les institutions démocratiques qui auront surgi sur le terrain déblayé du servage.

Pour la classe ouvrière, au contraire, il est plus avantageux que les transformations nécessaires dans le sens de la démocratie soient acquises précisément par la voie révolutionnaire et non par celle des réformes, car la voie des réformes est celle des atermoiements, des tergiversations et de la mort lente et douloureuse des parties gangrenées de l'organisme national. Les prolétaires et les paysans sont ceux qui souffrent les premiers et cette gangrène. La voie révolutionnaire est celle de l’opération chirurgicale la plus prompte et la moins douloureuse pour le prolétariat, celle qui consiste à amputer résolument les parties gangrenées, celle du minimum de concessions et de précautions à l'égard de la monarchie et de ses institutions infâmes et abjectes, où la gangrène s'est mise et dont la puanteur empoisonne l’atmosphère.

Ce n’est donc pas uniquement pour des considérations de censure ou par crainte des autorités que notre presse libérale bourgeoise déplore l'éventualité d'une voie révolutionnaire : qu'elle craint la révolution et en agite l'épouvantail devant le tsar; qu'elle se préoccupe d'éviter la révolution; qu'elle s'aplatit et se prosterne dans l’espoir d'obtenir des réformes misérables, premiers pas dans la voie des réformes. Ce n'est pas là seulement le point de vue des Rousskié Viédomosti, du Syn Otétchestva, de Nacha Jizn, de Nachi Dni; aussi celui de l'Osvobojdénié, illégal et libre. La situation même de la bourgeoisie, en tant que classe, dans la société capitaliste, engendre inévitablement son manque d'esprit de suite dans la révolution démocratique. La situation même du prolétariat, en tant que classe, l'oblige à être démocrate avec l'esprit de suite. La bourgeoisie regarde en arrière, redoutant le progrès démocratique qui menace d'augmenter les forces du prolétariat. Le prolétariat n'a rien à perdre que ses chaînes. Il a un monde à gagner au moyen du démocratisme. Aussi, plus la révolution bourgeoise est conséquente dans ses transformations démocratiques, et moins elle se borne à celles qui ne sont avantageuses qu'à la bourgeoisie. Plus la révolution bourgeoise est conséquente et plus elle assure d'avantages au prolétariat et à la paysannerie dans la révolution démocratique.

Le marxisme apprend au prolétaire, non pas à s'écarter de la révolution bourgeoise, à se montrer indifférent à son égard, à en abandonner la direction à la bourgeoisie, mais au contraire à y participer de la façon la plus énergique, à mener la lutte la plus résolue pour le démocratisme prolétarien conséquent, pour l'achèvement de la révolution. Nous ne pouvons pas nous évader du cadre démocratique bourgeois de la révolution russe, mais nous pouvons l'élargir dans des proportions énormes, nous pouvons et nous devons, dans ce cadre, combattre pour les intérêts du prolétariat, pour ses besoins immédiats et pour les conditions de la préparation de ses forces à la future victoire totale. Il y a démocratie bourgeoise et démocratie bourgeoise. Et ce monarchiste des zemstvos[14], partisan d'une Chambre haute, qui « renchérit et réclame » le suffrage universel tout en négociant sous main, en sourdine, avec le tsarisme une constitution tronquée, est un démocrate bourgeois. Et ce paysan qui, les armes à la main, marche contre les propriétaires fonciers et les fonctionnaires et propose avec « candeur », à la « mode républicaine », de « chasser le tsar[15] » est aussi un démocrate bourgeois. La démocratie bourgeoise peut être ce qu'elle est en Allemagne, et aussi ce qu'elle est en Angleterre, ce qu'elle est en Autriche, et aussi ce qu'elle est aux Etats-Unis ou en Suisse. Il serait beau le marxiste qui, à l'époque de la révolution démocratique, ne s'apercevrait pas de cette différence de degrés et de formes du démocratisme et se bornerait à « raffiner » pour démontrer que tout de même il s'agit d’une « révolution bourgeoise », des fruits d’une « révolution bourgeoise ».

Or tel est précisément le cas de nos néo-iskristes qui se prévalent de leur myopie. Ils se bornent justement à des dissertations sur le caractère bourgeois de la révolution là et au moment où il faudrait savoir discerner entre les deux démocraties bourgeoises : révolutionnaire républicaine et libérale monarchiste, sans parler de la différence entre le démocratisme bourgeois inconséquent et le démocratisme prolétarien conséquent. Ils se contentent, comme si vraiment ils passaient leur vie sous une « cloche de verre[16] », de propos mélancoliques sur le « processus de lutte des classes antagonistes », alors qu'il s'agit de doter d'une direction dérnocratique la révolution actuelle, de souligner les mots d'ordre démocratiques d'avant garde, à la différence des mots d'ordre traîtres de Mr. Strouvé et Cie; de montrer nettement, crûment, les tâches immédiates de la lutte vraiment révolutionnaire du prolétariat et et de la paysannerie, à la différence du maquignonnage libéral des propriétaires fonciers et des fabricants. Tel est maintenant le fond de la question, qui vous a échappé, messieurs : notre révolution s’achèvera t elle par une victoire réellement grandiose ou simplement par un misérable compromis ? Arrivera t elle à une dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie, ou « se videra t elle de ses forces » dans une Constitution libérale à la Chipov ?

Il peut paraître à première vue qu'en posant cette question, nous nous écartons tout à fait de notre sujet. Mais cela ne peut paraître qu'à première vue. En réalité c'est là que réside la cause profonde de la divergence de principe qui, dès à présent, s'est nettement dessinée entre la tactique social démocrate du III° congrès du Parti ouvrier social démocrate de Russie, et la tactique établie à la conférence des néo-iskristes. Ces derniers ont fait maintenant non pas deux, mais trois pas en arrière; ils ont ressuscité les erreurs de l'économisme dans les problèmes infiniment plus complexes, plus importants et plus vitaux pour le parti ouvrier, problèmes concernant la tactique de ce parti au moment de la révolution. C'est pourquoi nous devons apporter à l'analyse de ce problème toute l'attention nécessaire.

Le passage cité de la résolution des néo-iskristes évoque le danger que court la social démocratie de se lier les mains dans la lutte contre la politique inconséquente de la bourgeoisie, et de se laisser absorber par la démocratie bourgeoise. L'idée de ce danger marque comme d'un trait rouge tous les écrits spécifiquement néo-iskristes; cette idée est, en verité, le pivot du débat doctrinal dans la scission de notre Parti (depuis que dans cette scission les dissentiments personnels, s'effaçant devant le retour à l'économisme, sont entièrement passés au second plan). Et nous reconnaissons sans ambages que ce danger est réel et que, maintenant surtout, au plus fort de la révolution russe, il est devenu particulièrement grave. A nous tous, théoriciens, ou - en ce qui me concerne, je préférerais dire publicistes de la social démocratie, incombe la tâche urgente et grosse de responsabilités, de rechercher de quel côté ce danger menace réellement. Car la source de nos divergences, ce n'est pas la question de savoir si ce danger existe, mais s'il est dû à ce qu'on appelle le suivisme de la « minorité » ou à ce qu'on appelle le révolutionnarisme de la « majorité ».

Pour écarter toute fausse interprétation et tout malentendu, faisons d'abord remarquer que le danger dont nous parlons est objectif et non subjectif; qu'il n'est pas dans la position formelle que la social démocratie occupera au cours de la lutte, mais dans l'issue matérielle de toute la lutte révolutionnaire d'aujourd'hui. La question n'est pas de savoir si tels ou tels groupes social-démocrates voudront se laisser absorber par la démocratie bourgeoise, et s'ils s'aperçoivent qu'ils se laissent absorber. Il n’en est même pas question. Nous ne soupçonnons aucun social démocrate de nourrir un semblable désir; du reste, ici, il ne s'agit nullement de désirs. Il ne s'agit pas non plus de savoir si, tout au long de la révolution, tels ou tels groupes social démocrates garderont vis-à vis de la démocrate bourgeoise leur indépendance formeIle, leur personnalité, leur caractère particulier. Ils peuvent non seulement proclamer cette « indépendance » mais même la garder formellement; et néanmoins, il peut advenir qu'ils auront les mains liées dans la lutte contre l'inconséquence de la bourgeoisie. Le bilan politique final de la révolution peut être que la social-démocratie, bien qu'ayant gardé son « indépendance » formelle et sa physionomie propre comme organisation, comme parti, apparaîtra en pratique dépendante, incapable de marquer les événements de l'empreinte de son indépendance prolétarienne; elle s'avérera si faible que, d'une façon générale, son « absorption » par la démocratie bourgeoise sera, en dernière analyse, un fait d'histoire.

Là est le véritable danger. Voyons maintenant de quel côté il nous menace : de la déviation de la social-démocratie à droite sous les espèces de la nouvelle Iskra, comme nous le pensons, ou de sa déviation à gauche sous les espèces de la « majorité », de Vpériod, etc., comme le pensent les néo-iskristes.

La réponse, nous l'avons déjà indiquée, dépend de l’action objective combinée des diverses forces sociales. Le caractère de ces forces a été déterminé en théorie par l'analyse marxiste de la réalité russe; maintenant, il est déterminé dans la pratique, par l’action ouverte des groupes et des classes, au cours de la révolution. Or toute l'analyse théorique faite par les marxistes longtemps avant l'époque que nous vivons, et toutes les observations pratiques concernant le cours des événements révolutionnaires nous montrent que les conditions objectives rendent possibles deux voies et deux issues de la révolution russe. La transformation démocratique bourgeoise du régime économique et politique de la Russie est certaine, inéluctable. Aucune force au monde ne pourrait empêcher cette transformation. Mais l'action combinée des forces en présence accomplissant cette transformation, peut lui donner deux résultats ou deux formes. De deux choses l'une : 1) ou tout finira par une « victoire décisive de la révolution sur le tsarisme »; 2) ou les forces manqueront pour une victoire décisive et tout finira par un compromis entre le tsarisme et les éléments les plus « inconséquents », et les plus « intéressés » de la bourgeoisie. La variété infinie des détails et des combinaisons possibles, que nul n’est en mesure de prévoir, se réduit en somme à l'une ou à de ces deux issues.

Examinons donc ces issues, d'abord au point de vue de leur signification sociale, et puis au point de vue de la situation de la social-démocratie (de son « absorption » ou de ses « mains liées ») dans l’un et l'autre cas.

Qu’est ce que la « victoire décisive de la révolution sur le tsarisme » ? Nous avons déjà vu que les néo-iskristes emploient cette expression sans en comprendre même la portée politique immédiate. Ils semblent encore moins pénétrer le contenu social de cette notion. Car enfin nous, marxistes, ne devons en aucun cas nous griser des mots « révolution », ou « grande révolution russe » dont se grisent maintenant de nombreux démocrates révolutionnaires (dans le genre de Gapone). Nous devons nous faire une idée exacte des forces sociales réelles qui se dressent contre le « tsarisme » (force parfaitement réelle et parfaitement compréhensible pour tous), et qui sont capables de remporter sur lui une « victoire décisive ». Ces forces ne peuvent être ni la bourgeoisie, ni les grands propriétaires fonciers, ni les fabricants ni la « société » qui suit l'Osvobojdénié. Nous voyons même qu'ils ne veulent pas de cette victoire décisive. Nous savons qu'ils sont incapables, de par leur situation sociale, de soutenir une lutte décisive contre le tsarisme : la propriété privée, le capital, la terre sont à leurs pieds un trop lourd boulet pour qu'ils puissent engager une lutte décisive. Ils ont trop besoin, contre le prolétariat et la paysannerie, du tsarisme avec son appareil policier et bureaucratique, avec ses forces militaires, pour aspirer à sa destruction. Non, la force capable de remporter une « victoire décisive sur le tsarisme » ne peut être que le peuple, c'est à dire le prolétariat et la paysannerie, si l'on prend les grandes forces essentielles et si l'on répartit entre les uns et les autres la petite bourgeoisie rurale et citadine (du « peuple », elle aussi). La « victoire décisive de la révolution sur le tsarisme », c'est la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. Les néo-iskristes seront nécessairement amenés à cette conclusion depuis longtemps indiquée par Vpériod. Il n'y a personne d’autre pour remporter une victoire décisive sur le tsarisme.

Et cette victoire sera précisément une dictature, c'est à dire qu'elle devra de toute nécessité s'appuyer sur la force armée, sur l'armement des masses, sur l'insurrection, et non sur telles ou telles institutions constituées « légalement », par la « voie pacifique ». Ce ne peut qu’être une dictature, parce que les transformations absolument et immédiatement nécessaires au prolétariat et à la paysannerie provoqueront de la part des propriétaires fonciers, des grands bourgeois et du tsarisme, une résistance désespérée. Sans une dictature, il serait impossible de briser cette résistance, de repousser les attaques de la contre révolution. Cependant ce ne sera évidemment pas une dictature socialiste, mais une dictature démocratique. Elle ne pourra pas toucher (sans que la révolution ait franchi diverses étapes intermédiaires) aux fondements du capitalisme. Elle pourra, dans le meilleur des cas, procéder à une redistribution radicale de la propriété foncière au profit de la paysannerie; appliquer à fond un démocratisme conséquent jusques et y compris la proclamation de la République; extirper non seulement de la vie des campagnes, mais aussi de la vie des usines, les survivances du despotisme asiatique; commencer à améliorer sérieusement la condition des ouvriers et à élever leur niveau de vie; enfin, last but not least[17], étendre l'incendie révolutionnaire à l'Europe. Cette victoire ne fera encore nullement de notre révolution bourgeoise une révolution socialiste; la révolution démocratique ne sortira pas directement du cadre des rapports sociaux et économiques bourgeois; mais cette victoire n'en aura pas moins une portée immense pour le développement futur de la Russie et du monde entier. Rien n'élèvera davantage l'énergie révolutionnaire du prolétariat mondial, rien n’abrégera autant son chemin vers la victoire complète que cette victoire décisive de la révolution commencée en Russie.

Dans quelle mesure cette victoire est probable, cela est une autre question. Nous ne sommes pas du tout enclins à un optimisme inconsidéré à cet égard; nous n'oublions nullement les extrêmes difficultés de cette tâche; mais, en allant au combat, nous devons souhaiter la victoire et savoir indiquer le vrai chemin qui y conduit. Les tendances pouvant nous amener à cette victoire se manifestent incontestablement. Il est vrai que notre influence, l’influence social démocrate sur la masse du prolétariat, est encore très, très insuffisante; l'action révolutionnaire exercée sur la masse paysanne est absolument infime : la dispersion, le manque de culture, l'ignorance du prolétariat et surtout de la paysannerie, sont encore effroyables. Mais la révolution fait un rapide d'éducation et de rassemblement. Chacun de ses progrès réveille la masse et l'attire avec une force irrésistible précisément vers le programme révolutionnaire, le seul qui exprime intégralement et de façon conséquente ses intérêts réels et vitaux.

Une loi de la mécanique dit que la réaction égale l'action. Dans l'histoire, la force destructrice d'une révolution dépend, elle aussi dans une mesure appréciable, de la force et de la durée de la répression qu'ont subie les aspirations à la liberté; elle dépend de la profondeur de l'antagonisme entre la « superstructure » archaïque de la société et les forces vives de l'époque envisagée. De même la situation politique internationale apparaît, à bien des égards, on ne peut plus favorable à là révolution russe. Le soulèvement des ouvriers et des paysans a déjà commencé; il est dispersé, faible, inorganisé, mais il démontre indéniablement et sans contestation possible l'existence de forces capables d'une lutte décidée et qui marchent vers une victoire décisive.

Que ces forces se révèlent insuffisantes, et le tsarisme aurait le temps de conclure le marché que préparent déjà, de deux côtés, messieurs les Boulyguine et messieurs les Strouvé. Tout se terminerait alors par une Constitution tronquée, ou même en mettant les choses au pis par une parodie de Constitution. Ce serait aussi une « révolution bourgeoise », mais une fausse couche, un avorton, une chose bâtarde. La social démocratie ne se fait pas d'illusions, elle connaît la nature perfide de la bourgeoisie; elle ne se découragera pas, elle n'abandonnera pas son travail opiniâtre, patient et soutenu d'éducation du prolétariat dans l'esprit de classe, même aux jours les plus mornes d'une prospérité constitutionnelle bourgeoise à la Chipov. Ce dénouement serait plus ou moins semblable à celui de presque toutes les révolutions démocratiques de l'Europe au XIX° siècle, et le développement de notre Parti suivrait alors un sentier ardu, pénible, long, mais familier et déjà battu.

Voyons maintenant dans laquelle de ces deux éventualités la social démocratie aurait effectivement les mains liées, en présence d'une bourgeoisie inconséquente et intéressée, serait effectivement « absorbée » ou presque absorbée par la démocratie bourgeoise.

Il n'est que de poser clairement cette question pour y répondre aussitôt sans la moindre difficulté.

Si la bourgeoisie réussit à faire échec à la révolution russe par un compromis avec le tsarisme, la social-démocratie aura effectivement les mains liées, en présence d'une bourgeoisie inconséquente; la social-démocratie sera dès lors absorbée par la « démocratie bourgeoise », en ce sens que le prolétariat ne réussira pas à marquer fortement la révolution de son empreinte, et à régler à la manière prolétarienne ou, comme disait autrefois Marx, « à la plébéienne », son compte au tsarisme.

Si la révolution arrive à une victoire décisive, nous réglerons son compte au tsarisme, à la manière jacobine ou, si vous préférez, à la plébéienne. « La Terreur française tout entière, écrivait Marx en 1848 dans la célèbre Nouvelle Gazette rhénane, ne fut pas autre chose qu'une façon plébéienne d'en finir avec les ennemis de la bourgeoisie, avec l'absolutisme, la féodalité et l'esprit petit bourgeois. » (Voyez Marx, Nachlass édité par Mehring, t. III, p. 211). Ceux qui, à l'époque de la révolution démocratique, agitent aux yeux des ouvriers social-démocrates russes l’épouvantail du jacobinisme, ont ils jamais réfléchi à ces mots de Marx ?

Les girondins de la social démocratie russe contemporaine, les néo-iskristes, ne fusionnent pas avec les gens de l'Osvobojdénié, mais par les mots d'ordre qu'ils se donnent, ils se mettent en réalité à leur remorque. Et les gens de l'Osvobojdénié c'est à dire les représentants de la bourgeoisie libérale, veulent en finir avec l’autocratie sans rien brusquer, par la voie des réformes, en faisant des concessions; sans léser l'aristocratie, la noblesse, la cour, - précautionneusement et sans rien casser, aimablement et en toute politesse, en grand seigneur et en mettant des gants blancs (comme ceux que M. Pétrounkévitch, à une réception des « représentants du peuple » (?) par Nicolas le Sanglant, emprunta à un bachi-bouzouk. Voyez le n°5 du Prolétari[18]).

Les jacobins de la social démocratie contemporaine les bolchéviks, les partisans de Vpériod, les partisans du Congrès ou du Prolétari ... je ne sais plus comment les désigner, veulent élever par leurs mots d'ordre, la petite bourgeoisie révolutionnaire et républicaine et tout particulièrement la paysannerie à la hauteur du démocratisme conséquent du prolétariat, sans que ce dernier y perde rien de son indépendance de classe. Ils veulent que le peuple, c'est à dire le prolétariat et la paysannerie, règle « à la plébéienne » son compte à la monarchie et à l'aristocratie, en exterminant sans merci les ennemis de la liberté, en réprimant par la force leur résistance, sans faire aucune concession à un passé maudit de servage, d'asiatisme, d'outrage à l'humanité.

Ce n'est évidemment pas que nous voulions à toute force copier les jacobins de 1793, et faire nôtres leurs idées, leur programme, leurs mots d'ordre, leurs méthodes d'action. Pas du tout. Nous n'avons pas de vieux programme, nous en avons un nouveau, le programme minimum du Parti ouvrier social démocrate de Russie. Nous avons un mot d'ordre nouveau : la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. Nous aurons aussi si nous vivons assez pour voir la vraie victoire la révolution, de nouvelles méthodes d'action, conformes au caractère et aux objectifs du parti de la classe ouvrière aspirant à une révolution socialiste intégrale. Par cette comparaison, nous voulons simplement expliquer que les représentants de la classe avancée du XX° siècle, ceux du prolétariat, c'est à dire les social démocrates, se divisent en deux ailes (opportuniste et révolutionnaire), tout comme les représentants de la classe avancée du XVIll° siècle, ceux de la bourgeoisie, se divisaient en girondins et jacobins.

Au cas seulement d'une victoire complète de la révolution démocratique, le prolétariat n'aura pas les mains liées dans sa lutte contre la bourgeoisie inconséquente; dans ce seul cas, il ne sera pas « absorbé » par la démocratie bourgeoise, mais marquera toute la révolution de son empreinte prolétarienne ou, plus exactement, prolétarienne et paysanne.

En un mot, pour que le prolétariat n'ait pas les mains liées dans la lutte contre la démocratie bourgeoise inconséquente, il faut qu'il soit assez fort et conscient pour élever la paysannerie à la conscience révolutionnaire, pour diriger son offensive et réaliser ainsi, de son propre chef, un démocratisme prolétarien conséquent.

C'est ainsi que se pose la question si mal résolue par les néo-iskristes, du danger d'avoir finalement les mains liées dans la lutte contre la bourgeoisie inconséquente. La bourgeoisie sera toujours inconséquente. Rien de plus naïf et de plus stérile que de vouloir tracer des conditions ou des clauses[19] qui, si elles étaient remplies, permettraient de considérer la démocratie bourgeoise comme un ami sincère du peuple. Seul le prolétariat peut combattre avec esprit de suite pour la démocratie. Mais il ne peut vaincre dans ce combat que si la masse paysanne se rallie à la lutte révolutionnaire du prolétariat. Si, pour ce faire le prolétariat manque de forces, la bourgeoisie se trouvera à la tête de la révolution démocratique et lui conférera un caractère inconséquent et intéressé. Rien ne peut empêcher ce dénouement, si ce n'est la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie.

Nous arriverons ainsi à cette conclusion indéniable : c'est précisément la tactique de la nouvelle Iskra qui, par sa signification objective, fait le jeu de la démocratie bourgeoise. La propagande de formes d'organisation diffuses allant jusqu'au plébiscite, jusqu'au principe des ententes, jusqu'au détachement des publications se réclamant du Parti, vis à vis de ce dernier, l'amoindrissement des tâches de l'insurrection armée, la confusion des mots d'ordre politiques généraux du prolétariat révolutionnaire et de la bourgeoisie monarchiste, les conditions de la « victoire décisive de la révolution sur le tsarisme » étant faussées : tous ces faits pris ensemble donnent précisément la politique du suivisme qui, à l'heure de la révolution, désoriente le prolétariat, le désorganise et sème la confusion dans son esprit; qui rabaisse la tactique de la social démocratie, au lieu de montrer le seul chemin conduisant à la victoire et de rallier au mot d'ordre du prolétariat tous les éléments révolutionnaires et républicains du peuple.

Afin de confirmer cette conclusion à laquelle nous amène l’analyse de la résolution, abordons la même question sous d'autres angles. Voyons d'abord la manière dont illustre la tactique de la nouvelle Iskra, dans le Social-Démocrate géorgien, un menchévik plutôt simple mais franc. Voyons ensuite qui profite en réalité, dans là situation politique actuelle, des mots d'ordre de la nouvelle Iskra.

VII. La tactique de l’« élimination des conservateurs du sein du gouvernement »

L’article cité plus haut de l'organe du « comité » menchévik de Tiflis (le Social-Démocrate, n°1) s'intitule : « Le Zemski Sobor et notre tactique. » L'auteur n'a pas encore tout à fait oublié notre programme; il formule le mot d'ordre de République, mais il fait sur la tactique les réflexions suivantes :

On peut indiquer deux voies pour atteindre ce but (la République) : ou bien ne prêter aucune attention au Zemski Sobor convoqué par le gouvernement, et infliger les armes à la main une défaite à ce dernier, former un gouvernement révolutionnaire et convoquer l'Assemblée constituante. Ou clamer que le Zemski Sobor est le centre de notre action, en exerçant les armes à la main une pression sur sa composition et sur son activité, l'obliger par la force à se proclamer Assemblée constituante ou à faire convoquer celle ci, par son entremise. Ces deux tactiques diffèrent très nettement. Voyons donc laquelle des deux est la plus avantageuse pour nous.

C’est ainsi que les partisans de la nouvelle Iskra en Russie exposent les idées exprimées par la suite dans la résolution que nous avons analysée. Ces lignes étaient écrites, remarquez le bien, avant Tsou Shima[20] lorsque le « projet » Boulyguine n’avait pas encore vu le jour. Les libéraux eux-mêmes perdaient patience et marquaient leur défiance dans les colonnes de la presse légale; or, ici, le social démocrate néo-iskriste s'est montré plus confiant que les libéraux. Il annonce que le Zemski Sobor « est en voie de convocation » et témoigne une si grande confiance au qu'il propose de faire de ce Zemski Sobor encore inexistant (ou peut-être d'une « Douma d'Etat » ou d'une « assemblée législative consultative » ?) le centre de notre action. Plus franc et plus rectiligne que les auteurs de la résolution adoptée par la conférence, notre militant de Tiflis ne considère pas les deux « tactiques » (qu'il expose avec une candeur inimitable) comme identiques, mais déclare la seconde « plus avantageuse ». Ecoutez :

Première tactique. Comme vous le savez, la révolution qui vient est une révolution bourgeoise, c'est à dire qu'elle tend à une transformation du régime actuel telle qu'il réponde aux intérêts non seulement du prolétariat mais à ceux de la société bourgeoise tout entière. Toutes les classes sont opposées au gouvernement, jusqu'aux capitalistes eux-mêmes. En un certain sens le prolétariat en lutte et la bourgeoisie en lutte marchent ensemble et s'attaquent ensemble, de deux côtés différents, à l'autocratie. Le gouvernement ici est tout à fait isolé, il est privé des sympathies de la société. aussi est il très facile de l'anéantir. L'ensemble du prolétariat de Russie n'est pas encore assez conscient et organisé pour pouvoir faire la révolution à lui seul. Si d'ailleurs il le pouvait, il ferait une révolution prolétarienne (socialiste) et non bourgeoise. Nous avons donc intérêt que le gouvernement demeure sans alliés, ne puisse pas diviser l'opposition, ni se rallier à la bourgeoisie et isoler le prolétariat…

Ainsi, il est de l'intérêt du prolétariat que le gouvernement du tsar ne puisse pas le séparer de la bourgeoisie. N’est-ce pas par erreur que l'organe géorgien a été appelé le Social-Démocrate, au lieu d'être appelé Osvobojdénié ? Et remarquez cette superbe philosophie de la révolution démocratique ! Ne voyons nous pas ici de nos yeux le pauvre militant de Tiflis complètement désaxé par l'interprétation casuistique et suiviste de l'idée de « révolution bourgeoise » ? Discutant la question de l’isolement possible du prolétariat dans la révolution démocratique, il oublie… il oublie un détail... la paysannerie ! Parmi les alliés possibles du prolétariat, il connaît et trouve à son gré les propriétaires fonciers des zemstvos, mais il ne connaît pas les paysans. Cela au Caucase ! Eh bien ! N'avions nous pas raison de dire que la nouvelle Iskra tombe, par ses raisonnements, au niveau de la bourgeoisie monarchiste au lieu d'élever jusqu'à elle, en qualité d’alliée, la paysannerie révolutionnaire !

…Dans le cas contraire, la défaite du prolétariat et la victoire du gouvernement sont inévitables. Et c'est là que tend justement l'autocratie. On n’en peut douter, elle gagnera à soi, dans son Zemski Sobor, les représentants de la noblesse, des zemstvos, des villes, des universités et autres institutions bourgeoises. Elle s'efforcera de les séduire par de menues concessions et de se les concilier. Ainsi affermie, elle dirigera tous ses coups contre le peuple ouvrier demeuré isolé. Notre devoir est de parer à cette issue malheureuse. Mais peut on y réussir par le premier procédé ? Admettons que nous n’ayons fait aucune attention au Zemski Sobor, que nous ayons seuls commencé à nous préparer à l'insurrection et que nous soyons un beau jour descendus en armes dans la rue. Et voilà qu'au lieu d'un ennemi, nous en rencontrons deux : le gouvernement et le Zemski Sobor. Pendant que nous nous préparions, ils ont eu le temps de s'entendre, de passer un accord, d'élaborer une Constitution qui leur est avantageuse et de se partager le pouvoir. Cette tactique est nettement avantageuse au gouvernement, et nous devons la répudier avec la dernière énergie...

Voilà qui est franc ! Il faut renoncer résolument à la « tactique » de préparation de l'insurrection, parce que le gouvernement transigerait « pendant ce temps » avec la bourgeoisie ! Pourrait-on trouver, dans les anciens écrits de « l'économisme » le plus impénitent, quelque chose qui se rapprocherait de cette façon de déshonorer la social démocratie révolutionnaire ? C'est un fait que des soulèvements et des troubles éclatent çà et là parmi les ouvriers et les paysans. Le Zemski Sobor n'est qu'une promesse de Boulyguine. Et le Social-Démocrate de la ville de Tiflis de décider : renoncer à la tactique de préparation de l'insurrection et attendre qu'il y ait un « centre d'action », le Zemski Sobor...

La seconde tactique, au contraire, consiste à placer le Zemski Sobor sous notre surveillance, à ne pas lui permettre d'agir à son gré et de s'entendre avec le gouvernement[21].

Nous soutenons le Zemski Sobor dans la mesure où il combat I’autocraties et nous le combattons quand il s'accommode de l'autocratie. Par une intervention énergique et par la force nous divisions les députés[22], ralliant les radicaux autour de nous, écartant du gouvernement les conservateurs et engageant ainsi le Zemski Sobor tout entier dans la voie révolutionnaire. Grâce à cette tactique, le gouvernement restera tout le temps isolé, l’opposition sera forte et l'institution d'un régime démocratique sera facilitée d’autant.

Parfaitement ! Que l'on vienne dire maintenant que nous exagérons l'évolution des gens de la nouvelle Iskra vers une variété des plus vulgaires de l'économisme. Car enfin, n'est ce pas quelque chose comme la fameuse poudre tue mouches : vous attrapez la mouche, vous la saupoudrez et la voilà qui crève. Diviser par la force les députés du Zemski Sobor, « écarter du gouvernement les conservateurs », et le Zemski Sobor tout entier entrera dans la voie révolutionnaire... Cela sans la moindre insurrection armée « jacobine », en tout bien tout honneur, presque parlementairement, en « exerçant une pression » sur les membres du Zemski Sobor.

Pauvre Russie ! On dit d'elle qu'elle porte toujours les chapeaux démodés que l'Europe a jetés. Nous n'avons pas encore de Parlement, Boulyguine lui même ne nous l'a pas encore promis mais du crétinisme parlementaire, nous en avons tant et plus.

... Comment cette intervention doit elle se faire ? Avant tout, nous exigerons que le Zemski Sobor soit élu au suffrage universel, égal, direct et au scrutin secret. La liberté complète de l'agitation électorale, c'est à dire la liberté de réunion, de parole et de presse, l'inviolabilité des électeurs électeurs et des élus et la remise en liberté de tous les criminels politiques, doivent être consacrées par la loi[23] en même temps que sera proclamé[24] ce régime électoral. La date des élections doit être reculée autant que possible, afin que nous ayons assez de temps pour informer et préparer le peuple. Etant donné que l'établissement du règlement relatif à la convocation du Zemski Sobor a été confié à une commission présidée par le ministre de l'Intérieur Boulyguine, nous devons également exercer une pression sur cette commission et sur ses membres[25]. Si la commission Boulyguine refuse de satisfaire nos revendications[26] et ne donne le droit d'élire des députés qu'aux possédants, nous devons intervenir dans ses élections, obliger par la voie révolutionnaire les électeurs à envoyer des candidats d'avant garde au Zemski Sobor, et là par des manifestations, par des grèves et, s'il le faut, par l'insurrection, obliger le Zemski Sobor à convoquer une Assemblée constituante ou à se proclamer telle. Le prolétariat en armes doit être le défenseur de l’Assemblée constituante et tous deux[27] marcheront vers la République démocratique.

Telle est la tactique social démocrate, elle seule nous assurera la victoire.

Que le lecteur se garde de penser que cet incroyable galimatias n’est qu'un essai de plume de quelque néo-iskriste irresponsable et sans influence. Non, ces choses là ont été écrites dans l'organe de tout un comité néo-iskriste, celui de Tiflis. Et ce n’est pas tout. Ce gaIimatias est nettement approuvé par l'Iskra. Voici ce que nous lisons dans le n°100 de ce journal, à propos du Social-Démocrate :

« Le n°1 est rédigé dans un style vif et avec talent. On y sent la main habile, experte d'un rédacteur qui est un écrivain... On peut dire avec certitude que le journal s'acquittera brillamment de la tâche qu'il s'est assignée. »

Oui, si cette tâche est de montrer nettement à tous et à chacun l’entière décomposition idéologique de la tendance de la nouvelle Iskra, alors en effet elle a été remplie « brillamment ». Nul n'aurait su marquer avec plus de « vivacité, de talent, et d'habileté » combien les gens de la nouvelle Iskra sont tombés au niveau de l’opportunisme de la bourgeoisie libérale.

VIII. L’idéologie de l’Osvobojdénié et celle de la nouvelle Iskra

Autre confirmation éclatante de la portée politique de l’idéologie de la nouvelle Iskra.

Dans un article remarquable, excellent, aussi édifiant que possible : « Comment se retrouver » (Osvobojdénié, n°71), M. Strouvé part en guerre contre le « révolutionnisme du programme » de nos partis extrêmes. M. Strouvé est surtout mécontent de moi[28].

Quant à moi, je suis on ne peut plus content de M. Strouvé; je ne saurais désirer de meilleur allié dans la lutte contre I'écononomisme renaissant de la nouvelle Iskra et le manque complet de principes chez les « socialistes révolutionnaires ». Nous verrons une autre fois de quelle façon M. Strouvé et l'Osvobojdénié ont pratiquement démontré l'esprit réactionnaire des « amendements » apportés au marxisme dans le projet de programme des socialistes révolutionnaires. Nous avons déjà parlé à maintes reprises[29] du fidèle, honnête et réel service que M. Strouvé m'a rendu chaque fois qu'il a approuvé en principe les néo-iskristes. Parlons en une fois de plus.

L’article de M. Strouvé renferme une série de déclarations extrêmement intéressantes; nous ne pouvons les mentionner ici qu’en passant. M. Strouvé se prépare à « créer une démocratie russe en s'appuyant non sur la lutte, mais sur la collaboration des classes »; les « intellectuels socialement privilégiés » (par exemple, la « noblesse cultivée », à laquelle M. Strouvé fait sa révérence avec la grâce vraiment mondaine d'un... larbin), apporteront le poids de leur « position sociale » (le poids du sac d’écus) à ce parti « hors classes ». M. Strouvé exprime le désir de faire connaître à la jeunesse la fausseté de ce « lieu commun selon lequel la bourgeoisie épouvantée aurait vendu le prolétariat et la cause de la liberté ». (Nous nous félicitons vivement de ce désir. Rien ne confirmera mieux ce « lieu commun » marxiste que la guerre que lui déclare M. Strouvé. Faites, donc, M . Strouvé, ne renvoyez pas aux calendes grecques l'exécution de votre magnifique projet !)

Il importe, pour traiter notre sujet, de noter quels sont les mots ordre pratiques que combat actuellement ce représentant de la bourgeoisie russe, doué d'un instinct politique aussi sûr, et qui réagit aux moindres variations du temps. C'est d'abord le mot d’ordre de républicanisme. M. Strouvé est fermement convaincu que ce mot d'ordre est « inintelligible et étranger à la masse du peuple » (il oublie d'ajouter qu'il est intelligible, mais désavantageux pour la bourgeoisie !). Nous voudrions bien voir quelle réponse les ouvriers feraient à M. Strouvé dans nos cercles et nos réunions de masse ! Ou bien les ouvriers ne seraient pas le peuple ? Et les paysans ? Il leur arrive, d'après M. Strouvé, de professer un « républicanisme naïf » (« chasser le tsar »), mais la bourgeoisie libérale pense que ce républicanisme naïf fera place non pas à un républicanisme conscient, mais à un monarchisme conscient ! Ça dépend[30], M. Strouvé, cela dépend encore des circonstances. Le tsarisme comme la bourgeoisie ne peuvent faire autrement que de s'opposer à une amélioration radicale de de la situation des paysans aux dépens des terres seigneuriales, et la classe ouvrière ne peut faire autrement que de soutenir la paysannerie dans cette question.

En second lieu, M. Strouvé assure que « dans la guerre civile l’agresseur aura toujours tort ». Cette idée touche de près aux tendances de la nouvelle Iskra dont nous avons parlé plus haut. Certes, nous ne dirons pas qu'il soit toujours avantageux d'attaquer dans la guerre civile. Non. La tactique défensive est parfois obligatoire, pour un temps. Mais formuler une assertion semblable à celle de M. Strouvé et l'appliquer à la Russie de 1905, c’est justement nous montrer un fragment de « lieu commun radical » (« la bourgeoisie s'épouvante et vend la cause de la liberté »). Quiconque ne veut pas maintenant s'attaquer à l'autocratie, à la réaction, quiconque ne se prépare pas à cette agression, ne la préconise pas, se dit à tort partisan de la révolution.

M. Strouvé condamne les mots d'ordre de « travail clandestin » et d'« émeute » (l'émeute, cette « insurrection en miniature »). M. Strouvé dédaigne l'un et l'autre, du point de vue de « l'accès aux masses » ! Nous lui demanderons s'il peut nous indiquer la propagande de l'émeute, par exemple dans Que faire ?, cet écrit de révolutionnaire infiniment extrémiste à son avis. Quant au « travail clandestin », la différence est elle bien grande entre nous et M. Strouvé par exemple ? Ne collaborons nous pas tous deux à un journal « illégal », « clandestinement » introduit en Russie, à l'intention des groupes « secrets » de l'Osvobojdénié ou du P.O.S.D.R. ? Nos réunions ouvrières de masse sont souvent « clandestines », avouons ce péché. Et les réunions de ces messieurs de l'Osvobojdénié ? Avez vous de quoi tirer vanité, M. Strouvé, devant les méprisables partisans du méprisable travail clandestin ?

Un travail rigoureusement clandestin c'est, il est vrai, celui de l'armement des ouvriers. Cette fois M. Strouvé est plus explicite. Ecoutez le :

« Quant à l'insurrection armée ou à la révolution, au point de vue technique, seule la propagande du programme démocratique dans les masses peut créer les conditions sociales et psychologiques qu'exige l'insurrection armée générale. Ainsi, même du point de vue estimant que l'insurrection armée sera le couronnement inéluctable de la lutte actuelle pour la libération point de vue qui n'est pas le mien, l'essentiel, le plus nécessaire, c’est de faire pénétrer les idées de transformation démocratique dans les masses. »

M. Strouvé cherche à éluder la question. Il parle de l'inéluctabilité de l'insurrection, au lieu de parler de sa nécessité pour la victoire de la révolution. L'insurrection non préparée, spontanée, éparse, a déjà commencé. Nul ne peut se porter garant qu'elle aboutira à une insurrection armée générale et complète, car cela dépend de l'état des forces révolutionnaires (qu'on ne peut évaluer exactement qu'en cours de lutte), de la conduite du gouvernement et de la bourgeoisie, ainsi que de diverses autres circonstances qu'il est impossible de prévoir exactement. Point n'est besoin de parler d'inéluctabilité, dans le sens de cette certitude absolue d'un événement concret vers laquelle s'orientent les propos de M. Strouvé. Il faut, pour marquer que vous êtes avec la révolution, parler de la question de savoir si l'insurrection est nécessaire pour la victoire de la révolution, s'il est nécessaire de la préconiser activement, de l'affirmer, de la préparer sans retard, avec énergie. M. Strouvé doit pouvoir saisir cette différence : il ne cherche pourtant pas à masquer, par exemple, la nécessité indiscutable pour tout démocrate, du suffrage universel, par la question dicutable et non essentielle pour tout homme politique, de la conquête inéluctable du suffrage universel dans la présente révolution éludant la question de la nécessité de l'insurrection, M. Strouvé révèle les dessous les plus cachés de la position politique de la bourgeoisie libérale. D'abord la bourgeoisie préfère s’entendre avec l'autocratie plutôt que de l'écraser; et, en tout cas, elle laisse aux ouvriers le soin de lutter les armes à la main (deuxième point). Telle est la signification réelle de cette dérobade de M. Strouvé. Voilà pourquoi il marche à reculons, fuyant le problème de la nécessité de l'insurrection et préférant s'occuper des conditions « sociales et psychologiques », et de la « propagande » préliminaire. Exactement comme les bavards bourgeois qui en 1848 s'occupaient dans le Parlement de Francfort à rédiger des résolutions, déclarations, décisions, à faire la « propagande de masse » et à préparer lés « conditions sociales et psychologiques » dans un moment où il s'agissait d'infliger une riposte à la force armée du gouvernement; où le mouvement avait « amené à la nécessité » d'une lutte armée; où la seule action exercée par la parole (cent fois plus indispensable dans la période de préparation) était devenue vile inertie et couardise bourgeoises, de même M. Strouvé esquive, en se couvrant de phrases, le problème de l’insurrection. M. Strouvé nous montre à merveille ce que nombre de social démocrates s'obstinent à ne pas voir : que l'heure de la révolution diffère justement des heures ordinaires, quotidiennes, des heures de préparation de l'histoire, en ce que l'état d’esprit, l'effervescence, la conviction des masses doivent se traduire et se traduisent par l'action.

Le révolutionnarisme vulgaire ne comprend pas que la parole elle aussi est un acte; cette vérité est incontestable, appliquée à l'histoire en général ou aux époques historiques pendant lesquelles l'action politique déclarée des masses fait défaut – et elle ne peut être artificiellement suscitée, ni suppléée par des putschs. Le suivisme des révolutionnaires ne comprend pas, que lorsque l'heure de la révolution a sonné; lorsque la vieille « superstructure » sociale craque de toutes parts; lorsque l'action politique déclarée des classes et des masses édifiant pour soi une nouvelle superstructure est devenue un fait; lorsque la guerre civile a commencé, se contenter comme autrefois de la « parole » sans formuler le mot d'ordre net du passage à l'« action », esquiver alors l'action en invoquant les « conditions psychologiques » et la « propagande » en général, c'est verser dans la théorie morte et stérile, dans la casuistique, ou livrer la révolution, la trahir. Les bavards francfortois de la bourgeoisie démocratique offrent un exemple historique ineffable de cette trahison ou de cette casuistique stupide.

Voulez vous que nous expliquions cette différence entre le révolutionnarisme vulgaire et le suivisme des révolutionnaires, par des exemples empruntés à l'histoire du mouvement social démocrate de Russie ? Cette explication nous vous la donnerons. Rappelez vous les années 1901 1902, si proches encore et qui nous paraissent cependant appartenir à un passé légendaire. Les manifestations avaient commencé. Le révolutionnarisme vulgaire se mit à crier à l'« assaut » (Rabotchéié Diélo), des « tracts sanglants » furent publiés (de provenance berlinoise, si j'ai bonne mémoire); on dénonçait le « mal littéraire » et le caractère livresque de l’idée qu’une agitation pouvait être faite dans toute la Russie par le moyen d'un journal (Nadiéjdine). Le suivisme des révolutionnaires prêchait alors, par contre, que la « lutte économique était le meilleur moyen de faire de l'agitation politique ». Quelle fut l'attitude de la social démocratie révolutionnaire ? Elle combattit ces deux tendances. Elle condamna la tactique du putsch et les cris à l'assaut, car tout le monde voyait clairement ou du moins aurait dû voir que l'action déclarée des masses était une affaire du lendemain. Elle condamna le suivisme et formula, directement, même le mot d'ordre d'insurrection armée du peuple entier, non pas dans le sens d'un appel direct (M. Strouvé n'eût pas trouvé chez nous, en ce temps lâ, d'appel à l'« émeute »), mais comme une conclusion nécessaire, comme une « propagande » (dont M. Strouvé ne s'est souvenu que maintenant, car notre honorable M. Strouvé est toujours en retard de quelques années), dans le sens de la préparation de ces mêmes « conditions sociales et psychologiques » dont les représentants de la bourgeoisie mercantile, désemparée, parlent tant aujourd'hui, « mélancoliquement et hors de propos ». Alors la propagande et l'agitation, l'agitation et la propagande étaient vraiment mises au premier plan, par la force objective des choses. Alors le travail d'organisation d'un journal politique destiné au pays tout entier, et dont la publication hebdomadaire paraissait un idéal, pouvait être la pierre de touche de la préparation de l'insurrection (et Que faire ? le présentait ainsi). Alors les mots d'ordre : agitation de masse au lieu d'actions armées immédiates; préparation des conditions sociales et psychologiques nécessaires à l'insurrection, au lieu de la tactique du putsch, étaient les seuls mots d'ordre justes de la social démocratie révolutionnaire. Maintenant ces mots d'ordre sont dépassés par les évènements, le mouvement a pris une avance; ils ne sont plus que du fatras, des vieilleries bonnes tout au plus à voiler l'hypocrisie de l’Osvobojdénié et le suivisme de la nouvelle Iskra !

Mais je me trompe peut-être ? Peut-être que la révolution n'est pas encore commencée ? Que l'heure de l'action politique ouverte des classes n'est pas encore venue ? Que la guerre civile n'est pas encore là et la critique des armes ne doit pas être dès à présent le successeur, l'héritier, l'exécuteur testamentaire, l'aboutissant nécessaire et obligatoire de l'arme de la critique ?

Regardez autour de vous, mettez vous à la fenêtre de votre cabinet pour pouvoir répondre à ces questions. Le gouvernement n’a-t-il pas déjà commencé lui-même la guerre civile en fusillant partout, en masse, des citoyens paisibles et sans armes. Les Cent-Noirs armés n'interviennent ils pas en qualité d'« argument » de l’autocratie ? La bourgeoisie – la bourgeoisie même – n’a-t-elle pas reconnu la nécessité d'une milice civile ? M. Strouvé lui-même, M. Strouvé d'une ponctualité et d'une modération idéales, ne dit il pas (hélas, il ne le dit que pour avoir dit quelque chose !) que « le caractère déclaré, des actions révolutionnaires (comme nous y allons maintenant !) est aujourd'hui une des conditions les plus importantes de l'influence éducatrice exercée sur les masses populaires » ?

Celui qui a des yeux pour voir ne peut douter de la manière dont le problème de l'insurrection armée doit être posé aujourd’hui par les partisans de la révolution. Voyez donc les trois façons de poser cette question que donnent les organes de la presse libre, capables d'influencer tant soit peu les masses.

Première façon. La résolution du IlI° congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie[31]. Il est reconnu et proclamé hautement que le mouvement révolutionnaire démocratique général a déjà conduit à la nécessité d'une insurrection armée. L'organisation du prolétariat en vue de l'insurrection est d'ores et déjà mise à l'ordre du jour comme une des tâches principales, essentielles et nécessaire pour le Parti. Les mesures les plus énergiques seront prises afin d’armer le prolétariat et d'assurer la direction immédiate de l’insurrection.

Deuxième façon. La déclaration de principes faite dans l'Osvojdénié par le « chef des constitutionnalistes russes » (la Frankfurter Zeitung, organe très influent de la bourgeoisie d'Europe occidentale, décernait récemment ce titre à M. Strouvé), ou le chef de la bourgeoisie progressiste russe. Il ne partage pas le point de vue que l'insurrection est inévitable, Le travail clandestin et l’émeute sont les procédés spécifiques d'un révolutionnisme déraisonnable. Le républicanisme est une méthode servant à étourdir. L’insurrection armée n'est en somme qu'une question technique, la propagande de masse et la préparation de conditions sociales et psychologiques étant « l'essentiel et le plus urgent ».

Troisième façon. La résolution de la conférence néo iskriste. Notre tâche est de préparer l'insurrection. La possibilité d'une insurrection régie par un plan est exclue. Les conditions favorables à l’insurrection sont créées par la désorganisation du gouvernement par notre agitation, par notre organisation. Alors seulement « les préparatifs techniques de combat peuvent acquérir une importance plus ou moins sérieuse ».

Et c'est tout ? C'est tout. L'insurrection est elle indispensable ? C’est ce que les dirigeants néo-iskristes du prolétariat ne savent pas encore. Organiser le prolétariat pour la lutte immédiate, est-ce une tâche pressante ? C'est ce qu'ils ne voient pas encore clairement. Point n'est besoin d'appeler aux mesures les plus énergiques; il est beaucoup plus important (en 1905, et non en 1902) d'expliquer à grands traits les conditions dans lesquelles ces mesures « peuvent » acquérir une signification « plus ou moins sérieuse » ...

Voyez vous maintenant, camarades de la nouvelle Iskra, où vous a conduits votre volte-face vers le martynovisme ? Comprenez-vous que votre philosophie politique n'est plus qu'une réédition de celle de l'Osvobojdénié ? Que vous vous trouvez (malgré vous et sans que vous vous en doutiez) à la remorque de la bourgeoisie monarchiste ? Vous rendez vous compte maintenant qu'en ressassant les vieilles vérités et en vous perfectionnant dans la casuistique, vous avez perdu de vue que, pour nous servir des termes inoubliables de l'inoubliable article de Pierre Strouvé, « le caractère déclaré des actions révolutionnaires est aujourd’hui une des conditions les plus importantes de l’influence éducatrice exercée sur les masses populaires » ?

IX. Ce que c’est qu’un parti d’extrême opposition pendant la révolution

Revenons à la résolution sur le gouvernement provisoire. Nous avons montré que la tactique des néo-iskristes, loin de faire progresser la révolution et c'est pourtant ce qu'ils entendaient obtenir par leur résolution la fait rétrograder. Nous avons montré que justement cette tactique lie les mains à la social démocrate dans la lutte contre la bourgeoisie inconséquente, et ne la prémunit pas contre l'absorption par la démocratie bourgeoise. On conçoit que des fausses prémisses de la résolution résultent des conclusions fausses : « Aussi la social démocratie ne doit pas se donner pour but de s'emparer du pouvoir ou de le partager dans le gouvernement provisoire; elle doit demeurer le parti d'extrême opposition révolutionnaire ». Voyez la première moitié de cette conclusion, se rapportant aux buts à atteindre. Les néo-iskristes assignent ils pour but à l'activité de la social démocratie la victoire décisive de la révolution sur le tsarisme ? Oui. Ils ne savent pas formuler en termes justes les conditions de la victoire décisive, ils versent dans la formule de l'Osvobojdénié, mais ils s'assignent pourtant ce but. Ensuite, rattachent ils le gouvernement provisoire à l'insurrection ? Oui, ils le rattachent en ligne droite, en disant que le gouvernement provisoire « naît de l’insurrection populaire victorieuse ». Se proposent ils enfin de diriger l'insurrection? Oui; comme M. Strouvé, ils se dérobent pour ne pas avoir à reconnaître la nécessité et l'urgence de l’insurrection, mais en même temps ils disent, à la différence de M. Strouvé, que « la social démocratie entend la soumettre (l’insurrection) à son influence et à sa direction, et l'utiliser dans l'intérêt « de la classe ouvrière ».

Comme cela se tient, n'est il pas vrai ? Nous nous assignons pour but de soumettre l'insurrection des masses prolétariennes et non prolétariennes à notre influence, à notre direction, de l’utiliser au mieux de nos intérêts. Nous nous assignons donc pour but de diriger, pendant l'insurrection, et le prolétariat, et la bourgeoisie révolutionnaire, et la petite bourgeoisie (« groupes non prolétariens »), c'est à dire « partager » la direction de l'insurrection entre la social démocratie et la bourgeoisie révolutionnaire. Nous nous assignons pour but la victoire de l'insurrection, victoire qui doit amener à la formation d'un gouvernement provisoire (« issu de l’insurrection populaire victorieuse »). Aussi… aussi ne devons-nous pas nous assigner pour but de nous emparer du pouvoir ou de le partager au sein du gouvernement révolutionnaire provisoire !!

Nos amis n'arrivent pas à mettre les choses bout à bout. Ils balancent entre le point de vue de M. Strouvé, qui se dérobe à l’insurrection, et celui de la social démocratie révolutionnaire qui invite à s'atteler à cette tâche pressante. Ils balancent entre l’anarchisme, qui condamne en principe, comme une trahison envers le prolétariat, toute participation au gouvernement révolutionnaire provisoire, et le marxisme qui exige cette participation à la condition que la social démocratie exerce une influence dirigeante sur l’insurrection[32]. Ils n'ont aucune position propre : ni celle de M. Strouvé, qui souhaite un compromis avec le tsarisme et doit, par conséquent, se dérober et biaiser dans la question de l'insurrection, - ni celle des anarchistes, qui condamnent toute action « par en haut » et toute participation à la révolution bourgeoise. Les néo-iskristes confondent le compromis avec le tsarisme et la victoire sur le tsarisme. Ils veulent participer à la révolution bourgeoise. Ils ont pris une certaine avance sur les Deux dictatures de Martynov. Ils acceptent même de diriger l'insurrection du peuple, - pour abdiquer cette direction aussitôt après la victoire (ou peut-être immédiatement avant la victoire ?), c'est à dire de façon à ne pas recueillir les fruits de la victoire, et à les laisser tous à la bourgeoisie. C'est ce qu'ils appellent « utiliser l'insurrection dans l’intérêt de la classe ouvrière »...

Point n'est besoin de nous arrêter plus longuement à cette confusion. Il est plus utile d'en rechercher l'origine dans cette formule qui dit : « demeurer le parti d'extrême opposition révolutionnaire ».

Nous sommes en présence d'une des thèses de la social démocratie révolutionnaire internationale, qui nous sont familières. Cette thèse est parfaitement juste. Elle est devenue un lieu commun pour tous les adversaires du révisionnisme ou de l'opportunisme dans les pays parlementaires. Elle a acquis droit de cité, comme une riposte légitime et nécessaire au « crétinisme parlementaire », au millerandisme[33], au bernsteinisme[34], au réformisme italien à la manière de Turati. Nos braves néo-iskristes ont appris par cœur cette excellente formule et l'appliquent avec zèle... tout à fait hors de propos. Les catégories de la lutte parlementaire, ils les introduisent dans des résolutions rédigées pour des conditions où il n'y a aucune espèce de parlement. L'idée d'« opposition », expression et reflet d'une situation politique dans laquelle personne ne parle sérieusement de l'insurrection, est absurdement appliquée à une situation dans laquelle l'insurrection a commencé et où tous les partisans de la révolution pensent à assurer la direction de l'insurrection et en parlent. Le vœu de «demeurer » au même point qu'auparavant, c'est à dire de se borner à l’action « par en bas », est exprimé avec pompe et fracas au moment précis où la révolution affirme la nécessité, en cas de victoire de l'insurrection, d'agir par en haut.

Non, décidément, les gens de la nouvelle Iskra n'ont pas de chance ! Même quand ils formulent une thèse juste de la social-démocratie, ils ne savent pas l'appliquer avec justesse. Ils n’ont pas réfléchi à la façon dont les termes et les notions de la lutte parlementaire changent, se transforment en leurs contraires quand la révolution a commencé, en l'absence d'un parlement, alors qu'il y a la guerre civile, alors que se produisent des flambées d'insurrection. Ils n'ont pas vu que, dans les conditions envisagées, les amendements sont proposés au moyen de manifestations de rue, les interpellations sont faites par l'offensive de citoyens armés, l'opposition au gouvernement est réalisée par le renversement violent de ce dernier.

Comme ce héros bien connu de nos contes populaires qui répétait les bons conseils juste au moment où ils n'étaient pas de mise, nos admirateurs de Martynov répètent les leçons du parlementarisme du temps de paix, juste au moment où eux-mêmes sont obligés de constater le début d'opérations militaires caractérisées. Rien de plus singulier que cette manière de formuler avec un air important le mot d'ordre d'« extrême opposition » dans une résolution qui commence par traiter de la « victoire décisive de la révolution » et de l' « insurrection populaire » ! Mais réfléchissez donc, messieurs; que signifie former l' « extrême opposition » en période d'insurrection ? Est-ce dénoncer le gouvernement ou le renverser ? Est ce voter contre le gouvernement ou battre ses troupes en bataille rangée ? Est ce refuser des crédits au gouvernement ou s'emparer révolutionnairement du Trésor pour le faire servir aux besoins de l'insurrection, pour armer les ouvriers et les paysans, pour convoquer l'Assemblée constituante ? Ne commencez-vous pas à comprendre, messieurs, que l'idée d'« extrême opposition » n'exprime que des actions négatives : dénoncer, voter contre, refuser ? Et pourquoi cela ? Parce que cette notion ne se rapporte qu'à la lutte parlementaire, et cela à des époques où personne ne s'assigne pour but immédiat une « victoire décisive ». Ne commencez vous pas à comprendre que sous ce rapport, tout change de façon radicale à partir du moment où le peuple politiquement opprimé prend résolument l'offensive, sur toute la ligne, dans une lutte acharnée pour la victoire ?

Les ouvriers nous demandent. Faut il se mettre énergiquement à cette œuvre urgente qu'est l'insurrection ? Comment faire pour que l’insurrection commencée soit victorieuse ? Comment mettre la victoire à profit ? Quel programme pourra t on et devra t on appliquer alors ? Approfondissant le marxisme, les gens de la nouvelle Iskra répondent : demeurer le parti d'extrême opposition révolutionnaire... Eh bien, n'avions nous pas raison d'appeler ces paladins des virtuoses du philistinisme ?

X. Les « communes révolutionnaires » et la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie

La conférence des néo-iskristes ne s'est pas maintenue sur les positions de l'anarchisme auxquelles était arrivée la nouvelle Iskra (rien que « par en bas » et non « par en bas et par en haut »). L’absurdité qu'il y avait à admettre l'insurrection sans en admettre la victoire, sans admettre la participation au gouvernement révolutionnaire provisoire, était par trop évidente. Aussi la résolution de la conférence a-t-elle introduit des réserves et des restrictions dans la solution du problème, offerte par Martynov et Martov. Examinons ces réserves exposées dans la partie suivante de la résolution :

« Il est évident que cette tactique. (« demeurer le parti d'extrême opposition révolutionnaire ») n'exclut pas du tout l'opportunité d'une prise partielle, épisodique du pouvoir et de la formation de communes révolutionnaires dans telle ou telle ville, dans telle ou telle région, à seule fin de contribuer à l'extension de l'insurrection et à la désorganisation du gouvernement. »

S'il en est ainsi, l'action par en bas n'est plus la seule admise, en principe, et l'on admet aussi l'action par en haut. S'il en est ainsi, la thèse exposée par L. Martov dans son feuilleton que l'on connaît de l'Iskra (n°93) s'effondre et la tactique du journal Vpériod non seulement « par en bas » mais aussi « par en haut » est reconnue juste.

Ensuite, la prise du pouvoir (même partielle, épisodique, etc.) suppose évidemment que la social démocratie et le prolétariat ne sont pas les seuls à agir. Car le prolétariat n'est pas seul à être intéressé et à participer activement à la révolution démocratique. Car l'insurrection est « populaire », comme il est dit au début de la résolution que nous examinons, et des « groupes non prolétariens » (ainsi s'exprime la résolution des conférents sur l'insurrection) c'est à dire la bourgeoisie y participent aussi. Ainsi donc, le principe qui dit que toute participation des socialistes au gouvernement provisoire révolutionnaire, de concert avec la petite bourgeoisie, constitue une trahison envers la classe ouvrière, est jeté par dessus bord par la conférence, ce que voulait Vpériod. Une « trahison » ne cesse pas d'être une trahison parce qu'elle est partielle, épisodique, régionale, etc. Ainsi donc, l'identification de la participation au gouvernement révolutionnaire provisoire avec le jauressisme vulgaire est jetée par dessus bord par la conférence, ce que voulait Vpériod. Un gouvernement ne cesse pas d'être un gouvernement du fait que son pouvoir, au lieu de s'étendre à de nombreuses villes, ne s'étend qu'à une seule; au lieu de s'étendre à de nombreuses régions, ne s'étend qu'à une seule région, ou parce que ce gouvernement porte tel ou tel nom. Ainsi donc la façon de poser la question en principe, préconisée par la nouvelle Iskra, a été abandonnée par la conférence.

Voyons si les restrictions apportées par la conférence à la formation formation admise en principe aujourd'hui des gouvernements révolutionnaires et à la participation dans ces gouvernements, sont rationnelles. En quoi la notion « épisodique » différe-t elle de la notion « provisoire », nous l'ignorons. Nous craignons qu'un mot étranger et « nouveau » ne serve ici qu'à masquer le manque de clarté dans les idées. Cela paraît « plus profond », ce n’est en réalité que plus obscur et plus confus. En quoi l'« opportunité » de la « prise du pouvoir » partielle dans une ville ou dans une région diffère t elle de la participation au. gouvernement révolutionnaire provisoire de l'Etat tout entier ? N'y a t il pas parmi les « villes » une ville comme Pétersbourg, théâtre des événements du 9 janvier ? N'y a t il pas parmi les régions une région comme le Caucase, plus grand que bien des Etats ? Les tâches (qui troublaient autrefois la nouvelle Iskra) comment faire avec les prisons, la police, le Trésor, etc., etc., . ne s'imposent elles pas à nous avec la « prise du pouvoir » dans une seule ville, à plus forte raison dans une région ? Personne ne niera évidemment que même si les forces ne sont pas suffisantes, si le succès de l'insurrection est incomplet, si sa victoire n'est pas décisive, la formation de gouvernements révolutionnaires provisoires, partiels, dans certaines villes, etc., ne soit possible. Mais s'agit il de cela messieurs ? Ne parlez-vous pas vous mêmes, au début de votre résolution, de « victoire décisive de la révolution » et d'« insurrection populaire victorieuse » ?? Depuis quand les social démocrates assument ils le rôle des anarchistes : disperser l'attention et les buts du prolétariat ? Le diriger vers des objectifs « partiels » et non vers un objectif général, entier et complet ? Supposant la « prise du pouvoir » dans une ville, vous parlez vous mêmes de l'« extension de l’insurrection » - à une autre ville, osons nous croire ? A toutes les villes, il est permis de l'espérer ? Vos déductions, messieurs, sont aussi précaires et fortuites, contradictoires et confuses, que vos postulats. Le Ill° congrès du P.O.S.D.R. a donné une solution complète et lumineuse à la question du gouvernement révolutionnaire provisoire, en général. Cette solution vaut également pour tous les gouvernements provisoires partiels. Par contre, la solution de la conférence fait ressortir artificiellement et arbitrairement une partie de la question et veut se dérober (sans y réussir) à l'ensemble du problème, semant ainsi la confusion.

Qu’est ce que les « communes révolutionnaires » ? Cette idée diffère-t elle de celle du « gouvernement révolutionnaire provisoire » et si oui, en quoi ? Messieurs les conférents eux-mêmes l'ignorent. Leur conception révolutionnaire confuse les amène, comme il arrive souvent, à la phrase révolutionnaire. Oui, l'emploi du terme « commune révolutionnaire » dans une résolution de représentants de la social démocratie, n'est qu'une phrase révolutionnaire et rien de plus. Marx a maintes fois condamné ces sortes de phrases, dans lesquelles des termes « séduisants », appartenant à un passé révolu masquent les objectifs de l'avenir. La séduction d'un terme qui a joué son rôle dans l’Histoire devient en pareil cas du clinquant, un hochet inutile et nuisible. Nous devons faire comprendre d’une façon claire et sans équivoque aux ouvriers et au peuple tout entier pourquoi nous voulons instaurer un gouvernement révolutionnaire provisoire, quelles sont précisément les transformations que nous réaliserons dès demain, en cas d'issue victorieuse de l'insurrection populaire qui a déjà commencé, si nous exerçons sur le pouvoir une influence décisive. Telles sont les questions qui doivent préoccuper les dirigeants politiques.

Le III° congrès du P.O.S.D.R. répond en toute clarté à ces questions; il donne le programme complet de ces transformations : le programme minimum de notre Parti. Tandis que le mot « commune » ne donne aucune réponse, et ne fait qu'encrasser les cerveaux d'un son lointain... ou d'un son creux. Plus la Commune de Paris de 1871 nous est chère, moins il nous est permis de l'invoquer tout court, sans examiner ses fautes et les conditions particulières dans lesquelles elle se trouva placée. Agir de la sorte serait suivre l'exemple absurde des blanquistes, raillés par Engels, et qui canonisaient (dans leur « manifeste » de 1874) la moindre action de la Commune. Que dira le conférent à l'ouvrier qui l’interrogera sur cette « Commune révolutionnaire », mentionnée dans la résolution ? Il ne pourra lui dire qu'une chose : c'est que l'histoire connaît sous ce nom un gouvernement ouvrier qui, à l'époque, ne savait ni ne pouvait distinguer entre les éléments des révolutions démocratique et socialiste, qui confondait les tâches de la lutte pour la république avec les tâches de la lutte pour le socialisme, qui ne sut pas résoudre le problème d'une offensive militaire énergique contre Versailles, qui commit la faute de ne pas s'emparer de la Banque de France, etc. En un mot, que vous invoquiez dans votre réponse la Commune de Paris ou toute autre commune, vous devrez répondre : Ce fut un gouvernement comme ne doit pas être le nôtre. Belle réponse, en vérité. Passer sous silence le programme pratique du Parti, donner hors de propos des leçons d'histoire dans une résolution, tout cela n'atteste t il pas la casuistique d'un exégète et l'impuissance du révolutionnaire ? Tout cela ne révèle t il pas précisément la faute que l'on a cherchée en vain à nous imputer, et qui consiste à confondre les révolutions démocratique et socialiste, entre lesquelles aucune « commune » n’a jamais su distinguer ?

L’élargissement de l'insurrection et la désorganisation du pouvoir sont présentés comme les fins « exclusives » du gouvernement provisoire (si fâcheusement appelé ici commune). Ce terme d’« exclusives » élimine, par définition, toutes les autres tâches; il est un rappel de la théorie absurde du « seulement pas en bas ». Ecarter de la sorte les autres tâches c'est encore une fois faire preuve de myopie et d'irréflexion. La « commune révolutionnaire », c'est-à-dire le pouvoir révolutionnaire, fût il installé dans une seule ville, devra nécessairement s'acquitter (ne serait ce que provisoirement, « partiellement, épisodiquement ») de toutes les tâches de l’Etat, et se cacher la tête sous l'aile, ici, serait le comble de la déraison. Ce pouvoir devra légaliser la journée de huit heures, instituer l'inspection ouvrière dans les fabriques, établir l'enseignement gratuit et général, introduire l'élection des magistrats, créer des comités paysans, etc.; en un mot, il y a une série de réformes qu’il devra réaliser de toute nécessité. Assimiler ces réformes à l’idée de « contribution à l'élargissement de l'insurrection », serait jouer sur les mots et augmenter sciemment la confusion, là où il faut une pleine clarté.

La partie finale la résolution néo-iskriste, si elle ne nous offre pas de nouvelles occasions de critiquer les principes de l’« économisme » ressuscité dans notre Parti, illustre, sous un aspect un peu différent, ce qui a été dit plus haut.

Voici cette partie :

« Dans un cas seulement la social démocratie devrait, de sa propre initiative, consacrer ses efforts à s'emparer du pouvoir et à le conserver le plus longtemps possible : ce serait au cas où la révolution aurait gagné les pays avancés de l'Europe occidentale, pays où les conditions nécessaires à la réalisation du socialisme sont arrivées à une certaine (?) maturité. Dans ce cas, le cadre historique limité de la révolution russe pourrait se trouver considérablement élargi, et il deviendrait possible d'entrer dans la voie des transformations socialistes.

C’est en fondant sa tactique sur le maintien de la social démocratie, durant toute la période révolutionnaire, dans la situation d’un parti d'extrême opposition révolutionnaire vis à vis de tous les gouvernements appelés à se succéder au cours de la révolution, que la social démocratie peut se préparer le mieux à utiliser le pouvoir, si ce dernier tombe (??) entre ses mains. »

L'idée maîtresse ici, c’est celle que Vpériod formula maintes fois en disant que nous ne devons pas craindre (comme le craint Martynov) la victoire complète de la social démocratie dans la révolution démocratique, c'est à dire la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie, car cette victoire nous permettra de soulever l'Europe; et le prolétariat socialiste européen, après avoir secoué le joug de la bourgeoisie, nous aidera, à son tour, à faire la révolution socialiste. Mais voyez combien cette idée est appauvrie dans le texte des néo-iskristes. Ne nous arrêtons pas aux détails, à cette idée absurde d'un pouvoir « tombant » entre les mains d'un parti conscient qui considère la prise du pouvoir comme une tactique mauvaise; à cette affirmation qu'en Europe les conditions nécessaires au socialisme ont atteint une certaine maturité, et non la maturité en général; ni à cette autre affirmation que le programme de notre Parti ignore les transformations socialistes et ne connaît que la révolution socialiste. Occupons nous de la différence essentielle, fondamentale, entre la pensée de Vpériod et celle de la résolution, Vpériod assignait au prolétariat révolutionnaire de Russie une tâche active : vaincre dans la lutte pour la démocratie et tirer parti de cette victoire pour porter la révolution en Europe. La résolution ne comprend pas ce rapport qui existe entre notre « victoire décisive » (pas au sens de la nouvelle Iskra) et la révolution en Europe. Aussi ne parle t elle ni des tâches du prolétariat, ni des perspectives de sa victoire, mais d'une possibilité d'ordre général : « au cas où la révolution aurait gagné... » Vpériod indiquait en termes clairs et précis et ces indications sont entrées dans la résolution du III° congrès du P.O.S.D.R. de quelle façon l'on peut et l'on doit justement « utiliser le pouvoir gouvernemental » dans l'intérêt du prolétariat, en tenant compte de ce qui est immédiatement réalisable dans la phase actuelle du développement social, et de ce qu’il faut réaliser d'abord, en qualité de prémisse démocratique de la lutte pour le socialisme. Là encore, la résolution de la conférence se traîne lamentablement à la remorque disant que « l'on peut se préparer à utiliser le pouvoir », mais sans savoir dire comment on le peut, comment se préparer et comment utiliser le pouvoir. Nous sommes sûrs, par exemple, que les néo-iskristes « peuvent se préparer à utiliser » la situation directrice à l'intérieur du Parti mais la vérité est que, jusqu'à présent, leur expérience de cette utilisation, leur préparation, ne promettent pas grand'chose en fait transformation de cette possibilité en réalité...

Vpériod a dit en termes précis en quoi consiste exactement la réelle « possibilité de conserver le pouvoir » : dans la dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie, dans leur force massive conjuguée, capable de l'emporter sur toutes les forces de contre révolution, dans l'inévitable coïncidence de leurs intérêts quand il s'agit de transformations démocratiques. Sur ce point encore la résolution de la conférence ne donne rien de positif et ne fait qu'escamoter la question. La possibilité de garder le pouvoir en Russie ne doit elle pas être conditionnée par la composition des forces sociales dans le pays même, et par les facteurs de la révolution démocratique en cours ? La victoire du prolétariat en Europe (de l'extension de la révolution à l'Europe à la victoire du prolétariat il y a encore une certaine distance), ne provoquera t elle pas une lutte contre-révolutionnaire désespérée de la bourgeoisie russe ? La résolution des néo-iskristes ne dit rien de cette force contre-révolutionnaire, dont l'importance a été marquée dans la résolution du III° congrès du P.O.S.D.R. Si nous ne pouvions nous appuyer sur la paysannerie en même temps que sur le prolétariat, dans la lutte pour la République et la démocratie, le « maintien du pouvoir » serait une entreprise désespérée. Mais si elle ne l’est pas, si la « victoire décisive sur le tsarisme » nous ouvre cette possibilité, nous devons la signaler, nous devons inviter activement à en faire une réalité; nous devons donner des mots d’ordre pratiques non seulement pour le cas où la révolution s’étendrait à l'Europe, mais aussi pour étendre la révolution à l’Europe. L'argument du « cadre historique limité de la révolution russe » ne fait que dissimuler chez les suivistes de la social-démocratie une conception limitée des tâches de cette révolution démocratique et du rôle d'avant garde du prolétariat dans cette révolution !

Une des objections au mot d'ordre de « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie » est que la dictature suppose l'« unité de volonté » (Iskra, n°95), alors qu'il ne saurait y avoir unité de volonté entre le prolétariat et la petite-bourgeoisie. Cette objection est sans valeur car elle repose sur une conception abstraite « métaphysique », de l'« unité de volonté ». La volonté peut être une sous tel rapport et ne pas l'être sous tel autre. Le défaut d'unité dans les questions du socialisme et dans la lutte pour le socialisme n'exclut pas l'unité de volonté dans les problèmes du démocratisme et dans la lutte pour la République. L'oublier serait oublier la différence logique et historique entre la révolution démocratique et la révolution socialiste. L'oublier, serait oublier le caractère populaire universel de la révolution démocratique : l'« universalité » de celle ci sous entend l'« unité de volonté », dans la mesure justement où la révolution démocratique répond aux besoins et aux exigences du peuple entier. Au delà des limites du démocratisme, il ne saurait plus être question d’unité de volonté entre le prolétariat et la bourgeoisie paysanne. La lutte de classes est inévitable entre eux, mais sur le terrain de la République démocratique, ce sera une lutte populaire, lutte la plus vaste et la plus profonde pour le socialisme. La dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie, comme tout ce qui existe au monde, a un passé et un avenir. Son passé, c’est l'autocratie, le servage, la monarchie, les privilèges. Dans la lutte contre ce passé, dans la guerre à la contre révolution, l’ « unité de volonté » du prolétariat et de la paysannerie est possible, parce qu'il y a unité d'intérêts.

Son avenir, c'est la lutte contre la propriété privée, c'est la lutte du salarié contre le patron, la lutte pour le socialisme. Ici l'unité, de volonté est impossible[35]. Nous ne sommes plus ici sur le chemin qui va de l’autocratie à la République, mais sur celui mène de la République démocratique petite bourgeoise au socialisme.

Il est certain que dans toute situation historique concrète s’entrecroisent les éléments appartenant au passé et à l'avenir; les deux chemins se confondent. Le travail salarié et sa lutte contre la propriété privée existent également sous l'autocratie; ils naissent même sous le servage. Mais cela ne nous empêche nullement de distinguer, au point de vue logique et historique, les grandes phases du développement. N'opposons nous pas tous la révolution bourgeoise à la révolution socialiste ? N'insistons nous pas tous, sans réserve, sur la nécessité de distinguer rigoureusement entre elles ? Or, peut on nier que des éléments partiels de l'une et de l’autre révolutions s'entrecroisent dans l'histoire ? L'Europe n'a t-elle pas connu, à l'époque des révolutions démocratiques, divers mouvements et essais socialistes ? Et la future révolution socialiste de l’Europe n'aura t elle pas encore beaucoup, beaucoup à faire dans le sens du démocratisme ?

Jamais, à aucun moment, le social démocrate ne doit oublier l’inévitable lutte de classe du prolétariat pour le socialisme contre la bourgeoisie et la petite bourgeoisie, si démocrates, si républicaines qu’elles puissent être. Cela est incontestable. De là la nécessité absolue d'un parti social démocrate distinct et indépendant, rigoureusement imprégné de l'esprit de classe. De là, le caractère provisoire de notre thèse « frapper ensemble » la bourgeoisie, l’obligation de surveiller de près « l'allié comme un ennemi », etc. Tout cela non plus ne saurait susciter le moindre doute. Mais il serait ridicule et réactionnaire de baser là dessus l'oubli, l'ignorance voulue ou le dédain des tâches urgentes par rapport au présent, fussent-elles passagères, momentanées. La lutte contre l’autocratie est pour les socialistes une tâche momentanée, passagère, mais vouloir ignorer cette tâche ou la dédaigner reviendrait à trahir le socialisme et à servir la réaction. La dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie n’est incontestablement pour les socialistes qu'une tâche passagère, momentanée; mais il serait simplement réactionnaire de vouloir cette tâche à l'époque de la révolution démocratique.

Les tâches politiques concrètes doivent être situées dans un milieu concret. Tout est relatif, tout passe, tout change. La social-démocratie allemande n'inscrit pas la République à son programme. La situation y est telle, que cette question ne saurait être séparée pratiquement de la question du socialisme (bien qu'Engels, en 1891, dans ses remarques sur le projet du programme d'Erfurt, ait mis en garde pour l'Allemagne également contre le danger de sous estimer le rôle de la République et de la lutte pour la République !). Dans la social démocratie russe, il n'a pas été même question d'éliminer du programme et de l'agitation la revendication de la République, car il ne saurait être question chez nous, de liaison indissoluble entre le problème de la République et celui du socialisme. Le social démocrate allemand de 1898, qui ne met pas au premier plan la question spéciale de la République, est un phénomène naturel, qui ne provoque ni blâme ni étonnement. Le social démocrate allemand qui, en 1848, eût laissé dans l'ombre la question de la République, eût été tout bonnement traître à la révolution. Il n'y a pas de vérité abstraite. La vérité est toujours concrète.

Un jour viendra où la lutte contre l'autocratie russe sera terminée et l'époque de la révolution démocratique révolue pour la Russie; dès lors il sera même ridicule de parler d'« unité de volonté » entre prolétariat et paysannerie, de dictature démocratique, etc. Nous penserons alors directement à la dictature socialiste du prolétariat, et nous en parlerons en détail. Mais aujourd'hui le parti de la classe d'avant garde ne peut pas ne pas agir avec la plus grande énergie en vue de la victoire décisive de la révolution démocratique sur le tsarisme. Et cette victoire décisive n'est autre chose que la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie.

XI. Comparaison rapide entre certaines résolutions du III° congrès du P.O.S.D.R. et de la « conférence »

La question du gouvernement révolutionnaire provisoire est, à l'heure actuelle, au centre des préoccupations tactiques de la social démocratie. Il n'est ni possible ni indispensable de s'arrêter aussi longuement sur les autres résolutions de la conférence. Nous nous bornerons à indiquer brièvement quelques points confirmant la divergence de principe examinée plus haut, quant à l'orientation tactique des résolutions du III° congrès du P.O.S.D.R. et de celles de la conférence.

Considérons l'attitude envers la tactique du gouvernement à veille de la révolution. A cette question vous trouverez encore une ample réponse dans la résolution du III° congrès du P.O.S.D.R. Cette résolution tient compte de toute la diversité des conditions et des problèmes de ce moment particulier : dénonciation de l’hypocrisie des concessions gouvernementales, utilisation des « formes caricaturales de représentation populaire », application révolutionnaire des revendications impérieuses de la classe ouvrière (la journée de huit heures tout d'abord), et enfin la riposte aux Cent-Noirs. Dans les résolutions de la conférence, la question se trouve dispersée dans plusieurs chapitres; la « riposte aux forces ténébreuses de la réaction » n'est mentionnée que dans l'exposé des motifs de la résolution sur l'attitude envers les autres partis. La participation aux élections pour les institutions représentatives est considérée séparément des « compromis » du tsarisme avec la bourgeoisie : au lieu d'appeler à l'application de la journée de huit heures par la voie révolutionnaire, une résolution spéciale au titre retentissant « sur la lutte économique », ne fait que répéter (après des mots ronflants et très inintelligents sur la « place centrale que tient la question ouvrière dans la vie sociale russe ») le vieux mot d’ordre d'agitation en faveur d'une « loi sur les huit heures ». L’insuffisance et le caractère arriéré de ce mot d'ordre, au moment actuel, sont trop évidents pour que nous ayons à les démontrer.

En ce qui concerne l'action politique déclarée. Le III° congrès tient compte de la prochaine modification radicale de notre activité. On ne peut en aucune façon négliger l'activité clandestine et le développement de l'appareil illégal du Parti : ce serait faire le jeu de la police, et ce serait avantageux au possible pour le gouvernement. Mais on ne peut pas ne pas penser dès maintenant à une action déclarée. Il faut préparer sans tarder les formes utiles de cette action et donc, à cet effet, un appareil particulier, moins clandestin. Il faut utiliser les associations légales et semi-légales pour en faire, dans la mesure du possible, les points d’appui du futur Parti ouvrier social démocrate légal de Russie.

Là encore la conférence divise la question, sans formuler aucun mot d'ordre complet. On voit se détacher surtout le ridicule mandat donné à la Commission d'organisation de veiller à l'« installation » des publicistes légaux. Une décision franchement inepte est celle qui qui tend à « soumettre à notre influence les journaux démocratiques se proposant de prêter concours au mouvement ouvrier ». C'est ce que se proposent tous nos journaux libéraux légaux, dont l'immense majorité appartient à la tendance de l'Osvobojdénié. Pourquoi la rédaction de l'Iskra ne commencerait elle pas par suivre elle même son propre conseil, et ne nous montrerait-elle pas à titre d'exemple comment il faut soumettre l'Osvobojdénié à l'influence social démocrate ? ... Au lieu du mot d'ordre : utiliser les associations légales pour en faire les points d'appui du Parti, on nous donne d'abord, à titre privé, un conseil relatif aux organisations uniquement « professionnelles » (participation obligatoire des membres du Parti) et, en second lieu, le conseil de diriger les « organisations révolutionnaires des ouvriers », c'est à dire « organisations non cristallisées », c'est à dire « clubs ouvriers révolutionnaires ». Comment s'est il fait que les « clubs » se trouvent classés parmi les organisations non cristallisées ? Quels sont d'ailleurs ces « clubs » ? Allah le sait. Au lieu de directives claires et précises émanant de l’organisme supérieur du Parti, on nous offre des ébauches d'idées et des brouillons griffonnés par des publicistes. Nous n'avons là aucun tableau d'ensemble montrant que le Parti adopte une base absolument différente pour toute son activité.

La « question paysanne » est traitée d'une manière tout à fait différente par le congrès du Parti et par la conférence. Le congrès a élaboré une résolution sur « l’attitude envers le mouvement paysan ». La Conférence, sur le « travail parmi les paysans ». Dans le premier cas, on met en avant le problème de la direction de tout ce vaste mouvement démocratique et révolutionnaire dans l’intérêt de la lutte de toute la nation contre le tsarisme. Dans l'autre, il ne s'agit que de « travailler » au sein d'une couche déterminée de la population. Dans le premier cas, on formule le mot d’ordre pratique essentiel de l'agitation l'organisation immédiate de comités paysans révolutionnaires pour l'application de toutes les transformations démocratiques. Dans l'autre, il s’agit d'« exiger » de ]'Assemblée constituante la « formation de comités ». Pourquoi devons nous absolument attendre cette Assemblée constituante ? Sera t elle réellement constituante ? Sera t elle bien solide sans la constitution préalable et simultanée de comités paysans révolutionnaires ? La Conférence a omis d'envisager toutes ces questions. Toutes ses décisions portent, en effet, l’empreinte de cette idée générale dont nous avons suivi la trace, - que nous ne devons faire dans la révolution bourgeoise que notre travail particulier, sans nous proposer de diriger l'ensemble du mouvement démocratique, ni d'en assumer la direction à nous seuls. De même que les économistes versaient toujours dans ce sens : aux social-démocrates la lutte économique, aux libéraux la lutte politique; de même les néo iskristes, dans tous leurs raisonnements, versent dans ce sens : à nous une place plutôt modeste à l'écart de la révolution bourgeoise; à la bourgeoisie, la réalisation active de cette révolution.

Enfin, on ne saurait passer sous silence les résolutions sur l’attitude à l'égard des autres partis. Celle du III° congrès du P.O.S.D.R. affirme la nécessité de démasquer toute étroitesse et toute insuffisance du mouvement de libération bourgeois, sans avoir la prétention naïve d'énumérer, d'un congrès à l'autre, toutes les manifestations possibles de cette étroitesse, et d'établir une ligne de démarcation entre les bons et les mauvais bourgeois. La Conférence, renouvelant la faute de Starover, s'obstine à chercher cette ligne de démarcation et développe la fameuse théorie du « papier de tournesol ». Starover partait d'une très bonne idée : poser à la bourgeoisie des conditions sévères. Il n'oubliait qu'une chose, c’est que toute tentative de séparer d'avance les démocrates bourgeois méritant l'approbation, l'entente, etc., de ceux qui ne les méritent pas, mène à une « formule » que le cours des évènements jette aussitôt par dessus bord, et qui porte le trouble dans la conscience de classe du prolétariat. Le centre de gravité passe par l'unité réelle dans la lutte, aux déclarations, aux promesses, aux mots d'ordre. Starover estimait que le « suffrage universel, égal, direct et au scrutin secret », était ce mot d'ordre capital. Moins de deux ans ont passé, et le « papier de tournesol » s’est révélé inopérant : les gens de l'Osvobojdénié ont repris à leur compte le mot d'ordre de suffrage universel sans pour cela se rapprocher le moins du monde de la social démocratie, mais s’efforçant au contraire, par ce mot d'ordre, d'induire les ouvriers en erreur et de les détourner du socialisme.

Les néo iskristes posent maintenant des «conditions » encore « plus sévères »; ils «. exigent » des ennemis du tsarisme le « soutien énergique et sans équivoque (!?) de toute action résolue du prolétariat organisé », etc., jusques et y compris la « participation active à l'armement du peuple ». La ligne de démarcation été sensiblement reculée; et pourtant cette ligne est de nouveau périmée; elle s'est du coup révélée impropre. Pourquoi, par exemple, le mot d'ordre de République fait il défaut ? Comment expliquer que les social démocrates « exigent » des démocrates bourgeois, dans l'intérêt d'une « guerre révolutionnaire implacable contre tous les fondements du régime de la monarchie et des castes », tout ce que l'on voudra sauf de lutter pour la République ?

Que ce ne soit pas là une simple chicane; que l'erreur des néo-iskristes ait une signification politique des plus vitales, c'est ce qu’atteste l'union de libération de Russie (voir le n° 4 du Prolétari[36]). Ces « ennemis du tsarisme » rempliront toutes les « conditions » posées par la nouvelle Iskra. Or, nous avons montré que l'esprit de l’Osvobojdénié règne dans le programme (ou dans l'absence de programme) de cette « Union de libération de Russie », et que les gens de l’Osvobojdénié peuvent aisément la prendre à la remorque. La conférence déclare cependant à la fin de sa résolution que « la social démocratie continuera à combattre, comme des amis hypocrites du peuple, tous les partis politiques qui, sous le drapeau du libéralisme et de la démocratie, se refusent à soutenir effectivement la lutte révolutionnaire du prolétariat ». Loin de s'y refuser, l'« Union de libération de Russie » propose énergiquement ce soutien. Est ce une garantie que ses chefs, bien que s'apparentant à l'Osvobojdénié, ne sont pas des « amis hypocrites du peuple » ?

Vous voyez qu'en rédigeant d'avance des « conditions » et en présentant des « revendications » comiques par leur impuissance qui veut paraître redoutable, les néo iskristes se mettent d'emblée dans une posture ridicule. Leurs conditions et leurs revendications apparaissent insuffisantes dès qu'il s'agit de les appliquer à la réalité vivante. Leur course aux formules est sans espoir, car il n'est point de formule qui puisse saisir toutes les manifestations de l'hypocrisie, de l'inconséquence et de l'étroitesse de la démocratie bourgeoise. Il ne s'agit pas de « papier de tournesol », ni de formes, ni de revendications écrites et imprimées, ni de délimitation établie d'avance entre les « amis du peuple » hypocrites ou sincères, il s'agit de l'unité réelle de la lutte, de la critique incessante à laquelle les social démocrates doivent soumettre chaque pas « hésitant » accompli par la démocratie bourgeoise. Ce qu'il faut pour « grouper réellement toutes les forces sociales intéressées à la transformation démocratique », ce n'est pas rédiger des « paragraphes » comme ceux auxquels la conférence a travaillé avec tant de zèle et en vain, c'est savoir formuler des mots d'ordre vraiment révolutionnaires. Pour cela il faut des mots d'ordre qui élèvent au niveau du prolétariat la bourgeoisie révolutionnaire et républicaine, au lieu d'abaisser les tâches du prolétariat au niveau de la bourgeoisie monarchiste. Il faut pour cela la participation la plus énergique à l'insurrection, et non des subterfuges de casuistes qui se dérobent à la tâche pressante de l'insurrection armée.

XII. La révolution démocratique perdra-t-elle de son envergure si la bourgeoisie s’en détourne ?

Les lignes qui précèdent étaient déjà écrites, quand nous avons reçu les résolutions de la conférence des néo-iskristes du Caucase, publiées par l'Iskra. Pour la bonne bouche[37] nous n'aurions pu imaginer une meilleure documentation.

La rédaction de l'Iskra fait remarquer judicieusement :

« Sur la question fondamentale de tactique, la conférence du Caucase a pris une décision analogue [en effet !] à celle de la conférence de Russie. » (c’est à dire néo-iskriste)...

« La question concernant l’attitude de la social démocratie envers le gouvernement révolutionnaire provisoire, a été résolue par les camarades du Caucase dans le sens d'un désaveu complet de la nouvelle méthode prônée par le groupe Vpériod et par les délégués du soi disant congrès, qui y ont adhéré. »

« Il faut reconnaître comme très heureuse la formule que la conférence a donnée de la tactique du parti prolétarien dans la révolution bourgeoise. »

Ce qui est vrai, est vrai. Nul n'aurait pu formuler de façon plus « heureuse » l'erreur capitale des néo-iskristes. Nous reproduisons cette formule en entier, en mettant entre parenthèses d’abord les fleurs, et puis les fruits présentés à la fin.

Résolution de la conférence des néo-iskristes du Caucase sur le gouvernement provisoire :

« Estimant que notre tâche est d'utiliser là période révolutionnaire pour approfondir [évidemment ! On ferait bien d'ajouter approfondir à la manière de Martynov !] la conscience social-démocrate du prolétariat [seulement pour approfondir la conscience, et non pour conquérir la République ? Quelle compréhension « profonde » de la Révolution !] la Conférence, désireuse de garantir au Parti toute liberté de critiquer le régime politique bourgeois en voie de formation [il ne nous appartient pas de garantir la République ! Il nous appartient seulement de garantir la liberté de critique. Les idées anarchistes entraînent un langage anarchiste : le régime « politique bourgeois » !], se prononce contre la formation d'un gouvernement provisoire social-démocrate et contre la participation à ce gouvernement [rappelez vous la résolution bakouniste que cite Engels, adoptée dix mois avant la révolution espagnole : voir le n°3 du Prolétari]; elle estime que le plus rationnel est d'exercer une pression du dehors [par en bas, et non par en haut] sur le gouvernement provisoire bourgeois afin de démocratiser autant que possible [?!]le régime politique. La Conférence estime que la formation par les social-démocrates d'un gouvernement provisoire ou leur entrée dans ce gouvernement conduirait, d'une part, à détacher du Parti social-démocrate les grandes masses prolétariennes qu'il aurait déçues, car la social démocratie, malgré la prise du pouvoir, ne serait pas en mesure de satisfaire les besoins vitaux de la classe ouvrière aussi longtemps que le socialisme ne serait pas institué [la République n'est pas un besoin vital ! Dans leur candeur, les auteurs ne remarquent pas qu'ils emploient un langage purement anarchiste, comme s'ils niaient la nécessité de prendre part aux révolutions bourgeoises !]; d'un autre côté elle obligerait les classes bourgeoises à se détourner de la révolution, dont elle amoindrirait ainsi l'envergure. »

C'est là que gît le lièvre. Là, les idées anarchistes se mêlent (comme c'est toujours le cas chez les bernsteiniens d'Occident) au plus pur opportunisme. Pensez donc : ne pas entrer au gouvernement provisoire parce que cela obligerait la bourgeoisie à se détourner de la révolution, dont l'envergure serait ainsi amoindrie ! Mais ne sommes nous pas en présence, ici, de toute la philosophie néo-iskriste, sous son aspect pur et logique : la révolution étant bourgeoise, nous devons nous incliner devant la platitude bourgeoise et lui céder le pas. Si nous nous laissons guider ne serait ce que partiellement, ne serait-ce qu’une minute, par cette idée que notre participation peut amener la bourgeoisie à se détourner de la révolution, ne cédons-nous pas ainsi, entièrement la primauté dans la révolution aux classes bourgeoises ? Nous livrons complètement par là le prolétariat à la tutelle de la bourgeoisie (en réservant toute notre « liberté de critique » !!), en obligeant le prolétariat à la douceur et à la modération, afin que la bourgeoisie ne se détourne pas. Nous rognerons les besoins les plus vitaux du prolétariat, précisément ses besoins politiques, que n’ont jamais bien compris les économistes et leurs épigones; nous les rognerons pour que la bourgeoisie ne se détourne pas. Nous passons entièrement du terrain de la lutte révolutionnaire pour l’application du démocratisme dans les limites nécessaires au prolétariat, sur le terrain de marchandages avec la bourgeoisie; nous trahissons nos principes, nous trahissons la révolution pour acheter à la bourgeoisie son libre consentement (« afin qu'elle ne se détourne pas »).

En deux petites lignes, les néo-iskristes du Caucase ont su exprimer toute l'essence de leur tactique de trahison de la révolution, de transformation du prolétariat en un misérable appendice des classes bourgeoises. La tendance que nous avons tirée plus haut des erreurs de la nouvelle Iskra, s'érige maintenant devant nous en un principe clair et déterminé : à la remorque de la bourgeoisie monarchiste ! La proclamation de la République devant amener (et amenant déjà, exemple : M. Strouvé) la bourgeoisie à se détourner, donc, à bas la lutte pour la République. Toute revendication démocratique du prolétariat soutenue énergiquement et jusqu'au bout, devant toujours et partout dans le monde amener la bourgeoisie à se détourner, donc cachez vous dans vos trous, camarades ouvriers, n'agissez que du dehors, ne songez pas à utiliser pour la révolution les instruments et les procédés du régime « politique bourgeois », et conservez votre « liberté de critique ».

L’erreur fondamentale dans la façon même de comprendre le terme de « révolution bourgeoise » s'est fait jour ici. La « façon » ces termes sont compris par Martynov et la nouvelle Iskra aboutit tout droit à livrer la cause du prolétariat entre les mains de la bourgeoisie.

Quiconque a oublié l'ancien économisme, ne l'étudie pas ou ne s'en souvient pas, a de la peine à saisir ce qui en survit aujourd’hui. Rappelez vous le Credo[38] bersteinien. Des vues et des programmes « purement prolétariens », les gens déduisaient ceci : à nous, social-démocrates, l'économique, la véritable action ouvrière, la liberté de critiquer toute politicailerie, le véritable approfondissement du travail social-démocrate. Aux libéraux, la politique. Dieu nous garde de tomber dans le « révolutionisme » : cela obligerait la bourgeoisie à se détourner. Quiconque relira en entier le Credo ou le supplément au n°9 de la Rabotchaïa Mysl (septembre 1899), pourra suivre tout le cours de ce raisonnement.

Aujourd'hui, même raisonnement, mais sur une plus large échelle, et appliqué cette fois à l'appréciation de la « grande » révolution russe, hélas ! avilie et réduite par avance à l’état de caricature par les théoriciens du philistinisme orthodoxe ! A nous, social-démocrates, la liberté de critiquer, l'approfondissement de la conscience, l'action du dehors, A elles, aux classes bourgeoises, la liberté d'action, le champ libre pour la direction révolutionnaire (lisez libérale) des événements, la liberté d'appliquer des « réformes » par en haut.

Ces vulgarisateurs du marxisme n'ont jamais ni édité les paroles de Marx sur la nécessité de remplacer l'arme de la critique par la critique des armes. Invoquant en vain le nom de Marx, ils rédigent en fait des résolutions tactiques absolument dans l'esprit des bavards bourgeois de Francfort, qui critiquaient librement l'absolutisme, approfondissaient la conscience démocratique, sans comprendre que le temps de la révolution est celui de l'action, de l'action qui se fait à la fois d'en haut et d'en bas. Réduisant le marxisme à une casuistique, ils ont fait de l'idéologie de la classe révolutionnaire d'avant garde la plus décidée et la plus énergique, l'idéologie de ses éléments les moins évolués, qui esquivent les tâches démocratiques révolutionnaires difficiles et les réservent à messieurs les Strouvé.

Si par suite de l'entrée de la social démocratie au gouvernement révolutionnaire, les classes bourgeoises se détournent de la révolution, elles en « amoindriront l'envergure ».

Vous entendez, ouvriers russes ? L'envergure de la révolution sera plus grande, si elle est faite - à moins que les social-démocrates ne les en détournent par messieurs les Strouvé, qui veulent transiger avec le tsarisme, et non le vaincre. L'envergure de la révolution sera plus grande si, des deux dénouements possibles de cette révolution, envisagés plus haut, c'est le premier qui se réalise, c'est à dire si la bourgeoisie monarchiste arrive à s'entendre avec l'autocratie sur une « constitution » à la Chipov.

Les social-démocrates qui écrivent des choses aussi déshonorantes dans des résolutions destinées à diriger l'ensemble du Parti ou qui approuvent ces « heureuses » résolutions, sont aveuglés par une casuistique qui a vidé le marxisme de tout ce qu'il a de vivant, au point qu'ils ne remarquent pas comment ces résolutions transforment en phraséologie tout ce qu'ils disent de juste ailleurs. Prenez n'importe quel article de l'Iskra, prenez même la fameuse brochure de notre célèbre Martynov, vous entendrez parler de l’insurrection populaire, de la nécessité de mener la révolution jusqu’au bout, de la tendance à s'appuyer sur les couches profondes du peuple dans la lutte contre la bourgeoisie inconséquente. Mais toutes ces bonnes choses se changent en une pitoyable phraséologie, dès l'instant que vous acceptez ou approuvez l'idée d'un « amoindrissement » de « l'envergure de la révolution » si la bourgeoisie s’en désintéresse. De deux choses l'une, messieurs : ou nous devons nous efforcer de faire la révolution avec le peuple et de remporter une victoire complète sur le tsarisme, malgré la bourgeoisie inconséquente, intéressée et poltronne; ou nous n'admettons pas. ce « malgré », nous craignons que la bourgeoisie « ne se détourne », et dès lors nous livrons le prolétariat et le peuple à la bourgeoisie, à une bourgeoisie inconséquente, intéressée et poltronne.

N’allez pas interpréter mes paroles à votre manière. Ne criez pas qu‘on vous accuse de trahir consciemment. Non, vous avez toujours glissé vers le bourbier, et vous voilà maintenant enlisés avec la même inconscience que les économistes d'autrefois, entraînés irrésistiblement et sans retour sur la pente de l'« approfondissement » du marxisme, jusqu'à en faire un « ergotage » anti-révolutionnaire sans âme et sans vie.

De quelles forces sociales réelles dépend « l'envergure de la révolution» ? Y avez vous réfléchi, messieurs ? Laissons de côté le forces de la politique extérieure et des combinaisons internationales, qui ont pris maintenant une tournure très avantageuse pour nous, mais que nous retranchons toutes de notre examen, avec juste raison puisque nous nous occupons des forces intérieures de la Russie. Examinez ces forces sociales intérieures. Contre la révolution se dressent l'autocratie, la cour, la police, le corps de fonctionnaires, l'armée, une poignée d'aristocrates. Plus l'indignation est profonde dans le peuple, et moins l'armée est sûre, plus l’hésitation grandit chez les fonctionnaires. Poursuivons. La bourgeoisie est maintenant, dans son ensemble, pour la révolution : elle prodigue des discours sur la liberté, parle de plus en plus souvent au nom du peuple et même au nom de la révolution[39]. Mais nous, marxistes, nous savons tous par la théorie et observons chaque jour et à toute heure, par l'exemple de nos libéraux, de nos zemtsy et des gens de l'Osvobojdénié, que la bourgeoisie s'affirme pour la révolution d'une façon inconséquente, cupide et poltronne. La masse de la bourgeoisie se rangera inévitablement aux côtés de la réaction, de l'autocratie, contre la révolution, contre le peuple dès que seront satisfaits ses intérêts mesquins et égoïstes, dès qu'elle « se sera détournée » du démocratisme conséquent (et elle s'en détourne dès aujourd'hui !). Reste le « peuple », c'est à dire le prolétariat et la paysannerie : seul le prolétariat est capable d'aller avec fermeté jusqu'au bout, car il va bien au delà de la révolution démocratique. C'est pourquoi le prolétariat est au premier rang dans la lutte pour la République, repoussant avec mépris le conseil stupide, indigne de lui, de compter avec la défection possible de la bourgeoisie. La paysannerie renferme une masse d'éléments semi prolétariens à côté de ses éléments petits-bourgeois. Ceci la rend instable, elle aussi, et oblige le prolétariat à se grouper en un parti de classe strictement défini. Mais l’instabilité de la paysannerie diffère radicalement de l'instabilité de la bourgeoisie, car, à l'heure actuelle, la paysannerie est moins intéressée à la conservation absolue de la propriété privée qu'à la confiscation des terres seigneuriales, une des formes principales de cette propriété. Sans devenir pour cela socialiste, sans cesser d'être petite bourgeoise, la paysannerie est capable de devenir un partisan décidé, et des plus radicaux, de la révolution démocratique. Elle le deviendra inévitablement si seulement le cours des événements révolutionnaires qui font son éducation, n'est pas interrompu trop tôt par la trahison de la bourgeoisie et la défaite du prolétariat. A cette condition, la paysannerie deviendra inévitablement le rempart de la révolution et de la République, car seule une révolution entièrement victorieuse pourra tout lui donner dans le domaine des réformes agraires, tout ce que la paysannerie désire, ce à quoi elle rêve, ce qui lui est vraiment nécessaire (non pour la suppression du capitalisme, comme se le figurent les « socialistes révolutionnaires », mais) pour sortir de l'abjection du demi servage, des ténèbres de l'abrutissement et de la servitude, pour améliorer ses conditions d'existence autant que faire se peut dans le cadre de l'économie marchande.

Ce n'est pas tout. Ce qui attache la paysannerie à la révolution, ce ne sont pas seulement les transformations agraires radicales, mais encore tous ses intérêts généraux et constants. Même dans la lutte contre le prolétariat, la paysannerie a besoin de la démocratie, car seul le régime démocratique peut traduire exactement ses intérêts et lui donner la prépondérance, à elle qui est la masse, qui est la majorité. Plus la paysannerie sera instruite (et depuis la guerre avec le Japon elle s'instruit avec une rapidité que beaucoup ne soupçonnent pas, habitués qu'ils sont à mesurer l'instruction à la toise scolaire), plus elle sera conséquente et décidée en s’affirmant pour une révolution démocratique intégrale, parce que la souveraineté du peuple ne constitue pas pour elle, comme pour la bourgeoisie, une menace mais, au contraire, un avantage. La République, démocratique deviendra son idéal dès qu'elle commencera à se libérer de son monarchisme naïf; car le monarchisme conscient de la bourgeoisie maquignonne (avec sa Chambre haute, etc.) c'est, pour la paysannerie, la même servitude, la même oppression et la même ignorance à peine teintées d'un vernis constitutionnel à l'européenne.

Voilà pourquoi la bourgeoisie, comme classe, se réfugie naturellement et immanquablement sous l'aile du parti monarchiste libéral, tandis que la paysannerie, comme masse, se met sous la direction du parti révolutionnaire et républicain. Voilà pourquoi la bourgeoisie est incapable de mener la révolution démocratique jusqu’au bout, alors que la paysannerie en est capable. Et nous devons l'y aider de toutes nos forces.

On m'objectera : cela n'est pas à démontrer, c'est l'a b c que tous les social-démocrates comprennent parfaitement. Non, ceux-là ne le comprennent pas qui peuvent parler d'« amoindrissement de l’envergure » de la révolution, si la bourgeoisie s'en retire. Ces gens-là répètent des phrases apprises de notre programme agraire, mais sans en comprendre le sens; car autrement ils ne redouteraient pas l'idée de dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie, qui découle nécessairement de toute la conception marxiste et de notre programme; autrement ils ne borneraient pas l'envergure de la grande révolution russe à l’envergure de la bourgeoisie. Les résolutions concrètes anti-marxistes et anti-révolutionnaires de ces gens éclipsent leurs phrases abstraites, empruntées au marxisme révolutionnaire.

Qui comprend véritablement le rôle de la paysannerie dans la révolution russe victorieuse, ne dira jamais que l'envergure de la révolution diminuera quand la bourgeoisie s'en sera détournée. Car le véritable essor de la révolution russe ne commencera vraiment, la révolution n'atteindra vraiment la plus grande envergure possible à l'époque de la révolution démocratique bourgeoise que lorsque la bourgeoisie s'en sera détournée et que la masse paysanne, marchant de conserve avec le prolétariat, assumera un rôle révolutionnaire actif. Pour être menée jusqu'au bout, d’une façon conséquente, notre révolution démocratique doit s'appuyer sur des forces capables de paralyser l'inconséquence inévitable de la bourgeoisie (c'est à dire capables justement de « l'obliger à se détourner » ce que craignent dans leur simplicité les partisans caucasiens de l'Iskra).

Le prolétariat doit faire jusqu'au bout la révolution démocratique, en s'adjoignant la masse paysanne, pour écraser par la force la résistance de l'autocratie et paralyser l'instabilité de la bourgeoisie. Le prolétariat doit faire la révolution socialiste en s'adjoignant la masse des éléments semi prolétariens de la population, pour briser par la force la résistance de la bourgeoisie et paralyser l’instabilité de la paysannerie et de la petite bourgeoisie. Telles sont les tâches du prolétariat, tâches que les gens de la nouvelle Iskra présentent d'une façon si étriquée dans tous leurs raisonnements et toutes leurs résolutions sur l'envergure de la révolution.

Gardons nous d'oublier une circonstance que l'on perd souvent de vue quand on traite de cette « envergure ». Gardons nous d’oublier qu'il est question ici, non pas des difficultés du problème, mais de la direction dans laquelle sa solution doit être cherchée et trouvée. Il ne s'agit pas de la question de savoir s'il est facile ou difficile de rendre puissante, invincible, l'envergure de la révolution, mais de la façon dont il faut s'y prendre pour augmenter cette envergure. Le désaccord porte précisément sur le caractère fondamental de l'activité, sur son orientation même. Nous soulignons ce fait, parce que les gens inattentifs et les gens de mauvaise foi confondent trop souvent deux questions différente : la question du chemin à prendre, c'est à dire du choix à faire entre deux chemins différents, et la question de la facilité ou de la proximité du but à atteindre par le chemin choisi.

Nous n'avons pas touché à cette dernière question dans notre exposé précédent, car elle n'a pas suscité de désaccords ni de divergences au sein du Parti. Mais il va de soi que cette question est d’elle-même extrêmement importante et mérite de retenir la plus grande attention de tous les social-démocrates. Ce serait faire preuve d'un optimisme impardonnable que d'oublier combien il est difficile d'entraîner au mouvement, non seulement les masses de la classe ouvrière, mais encore celles de la paysannerie. Ce sont ces difficultés qui ont fait échouer bien des fois les efforts pour mener jusqu'au bout la révolution démocratique; elles ont fait triompher principalement la bourgeoisie inconséquente et cupide, qui, elle, « en retirait un capital » la défense que la monarchie lui assurait contre le peuple, et « sauvegardait l'innocence » du libéralisme... qui est aujourd'hui celui de l’Osvobojdénié. Mais difficulté n'est pas impossibilité. Ce qui importe, c'est d’être sûr d'avoir pris le bon chemin. Cette certitude centuple l’énergie et l'enthousiasme révolutionnaires, qui peuvent faire des miracles.

La comparaison entre la résolution des néo-iskristes caucasiens et celle du III° congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie fait aussitôt ressortir la profondeur du désaccord qui existe entre les social-démocrates de nos jours sur la question du chemin à suivre. La résolution du congrès déclare : la bourgeoisie est inconséquente; elle ne manquera pas de chercher à nous arracher les conquêtes de la révolution. Aussi préparez vous énergiquement à la lute, camarades ouvriers; armez vous, gagnez à nous la paysanerie. Nous ne céderons pas sans combat nos conquêtes révolutionnaires à la bourgeoisie cupide. La résolution des néo-iskristes caucasiens dit : la bourgeoisie est inconséquente, elle peut se détourner de la révolution. Aussi, camarades ouvriers, ne songez pas, s'il vous plaît, à faire partie du gouvernement provisoire, alors la bourgeoisie se détournerait certainement de la révolution, dont l'envergure s'en trouverait amoindrie !

Les uns disent : faites avancer la révolution jusqu'au bout, malgré la résistance ou la passivité de la bourgeoisie inconséquente.

Les autres disent : ne pensez pas à mener vous-mêmes la révolution jusqu'au bout, car, alors la bourgeoisie inconséquente ne manquerait pas de s'en détourner.

Ne sommes nous pas en présence de deux chemins diamétralement opposés ? N'est il pas évident que l'une de ces deux tactiques exclut nécessairement l'autre ? Que la première est la seule tactique juste de la social démocratie révolutionnaire, la seconde n'étant au fond qu'une tactique dans le pur esprit l'Osvobojdénié ?

XIII. Conclusion. Oserons-nous vaincre ?

Les personnes superficiellement informées de la situation dans la social-démocratie russe ou qui la jugent du dehors, sans connaître tout au long l'histoire de notre lutte à l'intérieur du Parti depuis l'époque de l'économisme, se contentent très souvent, - devant nos divergences de tactiques qui se sont bien définies depuis le IlI° congrès surtout, à invoquer simplement les deux tendances naturelles, inévitables, parfaitement conciliables de tout mouvement social-démocrate. L'une, dit on, souligne surtout l’importance de l'activité ordinaire, courante, quotidienne, la nécessité de développer la propagande et l'agitation, de préparer les forces, d'approfondir le mouvement, etc. L'autre souligne les objectifs de combat, les objectifs politiques d'ordre général et les objectifs révolutionnaires du mouvement, proclame la nécessité de l’insurrection armée, formule les mots d'ordre de dictature démocratique révolutionnaire et de gouvernement révolutionnaire provisoire. Il ne faut exagérer ni dans un sens ni dans l'autre; ni ici ni là (comme d'ailleurs nulle part dans le monde), les extrêmes sont fâcheux, etc., etc.

Cependant les banales vérités du sens commun (et « politique » entre guillemets) que l'on retrouve sans doute dans les raisonnements de ce genre, cachent trop souvent l'incompréhension des besoins immédiats, des besoins impérieux du Parti. Considérez les divergences tactiques actuelles des social-démocrates russes. Il va de soi que le fait de souligner surtout l'importance de l'activité quotidienne, ordinaire, comme fait la nouvelle Iskra dans ses raisonnements sur la tactique, ne représenterait par lui même aucun danger et ne pourrait susciter aucune divergence de vues sur les mots d'ordre tactiques. Mais il suffit de comparer les résolutions du III° congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie à celles de la conférence, pour que cette divergence saute aux yeux.

De quoi s'agit il donc ? De ceci d'abord qu'il ne suffit pas d’indiquer, en termes généraux et abstraits, l'existence de deux courants dans le mouvement et le péril de toute exagération. Il faut savoir concrètement de quoi souffre ce mouvement de l'heure présente, en quoi consiste aujourd'hui le danger politique réel pour le Parti. Deuxièmement, il faut savoir au moulin de quelles forces politiques réelles portent l'eau tels ou tels mots d'ordre tactiques – ou peut être l'absence de tels ou tels mots d'ordre. Ecoutez les néo-iskristes et vous arriverez à cette conclusion que le Parti social-démocrate est menacé du danger de jeter par dessus bord la propagande et l'agitation, la lutte économique et la critique de la démocratie bourgeoise, de se laisser entraîner outre mesure par la préparation militaire, les attaques armées, la prise du pouvoir, etc. Or, en réalité, c'est d'un tout autre côté que le danger réel menace le Parti. Quiconque connaît de près l'état du mouvement, quiconque l'observe attentivement et d'une façon réfléchie, ne peut manquer d'apercevoir ce qu'il y a de risible dans les craintes de la nouvelle Iskra. Le Parti ouvrier social-démocrate de Russie a et déjà assigné à toute son activité un cadre solide, immuable, qui assure sans réserve la concentration des forces sur la propagande et l'agitation, sur les meetings volants et les réunions de masse, sur la diffusion de tracts et de brochures, sur le soutien de la lutte économique et des mots d'ordre de cette lutte. Il n'est pas un comité du Parti, pas un comité de rayon, pas une réunion des organisations de base, pas un groupe d'usine qui ne consacre, sans cesse et constamment, quatre vingt dix neuf centièmes de son attention, de ses forces et de son temps à ces fonctions, que l'on exerce déjà depuis 1895 environ. Seuls peuvent l’ignorer des gens tout à fait étrangers au mouvement. Seuls des gens très naïfs ou mal informés peuvent prendre pour argent comptant la répétition néo-iskriste, faite avec un air de gravité, de choses depuis longtemps établies.

La vérité est que, chez nous, loin de nous laisser entraîner à l’excès par les tâches de l'insurrection, par les mots d'ordre de politique générale, par la direction de l'ensemble de la révolution populaire, nous retardons précisément à cet égard. Cela saute aux yeux, c’est notre point le plus faible, et c'est là le danger réel auquel s'expose le mouvement, qui peut dégénérer, et dégénère çà et là, de mouvement révolutionnaire véritable en un mouvement révolutionnaire verbal. Parmi les centaines et les centaines d'organisations, de groupes et de cercles accomplissant le travail du Parti, vous n’en trouverez pas un qui ne poursuive depuis sa fondation l'activité quotidienne dont les sages de la nouvelle Iskra nous parlent avec l'air de gens qui ont découvert des vérités nouvelles. Et, au contraire, vous ne. trouverez qu'un pourcentage infime de groupes et de cercles, qui, ayant pris conscience des tâches de l'insurrection ont procédé à l'exécution de ces tâches, se rendent compte de la nécessité de diriger dans son ensemble la révolution populaire contre le tsarisme, et de la nécessité de formuler à cette fin tels mots d'ordre d'avant garde et non tels autres.

Nous sommes incroyablement en retard sur les tâches d'avant-garde, véritablement révolutionnaires, qui nous incombent; nous n'en avons pas encore pris conscience dans une foule de cas; nous avons laissé çà et là la démocratie bourgeoise révolutionnaire profiter de notre retard pour s'affermir dans ce domaine. Mais les écrivains de la nouvelle Iskra, le dos tourné aux évènements et aux nécessités du temps, répètent avec obstination : n'oubliez pas vos anciens devoirs ! Ne vous laissez pas entraîner par les nouveaux ! C'est le motif invariable et le fond de toutes les résolutions essentielles de la conférence, tandis que dans les résolutions du congrès, vous lisez invariablement : confirmant nos anciens devoirs (et ne les ressassant pas, justement parce qu'ils sont anciens déjà résolus et consacrés par nos écrits, par nos résolutions et par notre expérience), nous nous assignons une tâche nouvelle, nous y portons notre attention, nous formulons un nouveau mot d'ordre, nous exigeons des social-démocrates vraiment révolutionnaires qu'ils travaillent immédiatement à l’appliquer.

Ainsi se présente en réalité la question des deux courants dans la tactique de la social-démocratie. L'époque révolutionnaire a suscité des tâches nouvelles que seuls des gens absolument aveugles n’aperçoivent pas. Et ces tâches nouvelles, certains social-démocrates les admettent résolument et les inscrivent à l'ordre du jour, disant : l'insurrection armée est imminente, préparez vous y sans retard et énergiquement, rappelez vous qu'elle est nécessaire à la victoire décisive, formulez les mots d'ordre de République, Gouvernement Provisoire, de dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. D'autres social-démocrates reculent, piétinent, écrivent des préfaces au lieu de formuler des mots d'ordre, ressassent longuement et fastidieusement de vieilles vérités au lieu de les confirmer et d'indiquer les nouveaux devoirs, inventant des dérobades, sans savoir déterminer les conditions d’une victoire décisive, sans savoir donner les seuls mots d’ordre répondant au désir de remporter une victoire totale.

Le résultat politique de ce suivisme est visible. La fable du rapprochement de la « majorité » du Parti ouvrier social-démocrate de Russie avec la démocratie révolutionnaire bourgeoise demeure une fable qu'aucun fait politique, aucune résolution autorisée des « bolchéviks », aucun acte du Ill° congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie ne confirme. Cependant que la bourgeoisie opportuniste, monarchiste, représentée par l'Osvobojdénié se félicite depuis longtemps des tendances « de principe » de la nouvelle Iskra et aujourd'hui se sert tout bonnement de leur eau pour faire tourner son moulin, reprenant tous les petits mots de la nouvelle Iskra, toutes ses « petites idées » contre la « conspiration » et l'« émeute », contre l'exagération du côté « technique » de la révolution, contre la formulation directe du mot d’ordre d'insurrection armée, contre le « révolutionisme » des revendications extrémistes, etc., etc. Une résolution adoptée par toute une conférence de social-démocrates « menchéviks », au Caucase, et approuvée par la rédaction de la nouvelle Iskra, dresse sans équivoque le bilan de toute cette politique : pourvu que la bourgeoisie ne se détourne pas de la révolution, au cas où le prolétariat participerait à la dictature démocratique révolutionnaire ! Cela dit tout. C'est ainsi que se trouve définitivement consacrée la transformation du prolétariat en un appendice de la bourgeoisie monarchiste. C'est ainsi qu'a été démontrée en fait, non par une déclaration personnelle fortuite, mais par une résolution spécialement approuvée par toute une tendance, la portée politique du suivisme de la nouvelle Iskra.

Quiconque méditera ces faits comprendra la signification véritable de cette opinion courante qu'il existe deux aspects, deux tendances dans le mouvement social-démocrate. Prenez la bernsteinade, pour étudier ces tendances sur une vaste échelle. Les bernsteiniens ont eux aussi affirmé et affirment encore qu'ils sont les seuls à comprendre les besoins véritables du prolétariat, la nécessité d'accroître ses forces, d'approfondir son activité, de préparer les éléments de la société nouvelle, la nécessité de la propagande et de l'agitation. Nous exigeons que l'on reconnaisse hautement ce qui est ! déclare, Bernstein, qui, ce disant, consacre le « mouvement » sans « but final », consacre la seule tactique défensive, et prêche la tactique de cette appréhension : « Pourvu que la bourgeoisie ne se détourne pas ». Les bernsteiniens, eux aussi, ont crié au « jacobinisme » des social-démocrates révolutionnaires à propos des « publicistes » qui ne comprennent pas l'« initiative ouvrière », etc., etc. En réalité, comme chacun sait les social-démocrates révolutionnaires n'ont jamais pensé à négliger le minutieux travail quotidien, la préparation des forces, etc., etc Ils exigeaient simplement que l'on prît nettement conscience du but final, que l'on déterminât avec précision les tâches révolutionnaires; ils entendaient élever les couches semi prolétariennes et semi petites bourgeoises au niveau révolutionnaire du prolétariat, au lieu d'abaisser ce niveau à des considérations opportunistes : « pourvu que la bourgeoisie ne se détourne pas ». La question Dürfen wir siegen ? « oserons nous vaincre » ? Nous est-il permis de vaincre ? N’est il pas dangereux pour nous de vaincre ? Devons nous vaincre ? exprimait peut être avec le plus de relief ce dissentiment entre l'aile opportuniste intellectuelle et l’aile révolutionnaire prolétarienne du Parti. Etrange à première vue, cette question a pourtant été posée et devait l'être, car les opportunistes redoutaient la victoire, cherchaient à en détourner le prolétariat, prophétisaient les conséquences funestes d'une victoire, raillaient les mots d'ordre appelant ouvertement à la victoire.

La même division essentielle en tendance opportuniste intellectuelle et tendance révolutionnaire prolétarienne existe chez nous, avec cette seule différence capitale qu'il s'agit d'une révolution non pas socialiste mais démocratique. La question absurde au premier abord : « Oserons nous vaincre ? » est également posée chez nous. Elle l'a été par Martynov dans ses Deux dictatures, qui nous prophétisèrent les conséquences funestes d'une insurrection que nous aurions bien préparée et menée à bonne fin. Elle l'a été par tous les écrits des néo-iskristes sur le gouvernement révolutionnaire provisoire, non sans que l'on tentât constamment, avec zèle mais en vain, de confondre la participation de Millerand à un gouvernement opportuniste bourgeois, avec la participation de Verlin à un gouvernement révolutionnaire petit bourgeois. Cette question a été consacrée par la résolution : « Pourvu que la bourgeoisie ne se détourne pas ». Et maintenant Kautsky, par exemple, a beau vouloir ironiser en disant que nos discussions sur le gouvernement révolutionnaire provisoire font penser au partage de la peau de l'ours qu'on n'a pas encore tué, cette ironie montre seulement de quelle façon des social-démocrates même intelligents et révolutionnaires peuvent se fourvoyer quand ils parlent de choses qu’ils ne connaissent que par ouï-dire. La social-démocratie allemande n'est pas encore trop près de tuer l'ours (de faire la révolution socialiste), mais la discussion sur le point de savoir si nous « oserons » le tuer, a eu une énorme importance de principe, une importance politique, pratique. Les social-démocrates russes ne sont pas encore trop près d'être en mesure de « tuer leur ours » (de faire la révolution démocratique), mais la question de savoir si nous « oserons » le tuer a pour tout l'avenir de la Russie et l'avenir de la social-démocratie russe une très sérieuse importance. Il ne saurait être question de former énergiquement et avec succès une armée et de la diriger, sans avoir la conviction nous « oserons » vaincre.

Voyez nos anciens « économistes ». Eux aussi criaient que leurs adversaires étaient des conspirateurs, des jacobins (voir le Rabotchéïé Diélo, surtout le n°10 et le discours de Martynov au II° congrès, au cours des débats sur le programme); qu’ils se détachaient des masses en se jetant dans la politique, qu'ils oubliaient les bases du mouvement ouvrier, qu'ils ne tenaient pas compte de l'initiative ouvrière, etc., etc. Or, en fait, ces partisans de l’« initiative ouvrière» étaient des intellectuels opportunistes qui imposaient aux ouvriers leur conception étroite et philistine des tâches du prolétariat. En fait, les adversaires de l'économisme chacun peut s'en convaincre par l'exemple de l'ancienne Iskra – n’ont ni négligé ni rejeté à l'arrière plan aucun des aspects de l’activité social-démocrate; ils n'ont nullement oublié la lutte économique, et ils ont su poser en même temps, dans toute leur ampleur, les problèmes politiques les plus impérieux, les plus pressants, et s'opposer ainsi à la transformation du parti ouvrier en un appendice « économique » de la bourgeoisie libérale.

Les économistes avaient appris par cœur que le politique a pour base l'économique; ils avaient « compris » la chose en ce sens qu'il fallait abaisser la lutte politique au niveau de la lutte économique. Les néo-iskristes ont appris par cœur que la révolution démocratique a pour base économique la révolution bourgeoise; ils ont « compris » la chose en ce sens qu'il faut abaisser les tâches démocratiques du prolétariat au niveau de la modération bourgeoise, à la limite au delà de laquelle « la bourgeoisie se détournerait ». Les économistes, sous prétexte d'approfondir le travail, sous prétexte d'initiative ouvrière et de politique de classe pure, livraient en réalité la classe ouvrière entre les mains de politiques bourgeois libéraux, c'est à dire qu'ils conduisaient le Parti dans une voie qui, objectivement, menait à ce dénouement-là. Sous les mêmes prétextes, les néo-iskristes livrent en fait à la bourgeoisie les intérêts du prolétariat dans la révolution démocratique, c'est à-dire qu'ils conduisent le Parti dans une voie qui, objectivement, mène à. ce dénouement là. Les économistes croyaient que le rôle dirigeant dans la lutte politique appartenait à proprement parler aux libéraux et non aux social-démocrates. Les néo-iskristes croient que la réalisation active de la révolution démocratique n'est pas le fait des social-démocrates, mais à proprement parler celui de la bourgeoisie démocrate, car le rôle dirigeant et la participation prédominante du prolétariat « amoindriraient l'envergure » de la révolution.

En un mot, les néo-iskristes sont les épigones de l'économisme, tant par leur origine qui remonte au II° congrès du Parti, que la façon dont ils déterminent aujourd'hui les objectifs tactiques du prolétariat dans la révolution démocratique. Eux aussi forment l'aile opportuniste intellectuelle du Parti. Dans le domaine de l'organisation, ils ont débuté par un individualisme anarchique d’intellectuels pour finir par la « désorganisation processus », en consacrant, dans les « statuts » adoptés par la conférence, le défaut de liaison des publications avec l'organisation du Parti, les élections indirectes, à quatre degrés ou peu s'en faut, le système des plébiscites bonapartistes au lieu de la représentation démocratique, enfin le principe d'une « entente » entre la partie, et Ie tout. En ce qui concerne la tactique du Parti, ils ont glissé sur la même pente. Ils proclamaient, dans le « plan de campagne des zemstvos », que les interventions devant les zemtsy constituaient le « type supérieur dé manifestation », et ne voyaient sur la scène politique (à la veille du 9 janvier !) que deux forces actives : le gouvernement et la démocratie bourgeoise. La tâche pressante de l'armement, ils l'« approfondissaient », en remplaçant le mot d'ordre direct et pratique par un appel à « armer » le prolétariat du désir ardent de s'armer. Ils dénaturent et émoussent maintenant, dans leurs résolutions officielles, les problèmes de l'insurrection armée, du gouvernement provisoire, de la dictature démocratique révolutionnaire. « Pourvu que la bourgeoisie ne se détourne pas ! », cet accord final de leur dernière résolution projette une lumière éclatante sur la voie dans laquelle ils cherchent à entraîner le Parti.

La révolution démocratique en Russie est, par sa nature économique et sociale, une révolution bourgeoise. Cette thèse marxiste parfaitement juste, il ne suffit pas simplement de la répéter. Il faut savoir la comprendre et savoir l'appliquer aux mots d'ordre politiques. Toute la liberté politique, en général, fondée sur les rapports actuels de production, c'est à dire les rapports capitalistes, est une liberté bourgeoise. La revendication de liberté traduit avant tout les intérêts de la bourgeoisie. Ses représentants ont été les premiers à formuler cette revendication. Ses partisans ont partout disposé en maîtres de la liberté obtenue, en la tempérant et en la modérant au gré des intérêts de la bourgeoisie, en la combinant avec la répression contre le prolétariat révolutionnaire, répression raffinée en temps de paix et férocement brutale en temps d’orage.

Mais seuls les populistes émeutiers, les anarchistes et les « économistes » pouvaient en conclure à la négation ou à l'amoindrissement de la lutte pour la liberté. Ces doctrines d'intellectuels philisitns n’ont jamais pu être imposées au prolétariat que pour un temps et en dépit de sa résistance. Le prolétariat a toujours senti d'instinct qu'il avait besoin de la liberté politique, qu'il en avait besoin plus que personne, bien que cette liberté dût affermir et organiser directement la bourgeoisie. Le prolétariat attend son salut non pas du renoncement à la lutte de classe, mais du développement et de l'extension de cette lutte, de l'augmentation de l'organisation, de l'esprit de décision. Quiconque amoindrit les tâches de la lutte politique fait du social-démocrate, tribun populaire, un secrétaire de trade union. Quiconque amoindrit les tâches du prolétariat dans la révolution bourgeoise démocratique, fait du social-démocrate, chef de la révolution populaire, un meneur de libre syndicat ouvrier.

Oui, de la révolution populaire. La social-démocratie a combattu et combat à bon droit l'abus que la démocratie bourgeoise fait du mot « peuple ». Elle exige que ce mot ne serve plus à dissimuler l'incompréhension des antagonismes de classes au sein du peuple. Elle insiste résolument sur la nécessité d'une complète indépendance de classe du parti du prolétariat. Mais si elle décompose le « peuple » en « classes », ce n'est pas pour que la classe d'avant garde se replie sur elle-même, s'assigne d’étroites limites, minimise son activité de peur que les maîtres économiques du monde ne se détournent; c'est pour que la classe d'avant-garde, qui n'aura plus à souffrir des équivoques, de l'inconstance, de l’indécision des classes intermédiaires, puisse combattre avec plus d'énergie, et avec d'autant plus d'enthousiasme, pour la cause du peuple entier, à la tête du peuple entier.

Voilà ce que ne comprennent pas si souvent les néo-iskristes d'aujourd'hui, qui remplacent la formulation de mots d'ordre politiques actifs dans la révolution démocratique, par la seule répétition sentencieuse du mot « de classe », sur tous les modes et tous les tons !

La révolution démocratique est bourgeoise. Le mot d'ordre de partage égalitaire, ou de terre et liberté, mot d'ordre le plus répandu dans les masses paysannes ignorantes et asservies, mais qui cherchent passionnément la lumière et le bonheur, est bourgeois. Mais nous, marxistes, nous devons savoir qu'il n'y a pas et qu'il ne peut y avoir pour le prolétariat et pour la paysannerie d'autre chemin vers la liberté véritable que celui de la liberté bourgeoise et du progrès bourgeois. Nous ne devons pas oublier que pour rendre le socialisme plus proche, il n’y a pas et il ne peut pas y avoir aujourd'hui d'autre moyen qu'une entière liberté politique, qu'une république démocratique, que la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. En notre qualité de représentant de la classe d'avant garde, de la seule classe révolutionnaire, révolutionnaire sans réserve, sans hésitation, sans coup d'oeil en arrière, nous devons poser devant le peuple entier les problèmes de la révolution démocratique, avec le plus d'ampleur, de hardiesse et d'initiative possible. Les amoindrir, c'est en matière de théorie faire du marxisme une caricature, le dénaturer à la manière des philistins; dans la politique pratique, c'est abandonner la cause de la révolution entre les mains de la bourgeoisie qui se détournera inévitablement de l'accomplissement conséquent de la révolution. Les difficultés qui nous attendent dans la voie de la victoire totale de la révolution sont très grandes. Nul ne pourra blâmer les représentants du prolétariat, s'ils font tout ce qui est en leur pouvoir, et si tous leurs efforts se brisent contre la résistance de la réaction, contre la trahison de la bourgeoisie, contre l'ignorance des masses. Mais tous et chacun – et le prolétariat conscient le premier blâmeront la social-démocratie si elle affaiblit l'énergie révolutionnaire de la révolution démocratique, si elle affaiblit l'enthousiasme révolutionnaire par peur de vaincre, par crainte de voir la bourgeoisie se détourner.

Les révolutions, disait Marx, sont les locomotives de l'histoire. La révolution est la fête des opprimés et des exploités. Jamais la masse populaire ne peut se montrer un créateur aussi actif du nouvel ordre social, que pendant la révolution. En ces époques, le peuple est capable de faire des miracles, du point de vue étroit, petit-bourgeois, du progrès gradué. Mais il faut encore que les dirigants des partis révolutionnaires sachent à ces moments là formuler leur tâches avec plus d'ampleur et de hardiesse; il faut que leurs mots d'ordre devancent toujours l'initiative révolutionnaire des masses, lui servant de phare, montrant dans toute sa grandeur et dans toute sa beauté, notre idéal démocratique et socialiste, indiquant le chemin le plus court et le plus direct vers une victoire complète, absolue, décisive. Laissons les opportunistes bourgeois de l'Osvobojdénié imaginer, par peur de la révolution et du droit chemin, des voies détournées, des biais, des compromis. Si l'on nous traîne de force dans ces chemins, nous saurons bien faire notre devoir même en ce modeste travail quotidien. Mais qu’une lutte implacable décide d'abord de la voie à suivre. Nous serons des lâches et des traîtres à la révolution, si nous ne mettons à profit cette énergie des masses en fête, cet enthousiasme révolutionnaire, afin de lutter implacablement et sans défaillance pour le droit chemin, pour le chemin décisif. Libre aux opportunistes bourgeois de méditer lâchement sur la réaction future. Les ouvriers ne se laisseront pas effrayer par l'idée que la réaction entend se faire terrible, et que la bourgeoisie entend se détourner. Les ouvriers n'attendent pas de transactions, ne demandent pas d’aumônes; ils veulent écraser sans pitié les forces de réaction, c’est-à dire instituer la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie.

Il est certain que le vaisseau de notre Parti court plus de périls pendant l'orage que pendant la calme « traversée » du progrès libéral, lorsque les exploiteurs pressurent la classe ouvrière avec une lenteur torturante. Il est certain que les tâches de la dictature démocratique révolutionnaire sont mille fois plus pénibles et plus complexes que celles de l'« extrême opposition » et de la seule lutte parlementaire. Mais celui qui, en ce moment de révolution, peut consciemment préférer la calme traversée et le chemin sans danger de l'« opposition », fera mieux de renoncer pour un temps à l'activité social-démocrate, d'attendre la fin de la révolution, quand la fête sera passée, quand le travail quotidien aura recommencé, quand sa façon de voir quotidienne et bornée ne sera plus une dissonance aussi odieuse, et ne déformera plus aussi monstrueusement les tâches de la classe d’avant garde.

A la tête du peuple entier, et surtout de la paysannerie, pour la liberté totale, pour une révolution démocratique conséquente, pour la République ! A la tête de tous les travailleurs et de tous les exploités, pour le socialisme ! Telle doit être pratiquement la politique du prolétariat révolutionnaire, tel est le mot d'ordre de classe qui doit dominer, déterminer la solution de tous les problèmes tactiques, toutes les actions pratiques du parti ouvrier pendant la révolution.

Postface. Encore une fois l’idéologie de l'Osvobojdénié, encore une fois l’idéologie de la nouvelle Iskra

Les numéros 71 72 de l'Osvobojdénié et 102-103 de l’Iskra nous apportent une documentation nouvelle, des plus abondantes, sur la question à laquelle nous avons consacré le paragraphe 8 de notre brochure. Comme il nous est absolument impossible d’utiliser ici toute cette riche documentation, nous ne nous arrêterons que sur l'essentiel : premièrement, sur la question de savoir quel genre de « réalisme » de la social-démocratie est loué par l'Osvobojdénié, et pourquoi celui ci doit le louer; en second sur le rapport de deux notions : révolution et dictature.

I. Ce que les réalistes libéraux louent chez les « réalistes » social-démocrates

Dans les articles intitulés : « La scission de la social-démocratie russe » et « Le triomphe du bon sens » (Osvobojdénié, n°72), les représentants de la bourgeoisie libérale formulent sur la social-démocratie un jugement très précieux pour les prolétaires conscients. Nous ne saurions trop recommander à tout social-démocrate de lire ces articles in extenso et d'en méditer chaque phrase. Voyons d'abord les principales thèses de ces deux articles :

« Il est assez difficile pour un observateur non initié, dit l’Osvobojdénié, de saisir le sens politique réel de la divergence de vues qui a scindé le Parti social-démocrate en deux fractions. Il n'est pas tout à fait exact, il n'est pas suffisant en tout cas dire de la « majorité » qu'elle est plus radicale et plus rectiligne que la « minorité », laquelle admet dans l'intérêt de la cause certains compromis. Du moins les dogmes traditionnels de l'orthodoxie marxiste sont peut être observés avec plus de zèle encore par la fraction minoritaire que par la fraction de Lénine. La définition suivante nous paraît donc plus exacte : la « majorité est surtout caractérisée en politique par un révolutionisme abstrait, par l'esprit de révolte, le désir de provoquer par tous les moyens le soulèvement de la masse populaire et de s'emparer aussitôt du pouvoir au nom de cette masse; ceci rapproche dans une certaine mesure les « léninistes » des socialistes révolutionnaires et masque dans leur esprit l'idée de la lutte de classe par l'idée d'une révolution populaire russe. Récusant en pratique bien des étroitesses de la doctrine social-démocrate, les « léninistes » sont d'autre part profondément pénétrés de l'étroitesse du révolutionisme; ils se refusent à tout travail pratique autre que la préparation immédiate de l'insurrection; ils méconnaissent par principe toutes les formes de l'agitation légale et semî légale et tous les modes de compromis pratiquement utiles avec les autres courants d'opposition. La minorité, au contraire, s'en tenant avec fermeté, au dogme marxiste, sauvegarde en même temps les éléments réalistes de la conception marxiste du monde. L'idée maîtresse de cette fraction, c'est l'opposition des intérêts du « prolétariat » aux intérêts de la bourgeoisie. Mais d'autre part, elle conçoit la lutte du prolétariat naturellement dans certaines limites dictées par les dogmes immuables de la social-démocratie avec une lucidité réaliste et la claire conscience de toutes les conditions et tâches concrètes de cette lutte. Les deux fractions n'appliquent pas leur point de vue essentiel avec un esprit de suite rigoureux, étant liées dans leur œuvre créatrice, idéologique et politique, par les formules sévères du catéchisme social-démocrate qui empêchent les « léninistes » d'être des révoltés rectilignes à l'instar tout au moins de certains socialistes révolutionnaires, et les « iskristes » d'être les guides pratiques du mouvement politique réel de la classe ouvrière. »

Et l'écrivain de l'Osvobojdénié, après avoir résumé le contenu des principales résolutions, commente par quelques remarques concrètes à leur sujet, ses « idées » générales. Comparée au III° congrès, dit il, « la conférence de la minorité observe une attitude absolument différente envers l'insurrection armée.». La différence des résolutions sur le gouvernement provisoire est « en fonction de l'attitude observée envers l'insurrection armée ». « Le même désaccord se manifeste en ce qui concerne l'attitude envers les syndicats ouvriers. Les « léninistes » dans leurs résolutions, n'ont pas dit mot sur ce point de départ essentiel de l'éducation et de l’organisation politique de la classe ouvrière. La minorité, au contraire, a élaboré une résolution très sérieuse. » A l'égard des libéraux, les deux fractions seraient unanimes, mais le Ill° congrès « répète à peu près textuellement la résolution de Plékhanov, adoptée au Il° congrès, sur l'attitude à l'égard des libéraux, et repousse la résolution Starover, plus favorable aux libéraux, adoptée par le même congrès ». Les résolutions du congrès et de la conférence sur le mouvement paysan sont d'une façon générale à près du même genre : la « majorité » souligne davantage l’idée de la confiscation révolutionnaire des terres seigneuriales et autres, tandis que la « minorité » entend faire de la revendication des réformes démocratiques, administratives et d’Etat, la base de son agitation. »

L’Osvobojdénié cite enfin une résolution menchévique, publiée le n°100 de l'Iskra, dont le paragraphe principal porte :

« Considérant que le seul travail clandestin n'assure pas en ce moment à la masse une participation suffisante à la vie du Parti et qu'il conduit dans une certaine mesure à opposer la masse, comme telle, au Parti en tant qu'organisation illégale, il faut que ce dernier prenne en main la conduite de l'action syndicale des ouvriers sur le terrain légal, en rattachant étroitement cette action aux tâches de la social-démocratie. »

Et l'Osvobojdénié s'exclamer, à propos de cette résolution :

« Nous nous félicitons vivement de cette résolution, qui est un triomphe du bon sens, une prise de conscience d'une partie de social-démocratie en matière de tactique. »

Le lecteur connaît maintenant toutes les appréciations essentielles de l'Osvobojdénié. L'erreur serait naturellement très grande de les considérer comme justes, conformes à la vérité objective. Tout social-démocrate y découvrira aisément, à chaque pas, des erreurs. Il serait naïf d'oublier que toutes ces appréciations sont profondément imbues des intérêts et du point de vue de la bourgeoisie libérale; qu'elles sont absolument partiales et tendancieuses dans ce sens. Elles reflètent les idées de la social-démocratie de la façon dont un miroir concave ou convexe réfléchit les objets. Mais ce serait une erreur plus grande encore d'oublier que ces jugements déformés au gré de la bourgeoisie traduisent, en définitive, les intérêts véritables de la bourgeoisie, laquelle, en tant que classe, comprend certainement à merveille quelles tendances de la social-démocratie lui sont avantageuses, proches, chères, sympathiques, et quelles autres lui sont nuisibles, indifférentes, étrangères, antipathiques. Le philosophe ou le publiciste bourgeois ne comprendra jamais bien la social-démocratie, ni menchévique ni bolchévique. Mais si c'est un publiciste un peu intelligent, son instinct de classe ne le trompera pas et il saisira au fond, toujours avec justesse - encore qu'il présente les choses à contre sens, la portée que revêt pour la bourgeoisie telle ou telle tendance qui se manifeste au sein de la social-démocratie. C'est pourquoi l'instinct de classe de notre ennemi, son jugement de classe méritent toujours de retenir l'attention la plus sérieuse de tout prolétaire conscient.

Que nous dit donc, par la bouche des hommes de l'Osvobojdénié, l'instinct de classe de la bourgeoisie russe ?

Il marque d'une façon absolument précise la satisfaction que lui procurent les tendances du néo iskrisme; il le loue pour son réalisme, sa lucidité, pour le triomphe du bon sens, le sérieux de ses résolutions, la prise de conscience en matière de tactique, le sens pratique, etc.; et il se montre mécontent des tendances du III° congrès, dont il blâme l'étroitesse, le révolutionisme, l’esprit de révolte, la répudiation des compromis pratiquement utiles, etc. L'instinct de classe de la bourgeoisie lui suggère justement ce qui a été démontré maintes fois dans nos écrits, à l'aide des données les plus précises, à savoir que les néo-iskristes forment l’aile opportuniste et leurs adversaires, l'aile révolutionnaire de la social-démocratie russe d'aujourd'hui. Les libéraux ne peuvent pas ne pas se montrer sympathiques aux tendances des premiers, ils ne peuvent pas ne pas condamner les tendances des seconds. Idéologues de la bourgeoisie, les libéraux comprennent parfaitement que le « sens pratique, la lucidité, le sérieux » de la classe ouvrière, c'est à dire la limitation de fait de son champ d’action au cadre du capitalisme, des réformes, de la lutte syndicale, etc. profitent à la bourgeoisie. Dangereuses et redoutables pour la bourgeoisie sont « l'étroitesse révolutioniste » du prolétariat et sa volonté de conquérir, au nom de ses intérêts de classe, un rôle dirigeant dans la révolution populaire russe.

Que tel soit véritablement le sens du mot « réalisme » pour l’Osvobojdénié, c'est ce que prouve entre autres l'emploi qu'en ont fait auparavant l'Ospobojdénié et M. Strouvé. L'Iskra elle-même a dû reconnaitre cette signification du « réalisme » à la manière de l’Osvobojdénié. Rappelez vous, par exemple, l'article intitulé « Il est temps ! » dans le supplément au numéro 73-74 de l’Iskra. L'auteur de cet article (interprète conséquent des conceptions du « marais » au Il° congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie) a émis cette opinion explicite que « Akimov a plutôt été au congrès le spectre de l'opportunisme que son représentant véritable ». Et la rédaction de l'Iskra se vit aussitôt obligée de rectifier l'auteur de l'article « Il est temps ! » en déclarant dans, une note ce qui suit :

« On ne saurait se rallier à cette opinion. Les vues du camarade Akimov sur les questions du programme, portent la marque évidente de l'opportunisme, ce que le critique de l'Osvobojdénié reconnait dans un des derniers numéros, en faisant observer que le camarade Akimov appartient à la tendance « réaliste », lisez : révisionniste. »

Ainsi l’Iskra sait parfaitement elle-même que le réalisme de l’Osvobojdénié c'est de l'opportunisme, et rien autre chose. Et si, s’attaquant aujourd'hui au « réalisme libéral », l’Iskra (dans le n°102) ne dit pas comment les libéraux l'ont louée pour son réalisme, ce silence s'explique par le fait que de tels éloges sont pires que tous les blâmes. Ces éloges (qui n'ont pas été décernés par hasard ni pour la première fois par l'Osvobojdénié) prouvent en fait la parenté du réalisme libéral et des tendances au « réalisme » (lisez : opportunisme) social-démocrate, qui percent dans chaque résolution des néo-iskristes, et tiennent à la fausseté de toute leur position tactique.

En effet, la bourgeoisie de la Russie a pleinement démontré déjà son inconséquence et son égoïsme dans la révolution « populaire », elle les a démontrés par les réflexions de monsieur Strouvé, par le ton et le contenu de la masse des journaux libéraux, par le caractère de l'action politique de la masse des zemtsy, de la masse des intellectuels, et en général des divers partisans M. Troubetskoï, Pétrounkévitch, Roditchev et Cie. Certes, la bourgeoisie ne se rend pas toujours exactement compte, mais d'une façon générale son instinct de classe lui permet de saisir parfaitement cette vérité que, d'une part, le prolétariat et le « peuple » sont utiles à sa révolution comme chair à canon, comme un bélier contre l'autocratie; mais que, d'autre part, le prolétariat et la paysannerie révolutionnaire seraient pour elle terriblement dangereux, au cas où ils remporteraient une « victoire décisive sur le tsarisme » et mèneraient jusqu'au bout la révolution démocratique. Aussi la bourgeoisie fait elle tous ses efforts pour que Ie prolétariat se contente d’uln rôle « modeste » dans la révolution pour qu'il soit plus sobre, plus pratique, plus réaliste, et fonde son action sur le principe : « Pourvu que la bourgeoisie ne se détourne pas ».

Les bourgeois cultivés savent parfaitement qu'ils n'arriveront pas à tuer le mouvement ouvrier. Ils se gardent donc de se représenter en adversaires de ce mouvement, de la lutte de classes du prolétariat. Non, ils saluent de toutes les manières le droit de grève, la lutte de classe civilisée; ils comprennent le mouvement ouvrier et la lutte de classe à la manière de Brentano et de Hirsch-Duncker. Autrement dit, ils sont tout à fait disposés à « concéder » aux ouvriers le droit de grève et d'association (que les ouvriers ont presque déjà conquis eux-mêmes), pourvu que les ouvriers renoncent à l'esprit de révolte », au « révolutionnisme étroit », à l'hostilité envers les « compromis pratiquement utiles », à la prétention et à la volonté de marquer la « révolution populaire russe » de l'empreinte de leur lutte de classe, du sceau de l'esprit de suite prolétarien, de la résolution prolétarienne, du « jacobinisme plébéien ». Aussi les bourgeois instruits de la Russie entière s'efforcent par mille voies et moyens livres[40], conférences, discours, causeries, etc., etc., d'inculquer aux ouvriers la sobriété (bourgeoise), l'esprit pratique (libéral), le réalisme (opportuniste), la lutte de classes (à la Brentano), l'organisation syndicale (à la Hirsch Duncker), etc. Les deux derniers mots d’ordre sont particulièrement commodes pour les bourgeois du Parti « constitutionnel démocrate » ou de l'Osvoboidénié puisqu'ils concordent en apparence avec les mots d'ordre marxiste; puisqu'il suffit d'une petite réticence et d'une légère déformation » pour les confondre mais aisément avec les mots d ordre social-démocrates, parfois même les faire passer pour tels. Ainsi, l'organe libéral légal Rassvet (dont nous tâcherons d'entretenir un jour plus en détail les lecteurs du Prolétari) tient assez souvent sur la lutte de classes, sur la possibilité pour le prolétariat d’être dupé par la bourgeoisie, sur le mouvement ouvrier, sur l'initiative du prolétariat, etc., etc., des propos si « hardis », que le lecteur inattentif et l’ouvrier peu développé peuvent aisément prendre le « social-démocratisme » de ce journal pour argent comptant. Or, ce n’est en réalité qu'une contrefaçon bourgeoise du social-démocratisme qu'une falsification opportuniste et une déformation de l’idée de lutte de classes.

A la base de cette gigantesque falsification bourgeoise (par l’étendue de son action sur les masses), se trouve la tendance à réduire le mouvement ouvrier principalement à un mouvement syndical, à le tenir loin de toute politique indépendante (c'est-à-dire révolutionnaire et orientée vers la dictature démocratique), à « voiler dans leur conscience celle des ouvriers l'idée de la révolution populaire russe par l'idée de la lutte de classes ».

Le lecteur le voit, nous avons retourné la formule de l'Osvobojdénié. Formule excellente, qui exprime parfaitement deux points de vue sur le rôle du prolétariat dans la révolution démocratique, le point de vue bourgeois et le point de vue social-démocrate. La bourgeoisie veut réduire le prolétariat au seul mouvement syndical et « masquer ainsi dans sa conscience l'idée de la révolution populaire russe par l'idée de la lutte de classes [selon Brentano] », tout comme les auteurs bernsteiniens du Credo masquaient dans la conscience des ouvriers l'idée de la lutte politique par l'idée d'un mouvement « purement ouvrier ». La social-démocratie entend, au contraire, développer la lutte de classes du prolétariat jusqu'à lui faire assumer un rôle dirigeant dans la révolution populaire russe, c’est a dire amener cette révolution à la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie.

Notre révolution est celle du peuple entier, dit la bourgeoisie au prolétariat. C'est pourquoi tu dois, en tant que classe distincte, te contenter de ta lutte de classe, tu dois au nom du « bon sens » porter ton attention principalement sur les syndicats et leur légalisation; tu dois considérer justement ces syndicats comme « le point de départ essentiel de ton éducation politique et de ton organisation »; tu dois, à l'heure de la révolution, élaborer surtout des résolutions « sérieuses », dans le genre de celle des néo-iskrstes; tu dois prêter soin et attention aux résolutions « plus favorables aux libéraux »; tu dois préférer les dirigeants qui ont tendance à devenir des « guides pratiques du mouvement politique réel de la classe ouvrière »; tu dois « sauvegarder les éléments réalistes de la conception marxiste » (si malheureusement tu es déjà contaminé par les « formules rigoureuses » de ce catéchisme « non scientifique »).

Notre révolution est celle du peuple entier, dit la social-démocratie au prolétariat. C'est pourquoi, en tant que classe la plus avancée et la seule révolutionnaire jusqu'au bout, tu dois tendre non seulement à y participer avec la plus grande énergie, mais, aussi à y tenir un rôle dirigeant. C'est pourquoi tu ne dois pas t'enfermer dans les limites d'une lutte de classe étroitement conçue, surtout au sens du mouvement syndical, mais t'efforcer au contraire d'élargir le cadre et le contenu de ta lutte de classe jusqu'à y faire entrer, non seulement toutes les tâches de la révolution russe présente, démocratique et populaire, mais aussi celles de la future révolution socialiste. C'est pourquoi, sans méconnaître le mouvement syndical, sans refuser d'utiliser la moindre marge de légalité, tu dois, à l'époque de la révolution, mettre au premier plan les tâches de l'insurrection armée, de la formation d'une armée révolutionnaire et d'un gouvernement révolutionnaire, seul chemin conduisant à la victoire complète du peuple sur le tsarisme, à la conquête d'une République démocratique et d'une véritable liberté politique.

Il serait superflu de marquer l'attitude équivoque, inconséquente et, naturellement, sympathique à la bourgeoisie, que sur cette question les néo-iskristes ont adoptée dans leurs résolutions par suite de leur « ligne » erronée.

II. Nouvel « approfondissement » de la question par le camarade Martynov

Passons aux articles de Martynov parus dans les numéros 102 et 103 de l'Iskra. Il va de soi que nous ne répondrons pas à Martynov quand il tente de démontrer la fausseté de notre interprétation des divers passages empruntés à Engels et Marx, l'exactitude de la sienne. Ces tentatives sont si peu sérieuses, Ies subterfuges de Martynov sont si évidents, la question est si claire qu'il ne serait pas intéressant d'y revenir une fois de plus. Tout lecteur réfléchi discernera sans difficulté les manœuvres grossières de l'écart opéré sur toute la ligne par Martynov, surtout lorsque aura paru la traduction complète de la brochure d'Engels : Les bakounistes à l’œuvre et de celle de Marx : Adresse du Conseil de la Ligue des communistes, mars 1850, préparée par un groupe de collaborateurs du Prolétari. Il suffit de citer un passage de l’article de Martynov pour rendre son écart évident au lecteur.

« L'Iskra reconnaît, écrit Martynov dans le n°103, la formation d’un gouvernement provisoire comme une des voies possibles et utiles pour le développement de la révolution; elle nie l'utilité de la participation des social-démocrates au gouvernement provisoire bourgeois, précisément dans l'intérêt de la pleine conquête ultérieure de la machine de l'Etat pour la révolution social-démocrate. » En d'autres termes : l'Iskra a reconnu maintenant l'absurdité de toutes les craintes que lui inspiraient la responsabilité du gouvernement révolutionnaire pour le Trésor et les banques, que le danger et l'impossibilité de prendre en main les « prisons », etc. L'Iskra continue cependant de brouiller les choses, confondant la dictature démocratique et la dictature socialiste. Confusion inévitable, qui sert à couvrir l'écart.

Mais, parmi les brouillons de la nouvelle Iskra, Martynov se fait remarquer comme un brouillon de première grandeur, un brouillon de talent, s'il est permis de s'exprimer ainsi. Embrouillant la question par ses efforts pour l'« approfondir », il en arrive presque toujours à « forger » de nouvelles formules, qui révèlent à merveille toute la fausseté de sa position. Rappelez-vous comme il « approfondissait » Plékhanov à l'époque de l'économisme et créait d'inspiration cette formule : « lutte économique contre le patron et le gouvernement ». Il serait difficile de trouver dans les écrits des économistes une expression plus heureuse de tout ce que cette tendance a de faux. De même aujourd'hui, Martynov sert avec zèle la nouvelle Iskra et nous fournit, presque chaque fois qu'il prend la parole, une documentation nouvelle et magnifique pour apprécier la fausseté de la position de la nouvelle Iskra. Il déclare dans le numéro 102, que Lénine « a insensiblement substitué l'une à l'autre les notions de révolution et de dictature » (p. 3, colonne 2).

C’est à cette accusation que se réduisent, en somme, toutes celles que dressent contre nous les néo-iskristes. Quelle reconnaissance ne devons nous pas à Martynov pour cette accusation ! Quel inappréciable service ne nous rend il pas dans notre lutte contre le néo iskrisme, en formulant ainsi son accusation ! Décidément, nous devrions demander à la rédaction de l'Iskra de lancer plus souvent Martynov contre nous, afin d'« approfondir » les attaques contre le Prolétari et de les formuler « au point de vue des purs principes ». Car plus Martynov s'évertue à creuser les principes, moins cela lui réussit et plus il montre nettement les bévues du néo iskrisme, plus il réussit sur lui-même et sur ses amis l'utile opération pédagogique : reductio ad absurdum (réduction à l'absurde des principes de la nouvelle Iskra).

Vpériod et le Prolétari « substituent » l'une à l'autre les notions de révolution et de dictature. L'Iskra ne veut pas de cette « substitution ». C'est bien ainsi, très honorable camarade Martynov ! Vous avez par mégarde émis une grande vérité. Vous avez confirmé par une nouvelle formule notre affirmation que l'Iskra se traîne à la remorque de la révolution, dévie vers une définition de ses tâches à la manière de l'Osvobojdénié, tandis que Vpériod et le Prolétari donnent des mots d'ordre qui font progresser à la révolution démocratique.

Vous ne saisissez pas cela, camarade Martynov ? Vu l'importance de la question, nous prendrons la peine de vous en fournir une explication étendue.

Ce qui fait entre autres le caractère bourgeois de la révolution démocratique, c'est que diverses classes, divers groupes et milieux sociaux qui reconnaissent parfaitement la propriété privée et l'économie marchande, et sont incapables de sortir de ce cadre, en arrivent par la force des choses à reconnaître l'incapacité de l'autocratie et du régime féodal tout entier, et se rallient à la revendication de la liberté. Avec cela le caractère bourgeois de cette liberté exigée par la « société » et que défendent les grands propriétaires fonciers et les capitalistes par un torrent de mots (rien que des mots !), ressort de plus en plus clairement. En même temps apparaît de plus en plus évidente la différence radicale entre la lutte des ouvriers et celle de la bourgeoisie pour la liberté, entre le démocratisme prolétarien et le démocratisme libéral. La classe ouvrière et ses représentants conscients avancent et poussent en avant cette lutte, sans crainte de la mener jusqu'au bout et aspirant même à dépasser de loin le terme le plus éloigné de la révolution démocratique. La bourgeoisie, inconséquente et cupide, n'accepte les mots d'ordre de liberté que partiellement et avec hypocrisie. Toutes les tentatives de marquer par un trait spécial, par des « paragraphes » spécialement élaborés (dans le genre de ceux de la résolution de Starover ou de la Conférence) la limite au delà de laquelle commence l'hypocrisie des amis bourgeois de la liberté, ou, si l'on veut, cette trahison de la liberté par ses amis bourgeois, toutes ces tentatives sont infailliblement vouées à l'insuccès; car la bourgeoisie, placée entre deux feux (l’autocratie et le prolétariat) est capable de changer de mille façons et par mille moyens, sa position et ses mots d'ordre, s'adaptant d’un pouce à gauche, d'un pouce à droite, avec force marchandages et maquignonnages. La tâche du démocratisme prolétarien n'est pas d'inventer de ces « paragraphes » mort nés, mais de critiquer sans se lasser la situation politique en voie de développement, de démasquer les inconséquences et les trahisons, toujours nouvelles, et imprévisibles, de la bourgeoisie.

Rappelez vous l'histoire des manifestations politiques de M. Strouvé dans les publications illégales, l'histoire de la guerre que lui firent les social-démocrates, et vous saisirez sur le vif la façon dont la social-démocratie, champion du démocratisme prolétarien, s'est acquittée de cette tâche. M. Strouvé a commencé par formuler un mot d'ordre tout à fait à la Chipov : « droits et zemstvos exerçant le pouvoir » (voir mon article de Zaria : « Les persécuteurs des zemstvos et les Annibals du libéralisme »). La social-démocratie le dénonça et le poussa vers un programme nettement constitutionnaliste. Quand ces « poussées » eurent produit leur effet grâce à la marche particulièrement rapide des événements révolutionnaires, la lutte s'orienta vers le problème suivant du démocratisme : pas seulement une constitution en général, mais absolument le suffrage universel direct et égal, au scrutin secret. Quand nous eûmes « conquis » sur l'« adversaire » cette nouvelle position également (admission du suffrage universel par l’Osvobojdénié), nous continuâmes notre assaut, en dévoilant l’hypocrisie et le mensonge du système à deux Chambres, l'admission incomplète du suffrage universel par les gens de l'Osvobojdénié, leur démocratisme de maquignon attesté par leur monarchisme, autrement dit : la trahison des intérêts de la grande révolution russe, par ces héros du sac d'écus que sont les hommes de l'Osvobojdénié.

Enfin, la ténacité effrénée de l'autocratie, les progrès gigantesques de la guerre civile, la situation sans issue à laquelle les monarchistes avaient acculé la Russie, commencèrent à agir sur les cerveaux les plus réfractaires. La révolution devenait un fait. Il n'était plus besoin d'être un révolutionnaire pour la reconnaître. Le gouvernement autocratique se décomposait - et il continue de se décomposer aux yeux de tous. Comme un libéral (M. Grédeskoul) l'a très justement fait observer dans la presse légale, il s'est créé de fait un état d'insoumission à ce gouvernement. Malgré toute sa force apparente, l'autocratie a révélé son impuissance; les événements de la révolution en cours repoussaient, refoulaient simplement cet organisme parasitaire qui pourrissait sur pied. Contraints de fonder leur activité (ou plutôt leur négoce politique) sur les rapports existants et établis de fait, les bourgeois libéraux commencent à se rendre à la nécessité de reconnaître la révolution. Non qu'ils soient des révolutionnaires, mais bien qu'ils ne soient pas des révolutionnaires. Ils le font par nécessité, et à leur corps défendant, voyant avec rage les succès de la révolution, accusant d'esprit révolutionnaire l'autocratie qui ne veut pas transiger mais veut lutter à mort. Mercantis nés, ils exècrent la lutte et la révolution, mais les circonstances les obligent à se placer sur le terrain de la révolution, car ils n'ont pas le choix.

Nous assistons à un spectacle hautement édifiant et du plus haut comique. Les prostituées du libéralisme bourgeois veulent se draper dans la toge du révolutionnarisme. Les gens de l'Osvobojdénié risum teneatis, amici[41] commencent à parler au nom de la révolution ! Les voilà qui nous assurent qu'ils « ne craignent pas la révolution » (M. Strouvé dans le n°72 de l'Osvobojdlénié) !!! Les gens de l'Osvobojdénié ont la prétention de « se mettre à la tête de la révolution » !!!

Ce fait éminemment significatif caractérise, mieux encore que le progrès du libéralisme bourgeois, les succès réels grandissants du mouvement révolutionnaire, qui a su s'imposer. La bourgeoisie même commence à se rendre compte qu'il est plus avantageux de se placer sur le terrain de la révolution, tant l'autocratie est ébranlée. Mais, d'autre part, ce fait attestant l'élévation de l’ensemble du mouvement à un degré nouveau, supérieur, nous assigne des tâches également nouvelles, également supérieures. Cette reconnaissance de la révolution par la bourgeoisie ne saurait être sincère, indépendamment de l'honnêteté personnelle de tel ou tel idéologue de la bourgeoisie. Cette dernière ne peut pas ne pas apporter, à ce stade supérieur du mouvement aussi, son égoïsme et son esprit d'inconséquence, ses marchandages et la mesquinerie de ses stratagèmes réactionnaires. Nous devons aujourd'hui formuler autrement les tâches concrètes, immédiates de la révolution, au nom de notre programme et comme développement de ce programme. Ce qui suffisait hier ne suffit pas aujourd'hui. Hier peut-être il suffisait que le mot d'ordre reconnaître la révolution figurât comme mot d'ordre démocratique d’avant garde. Aujourd'hui, ce n’est plus assez. La révolution a su se faire reconnaître même par M. Strouvé. Aujourd'hui la classe d'avant garde se doit de définir exactement le contenu même des tâches immédiates et impérieuses de cette révolution. En reconnaissant la révolution, les Strouvé ne se font pas faute une fois de plus de laisser percer le bout de leurs oreilles d'ânes et reprennent la vieille chanson sur la possibilité d’une issue pacifique, sur l'appel de Nicolas[42], invitant ces messieurs de l'Osvobojdénié à accéder au pouvoir, etc., etc. Ces messieurs de l'Osvobojdénié reconnaissent la révolution pour l'escamoter et la trahir avec le moins de risque possible. A nous d'indiquer maintenant au prolétariat et au peuple entier l'insuffisance du mot d'ordre de « révolution »; de montrer la nécessité d'une définition claire et sans équivoque, logique et décidée du contenu même de la révolution. Or cette définition nous est offerte justement par un mot d'ordre, seul capable d'exprimer avec exactitude la « victoire décisive » de la révolution, celui de dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie.

Nous venons de montrer que les gens de l'Osvobojdénié gravissent un à un (non sans être encouragés par les poussées de la social-démocratie), les degrés conduisant à reconnaître la démocratie. L'objet de notre discussion avec eux fut d'abord ceci : chipovisme (droits et zemstvos exerçant le pouvoir) ou constitutionalisme. Ensuite : suffrage restreint ou suffrage universel ? Puis : reconnaissance de la révolution ou marché de maquignon avec l'autocratie ? Et enfin, maintenant : reconnaissance de la révolution sans dictature du prolétariat et de la paysannerie ou reconnaissance de la revendication de dictature de ces classes dans la révolution démocratique ? Il est possible et probable que les gens de l'Osvoboidénié (ceux d'aujourd'hui ou leurs successeurs dans l'aile gauche de la démocratie bourgeoise, peu importe), graviront encore un degré, c'est à dire qu'ils reconnaîtront avec le temps (ce sera peut-être quand le camarade Martynov aura ravi encore un degré) le mot d'ordre de dictature également. Il en sera même nécessairement ainsi, si la révolution russe progresse et remporte une victoire décisive. Quelle sera alors l'attitude la social-démocratie ? La victoire complète de la révolution actuelle marquera la fin de la révolution démocratique et le début d'une lutte décisive pour la révolution socialiste. La satisfaction des revendications de la paysannerie de nos jours, l'écrasement total de la réaction, la conquête de la République démocratique, marqueront la fin certaine du révolutionnarisme de la bourgeoisie, et même de la petite bourgeoisie, et le début d'une lutte véritable du prolétariat pour le socialisme. Plus la révolution démocratique sera complète, et plus cette nouvelle lutte se déroulera rapide, large, nette et résolue. Le mot d'ordre de dictature « démocratique » exprime justement ce caractère historique limité de la révolution actuelle et la nécessité d'une lutte nouvelle, sur le terrain d'un nouvel ordre de choses, pour la libération complète de la classe ouvrière de toute oppression et de toute exploitation. En d'autres termes, quand la bourgeoisie démocratique ou la petite bourgeoisie auront encore gravi un degré; quand ce n'est pas simplement la révolution mais la victoire complète de la révolution, qui sera devenue un fait acquis, alors nous « substituerons » (peut-être aux terribles clameurs des futurs nouveaux Martynov) au mot d'ordre de dictature démocratique celui de dictature socialiste du prolétariat, c'est à dire de révolution socialiste intégrale.

III La représentation bourgeoise vulgaire de la dictature et la conception de Marx

Mehring raconte, dans les notes dont il a fait suivre son édition des articles de Marx, publiés en 1848 dans la Nouvelle Gazette rhénane, que les publications bourgeoises adressaient notamment à ce journal le reproche suivant : la Nouvelle Gazette rhénane aurait exigé « l'institution immédiate de la dictature comme seul moyen de réaliser la démocratie »(Marx, Nachlass, t.III, p. 53). Du point de vue bourgeois vulgaire, les notions de dictature et de démocratie s'excluent l'une l'autre. Ne comprenant pas la théorie de la lutte des classes, accoutumé à voir sur la scène politique les mesquines querelles des divers groupes et coteries de la bourgeoisie, le bourgeois entend par dictature l'abolition de toutes les libertés, et de toutes les garanties de la démocratie, l'arbitraire généralisé, l'abus généralisé du pouvoir dans l'intérêt personnel du dictateur. Au fond, c'est cette conception bourgeoise vulgaire qui transparaît chez notre Martynov, alors que, pour terminer sa « nouvelle campagne » dans la nouvelle Iskra, il explique le penchant de Vpériod et du Prolétari pour le mot d'ordre de dictature, par le fait que Lénine « désire passionnément tenter sa chance » (Iskra, n°103, p.3, 2° colonne). Il ne sera pas inutile de nous arrêter aux conceptions de la Nouvelle Gazette rhénane, afin d'expliquer à Martynov la différence qui existe entre la dictature d'une classe et celle d'un individu, entre les tâches de la dictature démocratique et celles de la dictature socialiste.

« Après la révolution, écrivait la Nouvelle Gazette rhénane, le 14 septembre 1848, toute organisation provisoire de l'Etat, exige la dictature, et une dictature énergique. Nous avons dès le début reproché à Camphausen (président du conseil après le 18 mars 1848) de ne pas agir dictatorialement, de ne pas briser et liquider sur le champ les restes des anciennes institutions. Et c’est ainsi que, pendant que M. Camphausen se berçait d'illusions constitutionnelles, le parti vaincu (c'est à dire le parti de la réaction) renforçait ses positions dans la bureaucratie et dans l'armée, et s'enhardissait même, çà et là, jusqu'à reprendre ouvertement la lutte. »

Ces paroles, dit avec raison Mehring, résument en quelques thèses ce qui a été abondamment développé par la Nouvelle Gazette rhénane, en de longs articles sur le ministère Camphausen. Que nous disent donc ces paroles de Marx ? Que le gouvernement révolutionnaire provisoire doit agir dictatorialement (thèse que n'a jamais pu comprendre l'Iskra, dans sa sainte horreur du mot d'ordre de dictature); que la tâche de cette dictature est de détruire le reste des anciennes institutions (justement ce qui est indiqué en toute clarté dans la résolution du III° congrès du P.O.S.D.R. sur la lutte avec la contre révolution, et ce qui est omis dans la résolution de la conférence, comme nous l'avons montré plus haut). Enfin, troisièmement, il résulte de ces paroles que Marx flagellait les démocrates bourgeois pour leurs « illusions constitutionnelles » à l'époque de la révolution et de la guerre civile déclarée. Le sens véritable de ces lignes ressort particulièrement de l'article de la Nouvelle Gazette rhénane, du 6 juin 1848.

« L'Assemblée constituante populaire, écrivait Marx, doit être avant tout une assemblée active, révolutionnairement active. Or, l’assemblée de Francfort se livre à des exercices scolaires sur le parlementarisme et laisse au gouvernement le soin d'agir. Admettons que ce savant concile réussisse, après mûre réflexion, à arrêter l'ordre du jour le meilleur et la meilleure des Constitutions. Que vaudront l'ordre du jour le meilleur et la meilleure des Constitutions si, entre temps, les gouvernements allemands ont déjà mis la baïonnette à l'ordre du jour ? »

Voilà le sens du mot d'ordre : dictature. On peut voir d’ici quelle eût été l'attitude de Marx envers les résolutions qualifiant de victoire décisive la « décision d'organiser l’Assemblée constituante », ou invitant à « demeurer le parti d'extrême opposition révolutionnaire » !

Les grands problèmes de la vie des peuples ne sont tranchés que par la force. Les classes réactionnaires elles-mêmes sont habituellement les premières à recourir à la violence, à la guerre civile, à « mettre la baïonnette à l'ordre du jour », comme l’autocratie russe l'a fait et continue de le faire systématiquement, inflexiblement, toujours et partout, depuis le 9 Janvier. Et du moment qu'une telle situation s'est créée, que la baïonnette figure réellement en tête de l'ordre du jour politique, que l’insurrection s'est révélée nécessaire et urgente, les illusions constitutionnelles et les exercices scolaires sur le parlementarisme ne servent plus qu’à couvrir la trahison de la bourgeoisie envers la révolution, la façon dont la bourgeoisie « se détourne » de la révolution. La classe véritablement révolutionnaire doit alors formuler justement le mot d'ordre de dictature.

A propos des tâches de cette dictature, Marx écrivait encore dans la Nouvelle Gazette rhénane :

« L'Assemblée nationale aurait dû agir dictatorialement contre les velléités réactionnaires des gouvernements caducs. Elle eût ainsi acquis dans l'opinion populaire une force contre laquelle toutes les baïonnettes se seraient brisées… Or, cette Assemblée fatigue le peuple allemand par des discours ennuyeux au lieu de l'entraîner à sa suite ou d'être entraînée par lui. »

L'Assemblée nationale aurait dû, de l'avis de Marx, « éliminer du régime existant de fait en Allemagne, tout ce qui est contraire au principe de la souveraineté du peuple », puis « consolider le terrain révolutionnaire sur lequel elle se tient et prémunir contre toutes les attaques la souveraineté du peuple, conquise par la révolution ».

Par conséquent, les tâches que Marx assignait en 1848 au gouvernement révolutionnaire ou à la dictature se réduisaient avant tout à la révolution démocratique, défense contre la contre-révolution et élimination effective de tout ce qui est contraire, à la souveraineté du peuple. Ce n'est là rien d'autre chose que la dictature démocratique révolutionnaire.

Poursuivons. Quelles sont les classes qui, de l'avis de Marx, pouvaient et devaient s'acquitter de cette tâche (réaliser jusqu'au bout le principe de la souveraineté du peuple et repousser les attaques de la contre révolution) ? Marx parle du « peuple ». Mais nous savons qu'il a toujours combattu sans merci les illusions petites bourgeoises sur l'unité du « peuple », sur l'absence de lutte de classe au sein du peuple. En employant le mot « peuple », Marx n'effaçait pas les distinctions de classe; il réunissait dans ce terme des éléments déterminés, capables de faire la révolution jusqu’au bout.

Après la victoire du prolétariat berlinois du 18 mars, écrivait la Nouvelle Gazette rhénane, les résultats se sont révélés doubles :

« D’une part, l'armement du peuple, la liberté d'association, la souveraineté du peuple conquise en fait; de l'autre, le maintien de la monarchie et le ministère Camphausen Hansemann, c’est-à-dire un gouvernement de représentants de la grande bourgeoisie. Ainsi, la révolution a eu deux sortes de résultats qui devaient inévitablement aboutir à une rupture. Le peuple a vaincu; il a conquis des libertés d'un caractère résolument démocratique; mais la domination effective n'a pas passé dans ses mains; elle a passé dans les mains de la grande bourgeoisie. En un mot, la révolution n'a pas été menée jusqu'au bout. Le peuple a laissé aux représentants de la grande bourgeoisie le soin de former le ministère, et ces représentants de la grande bourgeoisie ont démontré aussitôt leurs desseins en proposant une alliance à la vieille noblesse et à la vieille bureaucratie prussiennes. Arnim, Kanitz et Schwerin sont entrés dans le ministère.

« Par crainte du peuple, c'est à dire des ouvriers et de la bourgeoisie démocratique, la grande bourgeoisie, antirévolutionnaire dès le début, a conclu avec la réaction une alliance défensive et offensive. » (Souligné par nous.)

Ainsi, non seulement la « décision d'organiser l'Assemblée constituante », mais même la convocation effective de cette Assemblée est encore insuffisante pour la victoire décisive de la révolution ! Même après une victoire partielle dans la lutte armée (victoire des ouvriers berlinois sur la troupe, 18 mars 1848), une révolution « inachevée », une révolution « qui n'est pas menée jusqu'au bout » est possible. De quoi dépend donc l’achèvement de la révolution ? De ceci : dans quelles mains passe la domination effective, dans celles des Pétrounkévitch et des Roditchev, c'est à dire des Camphausen et des Hansemann, ou bien dans Ies mains du peuple, c'est à dire des ouvriers et de la bourgeoisie démocratique. Dans le premier cas la bourgeoisie aura le pouvoir, et le prolétariat, « la liberté de critique », la liberté de « demeurer le parti d'extrême opposition révolutionnaire ». Aussitôt après la victoire, la bourgeoisie conclura une alliance avec la réaction (ce qui de même arriverait en Russie inévitablement, si par exemple les ouvriers pétersbourgeois ne remportaient qu'une victoire partielle dans un combat de rue contre la troupe, et laissaient à MM. Pétrounkévitch. et consorts le soin de former le gouvernement). Dans le second cas, la dictature démocratique révolutionnaire, c'est à-dire la, victoire complète de la révolution, deviendrait possible.

Reste à déterminer de façon plus précise ce que Marx entendait proprement par « bourgeoisie démocratique » (demokratische Bürgerschaft) qu'il dénommait « peuple », elle et les ouvriers, en l'opposant à la grande bourgeoisie.

Le passage suivant d'un article de la Nouvelle Gazette rhénane, du 29 juillet 1848, fournit une réponse claire à cette question :

«... La révolution allemande de 1848 n'est qu'une parodie de la Révolution française de 1789.

Le 4 août 1789, trois semaines après la prise de la Bastille, le peuple français eut raison, en une seule journée, de toutes les servitudes féodales.

Le 11 juillet 1848, quatre mois après les barricades de mars, les servitudes féodales ont eu raison du peuple allemand. Teste Gierke cum Hansemanno[43].

La bourgeoisie française de 1789 n'abandonna pas un instant ses alliés, les paysans. Elle savait qu'à la base de sa domination était l'abolition de la féodalité dans les campagnes, la création d’une classe libre de paysans propriétaires (grundbesitzenden).

La bourgeoisie allemande de 1848 trahit sans aucun scrupule les paysans, ses alliés les plus naturels, qui sont la chair de sa chair et sans lesquels elle est impuissante en face de la noblesse.

Le maintien des droits féodaux, leur consécration sous l'apparence (illusoire) d'un rachat, tel est le résultat de la révolution allemande de 1848. La montagne a accouché d'une souris. »

Passage très instructif qui nous donne quatre thèses importantes :

1. La révolution allemande inachevée diffère de la Révolution française achevée, en ce que la bourgeoisie a trahi non seulement le démocratisme en général, mais encore la paysannerie en particulier.

2. La réalisation complète d'une révolution démocratique a pour base la création d'une classe libre de paysans.

3. Créer cette classe, c'est abolir les servitudes féodales, détruire la féodalité; ce n'est point encore la révolution socialiste.

4. Les paysans sont les alliés « les plus naturels » de la bourgeoisie, c’est à dire de la bourgeoisie démocratique qui, sans eux, est « impuissante » en face de la réaction.

Toutes ces thèses modifiées conformément à nos particularités nationales concrètes, le servage étant substitué à la féodalité, s'appliquent entièrement à la Russie de 1905. Il est certain que les enseignements tirés de l'expérience allemande, éclairée par Marx, ne peuvent nous conduire à aucun autre mot d'ordre de victoire décisive de la révolution, que celui de dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. Il est certain que les principales parties constituantes de ce « peuple » que Marx opposait en 1848 à la réaction résistante et à la bourgeoisie perfide, sont le prolétariat et la paysannerie. Il est certain que chez nous également, en Russie, la bourgeoisie libérale et ces messieurs de l’Osvobojdénié trahissent et trahiront la paysannerie, c'est à-dire qu'ils se tiendront quittes avec une pseudo réforme, qu'ils se rangeront du côté des grands propriétaires fonciers dans la lutte décisive entre ces derniers et la paysannerie. Seul le prolétariat est capable de soutenir jusqu'au bout la paysannerie dans cette lutte. Enfin, il est certain que chez nous de même, en Russie, le succès de la lutte paysanne, c'est à dire le passage de toute la terre aux paysans, marquera une révolution démocratique complète, parce qu'étant l'appui social de la révolution amenée à son terme, mais nullement la révolution socialiste ni la « socialisation » dont parlent les idéologues de la petite bourgeoisie, les socialistes révolutionnaires. Le succès de l'insurrection paysanne, la victoire de la révolution démocratique déblaiera simplement la voie en vue d'une lutte véritable et résolue pour le socialisime, sur le terrain de la République démocratique. La paysannerie, comme classe de propriétaires terriens, jouera dans cette lutte le même rôle de trahison et d'inconstance que la bourgeoisie joue maintenant dans la lutte pour la démocratie. Oublier cela, c'est oublier le socialisme, se leurrer soi même et les autres sur les intérêts véritables et les tâches du prolétariat.

Pour ne pas laisser de lacune dans l’exposé des conceptions de Marx en 1848, il importe de noter un trait essentiel qui distingue la social démocratie allemande d'alors (ou le Parti communiste du prolétariat, pour emprunter la langue de l'époque) de la social démocratie russe d'aujourd'hui. Laissons la parole à Mehring :

« La Nouvelle Gazette rhénane est entrée dans l'arène politique comme un « organe de la démocratie ». Il est impossible de ne pas voir l’idée qui marque, comme d'un trait rouge, tous ses articles. Mais, dans son activité directe, elle défendait plus intérêts de la révolution bourgeoise contre l'absolutisme et la féodalité, que les intérêts du prolétariat contre ceux de la bourgeoisie. On trouvera peu de choses dans ses colonnes sur le mouvement spécifiquement ouvrier pendant la révolution, bien qu'il ne faille pas oublier qu'à côté d'elle paraissait deux fois par semaine, sous la rédaction de Moll et Schapper, l'organe spécial de l'Union ouvrière de Cologne. En tout cas, ce qui saute aux yeux du lecteur contemporain, c'est le peu d'intérêt que portait la Nouvelle Gazette rhénane au mouvement ouvrier allemand de l’époque quoique le militant le plus capable de ce mouvement Stephan Born, eût été l'élève de Marx et d'Engels à Paris et à Bruxelles; en 1848, il avait été correspondant de leur journal, à Berlin. Born raconte dans ses Souvenirs que Marx et Engels ne lui adressèrent jamais un mot de désapprobation pour son agitation ouvrière. Mais les déclarations postérieures d'Engels permettent de supposer qu'ils étaient mécontents, tout au moins des méthodes de cette agitation. Leur mécontentement était fondé, pour autant que Born était obligé de faire nombre de concessions à la conscience de classe, encore très arriérée, du prolétariat dans grande partie de l'Allemagne concessions qui ne résistaient pas à la critique, du point de vue du Manifeste communiste. Leur mécontentement n'était pas fondé, pour autant que Bonn réussissait tout de même à maintenir à un niveau relativement élevé l’agitation qu'il dirigeait... Sans doute, Marx et Engels avaient historiquement et politiquement raison, lorsqu'ils estimaient que l’intérêt capital de la classe ouvrière consistait avant tout à stimuler le plus possible la révolution bourgeoise...

Néanmoins nous trouvons une preuve remarquable de la façon dont l’instinct élémentaire du mouvement ouvrier sait redresser les conceptions des grands penseurs, dans le fait qu'ils se prononcèrent en avril 1849 pour une organisation spécifiquement ouvrière, et décidèrent de participer au congrès ouvrier, organisé par le prolétariat d'Est Elbe (Prusse orientale). »

Ainsi, ce n'est qu'en avril 1849, après une année environ de publication d'un journal révolutionnaire (la Nouvelle Gazette rhénane avait commencé à paraître le 1° juin 1848), que Marx et Engels se prononcèrent pour une organisation ouvrière à part. Ils s’étaient bornés jusque là à diriger un « organe de la démocratie » qu'aucun lien d'organisation ne rattachait à un parti ouvrier indépendant ! Ce fait, monstrueux et inconcevable de notre point de vue actuel, nous montre clairement la différence énorme entre le parti allemand de cette époque, et le Parti ouvrier social-démocrate russe de nos jours. Ce fait nous montre combien les traits prolétariens du mouvement, le courant prolétarien se sont fait moins sentir dans la révolution démocratique allemande (par suite de l'état arriéré de l'Allemagne en 1848, et sous le rapport économique et sous le rapport politique : morcellement de l’Etat). Il ne faut pas oublier cela en appréciant les nombreuses déclarations de Marx, à cette époque et un peu plus tard, sur la nécessité d'une organisation indépendante pour le parti du prolétariat. Il fallut presque une année d'expérience de la révolution démocratique pour que Marx pût arriver à cette conclusion pratique, à tel point toute l’atmosphère en Allemagne, à cette époque, était philistine, petite bourgeoise. Pour nous, cette conclusion est l'acquis solide et déjà ancien d'un demi siècle d'expiérience de la social démocratie internationale, l'acquis avec lequel nous avons cornmencé l'organisation du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. C'est ainsi, par exemple, qu'il ne saurait être question chez nous de journaux révolutionnaires du prolétariat se trouvant en marge du Parti social démocrate du prolétariat, et pouvant s'affirmer ne fût ce qu'une minute, comme de simples « organes de la démocratie ».

Mais la contradiction qui ne faisait encore que de s'indiquer, entre Marx et Stephan Born, existe chez nous sous une forme autant plus développée que le courant prolétarien s'affirme plus puissant dans le flot démocratique de notre révolution. Parlant du mécontentement probable que l'agitation de Stephan Born devait susciter chez Marx et Engels, Mehring s'exprime en termes mitigés et évasifs. Voici ce qu'Engels écrivait au sujet de Born en 1885 (dans la Préface aux Enthüllungen über den Kommunisten prozess zu KöIn. Zürich 1885).

Les membres de la Ligue des communistes étaient partout à la tête du mouvement démocratique le plus avancé, démontrant ainsi que la Ligue était une excellente école d'action révolutionnaire.

« Le typographe Stephan Born, qui avait été membre actif de la Ligue à Bruxelles et à Paris, avait fondé à Berlin une « fraternelle ouvrière » (Arbeiterverbrüderung), qui prit un développement assez considérable et subsista jusqu'en 1850. Born, homme de talent, se hâta pourtant un peu trop d'agir en qualité d'homme politique. Il « fraternisa » avec un ramassis d’éléments disparates (Kreti und Plethi), à seule fin de rassembler une foule autour de lui. Il n'était nullement de ceux qui savent faire l'unité dans les tendances contradictoires, et la lumière dans le chaos. C'est pourquoi dans les publications officielles de sa Fraternelle on trouve à tout instant une confusion et un mélange des conceptions du Manifeste communiste avec des réminiscences et des desiderata corporatistes, avec des lambeaux d'idées empruntées à Louis Blanc et à Proudhon, avec une défense du protectionnisme, etc.; en un mot ces gens voulaient contenter tout le monde (Allen alles sein). Ils s'occupaient surtout d'organiser des grèves, des syndicats, coopératives de production, oubliant qu'il s'agissait avant tout de conquérir d'abord par une victoire politique le terrain où ces œuvres eussent pu s'enraciner profondément, solidement (souligné par nous). Et quand la victoire de la réaction fit sentir aux chefs de cette Fraternelle la nécessité d'une participation directe à la lutte révolutionnaire, il va de soi que la masse peu développée, groupée autour d'eux, les abandonna. Born prit part à l'insurrection de Dresde, en mai 1849 et ne dut son salut qu'à un heureux hasard. Quant à la Fraternelle, elle subsista, à l'écart du grand mouvement politique du prolétariat, comme une association distincte, existant surtout sur le papier et jouant un rôle si secondaire que la réaction ne jugea nécessaire de la supprimer qu'en 1850 et ne ferma ses filiales que de longues années après. Born, qui aurait dû proprement s'appeler Buttermilch (lait caillé[44]), ne réussit pas à devenir un homme politique; il devint un petit professeur suisse qui traduit maintenant, non point Marx en langue corporative, mais le béat Renan en un allemand sucré. »

Voilà comment Engels appréciait les deux tactiques de la social démocratie dans la révolution démocratique !

Nos néo iskristes, eux aussi, penchent vers l'« économisme » avec tant de zèle et si peu de raison, qu'ils s'attirent les éloges de la bourgeoisie monarchiste pour, leur « prise de conscience ». Ils rassemblent eux aussi les éléments les plus disparates, flattant, les « économistes », séduisant démagogiquement la masse arriérée par des mots d'ordre d'« initiative», de « démocratisme », d'« autonomie »,, etc., etc. Leurs syndicats ouvriers aussi n’existent souvent que dans les pages de la nouvelle Iskra à la Khlestakov[45]. Leurs mots d'ordre et leurs résolutions montrent la même incompréhension des tâches du « grand mouvement du prolétariat ».

Note au chapitre X de la brochure Deux tactiques

A insérer au § 10.

1° Rappelons au lecteur que dans sa polémique avec Vpériod, l'Iskra s'est référée entre autres à une lettre qu'Engels écrivit à Turati et dans laquelle il mettait en garde le (futur) chef des réformistes italiens de ne pas confondre la révolution démocratique, et la révolution socialiste. La prochaine révolution en Italie, écrivait Engels à propos de la situation politique de ce pays en 1894, sera petite bourgeoise, démocratique, et non socialiste. L'Iskra reprochait à Vpériod de s'écarter du principe établi par Engels. Ce reproche n'était pas fondé, puisque Vpériod (n° 14) avait reconnu dans son ensemble, la justesse de la théorie de Marx sur la différence qui existe entre les trois principales forces de révolution au XIX° siècle. Selon cette théorie, contre l'ancien régime, l'autocratie, le féodalisme, le servage, se dressent :

1. la grosse bourgeoisie libérale;

2. la petite bourgeoisie radicale;

3. le prolétariat.

La première mène uniquement la lutte pour une monarchie constitutionnelle; la seconde, pour la république démocratique; le dernier, pour la révolution socialiste. La faillite politique guette le socialiste qui confondrait la lutte petite bourgeoise pour une révolution démocratique complète avec la lutte prolétarienne pour la révolution socialiste. Cette mise en garde de Marx est absolument juste. Mais précisément pour cette raison le mot d'ordre de « communes révolutionnaires » est erroné, car les communes dont l'histoire fait mention ont justement confondu révolution démocratique et révolution socialiste. Par contre, notre mot d’ordre : dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie nous prémunit entièrement contre cette faute. Reconnaissant comme certain le caractère bourgeois d’une révolution qui n'était pas capable de sortir directement du cadre d'une révolution simplement démocratique, notre mot d'ordre pousse en avant cette révolution là; il s'attache à lui conférer les formes les plus avantageuses au prolétariat; il s'attache, par conséquent, à utiliser au maximum la révolution démocratique en vue de mieux assurer le succès de la lutte ultérieure du prolétariat pour le socialisme.

  1. La mutinerie du cuirassé Prince Potemkine. (Note de Lénine à l'édition de 1908. N.R.)
  2. V. Akimov (1870 1921) : Chef de file de l'« économisme » au sein de la social démocratie russe d'alors. Cette conception faisait primer la lutte économique sur la lutte politique contre l'autocratie, dont la direction était laissée à la bourgeoisie libérale. (N.R.)
  3. Les bolchéviks ont seuls participé au III° congrès du P.O.S.D.R. (Londres, mai 1905). Les menchéviks ont seuls participé à « la conférence » de Genève (même époque); nous les appelons souvent dans cette brochure « gens de la nouvelle Iskra », car continuant à publier l'Iskra, ils ont déclaré, par la bouche de leur ami politique d'alors, Trotsky, qu'entre la vieille Iskra et la nouvelle il y a un abîme. (Note de Lénine à l'édition de 1908. N. R.)
  4. Cette commission, présidée par le ministre de l’intérieur du gouvernement tsariste, élabora un projet de décret sur la convocation d’une assemblée consultative en août 1905. Cependant, l’agitation de l’automne 1905 interdit la mise en œuvre de ce projet. Une Douma dotée de pouvoirs législatifs dût être convoquée. (N.R.)
  5. Le lecteur pourra rétablir le texte complet de cette résolution d'après les citations données aux pages 400, 403, 407, 431 et 433 (dans ce volume aux pages 432, 437, 442, 475 476, 479 480. N.R.) de la brochure. (Note de Lénine à l'édition de 1908. N.R.).
  6. Le 9 janvier 1905, à Pétersbourg, les ouvriers se rendirent, avec femmes et enfants, remettre au tsar une pétition. La troupe tira sur les manifestants pacifiques. Cette journée entrera dans l'histoire comme le « dimanche rouge » et sera le prologue de la révolution de 1905. (N.R.)
  7. Voici le texte intégral de cette résolution :
    « Le congrès constate qu'au sein du P.O.S.D.R., depuis sa lutte contre l'économisme se sont conservées des nuances apparentées à l'économisme à des degrés variables et sous différents rapports, nuances caractérisées par une tendance générale à amoindrir le rôle de l'élément conscient dans la lutte prolétarienne, et à le subordonner à l’élément spontané. En matière d'organisation, les représentants de ces nuancent formulent théoriquement le principe de l'organisation processus, qui ne correspond pas à une action méthodique du Parti; en pratique ils commettent systématiquement, dans une foule de cas, des infractions à la discipline du Parti; dans d'autres cas, adressant aux éléments les moins conscients du Parti leur propagande d'une large application du principe électif, sans tenir compte des conditions objectives de la réalité russe, ils s'efforcent de ruiner les seules bases actuellement possibles de la liaison du Parti. Dans les questions de tactique, ils manifestent le désir de restreindre l'activité du Parti, se prononcent contre une tactique rigoureusement indépendante à l’égard des partis bourgeois libéraux, contre la possibilité et l'utilité, pour notre Parti, d’assumer un rôle organisateur dans l'insurrection populaire, contre la participation du Parti au gouvernement provisoire révolutionnaire démocratique, quelles que soient les conditions.
    Le congrès invite tous les membres du Parti à poursuivre partout une lutte idéologique intense contre ces déviations partielles vis-à-vis des principes de la social démocratie révolutionnaire; mais en même temps il tient pour admissible l'affiliation aux organisations du Parti de personnes partageant dans telle ou telle mesure ces opinions, à la condition expresse qu'elles reconnaissent les congrès du Parti et les statuts du Parti, et qu'elles se soumettent sans réserve à la discipline du Parti. »
    (Note de Lénine à l'édition de 1908.N.R.)
  8. Voici le texte de cette résolution sur l'attitude du Parti envers la tactique du gouvernement à la veille de la révolution :
    « Considérant que le gouvernement, afin de se maintenir dans la période révolutionnaire que nous vivons, aggrave les mesures habituelles de répression principalement dirigées contre les éléments conscients du prolétariat et en même temps :
    essaie par des concessions et des promesses de réformes, de corrompre politiquement la classe ouvrière et de la détourner ainsi de la lutte révolutionnaire;
    donne, dans le même but, à son hypocrite politique de concessions, des formes pseudo démocratiques, à commencer par l'invitation faite aux ouvriers d'élire leurs représentants aux commissions et aux conférences, pour finir par la création de formes caricaturales de représentation populaire, dans le genre du Zemski Sobor;
    organise les Cent Noirs et dresse contre la révolution tout ce qu'il y a dans le peuple comme éléments réactionnaires en général, inconscients ou aveuglés par les haines de race et de religion,
    Le III° congrès du P.O.S.D.R. décide d'inviter toutes les organisations à :
    a) démasquer le but réactionnaire des concessions du gouvernement; souligner dans la propagande et l'agitation, d'une part, leur caractère forcé, et de l’autre, l'impossibilité absolue pour l'autocratie de consentir des réformes de nature à satisfaire le prolétariat;
    b) Mettre à profit la campagne électorale pour éclairer les ouvriers sur l’objet véritable de pareilles mesures du gouvernement et démontrer la nécessité pour le prolétariat de convoquer, par la voie révolutionnaire, une Assemblée constituante élue au suffrage universel, égal, direct et au scrutin secret;
    c) organiser le prolétariat pour l'application immédiate par la voie révolutionnaire de la journée de 8 heures et des autres revendications pressantes de la classe ouvrière;
    d) organiser la résistance armée aux Cent Noirs, et, d'une façon générale, à tous les éléments réactionnaires dirigés par le gouvernement. »
    (Note de Lénine à l'édition de 1908. N.R.)
  9. Chipov : homme politique libéral dont le programme se limitait à l’exigence de la création d’un organe représentatif et consultatif auprès du gouvernement tsariste. (N.R.)
  10. Du point de vue l’éternité. (N. du Tr.)
  11. Plus que parfait, temps révolu. (N. du Tr.)
  12. Les « socialistes-révolutionnaires » forment plutôt un groupe d’intellectuels terroristes que l’embryon d’un tel parti, bien que la signification objective de l’activité de ce groupe se réduise précisément à la réalisation des tâches de la bourgeoisie révolutionnaire et républicaine. (Note de Lénine.)
  13. Nous ne parlons pas des mots d’ordre spécialement paysans, auxquels sont consacrées des résolutions appropriées. (Note de Lénine.)
  14. Les zemstvos étaient des organes d’administration locale (voirie, affaires scolaires, etc.). Leur activité était purement locale et soumises à un contrôle étroit du régime. Les propriétaires fonciers y jouaient un rôle prédominant. (N.R.)
  15. Voir le n° 71 de l'Osvobojdénié, p. 337, note 2. (Note de Lénine.)
  16. L’homme sous la cloche de verre. Pièce de A. Tchékhov sur un fonctionnaire borné se refusant à tenir des comptes des évènements arrivant autour de lui. (N.R.)
  17. Chose qui vient en dernier dans une liste mais pas du point de vue de son importance. (N.R.)
  18. En juin 1905, le tsar Nicolas II accorda audience à une délégation incluant le libéral Pétrounkévitch. Au dernier moment, on s’aperçut que ce dernier n’avait pas de gants blancs. Un colonel de la garde ôta alors les siens et les lui donna. (N.R.)
  19. Ce qu'avait voulu faire Starover, dans sa résolution annulée par le III° congrès, et ce que tente de faire la conférence dans une résolution qui n’est pas mieux réussie. (Note de Lénine.) Voir « Un pas en avant, deux pas en arrière» (N.R.)
  20. Tsou Shima : bataille maritime de la guerre russo-japonaise où la flotte russe essuya de lourdes pertes (N.R.)
  21. Et quel moyen avez vous de ravir ainsi aux membres des zemstvos leur libre arbitre ? Ne serait ce pas un « papier de tournesol » d'un genre particulier ? (Note de Lénine)
  22. Grands dieux ! la voilà la tactique « approfondie » ! La force nous manque pour nous battre dans la rue, mais nous pouvons « diviser Ies députés » par la « force ». Voyons, camarade de Tiflis, mentez, mais ne dépassez pas la mesure… (Note de Lénine)
  23. Par Nicolas ? (Note de Lénine)
  24. Dans l'Iskra ? (Note de Lénine)
  25. Voilà ce que signifie la tactique : « Ecarter du gouvernement les conservateurs » ! (Note de Lénine)
  26. Mais c'est impossible avec une tactique aussi juste et aussi profondément méditée de notre part ! (Note de Lénine)
  27. Le prolétariat en armes et les conservateurs « écartés du gouvernement ». (Note de Lénine)
  28. « En comparaison du révolutionnisme de MM. Lénine et ses camarades, le révolutionnisme de la social démocratie de l'Europe occidentale, celui de Bebel et même de Kautsky, est de l'opportunisme; mais les bases de ce révolutionnisme adouci, sont sapées et minées par l'histoire. » M. Strouvé va fort. Mais il a tort de penser que je suis prêt à supporter tout ce qu’il voudra bien dire de moi. Il me suffit de lui adresser un défi qu'il ne sera jamais en mesure de relever. Où et quand ai je appelé « opportunisme » le révolutionnisme de Bebel et de Kautsky ? Où et quand ai je prétendu créer dans la social démocratie internationale une tendance particulière, non identique à celle de Bebel et de Kautsky ? Où et quand a t on vu surgir des divergences de vues entre moi, d'une part, Bebel et Kautsky de l'autre, je parle de divergences de vues se rapprochant tant soit peu par leur sérieux de celles qui, par exemple, surgirent entre Bebel et Kautsky sur la question agraire, à Breslau ? Que M. Strouvé essaie de répondre à ces trois questions.
    Et voici ce que nous dirons aux lecteurs. La bourgeoisie libérale use toujours et partout du procédé qui consiste à persuader ses adeptes dans un pays donné, que les social démocrates de ce pays sont les plus déraisonnables, tandis que leurs camarades du pays voisin sont des « petits garçons sages ». La bourgeoisie allemande a des centaines de fois donné en exemple aux Bebel et Kautsky les socialistes français, ces « petits garçons bien sages ». La bourgeoisie française donnait tout récemment en exemple aux socialistes français le « petit garçon bien sage » Bebel. Vieux procédé, M. Strouvé ! Vous ne prendrez à cet hameçon que des enfants et des ignorants. La complète solidarité de la social démocratie révolutionnaire internationale dans toutes les grandes questions de programme et de tactique est un fait absolument incontestable. (Note de Lénine)
  29. Rappelons au lecteur que l'article (de Plékhanov. N.R.) « Ce qu'il ne faut pas faire » (Iskra, n°52) fut salué à grand fracas par l'Osvobojdénié comme un « tournant significatif » vers un esprit de conciliation à l’égard des opportunistes. L'Osvobojdénié a particulièrement approuvé les principes, de la nouvelle Iskra dans une note sur la scission des social démocrates russes. Parlant de la brochure de Trotsky Nos tâches politiques, l'Osvobojdénié a indiqué l'analogie des idées de cet auteur avec les idées qu'exprimaient autrefois, par la parole et par l'écrit, les gens du Rabotchéié Diélo Kritchevski, Martynov, Akimov (voir le tract : Un libéral obligeant, édité par Vpériod). L'Osvobojdénié a salué la publication de la brochure de Marlynov : Deux Dictatures (voir la note parue dans le n°9 de Vpériod). Enfin les plaintes tardives de Starover au sujet de l'ancien mot d'ordre de l'ancienne Iskra « délimiter d'abord puis s'unir », ont été, de la part de l'Osvoboidénié, l'objet d’une approbation spéciale.
  30. En français dans le texte. (N. du Trad.)
  31. Voici le texte en entier :
    « Considérant que :
    1) le prolétariat étant, de par sa situation, la classe révolutionnaire la plus avancée, et la seule conséquente, est par là même appelé à jouer un rôle dirigeant dans le mouvement révolutionnaire démocratique général de Russie;
    2) Ce mouvement a déjà amené, à l'heure présente, à la nécessité, d’une insurrection armée;
    3) le prolétariat prendra inévitablement à cette insurrection la part la plus énergique et qui décidera du sort de la révolution en Russie;
    4) le prolétariat ne peut jouer dans cette révolution un rôle dirigeant que groupé en une force politique, une et indépendante, sous le drapeau du Parti ouvrier social démocrate, qui le guide dans sa lutte au point de vue idéologique, comme au point de vue pratique;
    5) seul l'accomplissement de ce rôle peut assurer au prolétariat les conditions les plus avantageuses dans la lutte pour le socialisme contre les classes possédantes de la Russie démocratique bourgeoise.
    Le III° congrès du P.O.S.D.R. reconnaît que : organiser le prolétariat pour la lutte directe contre l'autocratie par l'insurrection armée est, à l’heure révolutionnaire actuelle, une des tâches les plus importantes et les plus immédiates du Parti.
    Aussi le congrès charge t il toutes les organisations du Parti :
    a) de faire comprendre au prolétariat, par la propagande et l'agitation, non seulement la signification politique de la prochaine insurrection armée, mais aussi son côté organisation et pratique;
    b) de faire comprendre par cette propagande et cette agitation le rôle des grèves politiques de masse, qui peuvent avoir une grande importance au début et au cours même de l'insurrection;
    c) de prendre les mesures les plus énergiques pour armer le prolétariat et élaborer le plan de l'insurrection armée et de la direction immédiate de celle-ci. Des groupes spéciaux de militants seront formés à cette fin, au fur et à mesure des besoins. »
    (Note de Lénine à l’édition de 1908. N.R.)
  32. Voir le n°3 du Prolétari. « Le gouvernement révolutionnaire provisoire », deuxième article. (Note de Lénine)
  33. Le socialiste français A. Millerand avait été le premier socialiste à accepter faire partie d’un gouvernement bourgeois. (N.R.)
  34. E. Bernstein : intellectuel dirigeant du SPD allemand, à l’origine de l’une des premières offensives visant à doter le parti d’un programme « réaliste » en rupture avec le marxisme révolutionnaire des origines. (N.R.)
  35. Le développement du capitalisme, amplifié et accéléré par la liberté, ne manquera pas de mettre vite un terme à cette unité de volonté, d'autant plus promptement que la contre révolution et la réaction seront plus promptement écrasés.
  36. Le n°4 du Prolétari, paru le 17(4) juin 1905, contenait un long article intitulé : « Une nouvelle union ouvrière révolutionnaire. » L'article résumait le contenu des appels lancés par la nouvelle organisation, qui s'est donné le nom de « Union de libération de Russie », et se proposait, à l'aide de l'insurrection armée, de convoquer l'Assemblée constituante. Puis, l’article définit l'attitude de la social démocratie à l'égard de ces unions sans parti. Nous ignorons complètement dans quelle mesure cette Union était réelle, et ce qui en advint pendant la révolution. (Note de Lénine à l'édition de 1908. N.R.)
  37. En français dans le texte. (N. du Trad.)
  38. Le credo avait été le document politique de base des économistes russes. (N.R.)
  39. La lettre ouverte de M. Strouvé à Jaurès, récemment publiée par dernier dans l'Humanité et par M. Strouvé dans le n° 72 de l'Osvobojdénié est intéressante à cet égard. (Note de Lénine)
  40. Cf. Prokopovitch: la Question ouvrière en Russie.(Note de Lénine)
  41. Retenez vous de rire ! (N. du Trad.)
  42. Il s’agit du tsar Nicolas II. (N.R.)
  43. « Témoins: M. Gierke et Hansemann ». Hansemann représentait au ministère le parti de la grande bourgeoisie (en russe : Troubetskoï et Roditchev, etc.). Gierke, ministre de l'Agriculture dans le cabinet Hansemann, avait élaboré le projet « hardi », d'une « abolition des servitudes féodales », soi-disant « sans rachat », projet qui ne prévoyait en réalité que l'abolition des menues redevances, peu importantes, et le maintien ou le rachat des redevances plus essentielles. M. Gierke fait penser à nos Kabloukov, Manouilov, Herzenstein et à tous les autres amis libéraux bourgeois du moujik qui veulent « l'expansion de la propriété terrienne paysanne », mais ne veulent pas léser les grands propriétaires fonciers. (Note de Lénine)
  44. Born s’appelait de son vrai nom Buttermilch. En traduisant Engels, j’ai commis sur ce point une erreur dans la première édition, ayant pris Buttermilch, non pour un nom propre mais pour un nom commun. Cette erreur a naturellement procuré un plaisir extrême aux menchéviks. KoItsov a écrit que « j'avais approfondi Engels » (reproduit dans le recueil En deux ans); Plékhanov rappelle aujourd'hui encore cette erreur dans le Tovarichtch. En un mot, on a trouvé un excellent prétexte pour escamoter la question des des deux tendances du mouvement ouvrier de 1848 en Allemagne; la tendance de Born (apparentée à nos économistes) et la tendance marxiste. Il est plus que naturel qu'on exploite l'erreur d'un contradicteur, même quand il ne s'agit que du nom de Born. Mais escamoter au moyen de correctifs à la traduction, le fond du problème, c’est s’échapper par la tangente. (Note de Lénine à l’édition de 1908. N.R.)
  45. Khlestakov : personnage symbolisant le hâbleur dans le Réviseur de Gogol.(N.R.)